Esquisses du Cœur/04

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ESQUISSES DU CŒUR.

IV.

LES BOUQUETS.

I.

Le second acte de Robert le Diable venait de finir à l’Opéra.

De l’un des balcons où j’étais assis, mes mauvais yeux se promenaient au hasard et vaguement autour de moi, n’apercevant rien distinctement, entrevoyant seulement au milieu de l’éblouissante clarté que jetaient le lustre et les girandoles de gaz, comme des guirlandes de toques, d’écharpes et de femmes blanches et roses, suspendues et attachées les unes au-dessus des autres aux colonnes dorées de la salle.

Tout à coup le cœur me battit fortement. — À la dernière des premières loges au-dessus de la galerie et au coin de l’amphithéâtre, la douce et gracieuse figure de madame de Nanteuil venait soudain de m’apparaître. C’étaient bien ses cheveux blonds cendrés, son collier de perles sur son cou de cygne, sa robe de satin noir décolletée sous ses épaules de neige ! C’était bien elle ! Je n’en doutais point. Mais comment avais-je pu la reconnaître à une telle distance ? Était-ce donc que son regard, en s’élançant vers moi, avait été assez puissant pour traverser le nuage dont le mien est voilé ? Serait-ce que quand on s’aime, en quelque lieu qu’on se rencontre on a pour se retrouver comme une seconde vue ? — Je ne sais. Mais c’était elle.

Je courus me faire ouvrir la loge de madame de Nanteuil. Elle n’y était point seule : M. de Saint-Prosper et sa femme se trouvaient avec elle ; mais une place restait libre dans la loge sur la seconde banquette, je m’en emparai vite et sans cérémonie.

Le troisième acte commença. Oh ! ce troisième acte fut bien beau.

J’avais à peine échangé quelques mots avec madame de Nanteuil ; mais j’étais assis derrière elle, et si près ! — Et souvent je me levais comme pour mieux voir ! — Je me penchais au-dessus d’elle, et je respirais le parfum de ses cheveux ; j’effleurais le satin de sa robe. — Il y eut un instant aussi, — un seul, — pendant l’évocation des nones, lorsque la salle et la scène sont plongées dans une profonde obscurité ; — il y eut un instant où madame de Nanteuil, se renversant légèrement en arrière, souleva vers moi ses yeux humides et brillans. — Et leurs doux rayons étincelèrent jusqu’au fond de mon âme, comme deux pures étoiles que l’on voit reluire au ciel au milieu d’une nuit sombre.

Le quatrième acte fini, M. de Saint-Prosper et sa femme partirent pour aller au bal, me laissant seul avec madame de Nanteuil. C’était un surcroît de bonheur que m’offrait ma bonne fortune. — J’en sus bien mal et bien misérablement profiter.

II.

Comme je venais de m’asseoir près de madame de Nanteuil sur la première banquette de la loge, profitant de l’entr’acte pour se glisser dans la galerie, une marchande de bouquets se présenta soudainement devant nous et offrit de ses fleurs à madame de Nanteuil.

C’était chose toute simple. Si je n’avais point été le plus ombrageux, le plus susceptible et le plus inexplicable des hommes, j’aurais pris l’un des bouquets de cette fille, et le payant de quelques pièces de monnaie, je me serais ainsi débarrassé d’elle. Mais moi, ce n’est point de cette sorte que je procède. — Et puis j’ai la sotte manie de scruter les physionomies et les consciences, j’ai la rage de moraliser à tout propos, et hors de tout propos.

La figure de cette marchande m’avait déplu et choqué pour le moins autant que sa brusque apparition. — Elle était jeune encore, mais déjà toute flétrie. C’était évidemment une de ces effrontées qui vendent des fleurs par pis-aller, parce que celle de leur beauté s’est fanée, parce qu’on ne les achète plus elles-mêmes. Je ne vis qu’avec dégoût des roses dans de pareilles mains. — Je détournai la tête.

Mais la marchande ne se découragea pas pour cela, et s’adressant toujours à madame de Nanteuil, elle la pria de nouveau de choisir l’un de ses bouquets.

Cédant enfin à ses importunités, madame de Nanteuil en prit un.

— Vous me faites cette galanterie, John, me dit-elle alors, en me le mettant sous ses yeux.

Assurément je puis le dire, car mes hommes d’affaires et mes banquiers le savent bien, — l’avarice est le moindre de mes défauts ; — et cependant, je dois l’avouer : à ce moment, si la chose eût été possible humainement, j’aurais refusé ce bouquet à madame de Nanteuil. — Mais cela ne se pouvait point. Je me résignai donc.

— Combien vous est-il dû pour ce bouquet ? demandai-je assez rudement à la marchande.

— Ce que monsieur voudra, reprit celle-ci.

— Fort bien, dis-je en moi-même. Cette créature vient ici spéculer sur l’amour-propre et la vanité. Elle a placé les bénéfices de son commerce dans nos passions les plus petites. Elle a calculé qu’on ne manquerait pas de lui payer ses fleurs magnifiquement, afin de paraître généreux — à bon marché. Fort bien. – Mais moi, je ne serai pas le complice de cet odieux négoce. — Je n’encouragerai pas l’immoralité de ces profits.

— Il ne s’agit pas de ce que je veux, mais de ce que vous voulez de votre bouquet, dis-je sèchement ; c’est vous qui le vendez et non pas moi, j’imagine.

— Mais je prendrai ce que monsieur me donnera.

— Encore une fois je ne vous donnerai que votre prix.

La rusée marchande savait merveilleusement son métier, et dans cette lutte qui s’établissait entre nous, tout autre que moi sans doute eût succombé, mais j’étais irrévocablement résolu à ne pas céder. J’insistai donc si péremptoirement que, de guerre lasse, elle finit par me demander quarante sous pour son bouquet.

Je lui mis cinq francs dans la main.

— Je n’ai point de monnaie, me dit-elle assez haut.

Cette nouvelle attaque dirigée contre mon amour-propre et ma bourse, attestait chez la marchande de fleurs une profonde et bien persévérante habileté. Moi, je ne me déconcertai pas plus qu’elle.

— Vous n’avez pas de monnaie, répondis-je ; eh bien ! trouvez-en.

Elle me regarda fixement et avec l’expression d’une malicieuse colère.

— Je vais donc aller changer votre pièce de cinq francs, monsieur, cria-t-elle ; c’est une pièce de cinq francs, je crois.

Et elle sortit de la galerie.

Je jetai les yeux autour de moi. Madame de Nanteuil était toute rouge et me regardait d’un air moitié confus, moitié surpris. De la loge voisine on m’observait également, et l’on semblait admirer beaucoup l’énergie de mon caractère.

La marchande rentra bientôt. Elle souriait diaboliquement. Je jugeai qu’elle m’avait préparé quelque charitable vengeance.

— Je demande pardon à monsieur de l’avoir fait attendre si long-temps, cria-t-elle ; mais comme les ouvreuses n’avaient pas assez de monnaie, j’ai été obligée de descendre en chercher au bureau des cannes.

— Et fouillant dans la poche droite de son tablier blanc, elle en tira une énorme quantité de pièces de six liards et de deux sous, qu’elle se mit à compter en les étalant sur le velours vert du rebord de la loge.

— Voici trois francs, ajouta-t-elle d’une voix plus éclatante encore ; avec les quarante sous du bouquet, cela fait bien les cinq francs de monsieur.

Peut-être en me mortifiant ainsi, la perfide marchande de fleurs avait-elle voulu me pousser à bout, et s’imaginait-elle que j’allais lui jeter au nez toute cette mitraille qu’elle venait de m’apporter. Je confesse que j’en eus la tentation ; mais je sus la réprimer.

— C’est le compte, c’est bien, lui dis-je le plus tranquillement que je pus.

Et sans la moindre pitié pour mes gants blancs, ramassant pièce à pièce cette exécrable monnaie, je l’encaissai stoïquement dans la poche de derrière de mon habit.

III.

Les propriétaires des stalles de la galerie avaient repris leurs places. La marchande de fleurs était partie. L’orchestre se préparait. Le cinquième acte de Robert allait commencer.

Madame de Nanteuil, qui n’avait vu dans la petite comédie dont je venais d’égayer l’entr’acte, que l’une de mes innombrables bizarreries, l’un de ces caprices extravagans que je lui fais si souvent subir ; — madame de Nanteuil avait déjà laissé ses traits réfléchir de nouveau l’inaltérable douceur et la pure sérénité de son âme. Mais ce précieux équilibre était bien loin d’être ainsi rétabli chez moi. Je ne sais quelle fièvre de mauvaise humeur m’avait au contraire saisi et me torturait. Tous mes nerfs s’étaient crispés, toutes mes fibres se tordaient. Tout m’irritait et me provoquait. Quelques figures du parterre qui certainement ne songeaient nullement à moi, s’étant tournées de mon côté, je m’imaginai que c’était moi que l’on regardait et que l’on montrait au doigt. — Ils se disent entre eux, me persuadais-je : — Voici le ladre le plus magnifique qui se soit vu jamais aux premières loges à l’Opéra. Et j’agitais en mes doigts avec rage ces sous odieux qui pesaient horriblement dans la poche de mon habit, et j’étais par momens tenté de les lancer à poignées, comme des projectiles, sur de malheureuses têtes chauves inoffensives, qu’en vertu de mes mauvais yeux et de mon irritabilité je transformais en visages moqueurs et insultans.

Une autre issue s’ouvrit à mon fiel et à mon dépit.

— J’aime ces bouquets, me dit madame de Nanteuil, tenant le sien à la main, et ne mettant pas la moindre malice dans ses paroles. J’aime ces bouquets de roses avec un camélia blanc au milieu. Il semble que ce soit une âme pure et candide dans un corps élégant et gracieux.

Tout autre que moi se serait empressé de reconnaître que madame de Nanteuil avait sans le vouloir trouvé là son plus parfait symbole. Ce ne fut pas mon avis.

— Votre image est très poétique, madame, dis-je avec amertume ; il se pourrait pourtant que ce camélia, parmi des roses de Bengale, ressemblât davantage à une âme froide et indifférente dans un corps d’une beauté sans parfums.

Madame de Nanteuil tressaillit et me regarda avec émotion. — Mais elle voulut assurément n’avoir pas compris mon extravagante réponse.

— Vous êtes bien sévère pour ces pauvres fleurs, reprit-elle avec calme.

Je sentis soudain que j’avais été atroce, et qu’elle m’ouvrait le chemin vers mon excuse. — Avais-je pu d’ailleurs songer à maltraiter autre chose que des fleurs ? — Oh ! non. — Je continuai de m’acharner à elles.

— Je n’aime pas les roses, continuai-je, ce sont des fleurs coquettes et galantes qui provoquent les caresses et se donnent à tous ; je n’aime pas surtout les roses du Bengale : sans être plus pudiques, elles n’ont pas même l’haleine qui embaume, elles n’ont que les épines.

— Vous avez certainement une vieille rancune contre les roses de Bengale ; quelques-unes vous auront piqué, dit madame de Nanteuil avec un sourire.

— Oh ! je ne puis souffrir, poursuivis-je avec éloquence, vos bouquets de bal et de spectacle. Qu’est-ce que des roses serrées et pressées les unes contre les autres, comme des femmes dans un rout ? Est-ce ainsi que la nature groupe ses fleurs sur leurs tiges ? — Pourquoi les entasser de cette sorte et les empêcher de respirer ? Pourquoi les entourer de branches d’if et de mélèze, de même que de fortifications ? Sont-ce donc des bouquets de défense que l’on veut faire ? Je le croirais vraiment à leur construction et à leur poids.

— Voici une fort belle philippique contre les bouquets de bal ; mais calmez-vous, mon ami, calmez-vous, me dit madame de Nanteuil, appuyant doucement sa main sur les miennes. Vous êtes fou, je crois, ce soir, John. Voyons, écoutez le chœur des religieux qui commence, cela vous apaisera peut-être, cela vous fera du bien.

Ni ce chœur, ni le chant de l’orgue, ni l’admirable trio de Robert, de Bertram et d’Alice, ne me furent du moindre secours. Tous ces flots de profonde et pénétrante musique vinrent se briser contre mon cœur sans l’inonder, sans l’amollir, sans le pénétrer. Je demeurai l’œil sec.

Bien plus, je fus insupportable tant que dura cet acte. Je le gâtai pour madame de Nanteuil. Je trouvai madame Damoreau faible et Nourrit exagéré ; je regrettai Levasseur et mademoiselle Dorus. Bref, tandis que la salle entière était ravie d’enthousiasme et brisée d’émotion, je ne sus que chercher d’absurdes et misérables objections contre ce noble et universel élan, qui faisait palpiter à la fois tant de milliers de cœurs d’un seul et même battement.

IV.

Le spectacle fini, je descendis avec madame de Nanteuil, et montai après elle dans sa voiture.

Durant tout le trajet de la rue Lepelletier au faubourg Saint-Honoré, nous n’échangeâmes pas un seul mot. Madame de Nanteuil n’avait rien à me dire, il est vrai ; c’était à moi de la supplier et de lui demander grâce. Mais je ne voulus pas me démentir apparemment. Je voulus compléter la soirée ; je voulus être conséquent. Je n’ouvris donc pas la bouche. Je me contentai de me ronger moi-même et de boire mon fiel à longs traits.

Lorsque nous fûmes arrivés à l’hôtel de madame de Nanteuil, je lui offris cependant mon bras. Je me disposais à la mener à son appartement ; mais elle, s’arrêtant sous le vestibule, au bas de l’escalier :

— Il est un peu tard, mon ami, me dit-elle ; ne montez pas. Vous avez quelque chose ce soir ; vous êtes malade. Rentrez chez vous. Faites-vous reconduire dans ma voiture. À demain ; vous serez mieux demain, j’espère.

Et elle me tendit la main. Sa main, — je la pressai dans la mienne, mais je ne la portai point à mes lèvres. — Oh ! non ! je ne l’osai pas ; j’en étais indigne. Je me rendis au moins cette justice.

V.

Onze heures et demie sonnaient quand je sortis de l’hôtel de madame de Nanteuil. Je n’avais pas voulu prendre sa voiture. Bien qu’une pluie glacée commençât à tomber, j’avais préféré m’en aller à pied. Il me semblait que le froid détendrait un peu mes nerfs et calmerait leur irritation. Je suivis donc les boulevards, et marchai rapidement jusqu’à la rue de Grammont ; là je dus m’arrêter et chercher un abri sous l’auvent d’un café. Il pleuvait à torrens et j’étais déjà tout inondé.

Ce traitement par les douches que je venais de me faire subir, au lieu de me guérir, avait au contraire singulièrement aggravé mon mal. J’avais maintenant comme le transport au cerveau : si ce n’eût pas été seulement un sale et misérable ruisseau, si c’eût été une large et profonde rivière qui eût coulé là, à quelques pas de moi, j’aurais de grand cœur et avec délices couru m’y précipiter.

Autour de moi, tout était triste, sombre et désespéré comme mon âme. J’avais vu se fermer successivement toutes les boutiques voisines. Les lumières s’étaient éteintes aux croisées des maisons. Les réverbères seuls balançaient encore leur clarté pâle sur la boue des pavés.

Quelques figures cachées sous des manteaux ou protégées par des parapluies se croisaient pourtant encore et passaient devant moi, sur la chaussée de dalles.

Je remarquai bientôt qu’une femme, dont je ne pouvais distinguer les traits, et qui, lorsqu’il ne venait personne, se tenait adossée vis-à-vis de moi contre un arbre, s’avançait vers chacun de ces rares passans et les suivait avec d’instantes prières.

— La malheureuse ! disais-je en moi-même, il lui coûte cher à gagner ce pain honteux qu’elle vient ramasser ici dans la fange.

Je me méprenais cruellement.

Un homme qu’elle venait d’accoster, le seul qui ne l’eût pas d’abord brutalement repoussée depuis que j’étais là, s’arrêta avec elle tout près de moi sous l’auvent qui m’abritait, de sorte que je pus les voir et les entendre l’un et l’autre. Elle, c’était une femme jeune encore, mais pâle, défaite et mal vêtue. Elle avait au bras gauche un grand panier d’osier, et tenait de la main droite deux petits bouquets de violette.

— Oh ! mon bon monsieur, disait-elle d’une voix suppliante, prenez-les-moi ; ce sont mes deux derniers. Je vous les donnerai tous les deux pour un sou.

Tous les deux pour un sou ! Deux bouquets de violette embaumés pour un sou ! Au mois de décembre ! C’était une occasion.

Le bon monsieur tira de son gousset une pièce de deux sous, et sans la lâcher, prenant les deux bouquets dit à la pauvre femme : — Rendez-moi un sou.

Elle fouilla dans son panier et chercha au fond quelques instans, et parmi de misérables croûtes de pain, ce sou qu’elle n’avait pas peut-être. Mais le monsieur, impatienté sans doute d’attendre si long-temps sa monnaie, lui rendant brusquement ses deux bouquets, partit en murmurant avec sa pièce de deux sous.

La pauvre femme, joignant les deux mains et levant les yeux au ciel, retourna s’appuyer contre son arbre.

Alors moi, saisi comme d’une inspiration soudaine, je m’approchai d’elle précipitamment, et jetant dans son panier toute cette monnaie dont ma poche était pleine :

— Donnez-moi vos bouquets, m’écriai-je, ma chère ; et ne me remerciez pas au moins, car je ne vous les paie point ce qu’ils valent.

Et les mettant en mon sein, tout à la pensée d’expiation qui venait de briller à mes yeux ainsi qu’un éclair, je m’élançai dans un cabriolet de place qui passait, et me fis conduire chez madame de Nanteuil au plus grand galop du cheval.

VI.

Il était minuit quand je descendis à l’hôtel de madame de Nanteuil.

Je montai rapidement, et traversant en courant ses appartemens, je ne m’arrêtai qu’à la porte de sa chambre à coucher. Elle était entr’ouverte. J’entrai doucement et sur la pointe du pied.

Madame de Nanteuil s’était déjà fait déshabiller. Enveloppée dans un grand peignoir de batiste garni de petit tulle, elle était assise devant la cheminée sur sa causeuse, sa jolie tête blonde coiffée pour la nuit, penchée sur sa poitrine. J’arrivai tout près d’elle sans qu’elle m’eût entendu.

Elle n’était point assoupie ; elle semblait plongée dans quelque profonde rêverie.

Tout d’un coup elle étendit le bras vers le bouquet du spectacle, ce malheureux bouquet qui était à côté d’elle sur la causeuse ; elle le prit de la main gauche, le regarda quelques instans ; puis de l’autre main, elle en arracha une à une plusieurs roses qu’elle jeta dans le feu. Les pauvres fleurs criaient et se tordaient au brasier, puis étaient dévorées par les flammes.

Mais ses doigts venaient de saisir la fleur de camélia. Sans doute elle allait l’arracher aussi. — Je ne pus me contenir davantage.

— Oh ! Marie ! m’écriai-je, grâce pour cette fleur et grâce pour moi aussi.

Madame de Nanteuil poussa un cri et se leva soudain en se retournant vers moi. Elle avait les yeux tout humides. Elle avait pleuré. Moi, je sanglotais.

— Comment ? c’est vous, John ! mais vous voulez donc me désespérer ce soir, dit madame de Nanteuil violemment émue.

Sans pouvoir répondre, je m’étais précipité à ses pieds ; ses adorables pieds nus ; je les couvrais de larmes et de baisers. Elle se laissa retomber sur la causeuse. J’embrassai ses genoux. J’y cachai ma tête et mes pleurs. Je ne sais combien de temps je pleurai ainsi ; mais je n’ai jamais pleuré avec tant d’ivresse et de bonheur. — J’aurais pleuré là toutes mes larmes.

Mais Marie me passa l’une de ses douces mains dans les cheveux, et de l’autre me frappant la joue doucement, elle se pencha vers moi et me dit à voix basse.

— Vous avez été bien méchant ce soir, John.

Je relevai la tête, et mon front se trouva sous ses lèvres.

— Je ne vous ai pas embrassé au moins, ajouta-t-elle, croisant ses deux bras sur mon cou et cachant mon visage contre son cœur.

— Oh ! grâce pourtant, Marie ! dis-je soulevant mes yeux encore tout humides vers les siens, je suis venu vous demander mon pardon. Pardonnez-moi. Ce sont des fleurs qui m’ont fait coupable, et ce sont des fleurs aussi qui ont éveillé mes remords ; ce sont des fleurs qui ont rouvert en moi la source des larmes et de la tendre pitié ; ce sont des fleurs qui m’ont ramené à vos pieds ! grâce !

Et je tirai les deux petits bouquets de violette de mon sein, et je les lui montrai, et je les glissai dans son peignoir entrouvert. Puis je lui contai en pleurant comment j’avais, tout-à-l’heure, acheté ces bouquets de la pauvre marchande, qui les voulait donner tous les deux pour un sou ! Je lui contai, comment je n’avais pu m’empêcher de courir à l’instant les apporter à ma chère Marie, sans m’expliquer pourquoi, sans me demander à quoi bon.

Et je la tenais en même temps enlacée aussi de mes bras. Je roulais mon visage dans son sein. Je baisais son peignoir et j’y essuyais mes yeux. Et je sentais ses larmes mouiller mes cheveux. Et le parfum des violettes qui se froissaient sur son cœur, se mêlant à celui de son haleine que j’aspirais, s’exhalant avec ses soupirs, me pénétrait au plus profond de l’âme et achevait de m’enivrer.

Ce fut encore un long silence de pleurs et d’extase.

— Oh ! John, s’écria Marie l’interrompant enfin, que vous êtes bon jusque dans vos méchancetés ! Il faut donc vous aimer davantage, à cause même de vos caprices et de vos folies ! Oh ! brûlons ce qui reste de ce vilain bouquet qui nous a fait tant de mal. — Mais ces douces violettes qui nous ont réconciliés et consolés, gardons-les toujours, mon ami.

— Oh ! oui, Marie ! oui, mon amour ! nous nous les partagerons sur ton cœur. — N’est-ce pas ?


Lord Feeling.