Essai de psychologie/Chapitre 77

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Chapitre 77

De la conduite de l’éducation à l’égard de l’universalité des talens.


Cette abondance extraordinaire, cette étonnante profusion n’exige pas moins d’art dans l’éducation qu’une triste stérilité. Ces talens n’ont pas tous la même énergie : ils ne tendent pas tous avec la même force à se développer. Ils sont les résultats nécessaires d’une organisation très-compliquée : dans une semblable organisation une parfaite égalité de tendance seroit presqu’impossible. L’éducation s’attachera donc à découvrir de quel côté la nature incline le plus, afin de fortifier ces penchans naissans. Un jardinier expérimenté et intelligent sait démêler les boutons qui promettent le plus & leur conserver l’avantage qu’ils tiennent de la nature. Il détermine habilement la seve à se porter vers eux en plus grande abondance. Il prévient à tems des dérivations qui pourroient leur dérober une nourriture nécessaire à l’entretien & à l’augmentation de leurs forces.

La démocratie dans les talens n’est pas sujette à de moindres imperfections que celles qui l’accompagnent dans l’état civil. Une monarchie bien réglée a constamment plus d’activité, de nerf, de vigueur. Elle tend plus directement à son but, & ce but est une gloire plus solide. Elle pense plus fortement & plus en grand. Elle exécute avec plus de sûreté & de promptitude. Elle favorise plus efficacément le commerce, les sciences, les arts. Elle ne pousse pas néanmoins également toutes les branches de son commerce ; elle ne cultive pas avec le même soin toutes les sciences & tous les arts. Cela ne la conduiroit qu’à une certaine médiocrité en tout genre. Mais elle étend davantage les branches de son commerce dont elle a lieu d’espérer de plus sûrs profits, des richesses plus durables : elle donne de plus puissans encouragemens aux sciences & aux arts auxquels ses sujets sont le plus propres. Par là elle atteint dans certains genres à une perfection qui lui acquiert sur ses voisins un empire plus glorieux que celui qui naît de la conquête.

L’activité de l’ame est bornée : c’est un feu qui ne peut embraser qu’une certaine quantité de matiere. Le trop diviser, c’est l’affoiblir ; le concentrer sur un petit nombre de corps, c’est l’entretenir et l’augmenter. Réunissez donc ces rayons trop divergens, & ils produiront les plus grands effets. Ils jetteront au loin la plus vive lumiere. Ils pénétreront les tissus les plus serrés, décomposeront les corps les plus durs.

Mais, si l’éducation ne se laisse point entraîner aux appas séduisans de l’universalité des talens, d’un autre côté elle est éloignée d’étouffer des dispositions qui peuvent être cultivées avec avantage. Telles sont celles qui par leur liaison avec le talent dominant tendent à lui donner plus de lustre, à l’élever à une plus grande perfection. Ces talens secondaires sont chers à l’éducation. Ce sont de petits ruisseaux destinés à grossir une source, de petites forces qui conspirent avec la force principale. Les rapports qui lient ces talens rendent leur développement plus facile. La nourriture que reçoit une branche se communique bientôt aux autres. La germination de tous ces petits talens répand dans le cerveau une variété féconde en grands effets. Pour former d’agréables accords, le ton principal doit être accompagné de tous ses harmoniques.