Essai de psychologie/Chapitre 78

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Chapitre 78

Des talens purement curieux, & de l’art avec lequel l’éducation sait les rendre utiles.


Il est des talens, il est des goûts purement curieux, & qu’on admire à-peu-près comme certains insectes à cause de leur singularité ou de leur industrie. L’éducation, qui ramene tout à l’utile, imite ces physiciens ingénieux & zélés pour le bien public, qui en étudiant ces insectes cherchent à y découvrir quelque utilité cachée.

Bon, attiré par l’éclat & la variété des couleurs de certaines araignées, fixe sur elles des regards curieux. Il observe qu’elles renferment leurs œufs dans une espece de bourse ou de coque d’une soie très-fine & très-lustrée. Il contemple avec un secret plaisir la maniere industrieuse dont cette coque est construite, arrêtée, défendue. Mais il n’en demeure pas là : le curieux est entre les mains du sage le fil qui conduit à l’utile : bon imagine de faire travailler ces araignées pour l’usage de l’homme. Il rassemble un grand nombre de ces insectes ; il recueille avec soin leurs coques jusques là inconnues ou négligées, & après avoir donné à la soie qui les compose les préparations convenables, il en forme des tissus d’une beauté parfaite, des tissus supérieurs à tout ce qu’on voit en ce genre. Il entreprend encore de tirer de cette soie des goûtes pareilles à celles que la chymie sait extraire de la soie des vers, & le mérite des nouvelles goûtes l’emporte à quelques égards sur celui des anciennes.

Réaumur suivant avec sa sagacité ordinaire les teignes domestiques, admire la façon ingénieuse de leurs fourreaux, l’art avec lequel elles savent les fixer, les alonger, les élargir. La même matiere qui sert à vêtir l’insecte sert à le nourrir. Réaumur observe avec surprise que les excrémens des teignes ont précisément la couleur du drap qu’elles ont rongé. L’action de leur estomac n’a altéré en rien la vivacité de la teinte. Cette observation qui seroit demeurée stérile dans tout autre cerveau, prend dans celui de Réaumur une forme utile. Il lui vient en pensée de proposer aux peintres de s’assortir de poudres colorées auprès des teignes, en leur faisant ronger des draps de toutes couleurs & de toutes nuances de couleur.

Le jeune ornithophile est passionné des oiseaux et sur-tout des oiseaux de proie. Il en remplit ses appartemens, & il lui reste à peine de la place pour loger sa propre personne. Il n’a de commerce qu’avec eux ; ils lui tiennent lieu de tout. Il passe des journées entieres à contempler leur bec crochu, leurs serres tranchantes, leurs couleurs nuées, ondées, tranchées. Il sait le nombre de leurs grosses plumes, & il n’est pas une écaille de leurs jambes qui ne l’ait occupé quelques heures. Le feu de leurs yeux, la fierté de leur contenance, leur force, leur rapacité l’enchantent, le transportent. Il tressaille de joie quand ils accourent au leurre & qu’ils déchirent la viande qu’il leur présente. Il déplore alors le sort de ceux qui sont insensibles à ces plaisirs ; leur indifférence l’étonne, & il ne conçoit pas qu’on puisse vivre heureux sans quelque connoissance des oiseaux de proie. L’éducation sourit de l’enthousiasme d’ornithophile, & appercevant sous cette écorce singuliere les germes d’un observateur et d’un naturaliste, elle projette de les développer. Elle conduit ornithophile dans une bibliotheque. Là, elle lui met en mains un traité d’ornithologie, où elle lui montre ses chers favoris peints d’après le naturel. Ornithophile, qui a l’imagination pleine des originaux, découvre bientôt des défauts dans les copies : ici, c’est un bec trop recourbé ; là, c’est un œil qui n’est pas assez ouvert ou une tête trop applatie : ailleurs, c’est un corsage trop effilé, des couleurs mal rendues, une queue trop courte ou trop fermée, des doigts mal proportionnés, &c. Toutes ces remarques sont justes, & l’éducation ne manque point de les approuver. Elle propose ensuite à ornithophile de jeter un coup d’œil sur l’histoire particuliere de chaque oiseau. Il n’en trouve pas les descriptions moins défectueuses que les figures, & il indique bien des particularités qu’il a observées & qui ont été omises. L’éducation applaudit au naturaliste naissant, & flattant adroitement son amour propre, elle l’invite à écrire ses observations & à les perfectionner, afin de les communiquer aux maîtres de l’art. Ornithophile se laisse aisément persuader : il se met à écrire ; les découvertes se multiplient ; l’esprit d’observation se développe, & l’éducation n’a plus qu’à le porter sur d’autres sujets d’histoire naturelle ou de physique.

Phidias a un talent particulier pour imiter en pâte tout ce qu’il voit. L’éducation substitue à cette pâte une pierre molle ; elle arme les mains de Phidias d’un ciseau ; elle en fait un sculpteur.

Archytas, encore enfant, ne peut détacher ses yeux de dessus un moulin ; & il a à peine l’usage bien libre des doigts qu’il se met à contrefaire la machine. L’éducation feint d’admirer beaucoup sa petite invention ; & en lui en indiquant cependant d’une maniere indirecte les défauts les plus sensibles, elle l’invite à la corriger. Encouragé par ces éloges, excité par son goût naturel Archytas construit un grand nombre de moulins, et le dernier construit a toujours quelque degré de supériorité sur le précédent. Archytas acquiert ainsi une certaine adresse des doigts, un certain sentiment des proportions méchaniques dont l’éducation prévoit assez les suites & qu’elle se propose de cultiver. Dans cette vue, elle offre successivement aux yeux d’Archytas des moulins de différentes constructions plus composés les uns que les autres. Le jeune artiste surpris de cette variété à laquelle il ne s’attendoit pas, sent redoubler en lui le goût de l’imitation. à ces moulins l’éducation fait succéder les machines qui s’en rapprochent le plus, à celles-ci d’autres machines plus composées et plus curieuses. Archytas que ces nouveautés enflamment de plus en plus, atteint en peu de tems à une dextérité singuliere & à un degré d’intelligence peu commun à son âge. Il est déja méchanicien par goût & par pratique : mais la théorie lui manque, et sans elle il ne sauroit aller bien loin. L’éducation, qui connoît ses besoins, travaille incessamment à lui inculquer les principes d’une science pour laquelle il témoigne tant de vocation. Elle suit dans ses instructions théorétiques la même méthode qu’elle a à suivre dans les instructions pratiques : elle conduit Archytas du simple au composé, du connu à l’inconnu. Elle irrite sa curiosité ; elle aiguise sa pénétration. Enfin, elle lui dévoile les mysteres les plus profonds de cette belle science. Par ces soins éclairés, par cette heureuse culture Archytas devient le plus célebre méchanicien de son siecle. Il a commencé par des imitations grossieres des machines les plus communes ; il finit par l’invention de mêtiers qui exécutent seuls les plus belles étoffes.