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Essai de psychologie japonaise/Chapitre 2

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Augustin Challamel (p. 13-25).

LA RACE DES DIEUX

I
CONTACT

Le Japonais est très petit (en général), très menu, distingué sans noblesse, raffiné sans élégance, très propre, très sobre d’aspect. Il a les yeux petits, fendus d’une manière spéciale, sans expression, sans malice quoiqu’il soit malicieux, le regard d’une fixité gênante n’est ni hardi ni méchant, ni émerveillé, c’est une fenêtre ouverte sur l’extérieur seulement. La peau n’a de rides que dans l’extrême vieillesse, elle se tend sur l’ossature et ne constitue pas une physionomie. Les lèvres sont minces, comprimées, s’ouvrent en large fente dans le sourire fréquent sur des dents bien rangées. Mais l’intervention du dentiste américain et l’habitude qu’ont encore parfois les femmes de se laquer les dents en noir, gâtent un peu l’aspect plaisant de la bouche. Les mains sont longues et fines, presque toujours jolies, les pieds aussi. Ils portent les ongles très longs (moins pourtant que les Chinois), les cheveux courts à l’européenne, assez bien plantés autour du front, trop dégarnis sur la nuque. Leur démarche est légère, un peu vacillante à cause des patins de bois ; ils vont tout d’une pièce et un peu de guingois, le regard perdu droit devant eux ou curieux de l’étranger. On est frappé tour à tour de leur gaieté enfantine et de leur aspect extrêmement réservé. Ils n’ont jamais l’air contrarié, ni furieux, ni empressé, mais souvent naïf ou moqueur. Ils ne jurent jamais, ne crient pas, ne gesticulent pas, ne s’interpellent pas. Quand ils se rencontrent, ils se saluent très bas et de côté, les mains aux genoux en échangeant des politesses à mi-voix. Pas de poignées de mains, pas de baisers, pas de gens qui se tiennent par le bras ou autrement dans la rue. On va claquetant des socques les uns à côté des autres, un aimable sourire sert de lien et montre qu’on est de compagnie. Le Japonais sourit beaucoup, c’est sa politesse ; son sourire est aimable et banal, ni fin ni sarcastique. Sourire qui n’est pas rare est joyeux et enfantin, le rire de gens qui s’amusent de tout cœur et assez innocemment. Pour s’asseoir, il s’agenouille et s’appuie sur ses talons, les deux pieds croisés sous son séant. Les mains se croisent volontiers sous les manches ou s’allongent non sans dignité sur les genoux. Ses mouvements sont gracieux, très simples et fort bien ajustés quand il a à prendre, manier ou poser quelque chose : il n’est ni très vif ni très lent. Il décroise ses pieds quand il a la crampe, mais il ne s’agite pas pour changer de position (à moins qu’il ne soit vêtu à l’européenne, son malaise est alors évident et se manifeste parfois d’une façon un peu ridicule). Il ne se laisse pas aller, ses membres sont toujours ramassés et un peu serrés. Les Anglais disent il est self possessed ; nous disons : il est bien élevé.

Il fume constamment des cigarettes fort courtes ou une toute petite pipette d’où il tire trois bouffées, puis un certain bruit sec qui est avec le claquement des socques de bois le plus japonais des bruits ; il n’y a d’ailleurs pas de bruits au Japon. Il s’abrite indifféremment de la pluie ou du soleil sous un énorme parapluie en papier huilé sur lequel on peut lire son nom en gros caractères chinois. Le parapluie est grand, le Japonais mince, et comme il pleut constamment, le souvenir visuel le plus net qu’on emporte du Nippon, c’est une large galette en équilibre sur un piquet branlant, ou un vaste champignon qui oscille sur un pied étroit et mal équilibré. Il ne porte pas ses paquets dans du papier, mais proprement enveloppés dans un carré de soie plié en coin. Il a une tendance à les porter en l’air sur sa main retournée au lieu de les accrocher à son doigt. Il porte son parapluie par le bout que nous laissons traîner dans la boue, mais ne l’appuie pas sur le sol. Il attend patiemment comme tous les Orientaux, mais sans rien de la suprême indifférence d’un Turc ou de l’abstraction lointaine d’un Hindou. Il n’injurie pas qui le gêne et s’excuse à profusion quand il gêne quelqu’un. Il est d’une politesse méticuleuse dans les magasins et s’excuse à chaque objet qu’il se fait montrer. Néanmoins, il s’en fait montrer autant qu’il faut. Il ne gronde pas un enfant dans la rue, n’interpelle pas son kurumaya pour le faire courir plus vite, il ne donne pas un coup de pied à un chien et ne pousse personne pour passer devant.

Tout ceci c’est le Japonais mâle, moyen, resté Japonais de vêtements et d’allures, celui qu’on voit dans la rue, ou chez lequel on va quand on a la chance d’aller chez quelqu’un. Ce n’est ni le prince ni l’homme qui a été élevé en Europe ou en Amérique et que l’on rencontre ici.

La Japonaise est absolument adorable, un joujou exquis, un objet d’art délicat et précieux, un petit animal domestique familier et caressant, toujours de bonne humeur, toujours empressé à plaire. Elle est toute petite, la taille d’une fillette chez nous, bien proportionnée, mignonne, point de gorge, point de hanches, une petite silhouette divertissante, trottinante, apprêtée, éternellement souriante, étonnée et expectante. Sa coiffure est haute, large, compliquée, très chargée d’ornements divers dans la jeunesse, plus simple ensuite, rien du tout dans la vieillesse. Jamais de chapeau ni de voile. Jeune fille, elle se farde avec beaucoup d’art, c’est une étiquette, il ne s’agit pas de réparer des outrages encore à venir et qu’on ne répare pas quand ils viennent. Elle est vêtue comme les hommes de la robe étroite à grandes manches, même coupe, mêmes étoffes, mêmes couleurs grisâtres dans la rue. Elle ajoute une énorme ceinture dont le gros nœud bouffant derrière donne à sa silhouette quelque chose de contourné et d’amusant. Elle porte ses enfants ficelés sur son dos, ce qui la penche en avant, et lui laisse l’usage de ses mains. Le bébé n’est pas astreint aux grisailles, au contraire, plus il est petit, plus sa robe est bigarrée de couleurs éclatantes et plus les dessins de l’étoffe sont grands. La petite tête, rasée avec beaucoup de fantaisie, se penche par-dessus l’épaule maternelle pour voir la vie, de sorte que quand vous êtes en face d’une Japonaise, quatre yeux noirs et fixes vous étudient avec une attention flatteuse mais gênante. Souvent le bébé dort, et ce n’est plus qu’un petit paquet d’étoffe bariolée qui continue dans le dos l’effet de la ceinture. Les Japonaises paraissent aller où elles veulent et sortir beaucoup. On m’a dit que les femmes des classes élevées restent chez elles, en tout cas le mouvement de la rue ne montre pas de prédominance de l’élément masculin. Les jours de soldes, dans les magasins, la foule est telle qu’on est obligé de les fermer deux heures après le lever du soleil et qu’on ne peut plus circuler dans les rues. Les Japonaises sont aussi empressées à profiter des occasions (?) que les Parisiennes de s’assurer les « articles d’exposition » du Louvre ou du Bon Marché. Et elles bavardent, s’exclament, tripotent les objets exposés tout à fait comme chez nous. On voit à la porte des magasins, en ces fameux jours d’occasions, des dépôts immenses de parapluies et de socques de bois et on donne des numéros de vestiaire. L’encombrement des rikshas n’est pas moindre que celui des voitures à la porte de nos grands bazars et animation est toute pareille.

Quand la petite Japonaise au cours de ses emplettes ou de ses visites entre dans un temple, elle laisse ses chaussures à la porte, entre en babillant encore, se débarrasse sur les nattes devant le Bouddah de tout ce qui l’encombre, s’assoit sur ses talons, jette deux centimes, quelquefois dans la grande boîte qui sert de tronc, quelquefois à côté, c’est selon sa chance et son coup d’œil, puis joignant les mains et baissant la tête, elle joue à prier le bon Dieu tout à fait gentiment. L’oraison n’est pas longue, et il se trouve bien là quelque voisine avec qui bavarder, ou bien le bébé a besoin d’être rajusté, ou un paquet demande à être refait. Tout cela se passe avec une extrême simplicité qui exclut l’idée d’irrévérence. Il y a dans le temple de quoi fumer, de quoi prendre le thé, ce n’est pas un endroit où on a l’air confît, les enfants y jouent, ils y dorment ou ils tètent, c’est comme çà se trouve. Les Japonaises ne voient pas d’inconvenance à remplir devant le monde leurs fonctions prolongées de nourrices. Des petits qui courent tout seuls se précipitent soudain sur leur maman, ouvrent son kimono, montrant à qui veut les voir de petits seins qui pendent en gourdes étroites, puis se mettent à sucer comme des chevreaux entre les jambes d’une chèvre ; quelque chose les distrait, ils s’arrêtent jouant avec les petites poches à lait qui me paraissaient toujours bien flasques, et le grand Bouddah doré poursuit sans émotion son interminable méditation. Une Japonaise passe derrière son mari, porte les paquets, prend la mauvaise place et s’occupe du confort de son seigneur et maître. Cependant elle a l’air fort distingué et si elle est dans une certaine position de fortune, ou si elle n’est plus toute jeune, elle a grand air et une autorité indiscutable dans la parole et dans la façon de commander. Je n’ai jamais hésité à reconnaître une Japonaise du monde parmi celles que le sort me donnait pour compagnes de route dans un train ou ailleurs ; les hommes sont plus difficiles à classer, et comme ceux qui ont un certain rang s’habillent à l’européenne, ils manquent tout à fait de prestige. Chez elle, la Japonaise est très aimable, très saluante, très empressée à vous fournir du thé et des gâteaux, mais comme elle ne parle guère que le japonais, la conversation manque d’entrain. Elle est d’une timidité extraordinaire ou d’une familiarité charmante, et qu’elle soit intimidée ou à son aise, elle rit tout le temps : c’est poli.

Voilà pour les sensations des yeux et des oreilles qui sont très plaisantes et amusantes. Le nez souffre en silence et fait de grandes réserves ; il se mêle dans la mémoire aux jolies images chatoyantes, des souvenirs d’odeurs extrêmement variées, toutes infectes. Cela s’étend du poisson à divers états, à la bouche dégoût, sur une basse solide et continue de cabinets mal tenus. Il est évident que les Japonais si propres sur eux et dans leur intérieur n’ont pas l’odorat développé, les puanteurs de leurs rues, sans se comparer à celles des villes chinoises, remportent de bien loin sur celles des villes les plus sales de ma connaissance dans le Midi ou en Orient. On ne voit pas de choses répugnantes ni malpropres, mais on les sent, oh ! on les sent.

Le sens du goût n’a pas grand’chose à dire, la cuisine japonaise n’a guère de chance de s’imposer aux autres pays ; hors le poisson qui est le meilleur et le plus varié du monde, il n’y a rien de très bon qu’on regrette quand on est parti.

L’esprit occidental amené en contact avec l’esprit japonais souffre d’un malaise que l’esprit japonais paraît éprouver au même degré ; ce contact a le caractère d’un heurt, deux éléments se rencontrent sans possibilité de s’entre pénétrer, il y a malentendu perpétuel, incompréhension, froissements réciproques et recul mental. Quand vous dites quelque chose à un Japonais, sa réponse — s’il répond — n’est pas celle que vous attendiez et vous sentez que vous ne lui avez pas dit ce qu’il fallait dire. Même si la conversation se poursuit il y a une dissonance, les deux instruments ne sont pas accordés au même diapason. Le Japonais répond rarement, mais il interroge beaucoup : il donne les informations avec parcimonie, mais il est avide de s’instruire et il apprend plus volontiers qu’il n’enseigne. Son « je ne sais pas » ou plutôt le petit rire bête (bête pour nous mais poli au Japon) avec lequel il dispose des interrogations les plus élémentaires tape fâcheusement sur les nerfs occidentaux. J’ai vu des hommes hors d’eux et tout prêts à mettre en pièces l’innocent mais ricanant Japonais. Il vaut mieux essayer de deviner la cause de cette réticence. Ne savent-ils réellement presque rien des choses de leur pays ? Ou les sachant, ne veulent-ils pas les faire connaître à l’étranger ? Peut-être un peu des deux. Ils ne savent probablement pas les choses qui intéressent l’Occidental, mais qui tiennent peu de place dans leurs préoccupations actuelles ; surtout, je crois, ils sont inquiets de ce qu’on pensera de leur réponse. Peut-être ont-ils à un haut degré la conviction tout orientale que la vérité est dangereuse à dire et qu’on perd quelque chose à la laisser connaître. Mais ils ne font pas de contes, ils ne tressent pas ces surprenantes guirlandes de mensonges où excellent les Hindous. Ils sont réticents sur leurs propres affaires et très portés à s’informer de celles d’autrui. S’ils savent quatre mots d’anglais, ils en profitent pour tirer de vous quelque renseignement. Leurs questions portent sur des sujet éminemment pratiques : inventions nouvelles, prix des choses, carrières, etc. ; ils parlent beaucoup de l’Amérique qui les éblouit ; l’Angleterre et la France obtiennent un sourire de condescendance, elles sont vieux jeu. L’Allemagne est un pays où on apprend la médecine et la chimie industrielle. À la France on prend son Code ; à l’Angleterre, Herbert Spencer, la culture générale, et des capitaines pour les bateaux ; à l’Amérique, tout le reste, y compris, hélas ! les manières. La composition d’une bibliothèque d’université japonaise est intéressante parce qu’on y voit de manière claire et irréfutable à quelles langues les Japonais empruntent les diverses branches de leur culture. Car ils empruntent toujours, ils n’ont rien de leur propre fonds. Ce qui n’est pas occidental est chinois, mais tout est admirablement trié, utilisé, ajusté, mis en état de servir au Nippon. Ils ne paraissent s’intéresser qu’aux questions susceptibles d’applications pratiques. J’aurai à revenir sur ce côté utilitaire de leur caractère, je ne note ici que ce qui m’a frappé personnellement dans mes relations avec eux.

Le Japonais nous choque constamment, nous le choquons encore bien davantage : il nous juge sans indulgence comme nous le jugeons, et le fait qu’il a besoin de nous pour tant de choses ne change rien à sa manière de voir. Nous savons beaucoup sur des sujets qu’il lui importe de connaître pour garantir son intégrité nationale contre la meute des convoitises extérieures. Il se met à notre école pour apprendre tout cela, puis il paye le maître, le renvoie son contrat fini et se sert contre l’étranger de la science qu’il lui a achetée. Je ne dis pas qu’il lui doit, intentionnellement ; il ne doit rien, il a payé. Il ne reste pas de reconnaissance dans l’âme du Japonais pour son maître étranger ; il en a une profonde, respectueuse et tendre pour son maître national. Il a remarqué que l’Occidental le considère comme un frère un peu inférieur (expression adoucie) et ne se sert pas avec lui de ses manières de cérémonie. Comme il n’admet probablement pas l’infériorité, il ne supporte ces gens qui se croient supérieurs qu’autant qu’il a besoin d’eux. Et lui, si méticuleusement poli avec le moindre de ses compatriotes, il nous rend avec une cruelle exactitude nos procédés un peu cavaliers. Les Anglais me disaient avec un soupir : Ah ! vous autres Français, vous pouvez bien plus facilement vous entendre avec les Japonais, vous êtes si polis ? » Je n’ai pas remarqué que les Japonais fissent la différence !

Je n’ai pas vu que leurs succès à la guerre les aient rendus outrecuidants, aucun ne m’en a parlé directement, et ils ont à peine répondu à mes questions polies sur leur rôle personnel dans ce grand drame. Mais j’ai noté l’intérêt profond, passionné, qu’ils prennent à tous les souvenirs de l’épopée de Mandchourie, leur regard toujours impassible et terne se teintait d’enthousiasme concentré, de quelque chose d’indéfinissable qui ne cherchait pas à s’exprimer mais qui me donnait à réfléchir pour les guerres futures. Le quelque chose qui fait qu’il n’y a pas eu de prisonniers japonais. On n’a pas la sensation qu’on leur fait plaisir en visitant leur pays et en s’y intéressant, ils ont plutôt l’air de se méfier de ce qu’on vient y faire. Les marchands sont obséquieux dans les magasins pour étrangers, fort dédaigneux dans les boutiques purement indigènes. Les hommes qui traînent les rikshas ne sont pas de relations plus agréables que les cochers de fiacre ailleurs, les domestiques aussi négligents et âpres au pourboire que partout. Ils ne sont pas bons polyglottes ; la plupart parlent anglais, pas très bien. On dit qu’ils parlent mieux le français : aucun n’a saisi l’occasion naturelle que je lui offrais de le prouver.