Aller au contenu

Essai de psychologie japonaise/Chapitre 3

La bibliothèque libre.
Augustin Challamel (p. 27-45).

II
RELIGIONS

Mes observations personnelles du Japonais chez lui — contrôlées et corroborées par les impressions d’autres étrangers de nationalités diverses — me montrent un être assez dififérent de nous, ayant par exemple d’autres idées sur les relations des hommes entre eux, comme le montrent l’absence d’ostentation, la réserve, la douceur, le silence relatif et la propreté. Il parle peu et s’explique encore moins, il faut donc pour le connaître et le juger équitablement demander des renseignements supplémentaires aux signes extérieurs de ses préoccupations intimes, c’est-à-dire aux choses qu’il a inventées, adoptées ou acceptées. L’étude de ses inventions, des choses qui lui appartiennent en propre, nous retiendra peu : hors la propreté et quelque chose de particulier dans le culte des ancêtres, nihil. Avant de s’ouvrir aux Européens, le Japon empruntait à la Chine : c’est le pays du monde qui digère le mieux, mais il ne produit rien.

Un des éléments les plus importants pour la connaissance de l’âme d’un peuple, c’est l’élément religieux. On n’a jamais que les dieux qu’on mérite. Qu’on les élabore ou qu’on les accepte tout faits des mains de missionnaires étrangers, on les aime toujours à son image et on se reflète fidèlement dans l’idée qu’on s’en fait. Qui s’efforce de définir son idée de la divinité, définit l’idée qu’il se fait des possibilités de sa propre nature. Qui s’empresse de bâtir un temple à un dieu étranger, montre les affinités qui existent entre son idéal et celui que représente le dieu importé. Le Japon offre les deux sources d’informations réunies : il a ses dieux anciens à lui, ceux qu’il a dû apporter de sa patrie continentale inconnue, et il est devenu bouddhiste du grand Véhicule. Shinto, c’est la voie des dieux ; Butsu Do, c’est la voie du bouddha, l’une nationale, l’autre importée et si bien fondues ensemble que presque tout Japonais appartient aux deux religions.

Le Japonais n’est pas religieux ; son attitude est celle d’un indifférent : ces choses ne le passionnent pas, il est tolérant et matérialiste. Aucunement métaphysicien, les problèmes abstraits ne l’intéressent pas. Quant à son éthique, c’est à Confucius qu’il l’a surtout empruntée. De ses deux religions, le Shinto n’a pas joint de système de morale à sa vague théogonie, et le bouddhisme s’est trouvé d’accord avec Confucius — surtout après avoir traversé la Chine. Les transformations qu’a dû subir le bouddhisme pour s’accommoder au goût japonais jettent une lueur sur les besoins de l’âme japonaise. Le vague même du Shinto est également instructif.

En dehors de la valeur de l’étude des idées religieuses d’un peuple pour définir sa mentalité, il ne faut pas perdre de vue l’importance du facteur politique parmi les causes d’adoption et d’influence durable d’une religion déterminée. Sans doute une religion nouvelle ou renouvelée répond à une aspiration, à un besoin de l’esprit, sans quoi elle ne saurait s’établir définitivement, mais une partie de son succès tient aux circonstances ambiantes lors de son introduction, il faut qu’elle arrive à point, et il faut qu’elle serve les intérêts d’un parti prêt à triompher. On est toujours plus porté à adopter une doctrine qui laisse espérer un avantage temporel. C’est pourquoi le Shinto si longtemps presque effacé par le bouddhisme et confondu avec lui a retrouvé une faveur imprévue depuis un siècle, faveur qui semble augmenter et qui d’une part n’est pas si artificielle qu’on veut bien le dire, et d’autre part ne prouve pas qu’il soit le fond même de l’âme japonaise, comme l’a cru un des plus célèbres interprètes du Japon.

Je ne crois pas du reste que ce soit à une religion qu’il faille demander l’ultima ratio de l’âme japonaise. La renaissance du Shinto est venue à l’heure voulue pour servir à la restauration du pouvoir impérial, elle en a été un des instruments principaux, elle reste un appui du trône et un lien national. Tant que durera au Japon la crise de patriotisme, le Shinto sera nécessairement en hausse : il représente à la fois le sentiment national, qui est l’idée dominante actuelle, et les intérêts de la famille impériale. De plus, il n’est pas gênant et il flatte l’amour-propre japonais.

Qu’est-ce que le Shinto ? D’après Aston[1] c’est dans son origine un système très rudimentaire de culte des forces de la nature personnifiées dans des dieux assez peu définis que l’on suppose résider en esprit dans les temples construits pour eux. À ces dieux naturels du soleil, des rivières, des champs, etc., etc., se joint peu à peu l’adoration d’esprits des morts (parfois des vivants) et enfin le culte des ancêtres emprunté à la Chine. On appelle Mitama cet esprit du dieu résidant dans le temple : c’est un terme vague. Il y a d’ailleurs peu de termes abstraits dans la langue japonaise et peu d’idées abstraites, les dieux japonais n’ont rien d’abstrait non plus. Le dieu n’est représenté par rien dans le temple, ou par un miroir. Le temple lui-même est une hutte de bois recouverte en chaume qui conserve tous les caractères de l’ancienne hutte japonaise. Uji Gami est un mot important d’usage courant dans la langue. Il représente une divinité que Aston dit patronale, Lafcadio Hearn ancestrale, sûrement une divinité de famille à laquelle on appartient comme on appartient à sa race. Qu’à l’origine l'Uji Gami ait été réellement le premier ancêtre venu du continent, ou un dieu que la famille avait apporté comme ses lares, il n’importe pas beaucoup : le fait patent c’est que le japonais tient encore à son Uji Gami ; s’il est de condition modeste, il ne prétend point à un Uji Garni familial, il se considère comme appartenant à celui de son village ou de sa paroisse. Même bouddhiste, il présente son enfant nouveau-né au prêtre de son Uji Gami et celui-ci accomplit des cérémonies qui ressemblent singulièrement aux conjurations magiques qui accompagnent notre baptême. Il est vrai que par compensation c’est un prêtre bouddhiste qui préside aux enterrements[2].

Ceci est moins étrange qu’on ne croirait : le Shinto n’a rien à dire sur l’autre monde, il n’a pas de ciel ni d’enfer à lui, il n’a pas non plus de morale. Il n’a pas davantage de Bible. Il suppose quelque chose de vague après la mort, un pays des ombres, plutôt la tombe qu’une région définie. Une survivance de l’esprit qu’il croit voir flotter sur le corps récemment décédé (Tamashii), mêlée au culte des ancêtres, constitue à peu près tout le Shinto moderne. Comme il faut expliquer l’absence de code de moralité, on démontre que le Japonais est un être si parfait qu’il n’en a pas besoin ; pour bien agir, il n’a qu’à « suivre les désirs de son cœur et obéir à l’empereur ». Les codes d’éthique ont été donnés aux barbares extérieurs comme les Chinois et les Occidentaux parce qu’ils sont mauvais naturellement et qu’il faut des lois pour les maintenir dans la voie du devoir. Mais le Japonais y marche de lui-même. Si surprenant que cela paraisse, tel doit bien être le fond de l’idée japonaise. Ils appellent le Nippon le pays des dieux, ils se nomment eux-mêmes fils des dieux, considérant comme divins leurs ancêtres venus jadis du ciel (?) avec le petit-fils du soleil (l’empereur) conquérir le Yamato (apparemment la première province où s’établirent les envahisseurs venus de la terre ferme). Quand ils meurent, le culte des ancêtres en fait des espèces de dieux. Le Mikado est en droite ligne le descendant du propre petit-fils de la déesse du soleil Ama Terasu, il est donc divin ; il conserve depuis le jour où son premier ancêtre humain descendit du ciel les cadeaux de sa divine grand’mère : un sabre, un miroir et un collier de pierres taillées d’une manière symbolique ; il est absolument sacré : c’est lui l’âme du Nippon. Sa dynastie règne sur le Japon depuis 660 ans avant J.-C. (disent les Japonais), mais, elle ne l’a pour ainsi dire jamais gouverné, comme on le verra au chapitre consacré à l’histoire. Quoi d’étonnant à ce que la famille impériale impose comme culte officiel du Japon une religion qui la présente à l’adoration de ses sujets comme la descendance directe du soleil ? Une religion dont la seule injonction est d’obéir à l’empereur ? De plus une religion — si c’en est une — purement nationale, familiale, personnelle, où l’on n’adore que la nature dont on a besoin et soi-même à l’état posthume ? Il n’y a pas de différence à faire entre un Shintoïste et un Japonais : le Shintoïsme, c’est le Japon.

En fait de culte le shinto a des hymnes très anciens, les Norito, et des formules magiques : tout ce qu’on en voit est pure magie. Il est basé sur la reconnaissance et sur l’amour et non sur la crainte, c’est un culte gai — du moins pour les fidèles — l’élément magique m’a paru trop dominer chez les prêtres pour les croire exempts de craintes. Les autels sont chaque matin couverts d’offrandes comestibles dont les esprits des dieux sont supposés se nourrir. D’ailleurs, le soir, chacun reprend ses offrandes et les mange en famille, elles ne deviennent pas la propriété des prêtres. Le culte des ancêtres consiste comme le culte public en offrandes quotidiennes de nourriture aux esprits des parents décédés ; les vivants mangent ensuite ces offrandes, il n’y a rien de perdu. Les offrandes sont accompagnées d’une courte formule de respect, quelque chose comme un bonjour, aux membres invisibles de la famille qui sont toujours supposés résider dans la maison, comme le dieu dans son temple, prendre part aux joies et aux peines, et au besoin suggérer de bons conseils et protéger leurs descendants. Le Shinto a des mythes extraordinairement embrouillés qui paraissent se rapporter à deux vagues successives d’invasions conquérantes. Ils sont assez crus, n’ont rien de très poétique ni de très profond, ils sont sans intérêt pour les gens qui ne font pas une étude spéciale de ce genre de sources. On n’arrive pas du reste à en tirer de renseignement précis sur l’origine de la race ni sur ses parentés continentales.

Le Shinto s’était tranquillement évaporé dans le bouddhisme depuis des siècles et ne restait plus distinct que comme culte des ancêtres de la famille impériale, quand des hommes de talent essayèrent de le ressusciter au xviiie siècle et de le séparer de nouveau du tout absorbant bouddhisme. Les noms de Motoori et de son disciple Hirata sont indissolublement liés à la renaissance du Shinto et au mouvement d’idées qui ramena la domination impériale. Prêchèrent-ils, inventèrent-ils presque le Shinto pour amener cette restauration du mikado et se débarrasser des shoguns dégénérés de leur époque ? C’est probable. En tous cas, la vogue moderne du Shinto, à mon avis, repose sur l’amour enthousiaste du Japonais pour son empereur, pour son pays… et pour lui-même.

Le bouddhisme est une tout autre affaire. Nous avons ici une religion d’origine hindoue qui est parvenue au Japon à travers la Chine et la Corée, elle y a trouvé accueil à une époque historique ; elle est encore pratiquée en Chine et en Corée — sans parler des pays du petit Véhicule — c’est en comparant les additions qu’elle a subies au Japon que nous pouvons espérer y trouver des lueurs sur l’âme japonaise. Pourquoi le Japon a-t-il reçu et adopté le bouddhisme du Mahâyâna apporté au vie siècle après J.-C. par les missionnaires coréens ? Pourquoi a-t-il été à peu près exclusivement bouddhiste pendant douze siècles et pourquoi a-t-il tendance — dit-on — à cesser de l’être aujourd’hui ? Quels sont les caractères du bouddhisme japonais ? Trois questions importantes à élucider.

Le bouddhisme est venu de Chine parce que le Japon a tout reçu de sa puissante voisine jusqu’au moment où il s’est ouvert à notre influence. La civilisation chinoise qui est de tout premier ordre remonte extrêmement haut, si on la compare surtout à celle du Japon dont la période historique ne commence guère avant l’époque de l’introduction du bouddhisme ; elle est la seule avec laquelle le Japon ancien ait eu des possibilités de contact, elle a tout fourni. Les Chinois ont fait des voyages au Japon à une époque très reculée ; à des moments où chez eux le gouvernement devenait trop tyrannique, ils allaient même s’établir dans ces îles voisines où ils portèrent leur art, leurs méthodes, et ce qui touche de plus près au sujet de ce chapitre, leurs idées. Avant d’introduire le bouddhisme, ils apportèrent avec eux les livres de leur grand philosophe Confucius et les pratiques taoïstes déjà bien apparentées à celles de l’Inde même. Le Japonais toujours pratique, s’assimila facilement la morale utilitaire de Confucius mais ne s’intéressa vraiment à la philosophie chinoise que quand, devenu bouddhiste, il eut besoin d’apprendre le chinois pour lire les livres sacrés. Les deux morales se rapprochent d’ailleurs suffisamment pour qu’on puisse les mélanger sans trop de contradictions. La raison physique de cette conversion générale du Japon et de l’enthousiasme concomitant pour la culture chinoise, c’est qu’il commençait à sortir de l’état barbare et à sentir la possibilité et l’utilité de la civilisation. La conquête du pays était apparemment suffisamment avancée pour laisser des loisirs au souverain et à son entourage. Il semble qu’ils aient pris à ce moment conscience de leur barbarie et qu’ils y aient cherché remède en attirant chez eux leurs puissants voisins. Des missionnaires coréens apportèrent un bouddhisme que les admirateurs des formes plus simples de Ceylan trouvent déjà bien dégénéré, et l’esprit japonais commença à élaborer son bouddhisme particulier.

Il fallait d’abord disposer de la religion existante, la détruire ou l’amalgamer. Le bouddhisme n’a pas le génie destructeur, il ne prescrit pas de brûler les anciens dieux, il les étudie et ne tarde pas à découvrir que ce sont des Bouddhas, ou des images du Bouddha, ou quelque chose d’acceptable ; il les adopte, les transforme et les laisse sur leurs autels, il était déjà en arrivant au Japon enrichi, on pourrait même dire encombré, d’un maquis touffu de dieux hindous rehaussé d’additions chinoises. Les divinités japonaises un peu rhabillées se joignirent à la compagnie ou tombèrent dans un oubli relatif. Parfois on leur laissa leur temple à côté de celui du bouddha en les baptisant : anciens maîtres du sol. Les cérémonies shinto de la cour impériale se continuèrent comme culte des ancêtres, ce fut même le bouddhisme qui fut cause que les hymnes de l’ancienne religion reçurent leur forme écrite, et mieux encore, le nom de shinto ne fut créé que pour distinguer l’ancien culte qui n’avait jamais eu de nom du nouveau débarqué : Shinto, voie des dieux en opposition à Butsu Do, voie du Bouddha. Plus tard, pour contenter tout le monde on établit même un culte mixte appelé Ryobu Shinto, qui empruntait impartialement ses éléments aux deux cultes.

Une autre cause de la prise de possession rapide et complète du Japon par le bouddhisme, c’est que la nouvelle religion servit de canal à l’importation de tous les arts, de tous les perfectionnements et de toutes les idées. Les moines, qui avaient besoin de statues dans leurs temples, les sculptèrent et enseignèrent l’art de tailler le bois à leurs disciples. Le besoin de vases et de cloches fit les fondeurs de bronze, etc., etc. Pour lire les sutras, il fallut apprendre le chinois et inventer une écriture pour les copier. Le bouddhisme, avec sa calme tolérance, ne vit point d’inconvénient à enseigner le chinois au moyen des livres de Confucius et il devint un instrument de civilisation que l’on pourrait comparer au christianisme chez nous au temps des barbares et au Moyen Âge. Les temples devinrent des centres de lumière, on y trouvait des écoles, des artistes et des savants. On ne peut exagérer l’importance du bouddhisme dans révolution japonaise : tout le monde est d’accord pour convenir que le Japon d’hier doit tout au bouddhisme. Mais le Japon d’aujourd’hui le repousse dédaigneusement parce qu’il a cru comprendre lors de son premier contact avec les Occidentaux qu’il est puéril d’avoir une religion et qu’il peut concilier plus facilement le vague extrême du shinto devenu culte des ancêtres et de l’empereur avec ce qu’il s’est assimilé de Herbert Spencer son grand prophète. Ce n’est pas ici le lieu de se demander si le sage anglais aura là-bas une influence aussi durable et bienfaisante que le sage hindou ou le sage chinois.

Le bouddhisme que le Japon moderne semble répudier est d’ailleurs une forme si altérée et dégénérée que l’on n’y reconnaît presque plus les caractères même du Mahâyâna, et il avait perdu avec les siècles toute sa valeur culturale. Ce sont justement les lignes que suit la dégénérescence d’une religion donnée qui montrent l’action du caractère propre du peuple qui la pratique. Pour déterminer les facultés religieuses d’un Japonais et ses besoins métaphysiques ou sentimentaux, on pourrait comparer le bouddhisme actuel avec celui qui fut prêché au vie siècle par les missionnaires coréens. Ce qui a disparu ne convenait pas à l’âme japonaise, ce qui s’est greffé lui était propre.

Le bouddhisme au moment où il a commencé à décliner n’était pas métaphysique, il se préoccupait fort peu des hauts problèmes. Les Japonais n’ont pas ajouté un seul livre d’abstractions à ceux qu’ils ont reçus du dehors. Ils ne prennent évidemment pas plaisir à couper des cheveux en quatre. L’idée du Nirvâna qui domine tout le bouddhisme indien mais qui convenait déjà moins à la Chine est tout à fait étrangère aux préoccupations japonaises. À peine existe-t-il un nom pour le désigner, et le peuple l’ignore. Il ne sent pas le besoin de délivrance, mais il sourit à la description enchanteresse d’un paradis à venir. Il a donc adopté, développé et fait sien ce beau royaume occidental d’Amida où l’on renaît sous forme de lotus au milieu de toutes les joies et où l’on goûte toutes les félicités. Sauf exceptions, le Japonais n’aime pas à se faire souffrir et à se donner trop de mal pour aller au ciel. Il trouve très acceptable et pratique de s’assurer ce bienheureux paradis en répétant indéfiniment le nom d’Amida. Comme il aime voyager, voir du nouveau et vivre en compagnie, il est friand de pèlerinages et croit volontiers acquérir des mérites en se déplaçant pour visiter de beaux endroits où il se trouve un temple. Il aime aussi le genre de mérite qu’on obtient en brûlant des cierges et des bâtons d’encens, en roulant dans ses doigts des chapelets et en faisant de petites chapelles. Le bouddhisme l’empêche de manger de la viande (qui est rare) mais non du poisson qui est excellent et abondant dans son pays, et malgré la défense de faire du mal aux créatures, il est soldat avant tout. Le bouddhisme japonais a dû s’arranger du suicide qui lui est pourtant fort étranger, et oublier peu à peu la méditation qui lui est essentielle. En revanche, il est encore en possession de célébrer des services funéraires à dates fixes pour les chers défunts. Les vivants lui échappent, mais les morts lui appartiennent. Les seules cérémonies intéressantes que j’aie vues dans les temples japonais étaient des services commémoratifs.

Naturellement tout ceci est très condensé et ramené à une unité un peu artificielle pour faire court et clair. Il y a encore au Japon plusieurs sectes vivantes qui ont un idéal un peu plus élevé et varié. Mais il nous faut surtout considérer, après ce bouddhisme superstitieux qui s’en va, un bouddhisme nouveau qui paraît prospérer et s’étendre, et qui par conséquent doit mieux répondre aux besoins actuels de l’âme japonaise. C’est le Shin Shu, la secte du Hongivanji.

Ici nous nous trouvons en face d’une organisation puissante et étendue, de temples neufs et magnifiques qui ont coûté des sommes considérables (or on ne donne pas son argent sans cause), de gens intelligents, cultivés et modernes. Quelle est cette forme de bouddhisme qui trouve grâce aux yeux de ces Japonais d’aujourd’hui ? C’est un monothéisme très simple où il ne reste pas la trace ni l’ombre du bouddhisme primitif ni dérivé. On ne place sur les autels que le seul Amida, mais on ne croit plus lui plaire en répétant son nom 60 000 fois par jour. Du reste on ne lui demande rien, on le loue seulement et courtement. Point de symbolisme, point de surornementation, point de pratiques et point de dogmes. On prêche au peuple une fois par semaine, on lui dit de se bien conduire, d’obéir aux lois et à l’empereur, et d’avoir confiance en Amida qui arrangera tout pour le mieux. Ce mieux reste vague malgré toutes les questions. Il semble consister pour les maîtres intellectuels du mouvement en retours continuels à l’existence dans des sphères de plus en plus vastes d’utilité. Les œuvres de charité et d’éducation jouent un grand rôle dans l’organisation du Hongwanji et, dit-on, aussi (peut-être surtout) la politique. Le secret de son succès est probablement là et dans la simplicité qui le rapproche des Unitairiens protestants. En dépit de toutes les traditions bouddhistes les prêtres se marient ; la pauvreté, le détachement sont inconnus. Ce n’est plus du tout du bouddhisme, mais c’est purement japonais, donc intéressant.

Ce qui ressort de tout ceci, c’est que le Japonais actuel, le jaune incompréhensible qui préoccupe l’attention des Occidentaux, après avoir passé par une période surchargée, cherche à se simplifier. Qu’à aucun moment il ne s’est intéressé aux problèmes dont la solution n’importe pas à la vie de tous les jours. Qu’il a la religion douce, superficielle et gaie, et que le seul dieu qu’il serve, c’est celui dont il attend du bien. Au fond son seul vrai dieu, c’est lui-même en la personne de ceux de sa race qui sont morts ; à son tour il deviendra dieu en allant les rejoindre et recevra de ses enfants le culte qu’il a rendu à ses parents. Bouddhiste ou shintoiste, il ne songe pas à disparaître en mourant, mais à assurer sa survivance. La mort n’est pour lui ni une délivrance ni une épouvante, c’est une transformation, ce n’est pas une fin mais un changement très modique d’état. Il ne quitte point les siens, ni sa maison, ni sa paroisse, ni son pays, il hante la tablette qui porte son nom, boit le thé qu’on lui verse, mange le riz qu’on lui sert, entend les paroles qu’on lui adresse et n’est pas sans moyens d’influence sur la direction de son ancienne maison. Bon dans la vie physique, il devient un esprit bienfaisant ; méchant, il devient dangereux, et les vivants s’efforcent de l’apaiser ; de toute façon il continue à vivre à l’état d’ombre à peu près comme il avait vécu. Au bout d’une centaine d’années, il revient ou il va au ciel pour un temps. La vie actuelle ne lui semble pas très importante, ce n’est ni un commencement ni une fin, on la quitte facilement, mais on ne la passe pas à se tourmenter de choses inutiles. Religion de soldats qui sacrifient aisément leur vie, de citoyens préoccupés de la grandeur de leur pays, de familles fortement établies, mais non d’enthousiastes, d’idéalistes ni d’humanitaires.

  1. Shinto : The way of the gods.
  2. J’ai vu à Kyoto, au temple du Gyon, un de ces baptêmes shinto. Il y avait la petite maman, la petite bonne et bébé couché par terre sur un magnifique kimono. Le prêtre en robe de soie, son étonnante coiffure sur la tête, récitait des incantations solennelles sur le bébé, puis il secoua sur lui le chasse-mouches sacré, fit des signes avec son bâton plat et avec le gohei. Enfin il reprit les offrandes sur l’autel et après les avoir imposées sur la tête de l’enfant, les remit à la bonne avec ce qui me parut un charme dans un sac en papier. Je pense que ces cérémonies avaient pour but les unes de chasser les mauvais esprits, les autres, comme l’imposition du gohei, de faire prendre possession de l’enfant par le dieu.