Aller au contenu

Essai de psychologie japonaise/Chapitre 4

La bibliothèque libre.
Augustin Challamel (p. 47-61).

III
LITTÉRATURE

Une des plus grandes ressources pour l’étude et la connaissance des pays étrangers, c’est leur littérature. On a pu dire avec justice : dis-moi ce que tu lis, je te dirai ce que tu es. Mais combien plus évident encore : montre-moi ce que tu écris, je saurai à quoi tu penses. Presque tous les pays fournissent à une bibliothèque, même moyenne, quelques volumes, et il n’y a pas besoin d’être polyglotte pour connaître les chefs-d’œuvre de tous les temps et de tous les lieux. On a traduit dans chaque langue moderne tout ce qui est d’un intérêt universel ou ce qui peut servir à faire comprendre l’esprit d’une nation. Les titres tout au moins de certains livres étrangers ou infiniment anciens nous sont aussi familiers que ceux de notre propre idiome. Les noms de tous les grands auteurs de toute race et de tous temps sont couramment sur nos lèvres ou sous nos yeux. On sait ce que c’est que le Mahâbhârata, Don Quichotte, Macbeth ; on parle de Sophocle, de Shakespeare ou de Confucius. Et il y a des contes égyptiens sans titre et sans nom d’auteur qui sont fort amusants. On ne peut ajouter le Japon à la liste des pays qui ont contribué à la lecture universelle, il n’a produit à aucune époque de chef-d’œuvre qui s’impose à l’admiration du genre humain au-delà de ses frontières. Il n’a pas de poète tragique qui puisse nous faire pleurer, ni de comique qui nous fasse rire. Pas d’épopée nationale, pas de grand penseur qu’il faille étudier avec respect, pas de grand voyageur qui ait laissé aux générations futures le récit d’une aventure ou d’un pèlerinage. Il n’a rien écrit pour le reste du monde ; au point de vue littéraire, il serait indifférent qu’il n’eût jamais existé, personne n’y aurait rien perdu.

En dehors de ces livres d’une valeur mondiale — qui sont toujours exceptionnels —, de ces auteurs qui appartiennent à l’humanité tout entière, parce qu’ils la dépassent et la relèvent, chaque pays a sa littérature propre, qui n’intéresse guère en dehors des nationaux que ceux qui veulent l’étudier et le comprendre. Le Japon aussi a des livres japonais, mais il en a relativement peu et ils nous paraissent extrêmement ennuyeux. Ces livres comprennent d’abord deux très anciennes cosmogonies et histoires fabuleuses, le Kojiki et le Nihongi, puis une compilation historique du xviiie siècle, des romans de cour genre Scudéry, quelques mémoires, quelques courts journaux de voyages (à l’intérieur), d’anciens drames fort courts d’une forme particulière, les No, et une quantité invraisemblable de petites poésies. Cela montre tout de suite et d’un coup d’œil qu’à aucune époque le Japonais ne s’est occupé de problèmes abstraits puisqu’il n’a été ni philosophe ni dramaturge, et qu’il a l’haleine poétique fort courte puisque son plus long poème ne dépasse pas cent vingt vers ! Voyons maintenant ce que chaque classe d’ouvrage nous apprend sur les aptitudes et l’appétit littéraire des Japonais.

Le Kojiki, le plus ancien livre existant du peuple japonais, passe pour avoir été écrit en 712 après J.-C, dès que l’introduction des caractères chinois permit d’écrire au Japon, et il est censé représenter une très longue tradition antérieure. Le Nihongi le suivit de près en 720 et fut rédigé en chinois. Ces deux livres sont en quelque sorte les livres sacrés des Japonais puisqu’ils relatent leurs origines depuis la création du monde, mais il est inexact de les comparer à la Bible puisqu’ils ne renferment aucune espèce de préceptes religieux ni moraux. Leur cosmogonie n’a rien de particulièrement remarquable, mais il serait intéressant de rapprocher plusieurs de leurs mythes de ceux de l’Inde et de la Grèce auxquels ils font penser. La délicatesse et la décence ne sont pas ce qui les caractérisent ; les notions sont crues, les mots ne cherchent pas à les voiler ; en outre, c’est confus et sans grandeur. Il est curieux de retrouver au Japon le mythe d’Orphée descendant aux enfers pour chercher sa femme morte. Dans le Kojiki, c’est un dieu qui descend dans le royaume de Yomi (par parenthèse aux Indes le dieu des morts s’appelle Yama, ce qui est philologiquement la même chose) et là aussi il la perd pour avoir désobéi à la défense de la regarder. Mais le mythe japonais plus explicite, hélas, que le mythe grec, nous développe avec d’horribles détails le comment et le pourquoi. Izanagi — Orphée, aperçoit sa femme et sœur Izanami — Eurydice, en proie à la décomposition du tombeau la plus réaliste et doit se sauver devant la morte furieuse d’avoir été vue couverte de vers. Ce n’est pas ici le lieu de discourir sur les mythes, mais on pourrait se demander si ce n’est pas là la forme la plus ancienne de la réponse donnée par le tombeau à la curiosité des hommes inquiets de l’au-delà. En dehors de cette cosmogonie, le Kojiki et le Nihongi ont la prétention d’être des histoires et on y trouve la généalogie fabuleuse et les non moins fabuleuses annales des premiers empereurs que la critique occidentale se refuse à accueillir. Il y a encore beaucoup à faire pour tirer de ces anciennes mythologies tout ce qu’elles renferment d’utile, au point de vue surtout de la mythologie comparée ; mais en tant que monuments littéraires, on peut les considérer comme assez grossiers, confus et… ennuyeux.

Dès le xe siècle nous trouvons une très grande quantité de romans de cour très longs, très détaillés, où la vie élégante, aristocratique, mais étroite et frivole des empereurs et de leurs courtisans est minutieusement conservée. Le Genji Monogatari en est le plus célèbre, il est écrit par une femme comme beaucoup d’autres du reste. Ces romans — presque impossibles à lire pour des Européens tant ils sont ennuyeux — dépeignent une petite cour où on n’avait pas à s’occuper du gouvernement, mais seulement de tuer le temps. Ils ne sont pas remplis de politique, on n’en faisait pas à la cour impériale, mais de tournois poétiques, de descriptions de toilettes, de clairs de lune et d’airs de flûte. Leurs personnages sont très efféminés, groupés en petit cercle exclusif et fidèle autour d’un fantôme d’empereur partagé entre la débauche et l’extrême dévotion. Le style est filandreux — Genji Monogatari, 4 234 pages — leste sans indécence ; des Européens qui avaient eu le courage d’en entreprendre la lecture ont qualifié son auteur « d’ennuyeuse Scudéry ». Une autre femme de la même cour et du même temps a laissé un livre moitié mémoires et moitié mélanges, le Makura Zoshi (croquis sur l’oreiller), 12 volumes, 646 pages, qui donne une idée très nette de l’esprit du temps. Plus tard le roman change de cadre, mais non de proportions (Kakkenden, 106 volumes) ; il devient roman d’aventure, se permet des grossièretés au scandale des Japonais, mais à la joie des Européens, et s’adresse davantage au peuple qu’il ne dédaigne pas de peindre. Il est souvent historique, parfois judiciaire, enfin de nos jours il se modèle sur Zola et l’école réaliste française. Les Japonais modernes n’ont pas plus peur que leurs ancêtres de récits indéfiniment longs (à ce que j’ai trouvé dans des traductions fort raccourcies à notre usage), très délayés et pas bien intéressants. Ils se passionnent pour des traductions ultra japonisées de livres occidentaux qui ne sont pas toujours ceux que l’on s’attendrait à voir choisir. Il en est de même des drames : Shakespeare, adapté et méconnaissable, fait fureur. Sardou l’accompagne sur l’affiche rapporté par Sada Yacco. Les Japonais sont très friands de théâtre où ils s’installent en famille et retournent plusieurs jours de suite pour voir la fin de la pièce. Ils aiment également la tragédie et la farce, l’émotion et le rire, et les font judicieusement alterner dans le spectacle. La scène qui est ronde tourne à chaque changement de décor devant le spectateur et les acteurs traversent toute la salle pour entrer en scène.

Les meilleurs drames populaires japonais remontent au xviiie siècle, qui fut d’ailleurs l’époque d’un épanouissement général de tous les arts ; ils sont tantôt historiques, tantôt de caractère et doivent leur origine aux théâtres de marionnettes, principalement d’Osaka. Ils reproduisent souvent des événements connus comme la vengeance des 47 Ronins ou d’autres également caractéristiques de la féodalité. En général, on y voit beaucoup de sang répandu et de suicides, des situations tendues et des sentiments héroïques. Mais ce genre est considéré comme inférieur et fait pour les petites gens. L’aristocratie s’intéresse passionnément à une autre forme de théâtre, archaïque et très curieuse. Les No sont des représentations solennelles où la danse joue un grand rôle, où le chœur tient une place prépondérante et où deux personnages récitent et jouent dans une certaine mesure une partie de la pièce. Ils sont sortis des temples shinto où ils étaient à l’origine une danse mi-comique, mi-sacrée. Le bouddhisme les trouvant à l’état itinérant les adapta à son but de propagande morale. Au milieu du xive siècle on les voit encore comiques, mais ils sont bientôt transformés et récrits par les prêtres et se font historiques. À la fin du xve siècle, on considérait comme classique une vingtaine de No ; deux siècles plus tard, on en comptait sept cents, dont environ deux cents ont survécu et se jouent encore de nos jours. Ce sont de courtes pièces sans péripéties, où le chœur joue sensiblement le même rôle que dans le drame grec, et qui rappellent aussi le drame hindou, mais diffèrent totalement du drame chinois. On y voit les dieux reconnaissables à leurs somptueuses robes de brocart, les nobles en ancien costume de cour, les femmes richement vêtues à l’ancienne mode selon leur condition. Les acteurs professionnels se succèdent de père en fils, ils ont une tradition et se transmettent les costumes, mais de tous les temps les No ont été représentés par des amateurs et souvent de la plus haute distinction. Des empereurs, les grands dictateurs eux-mêmes, Nobunaga et Hidéyoshi, ont pris part aux représentations qui ont gardé quelque chose de leur caractère sacré. On trouvait encore jusqu’à la révolution chez les grands Daimyos des réserves de costumes et de masques qui servaient soit aux acteurs de passage, soit aux amateurs. Aujourd’hui on peut étudier encore dans les No les splendeurs de l’ancien Japon ; ils ne se conservent plus guère qu’à titre de tradition et n’attirent qu’un public choisi, lettré, recueilli, qui suit le texte et semble prendre part à une cérémonie religieuse.

Où le Japon est bien lui-même, où il faut l’étudier et où il fournit abondante matière à réflexions, c’est dans le domaine de la poésie. Tous les Japonais font des vers, de l’empereur petit-fils du soleil au coolie qui court dans les brancards d’un kuruma ; ils en ont toujours fait et ils en font encore en toutes circonstances. Au Japon, il n’y a pas besoin d’être poète de profession ou amoureux pour se mettre à écrire en vers : hommes, femmes, enfants tournent leur petite poésie à propos de tout et à propos de rien. Il y a des concours de poésie qui sont une institution nationale : l’empereur et l’impératrice choisissent tous les ans un thème, et leurs sujets et leurs personnes sacrées de s’évertuer à l’envi. On fait des vers quand on est gai, et on en fait encore plus quand on est triste. Quand on va à la campagne et quand on reste au logis. Quand on rencontre l’âme sœur, et quand l’infidèle s’enfuit. Quand on se marie et surtout quand on se suicide. On ne saurait mettre fin à ses jours en se jetant dans le torrent approuvé de quelque cascade, seul ou à deux, voire à trois, sans accrocher à une branche d’arbre prochaine un petit papier couvert d’une petite poésie. On donne en vers ses raisons de quitter la vie et en vers on fait ses adieux aux bons amis. Même avant de mourir de mort naturelle, on exhale ses dernières impressions en un quatrain. Ce besoin d’exprimer en vers ses admirations, ses regrets ou même de simples lieux communs paraît si enraciné dans le cœur japonais qu’il vaut la peine de s’y étendre un peu. C’est donc le plus poétisant de tous les peuples, et cependant, à notre manière de voir, il n’a pas un poète. On a déjà vu qu’il n’a pas d’épopée ni — No à part — de drame. Les poèmes sont courts, combien courts on va le voir, sobrement lyriques, légers, souvent puérils, sentimentaux ou épigrammatiques. Toutes les pointes et les jeux d’esprit les ornent (?) à profusion. Le calembour y fleurit et les bouts rimes ont un succès fou.

La forme consacrée de ces petites élucubrations poétiques est une courte strophe de cinq vers contenant en tout 31 syllabes ainsi disposées : 5-7-5-7-7-. Il faut que tout s’exprime en 31 syllabes sans obligation de rime, et la langue japonaise se prête très bien à ce genre d’exercice ; elle est douce, harmonieuse, syllabique et rime presque forcément d’elle-même. Mais tout le monde ne peut pas s’élever jusqu’à 31 syllabes, en cinq vers. Il y a une autre forme très populaire de poésie qui n’en a que 17 en trois vers, de 5-7-5- syllabes. Et il y a de ces très courtes épigrammes qui passent pour des chefs-d’œuvre que tous connaissent et répètent au Nippon. Un étranger, naturellement surpris des proportions exiguës de la muse japonaise, sera porté à croire que les Japonais ont peu de chose à dire. Évidemment, on ne fait pas tenir les exploits d’un héros en 17 ni même en 31 syllabes ; il faut renoncer aussi à démêler en cinq vers des sentiments un peu complexes, mais on peut fixer avec élégance un aspect fugitif, une impression fine et profonde, une rencontre d’un instant, un petit tableau gracieux genre miniature. Le Japonais qui excelle aux petites choses, qui fait rêver avec trois coups de pinceau, et rend jusqu’à l’indéfinissable avec presque rien, manie avec une rare habileté ces trente et une syllabes, et il est possible de deviner même à travers une traduction presque impraticable quelque chose du charme de l’original. Tendrement épris de la nature, c’est elle qu’il peint en vers comme il la peint sur un kakémono ou un fusuma. Il y a quelque chose de la grâce suggestive de ses lignes dans ses vers. Un bambou qui frissonne au vent sur une porte à coulisse ou un bambou décrit en 17 syllabes, vous donne la même sensation de plaisir prolongé en rêve. Ce n’est qu’un bambou, et à peine indiqué, et cela touche à l’infini : le tout est percevable dans l’infime partie. Peut-être, pour nous qui ne pouvons apprécier le son des vers japonais et l’ingénieux agencement des mots, leur trouvons-nous justement le charme des dessins qu’ils suggèrent et nous voyons tout de suite apparaître une adorable feuille de paravent dans :

Une nuit d’automne. Et la lune
Qui éclaire une à une les oies sauvages
Les ailes entrecroisées
Qui volent sur les nuages blancs.

Avec un peu de poudre d’or, vous avez cela chez vous et vous aimez à le regarder. Cette poésie est vieille, elle a mille ans et son auteur n’a pas dit son nom. Le sentiment se mêle à la nature et, comme elle, est plutôt suggéré que décrit :

Debout, tout seul sur la montagne,
J’ai pensé à l’absent aimé ;
Et debout j’ai cueilli d’une main incertaine
Les feuilles de l’année qui s’en va.

Manyoshu, viiie siècle.

Un tout petit cri japonais et réservé de désespoir :

Sais-tu où croît la graine de la fleur d’oubli ?
Oui, c’est dans le cœur qui n’est pas touché d’amour.

On note sans grande émotion et surtout sans révolte la brièveté de la vie :

Je ne sais que ceci :
Plus frêle que la feuille morte emportée par le vent,
Semblable à la toison floconneuse dispersée par la
[bourrasque,
La vie de l’homme passe sans rien laisser.

Kokinshu, xe siècle.

Enfin il faut surtout citer le fameux petit poème de Motoori (xviiie siècle) que les Japonais acceptent comme la meilleure expression de l’âme Japonaise et qu’ils citent volontiers aux étrangers perplexes :

shikishima no
yamto gokoro no
hito towaba
asa ni ni niou
yama zakura bana

Si l’on t’interrogea sur l’esprit du Japon,
Montre le cerisier sauvage en fleur
Sous les premiers rayons du soleil.

Combien insaisissable et loin de la nôtre l’âme d’un peuple qui se dépeint elle-même comme un cerisier en fleur !

Si on a remarqué les dates de ces poésies fugitives, on aura vu que le Japon le plus reculé pratiquait déjà l’art poétique sous une forme légère et aimable. Et ces dates se rapportent seulement à la compilation des recueils, les poésies elles-mêmes peuvent être bien plus anciennes. Manyoshu n’est pas un nom d’auteur, mais le titre d’une anthologie : « les 10 000 feuilles », Kokinshu veut dire : « poèmes anciens et modernes », mais il ne faut pas prendre « moderne » au pied de la lettre, cela remonte au xe siècle. Vraiment nous avons bien là un reflet de l’âme japonaise, quelque chose qui lui appartient en propre, qui n’est même pas venu de la Chine et qui vit toujours. Quelque chose que l’on considérait il y a quelques années à peine comme une des branches les plus essentielles de l’éducation d’un homme distingué, quelque chose qui s’enseigne encore et fait vivre des professeurs, donne lieu à des concours présidés par le souverain qui y prend part, quelque chose qui résiste aux chemins de fer et au costume européen. Il peut être curieux de savoir quels sont les sujets de ces exercices poétiques nationaux. Chez nous les académies proposent des canevas de grande envergure, il faut pour être couronné enfler sa voix et traiter avec ampleur de grands événements ou de grands personnages. Le Petit Fils du soleil, là-bas au Nippon, propose avec douceur à ses féaux sujets : Des Pins reflétés dans l’Eau, ou la Longévité du Bambou vert. Cela coïncide comme époque avec la guerre de Mandchourie, comment réconcilier deux idées si éloignées ? Comment interpréter ce « cerisier sauvage en fleur » qui va-t-en guerre comme Malbrouck mais revient victorieux ; ce poète de 31 syllabes en cinq vers qui construit des cuirassés, cet éternel artiste du bambou qui s’impose comme un conquérant ?…