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Essai de psychologie japonaise/Chapitre 9

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Augustin Challamel (p. 143-165).

VIII
COUTUMES

Rien ne donne plus à penser que l’esprit des Japonais procède autrement que le nôtre, que ce fait bien souvent signalé qu’ils font tout « à rebrousse poil », c’est-à-dire que leur instinct les pousse à commencer par où nous finirions, à avancer quand nous reculons, à prendre leur droite quand nous prenons notre gauche, à tirer quand nous poussons, à rire quand nous pleurons, etc., etc. Il n’y a rien de si sûr que ces continuelles et absolues divergences dans la manière d’agir ou de prendre les choses, et c’est peut-être ce qui révèle le plus clairement et explique le mieux à quel point le Japonais et l’Européen sont peu faits pour se comprendre et s’apprécier à première vue.

Des exemples : au Japon ce n’est pas son chapeau qu’on laisse dans l’antichambre — peut-être parce que l’on n’en porte pas — mais ses chaussures. On ne tient pas son parapluie par le manche, mais par le bout. On ne met pas son cheval à l’écurie la tête au mur, mais on le tourne vers la porte. Quand on dîne en ville, on se garde bien de manger à son appétit, mais on emporte chez soi ce qu’on n’a pas mangé. On ne construit pas des clochers élevés pour y suspendre les cloches, mais on les accroche à raz de terre ; elles n’ont pas de battant intérieur, mais on les sonne en frappant dessus avec des ais. Les pêcheurs ne tirent pas leurs bateaux sur la plage l’avant vers la terre, mais vers le flot. On commence les maisons par le toit, on rabote en tirant le rabot. On adresse les lettres ainsi : Japon, Kyōto, telle rue, tel numéro, un tel, prénom, monsieur, ingénieur. On ne boit pas après dîner, mais avant — cela fait que quand on a trop bu, on n’a plus besoin de dîner. On mange les sucreries avant la soupe et on monte à cheval par la droite. Enfin on dit que les Japonais se sèchent après le bain avec une serviette humide !

Tout cela a l’air d’une salade d’enfantillages pour faire rire le lecteur, mais il n’en est rien, et ces petites choses-là sont justement celles qui importent beaucoup. Après en avoir souri, il vaut la peine d’en chercher l’explication et de se demander pourquoi elles sont ainsi et quelle est leur signification. Il est évident que dans certains cas ce sont les Japonais qui ont raison et les Européens qui ont tort. Par exemple il est beaucoup plus rationnel de tourner la tête du cheval à l’écurie vers la porte que vers le mur : on peut le surveiller plus facilement, voir s’il a encore à manger et à boire, s’il taquine ses camarades, et le pauvre cheval s’ennuie moins. La façon japonaise d’écrire les adresses se recommande par sa logique : ce que la poste a besoin de voir d’abord, c’est le nom du pays, de la province et de la ville. Le facteur seul a besoin de savoir la rue et le numéro, le concierge le nom. Dans ces deux cas nous voyons un exemple de cette faculté d’adaptation que les Japonais poussent si loin. Mais il n’y a rien de plus mal, élevé chez nous que d’emporter quelque chose de table : on explique ainsi la méthode japonaise : on mange peu parce qu’il est disgracieux et contre la bonne éducation de se gorger. Jusque là nous sommes d’accord. Mais on trouve là-bas qu’il n’est pas à propos que l’hôte profite de la réserve de ses invités, il ne veut pas mettre de côté ce qui reste de ses provisions pour le manger plus tard en famille ; il en fait faire de petits paquets par ses domestiques et prie courtoisement ses invités de vouloir bien les emporter chez eux. C’est le même sentiment qui porte un Japonais à répondre quand on lui offre des cigarettes : j’en ai à moi, et à fumer les siennes et non les vôtres au moins pour commencer : il ne veut pas vous priver de votre bien pour ménager le sien.

Mais la question n’est pas tant de savoir si les Japonais ont tort ou raison que de constater que leur instinct est différent et leur manière de raisonner aussi. Cela prouve que leur esprit n’envisage pas les choses du même point de vue, qu’il ne part pas du même point de départ, et qu’il ne chemine pas par les mêmes routes. L’instrument est différent et on en joue d’autre façon. Cela explique aussi pourquoi Européens et Japonais se sentent mal à l’aise vis-à-vis les uns des autres et pourquoi ils se comprennent si mal.

On ne peut les juger ni d’après soi ni d’après d’autres peuples dont le diapason semble plus rapproché du nôtre. Pas même d’après nos bêtes domestiques qui nous ressemblent plus que lui.

Ce qu’il y a peut-être de plus troublant dans la pratique, c’est que le Japonais rit quand nous prenons l’air grave ou quand nous nous mettons en colère. Cela nous choque de voir notre interlocuteur ricaner quand nous lui posons une question sérieuse sur un sujet important, religieux par exemple, ou éclater de rire quand on lui annonce qu’on a reçu une mauvaise nouvelle. Il semble que la nature humaine devrait être la même partout et que quelque chose de si spontané que le rire ou les larmes dût se manifester toujours à propos des mêmes choses. Il n’en est rien au Nippon : on y est tellement maître de son sourire et l’étiquette est tellement loin de la nôtre, qu’elle prescrit l’hilarité dans des circonstances où elle nous paraît extrêmement déplacée. On est jeté hors des gonds par le rire persistant d’un domestique qu’on gronde : plus on insiste, plus il rit, et si l’exaspération va jusqu’au geste de menace, le Japonais se tord. Toute patience échappant enfin, si on en arrive à frapper, il recule pour se mettre à l’abri, mais il rit toujours ! C’est à devenir fou, mais il paraît que ce malheureux Japonais n’a pas l’intention de nous manquer de respect ; il doit continuer à montrer une figure souriante même à qui le maltraite.

Lafcadio Hearn, qui a étudié le Japon de si près et avec tant d’amour, raconte l’histoire étrange d’un résident anglais de la première heure qui prenait des leçons avec un ancien samourai (noble). Au cours d’une discussion, l’Anglais, outré par l’imperturbable sourire, s’oublia jusqu’à le souffleter. Le samourai se retira et… s’ouvrit le ventre. Très impressionné par ce dénouement tragique et imprévu, l’Anglais s’informa, surpris surtout que le samouraï n’eût pas plutôt fait voler sa propre tête d’un seul coup du sabre à deux mains qu’il avait instinctivement saisi au moment de l’outrage. On lui expliqua que l’offense était, au Japon comme ailleurs, de celles qui ne s’effacent que par la mort, mais qu’un point d’étiquette japonaise insoupçonné n’ayant pas permis au samourai de tuer l’offenseur, il n’avait d’autre ressource pour laver son honneur que de se suicider. Voilà où peut mener l’éternel sourire des Japonais en face de races moins habituées à recouvrir leurs émotions naturelles d’un masque amène.

La politesse est méticuleuse au Japon, mais elle diffère tant de la nôtre que sans explications, lesquelles sont à peu près impossibles à obtenir, on prend quelquefois ses raffinements pour de la grossièreté. Invitez un Japonais à dîner, écoutez-le avaler sa soupe à grand bruit, très choqué vous perdez toutes vos illusions sur cette fameuse politesse japonaise. C’est que vous ne savez pas — comment sauriez-vous ? — que ce bruit déplaisant a pour but de vous montrer avec quel plaisir il mange votre soupe et que c’est une politesse qu’il vous fait ! Pense-t-on que les froissements soient fréquents dans un pays où des choses de ce genre arrivent sans cesse à propos de tout et à propos de rien. Et qu’on ne s’illusionne pas, le Japonais habitué à son code, trouve le nôtre — qu’il ne connaît pas d’ailleurs — tout aussi étonnant et choquant.

Les femmes passent après les hommes au Japon, comme partout en Orient du reste, et sont réduites à un état qui rappelle la servitude. Elles n’ont ni position ni influence ; elles servent à avoir des enfants, à tenir la maison, et à faire la cuisine. On leur permet d’être jolies, et elles le sont. De s’habiller d’une façon assez coûteuse et d’être un peu sottes, mais on ne voit point qu’elles puissent prétendre à rien de plus. Elles-mêmes ne prétendent à rien ; comme partout elles sont plus conservatrices que les hommes et mettent leur gloire à s’effacer et à servir : on sait que les femmes musulmanes considèrent leur voile et leur clôture au harem comme un privilège et un honneur. La situation d’une Japonaise se définit ainsi : enfant et jeune fille elle obéit à son père, mariée à ses beaux parents et à son mari, veuve à son fils. C’est une mineure perpétuelle dont le rôle doit être tout d’utilité et de charme, mais qui n’a pas d’existence personnelle et à aucun moment de sa vie, ni dans aucune situation, ne peut vivre pour elle-même. Son éducation consiste à savoir les coutumes, les bonnes manières. la tenue de maison, plus l’art de servir le thé et d’arranger les fleurs. Comme les hommes elle compose des poésies, gratte le samisen ou le koto et chante un peu. Elle fume la même pipette et va où elle veut. Aujourd hui elle fréquente l’école avec les garçons, système américain, et des missionnaires, remplis de ces bonnes intentions dont on dit que l’enfer est pavé, lui enseignent le piano et lui font lire Wordsworth. J’ai vu de près les victimes de ce zèle occidental, elles avaient l’air malheureux et leur directrice m’a dit avec surprise qu’elles sont sans cesse malades. Cela m’a peut-être moins étonné qu’elle !

Comme les Japonais font tout « à rebours », ce ne sont pas les hommes qui entretiennent les actrices — probablement parce qu’il n’y en a pas — mais les femmes qui entretiennent les acteurs ! De même que nos journaux illustrés humoristiques s’égaient aux dépens du Monsieur et de la Danseuse, les estampes japonaises en couleur que nous admirons exercent leur verve sur ces faiblesses des dames japonaises.

Quand une jeune fille est d’âge à se marier, ses parents s’adressent à une personne de leur connaissance pour lui trouver un mari. Après divers préliminaires, les deux jeunes gens se voient une fois et théoriquement ont le droit de refuser d’aller plus loin. Mais le respect filial ne permet pas en pratique d’user de ce droit et la jeune personne accepte avec soumission et reconnaissance le fiancé qu’on lui offre. Suivent des envois de cadeaux et l’engagement est considéré comme définitif et presque impossible à rompre. Le mariage n’est au Nippon ni religieux ni civil, on ne va ni au temple ni devant M. le Maire, c’est une affaire de famille qui se passe en famille. On se contente, d’en faire part à l’autorité civile quelques jours après, afin que la jeune mariée soit inscrite dans son nouveau quartier. Quand elle quitte la maison paternelle pour se rendre chez son époux, la petite Japonaise est habillée de blanc, mais ce n’est pas un symbole virginal : le blanc est la couleur du deuil et des morts, et pour bien montrer qu’elle est morte en effet, on procède aussitôt qu’elle en est sortie dans la maison familiale aux cérémonies qui accompagnent les funérailles. On nettoie tout, on brûle de l’encens, etc., etc. Arrivée chez ses beaux-parents, on la présente à tous les membres de la famille vivants et morts, ceux-ci représentés par leurs tablettes. Puis elle revêt une belle robe, présent de son époux, et boit à la même coupe que lui à plusieurs reprises, il y a un grand repas et on va se coucher. Dès le lendemain elle va faire une visite à sa famille pour montrer qu’elle n’est pas si morte qu’on croyait et tout est fini. La grande affaire pour une jeune mariée japonaise c’est de plaire à sa belle-mère, cela ne passe pas pour facile et il faut recommander aux jeunes filles françaises de ne point épouser des Japonais, celles qui l’ont fait étourdiment s’en trouvent fort mal. Au contraire, quel rêve pour un homme d’épouser une petite Japonaise, jolie, soumise, adorante, bien élevée, sans éducation… et sans mère !

Quand les enfants sont venus, les grands-parents s’en occupent beaucoup et on les confie, solidement ficelés, au dos de leurs aînés. Où les Japonais montrent bien qu’ils sont faits autrement que nous, c’est dans leurs méthodes d’éducation. Jamais ils ne grondent les petits enfants, encore moins les frappent-ils ou les mettent-ils en pénitence. Ils se contentent de les protéger à force de soins attentifs contre tous les risques et tous les dangers… et de leur donner le bon exemple ! Ces étranges Japonais croient qu’il est plus important pour l’éducation d’un enfant de n’avoir jamais vu ses parents en colère que d’avoir été battu pour apprendre la patience ! (Qui oserait prêcher en Occident l’exemple comme système de correction ?) Quand un enfant crie, on le console ou on supporte héroïquement ses cris en souriant toujours. Et le fait est qu’on n’entend presque jamais un enfant crier. Jusque vers sept ans, on lui laisse faire pour ainsi dire ce qu’il veut et on prend patience quand ce qu’il veut dérange ou encombre un peu. On prend un plaisir extrême à parer les tout-petits, à mener toute la petite famille aux fêtes, aux foires, à la mer, a la montagne. À acheter des jouets, des sucreries, à gâter en un mot le petit monde. Mais les enfants japonais n’ont jamais l’air d’enfants gâtés : ils ne sont ni bruyants, ni excités, ni insupportables. Est-ce la race des dieux qui est vraiment parfaite en naissant ? Où l’exemple est-il la meilleure des leçons ? Pourtant, quand plus tard un garçon reste indiscipliné, le châtiment paraît terrible : on use du moxa au Japon comme remède à toutes les maladies, morales aussi bien que physiques, et nombreux sont les hommes du peuple dont le dos nu montre les traces d’une jeunesse indocile.

Les domestiques sont traités avec la même douceur que les enfants, mais je n’ai pas trouvé que la méthode eût avec eux d’aussi bons résultats. Le domestique japonais est habitué à des égards, à des congés, il est un peu de la famille, et il paraît qu’il est susceptible d’un dévouement héréditaire. Mon impression est qu’il est paresseux, peu intelligent, familier, et qu’il rit plus qu’il ne travaille. Mais une bonne d’enfant japonaise, avec son inaltérable patience et ses soins attentifs, doit laisser de bien bons souvenirs à son nourrisson.

On meurt comme ailleurs dans cet étrange pays, mais on y est enterré autrement que partout. C’est la chose du monde la plus gaie, la plus éclatante, la plus papillottante, qu’un enterrement japonais. Ce peuple qui se vêt de gris et qui aime les teintes douces, accompagne la mort de couleurs vives et crues. À voir les bannières multicolores portant larges inscriptions, la quantité de fleurs aussi multicolores, les belles robes de soie rouge, bleue ou jaune des prêtres bouddhistes, et le blanc immaculé des parents en deuil, on pense à un joyeux cortège de mariage ou de jour de fête, et on ne ressent que des impressions joyeuses. Le mort s’en va porté en palanquin, et ce palanquin ne diffère guère de celui dont il se servait vivant que par l’éclat de ses couleurs et la richesse de son ornementation. Tout cela est chinois et c’est pourquoi, probablement, cela tranche avec les habitudes réservées des Japonais. Le cimetière où l’on dort son dernier sommeil, ressemble au contraire beaucoup aux nôtres, si on prend pour point de comparaison un cimetière de campagne un peu abandonné. Le champ des morts au Japon est toujours boisé, autant que possible accidenté, sur le flanc d’une colline. Les tombes qui sont fort petites — on n’enterre que les cendres après crémation — se serrent, grimpent, se blottissent dans les creux dans un désordre pittoresque. Elles consistent en un petit carré de terrain, marqué d’une pierre érigée, d’un bouddha ou d’une stûpa, entouré d’une grille et renfermant de longs bâtons plats où sont écrits les noms des morts ; plus des bambous creusés qui servent à mettre des fleurs et une ou plusieurs lampes. Chaque année, le jour des morts, on allume ces lampes, car ils reviennent et on éclaire aussi sa maison où on leur prépare un bon repas et les rues pour qu’ils retrouvent leur chemin pour retourner au cimetière.

Pour mourir, il faut avoir vécu ; pour cesser d’être, il faut avoir été ; pour perdre son individualité en rentrant dans le grand Tout, il faut en avoir eu une. Le Japonais est-il une individualité ? A-t-il une identité ? Pas à notre point de vue. Il n’est pas l’unité, représentée par la famille, et comment aurait-il une identité puisqu’il n’a pas de nom propre ? Ou plutôt puisqu’il en a une douzaine les uns après les autres. Il y a quelque chose de troublant pour un esprit occidental habitué à se croire Pierre ou Jean du berceau à la tombe, en passant par l’école, le mariage, le succès ou la ruine, à penser qu’un Japonais, s’il pense à lui-même — peut-être n’y pense-t-il pas — devra se servir d’une quantité de vocables différents. On se sent plus assuré de ce fait inexplicable de sa propre existence, quand on a la certitude que ce Pierre ou ce Jean jouit d’une identité artificielle depuis une date connue et la gardera jusqu’après l’heure inconnue sur une pierre et sur un registre. Mais comment un Japonais peut-il être sûr que le Sakaki d’aujourd’hui est le même qu’un certain Tamotsu qui allait à l’école et qu’un certain Gentaro né dans telle famille, à tel endroit. Et sera-ce vraiment lui qu’on inscrira au cimetière et sur les tablettes sous le nom de Fukoji ? Qu’il soit membre de telle grande famille noble, c’est évident, car il en porte le surnom toute sa vie. Mais tout un clan a le même privilège, et ce n’est pas exister individuellement. Artiste, il a une variété de pseudonymes, plus le nom patronymique de son maître. Comédien, ses noms sont légion. Simple particulier, à chaque événement important de sa vie, il abandonne le nom précédent et en prend un nouveau en rapport avec les circonstances nouvelles. Où est la personnalité ? Aussi bien n’y en a-t-il point. Il n’a pas même la ressource de dire : né en tel endroit, car les villes changent de nom aussi facilement que les gens. Un développement imprévu, un changement politique, et voilà une capitale débaptisée : exemple Yeddo-Tokyo de nos jours. Il n’en faut pas tant pour transformer le village de Chuzenji en Chugushi ; un simple caprice de l’employé du cadastre, une petite modification dans les productions de l’endroit, un rien. Les lieux n’ont pas plus de personnalité que les hommes.

Quant à l’empereur, petit-fils du soleil, il est au-dessus de tous les noms et n’en a que pour les barbares étrangers : tant s’en faut que les Japonais sachent tous comment nous nommons leur empereur. Mort, on peut se permettre de le désigner par un nom, mais c’en est un de fantaisie qu’il n’avait jamais porté vivant !

Un père est un père, croyez-vous ; la relation de géniteur à engendré est la même à tous les degrés de l’échelle. Pas au Nippon. Le même mot peut-il désigner l’auguste auteur d’un empereur et le papa d’un serrurier ? Fi donc, quelle grossièreté. Il y a 9 mots — 9 — pour dire père en japonais, 9 nuances finement dégradées qu’il faut savoir employer à propos. Autant pour mère et fille, mais cela s’élève à 11 pour femme et fils, et descend à 7, un rien, pour mari. J’ai noté ailleurs la variété des expressions qui désignent les femmes de la main gauche et qui n’ont pas pour but de voiler d’une métaphore l’indécence du sujet, mais de représenter exactement des degrés sociaux.

Le Japonais si renfermé dans ses pensées ne l’est pas dans sa vie extérieure : le mur de la vie privée est en papier, et encore. Il est obligé d’écrire sur sa porte son nom et ses qualités ; il enlève tous les matins les murs de sa maison qui sont des volets placés le soir pour empêcher les voleurs ; il s’enferme quand il y a lieu entre des paravents de papier, mange partout, dort où il se trouve, et ses domestiques ne frappent jamais avant d’entrer. Inutile d’ajouter qu’il ne peut confier ses secrets qu’en plein air puisque les cloisons de sa chambre sont en papier. Il n’a donc pour s’y réfugier que le domaine de sa pensée : cela explique qu’il s’y concentre si fort et qu’il se soit fait un rempart impénétrable d’une physionomie immobile. Moralement, il ne peut pas s’isoler du vulgaire : tout le monde sait ce que tout le monde fait et dit, et comme partout, on glose. Mais l’opinion publique est plus impérieuse au Nippon qu’ailleurs, elle représente l’autorité incontestée des coutumes et sert trop souvent de source de renseignements à l’autorité gouvernementale. Dans un pays si soumis à celle-ci, il est facile à l’administration civile d’agir fortement sur l’opinion, et par elle de contraindre l’individu et de le maintenir dans le rang. D’autre part, la police est aisée dans des villes où les maisons ne ferment point. Et les voleurs, dira-t-on ? quel paradis pour eux ! On s’en défie beaucoup au Japon et ces maisons ouvertes sont bien gardées. Mais les gens qui ont quelque chose à perdre ne le laissent pas exposé comme chez nous aux regards envieux. Ils enferment leurs objets précieux dans des bâtiments spéciaux, bien clos, à l’épreuve du feu, et n’en sortent les objets de valeur qu’un à un et selon les circonstances.

Le Japonais aime à sortir de chez lui et à jouir dehors des plaisirs de la nature ; il est sans cesse en route et en fête. Pèlerinages — toujours à de beaux endroits — floraison successive des cerisiers, des glycines, des pivoines, des chrysanthèmes, tout lui est prétexte à se déplacer en compagnie, à manger dehors, à baguenauder, à jacasser. Il emmène sa famille et son service ou il se joint seul à des amis tandis que les femmes vont de leur côté. Il pêche des coquillages, il cherche des champignons, il visite une foire autour d’un temple célèbre, toujours il trouve quelque bonne raison de se mettre en route. Les trains de plaisir abondent au Japon : il y en a pour les fêtes annuelles, parfois mensuelles, des temples, pour les champignons, pour les glycines, pour les cerisiers, pour la grande revue, pour quoi encore ? Pour tout. Sauf le théâtre, tous les plaisirs sont dehors et presque tous basés sur la Nature, ses beautés, ses changements aux différentes saisons.

Les Japonais ne pensaient point à se baigner dans des endroits fermés avant les réflexions des Européens : très friands de bains chauds et très riches en sources thermales, ils ont toujours aimé à se rendre aux endroits où la nature leur fournit gratis l’eau presque bouillante et plus ou moins minéralisée. Ils y barbotent comme des canards, y passent des heures, parfois des journées comme à Louèche, mais non pas entre quatre murs. Un toit léger garantit du soleil ou d’une ondée, une cloison de bambou ou de ramée cache à ces étranges barbares occidentaux le spectacle naturel d’un heureux pêle-mêle de sexes et d’âges, batifolant, s’éclaboussant, livrant leur personne entière sans nulle réserve aux chaudes caresses de l’eau courante. Sauf avertissement d’un desdits barbares, un Japonais ne voit pas de raison de prendre son tub ailleurs que dans la rue, c’est pour lui l’endroit le plus propre à cet exercice, on peut renverser de l’eau sans rien gâter, on respire à l’aise et on a la distraction de causer avec les passants.

Cependant comme il pleut assez habituellement, il faut dans les îles du soleil levant des distractions à domicile et des réunions dans des édifices abrités des intempéries. Le Japonais n’en manque pas et le nombre d’heures que chaque exercice exige m’a paru en rapport avec la durée de la pluie ininterrompue au Japon. Notre petit frère jaune joue aux échecs, pas tout à fait les mêmes échecs, à un certain jeu de go qui peut durer toujours et qui dépasse de loin les échecs en difficulté. En ceci il nous ressemble, mais nous n’avons jamais songé à nous inviter les uns les autres pour flairer de l’encens… Il y a au Japon des cérémonies d’encens, très nobles, très raffinées, très minutieuses, qu’on célèbre comme un culte à l’instar des fameuses cérémonies de thé. On brûle constamment de l’encens en Extrême-Orient, dans les maisons comme dans les temples, c’est le correctif nécessaire aux cruelles odeurs qui torturent un nez sensible. À ne respirer que le parfum sui generis des rues, on croirait le nerf olfactif des Japonais atrophié, à voir leurs cérémonies d’encens on s’aperçoit qu’ils l’ont fort délicat. Voici succinctement en quoi consiste ce plaisir sérieux (ou enfantin). On se réunit en très petit groupe, on prend l’air grave, on s’accroupit chacun à sa place. Le maître de maison présente un certain nombre d’espèces d’encens. Puis il les brûle dans un ordre changeant, parfois plusieurs ensemble, et il faut que les invités discernent chaque espèce. Tout se passe dans le plus grand silence, le nez seul officie ; on écrit ses conjectures dans un style mystérieux et convenu sur des bouts de papier. Quand à force de sentir on ne sent plus rien, on respire du vinaigre et on recommence. C’est un plaisir de gens très distingués.

Les cérémonies de thé, plus fastidieuses, plus répandues aussi, ont été décrites par maint voyageur. On les a étudiées parce que c’est à elles que les collectionneurs doivent quelques-uns des bibelots qu’ils recherchent le plus et paient le plus cher. Mais cette espèce de sacrement laïque et national des Japonais peut fournir abondante matière à réflexions sur le caractère du peuple qui les a inventées et qui continue à considérer ses rites comme l’école où la jeunesse des deux sexes se forme aux bonnes manières. Sans entrer dans des détails fastidieux, il faut envisager la philosophie des cérémonies de thé parce qu’elle jette une lueur certaine sur l’âme japonaise. Si je ne la vois pas bien dans un cerisier en fleurs — où elle se croit si fidèlement reflétée — je crois l’avoir aperçue presque toute dans le culte de ces longues et traditionnelles manipulations qui encadrent et conditionnent l’absorption d’une tasse de thé. L’élaboration de ce rituel — purement japonais — montre ce que ce peuple artiste a pu imaginer de plus parfait comme ajustement de mouvements ; comme proportions et matériaux du local, comme nombre d’invités, comme forme et comme couleur des instruments, comme attitude physique et morale des communiants, rien n’a été laissé au hasard, ni la hauteur de la porte, ni le nombre des nattes, ni la place de la bouilloire. Encore moins la forme de celle-ci. Tout est le résultat de longues méditations et d’essais répétés. Et ceux qui se sont livrés à ces études qui nous paraissent puériles, étaient des hommes de valeur ayant occupé les plus hautes situations, empereurs ou shoguns retirés à la mode japonaise avant la vieillesse et passant doucement la vie dans de merveilleux jardins en compagnie d’abbés de monastères bouddhiques. Ces raffinés de loisir, prêtres et hommes d’État, n’ont pas cherché seulement la beauté et l’élégance, mais en vrais Japonais ils ont mis leur profondeur dans des choses de rien, et en créant les cérémonies de thé, ils ont préparé à la jeunesse de leur pays une école étonnante non seulement de manières distinguées, mais encore de plusieurs vertus. Pour bien remplir son rôle d’hôte ou d’invité dans une cérémonie de thé, il faut en effet avoir assez d’empire sur sa langue pour s’abstenir de toute médisance, de toute allusion aux nouvelles du jour, à son prochain et à soi-même ; assez d’empire sur ses nerfs pour pouvoir garder une immobilité parfaite, interrompue seulement par de profondes prosternations, ou pour accomplir l’un après l’autre sans une défaillance, une impatience ou une erreur, des centaines de mouvements minutieusement réglés auxquels on ne peut rien ajouter ni retrancher. Exemple : les pas qu’il faut faire pour gagner la porte sont comptés, celui des doigts qui peuvent à certains moments toucher dans une certaine position certains objets aussi. Il faut être souple pour faire son office avec grâce, profondément attentif pour ne rien oublier, d’une patience à toute épreuve pour aller jusqu’au bout. Il faut savoir s’oublier soi-même, puisqu’on ne peut laisser intervenir sa personnalité même dans le plus infime détail.

Il faut être simple, car il n’est permis d’employer dans la construction du pavillon que du bois brut, et pour les menus objets que de la poterie commune ou du bois. Sans ostentation, car on ne peut exhiber qu’un seul kakémono dont les sujets sont rigoureusement prescrits et un seul vase de fleurs choisies selon les règles. Et les invités ne peuvent être que sobrement vêtus et de même sexe. À aucun moment on ne rit, on ne se laisse aller, tout se passe avec décorum et recueillement. Ainsi : empire sur soi-même, attention, mémoire imperturbable, réserve dans ses paroles, oubli de soi, et extrême politesse pour les autres, patience, simplicité, noblesse d’attitude et mouvements gracieux, voilà ce qu’il faut posséder pour être un ou une Cha Jin accompli. N’est-ce rien ? Et ces qualités appliquées à l’ensemble de la vie ne sont-elles pas à recommander à tout le monde et bien caractéristiques du peuple japonais ? Mais combien japonaise cette manière de pratiquer et d’enseigner les vertus austères au moyen d’une chose aussi banale qu’une tasse de thé ! C’est bien du peuple qui représente le ciel, la terre et l’enfer avec les trois masses d’un bouquet de fleurs, et la tigresse apprenant le courage à ses chatons dans l’ordonnance de ses jardins.