Essai philosophique sur les probabilités/2h

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L’analyse confirme ce que le simple bon sens nous dicte, savoir : que la bonté des jugemens est d’autant plus probable, que les juges sont plus nombreux et plus éclairés. Il importe donc que les tribunaux d’appel remplissent ces deux conditions. Les tribunaux de première instance, plus rapprochés des justiciables, leur offrent l’avantage d’un premier jugement déjà probable, et dont ils se contentent souvent, soit en transigeant, soit en se désistant de leurs prétentions. Mais si l’incertitude de l’objet en litige et son importance déterminent un plaideur à recourir au tribunal d’appel, il doit trouver dans une plus grande probabilité d’obtenir un jugement équitable, plus de sûreté pour sa fortune, et la compensation des embarras et des frais qu’une nouvelle procédure entraîne. C’est ce qui n’avait point lieu dans l’institution de l’appel réciproque des tribunaux de département, institution par là très préjudiciable aux intérêts des citoyens. Il serait peut-être convenable et conforme au calcul des probabilités, d’exiger une majorité de deux voix au moins, dans un tribunal d’appel, pour infirmer la sentence du tribunal inférieur. On obtiendrait ce résultat si le tribunal d’appel étant composé d’un nombre pair de juges, la sentence subsistait dans le cas de l’égalité des voix.

Je vais considérer particulièrement les jugemens en matière criminelle.

Il faut sans doute aux juges, pour condamner un accusé, les plus fortes preuves de son délit. Mais une preuve morale n’est jamais qu’une probabilité ; et l’expérience n’a que trop fait connaître les erreurs dont les jugemens criminels, ceux mêmes qui paraissent être les plus justes, sont encore susceptibles. L’impossibilité de réparer ces erreurs est le plus solide argument des philosophes qui ont voulu proscrire la peine de mort. Nous devrions donc nous abstenir de juger, s’il nous fallait attendre l’évidence mathématique. Mais le jugement est commandé par le danger qui résulterait de l’impunité du crime. Ce jugement se réduit, si je ne me trompe, à la solution de la question suivante. La preuve du délit de l’accusé a-t-elle le haut degré de probabilité nécessaire pour que les citoyens aient moins à redouter les erreurs des tribunaux, s’il est innocent et condamné, que ses nouveaux attentats et ceux des malheureux qu’enhardirait l’exemple de son impunité s’il était coupable et absous ? La solution de cette question dépend de plusieurs élémens très difficiles à connaître. Telle est l’imminence du danger qui menacerait la société si l’accusé criminel restait impuni. Quelquefois ce danger est si grand, que le magistrat se voit contraint de renoncer aux formes sagement établies pour la sûreté de l’innocence. Mais ce qui rend presque toujours la question dont il s’agit insoluble, est l’impossibilité d’apprécier exactement la probabilité du délit et de fixer celle qui est nécessaire pour la condamnation de l’accusé. Chaque juge, à cet égard, est forcé de s’en rapporter à son propre tact. Il forme son opinion, en comparant les divers témoignages et les circonstances dont le délit est accompagné, aux résultats de ses réflexions et de son expérience ; et sous ce rapport, une longue habitude d’interroger et de juger les accusés, donne beaucoup d’avantages pour saisir la vérité au milieu d’indices souvent contradictoires.

La question précédente dépend encore de la grandeur de la peine appliquée au délit ; car on exige naturellement pour prononcer la mort, des preuves beaucoup plus fortes que pour infliger une détention de quelques mois. C’est une raison de proportionner la peine au délit, une peine grave appliquée à un léger délit devant inévitablement faire absoudre beaucoup de coupables. Une loi qui donne aux juges la faculté de modérer la peine dans le cas de circonstances atténuantes, est donc conforme à la fois aux principes d’humanité envers le coupable, et à l’intérêt de la société. Le produit de la probabilité du délit par sa gravité étant la mesure du danger que l’absolution de l’accusé peut faire éprouver à la société, on pourrait penser que la peine doit dépendre de cette probabilité. C’est ce que l’on fait indirectement dans les tribunaux où l’on retient pendant quelque temps l’accusé contre lequel s’élèvent des preuves très fortes, mais insuffisantes pour le condamner : dans la vue d’acquérir de nouvelles lumières, on ne le remet point sur-le-champ au milieu de ses concitoyens qui ne le reverraient pas sans de vives alarmes. Mais l’arbitraire de cette mesure et l’abus qu’on peut en faire l’ont fait rejeter dans les pays où l’on attache le plus grand prix à la liberté individuelle.

Maintenant, quelle est la probabilité que la décision d’un tribunal qui ne peut condamner qu’à une majorité donnée, sera juste, c’est-à-dire conforme à la vraie solution de la question posée ci-dessus ? Ce problème important bien résolu, donnera le moyen de comparer entre eux les tribunaux divers. La majorité d’une seule voix dans un nombreux tribunal, indique que l’affaire dont il s’agit est à fort peu près douteuse ; la condamnation de l’accusé serait donc alors contraire aux principes d’humanité, protecteurs de l’innocence. L’unanimité des juges donnerait une très grande probabilité d’une décision juste ; mais en s’y astreignant, trop de coupables seraient absous. Il faut donc, ou limiter le nombre des juges si l’on veut qu’ils soient unanimes, ou accroître la majorité nécessaire pour condamner, lorsque le tribunal devient plus nombreux. Je vais essayer d’appliquer le calcul à cet objet, persuadé qu’il est toujours le meilleur guide lorsqu’on l’appuie sur les données que le bon sens nous suggère.

La probabilité que l’opinion de chaque juge est juste, entre comme élément principal dans ce calcul. Cette probabilité est évidemment relative à chaque affaire. Si dans un tribunal de mille et un juges, cinq cent-un sont d’une opinion, et cinq cents sont de l’opinion contraire, il est visible que la probabilité de l’opinion de chaque juge surpasse bien peu  ; car en la supposant sensiblement plus grande, une seule voix de différence serait un événement invraisemblable. Mais si les juges sont unanimes, cela indique dans les preuves ce degré de force qui entraîne la conviction ; la probabilité de l’opinion de chaque juge est donc alors très près de l’unité ou de la certitude, à moins que des passions ou des préjugés communs n’égarent à la fois tous les juges. Hors de ces cas, le rapport des voix pour ou contre l’accusé doit seul déterminer cette probabilité. Je suppose ainsi qu’elle peut varier depuis jusqu’à l’unité, mais qu’elle ne peut être au-dessous de . Si cela n’était pas, la décision du tribunal serait insignifiante comme le sort : elle n’a de valeur qu’autant que l’opinion du juge a plus de tendance à la vérité qu’à l’erreur. C’est ensuite par le rapport des nombres de voix favorables et contraires à l’accusé, que je détermine la probabilité de cette opinion.

Ces données suffisent pour avoir l’expression générale de la probabilité que la décision d’un tribunal jugeant à une majorité connue, est juste. Dans les tribunaux où, sur huit juges, cinq voix seraient nécessaires pour la condamnation d’un accusé, la probabilité de l’erreur à craindre sur la justesse de la décision, surpasserait . Si le tribunal était réduit à six membres qui ne pourraient condamner qu’à la pluralité de quatre voix, la probabilité de l’erreur à craindre serait au-dessous de  ; il y aurait donc pour l’accusé un avantage à cette réduction du tribunal. Dans l’un et l’autre cas, la majorité exigée est la même et égale à deux. Ainsi cette majorité demeurant constante, la probabilité de l’erreur augmente avec le nombre des juges : cela est général, quelle que soit la majorité requise, pourvu qu’elle reste la même. En prenant donc pour règle le rapport arithmétique, l’accusé se trouve dans une position de moins en moins avantageuse, à mesure que le tribunal devient plus nombreux. On pourrait croire que dans un tribunal où l’on exigerait une majorité de douze voix, quel que fût le nombre des juges, les voix de la minorité, neutralisant un pareil nombre des voix de la majorité, les douze voix restantes représenteraient l’unanimité d’un jury de douze membres, requise en Angleterre pour la condamnation d’un accusé ; mais on serait dans une grande erreur. Le bon sens fait voir qu’il y a différence entre la décision d’un tribunal de deux cent-douze juges dont cent-douze condamnent l’accusé, tandis que cent l’absolvent, et celle d’un tribunal de douze juges unanimes pour la condamnation. Dans le premier cas, les cent voix favorables à l’accusé autorisent à penser que les preuves sont loin d’atteindre le degré de force qui entraîne la conviction ; dans le second cas, l’unanimité des juges porte à croire qu’elles ont atteint ce degré. Mais le simple bon sens ne suffit point pour apprécier l’extrême différence de la probabilité de l’erreur dans ces deux cas. Il faut alors recourir au calcul, et l’on trouve un cinquième à peu près pour la probabilité de l’erreur dans le premier cas, et seulement pour cette probabilité dans le second cas, probabilité qui n’est pas un millième de la première. C’est une confirmation du principe que le rapport arithmétique est défavorable à l’accusé quand le nombre des juges augmente. Au contraire, si l’on prend pour règle le rapport géométrique, la probabilité de l’erreur de la décision diminue quand le nombre des juges s’accroît. Par exemple, dans les tribunaux qui ne peuvent condamner qu’à la pluralité des deux tiers des voix, la probabilité de l’erreur à craindre est à peu près un quart, si le nombre des juges est six : elle est au-dessous de , si ce nombre s’élève à douze. Ainsi, l’on ne doit se régler, ni sur le rapport arithmétique, ni sur le rapport géométrique, si l’on veut que la probabilité de l’erreur ne soit jamais au-dessus ni au-dessous d’une fraction déterminée.

Mais à quelle fraction doit-on se fixer ? c’est ici que l’arbitraire commence, et les tribunaux offrent à cet égard de grandes variétés. Dans les tribunaux spéciaux où cinq voix sur huit suffisent pour la condamnation de l’accusé, la probabilité de l’erreur à craindre sur la bonté du jugement est ou au-dessus de . La grandeur de cette fraction est effrayante ; mais ce qui doit rassurer un peu, est la considération que le plus souvent le juge qui absout un accusé ne le regarde pas comme innocent : il prononce seulement qu’il n’est pas atteint par des preuves suffisantes pour qu’il soit condamné. On est surtout rassuré par la pitié que la nature a mise dans le cœur de l’homme, et qui dispose l’esprit à voir difficilement un coupable dans l’accusé soumis à son jugement. Ce sentiment, plus vif dans ceux qui n’ont point l’habitude des jugemens criminels, compense les inconvéniens attachés à l’inexpérience des jurés. Dans un jury de douze membres, si la pluralité exigée pour la condamnation est de huit voix sur douze, la probabilité de l’erreur à craindre est , ou un peu plus grande qu’un huitième ; elle est à peu près , si cette pluralité est de neuf voix. Dans le cas de l’unanimité, la probabilité de l’erreur à craindre est , c’est-à-dire plus de mille fois moindre que dans nos jurys. Cela suppose que l’unanimité résulte uniquement des preuves favorables ou contraires à l’accusé ; mais des motifs entièrement étrangers doivent souvent concourir à la produire, lorsqu’elle est imposée au jury comme une condition nécessaire de son jugement. Alors ses décisions dépendant du tempérament, du caractère, des habitudes des jurés, et des circonstances où ils se trouvent, elles sont quelquefois contraires aux décisions que la majorité du jury aurait prises s’il n’eût écouté que les preuves ; ce qui me paraît être un grand défaut de cette manière de juger.

La probabilité des décisions est trop faible dans nos jurys, et je pense que pour donner une garantie suffisante à l’innocence, on doit exiger au moins la pluralité de neuf voix sur douze.