Essai philosophique sur les probabilités/2i

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La manière de former les Tables de mortalité est fort simple. On prend dans les registres civils un grand nombre d’individus dont la naissance et la mort soient indiquées. On détermine combien de ces individus sont morts dans la première année de leur âge, combien dans la seconde année, et ainsi de suite. On en conclut le nombre d’individus vivans au commencement de chaque année, et l’on écrit ce nombre dans la table à côté de celui qui indique l’année. Ainsi l’on écrit à côté de zéro le nombre des naissances ; à côté de l’année 1, le nombre des enfans qui ont atteint une année ; à côté de l’année 2, le nombre des enfans qui ont atteint deux années, et ainsi du reste. Mais comme dans les deux premières années de la vie, la mortalité est très rapide, il faut, pour plus d’exactitude, indiquer dans ce premier âge le nombre des survivans à la fin de chaque demi-année.

Si l’on divise la somme des années de la vie de tous les individus inscrits dans une table de mortalité par le nombre de ces individus, on aura la durée moyenne de la vie qui correspond à cette Table. Pour cela, on multipliera par une demi-année le nombre des morts dans la première année, nombre égal à la différence des nombres d’individus inscrits à côté des années 0 et 1. Leur mortalité devant être répartie sur l’année entière, la durée moyenne de leur vie n’est qu’une demi-année. On multipliera par une année et demie le nombre des morts dans la seconde année ; par deux années et demie, le nombre des morts dans la troisième année, et ainsi de suite. La somme de ces produits, divisée par le nombre des naissances, sera la durée moyenne de la vie. Il est facile d’en conclure que l’on aura cette durée, en formant la somme des nombres inscrits dans la Table à côté de chaque année, en la divisant par le nombre des naissances, et en retranchant un demi du quotient, l’année étant prise pour unité. La durée moyenne de ce qui reste à vivre, en partant d’un âge quelconque, se détermine de la même manière, en opérant sur le nombre des individus qui sont parvenus à cet âge, comme on vient de le faire sur le nombre des naissances. Ce n’est point au moment de la naissance que la durée moyenne de la vie est la plus grande ; c’est lorsqu’on a échappé aux dangers de la première enfance, et alors elle est d’environ quarante-trois ans. La probabilité d’arriver à un âge quelconque en partant d’un âge donné, est égale au rapport des deux nombres d’individus indiqués dans la table à ces deux âges.

La précision de ces résultats exige que pour la formation des tables on emploie un très grand nombre de naissances. L’analyse donne alors des formules très simples pour apprécier la probabilité que les nombres indiqués dans ces tables ne s’écarteront de la vérité que dans d’étroites limites. On voit par ces formules, que l’intervalle des limites diminue et que la probabilité augmente à mesure que l’on considère plus de naissances ; en sorte que les tables représenteraient exactement la vraie loi de la mortalité si le nombre des naissances employées devenait infini.

Une table de mortalité est donc une table des probabilités de la vie humaine. Le rapport des individus inscrits à côté de chaque année, au nombre des naissances, est la probabilité qu’un nouveau-né atteindra cette année. Comme on estime la valeur de l’espérance, en faisant une somme des produits de chaque bien espéré par la probabilité de l’obtenir, on peut également évaluer la durée moyenne de la vie, en ajoutant les produits de chaque année, par la demi-somme des probabilités d’en atteindre le commencement et la fin ; ce qui conduit au résultat trouvé ci-dessus. Mais cette manière d’envisager la durée moyenne de la vie, a l’avantage de faire voir que dans une population stationnaire, c’est-à-dire telle que le nombre des naissances égale celui des morts, la durée moyenne de la vie est le rapport même de la population aux naissances annuelles ; car la population étant supposée stationnaire, le nombre des individus d’un âge compris entre deux années consécutives de la table est égal au nombre des naissances annuelles, multiplié par la demi-somme des probabilités d’atteindre ces années ; la somme de tous ces produits sera donc la population entière : or il est aisé de voir que cette somme, divisée par le nombre des naissances annuelles, coïncide avec la durée moyenne de la vie, telle que nous venons de la définir.

Il est facile, au moyen d’une table de mortalité, de former la table correspondante de la population supposée stationnaire. Pour cela, on prend des moyennes arithmétiques entre les nombres de la table de mortalité correspondans aux âges zéro et un an, un et deux ans, deux et trois ans, etc. La somme de toutes ces moyennes est la population entière : on l’écrit à côté de l’âge zéro. On retranche de cette somme la première moyenne, et le reste est le nombre des individus d’un an et au-dessus : on l’écrit à côté de l’année 1. On retranche de ce premier reste la seconde moyenne ; ce second reste est le nombre des individus de deux années et au-dessus : on l’écrit à côté de l’année 2, et ainsi de suite.

Tant de causes variables influent sur la mortalité, que les tables qui la représentent doivent changer suivant les lieux et les temps. Les divers états de la vie offrent à cet égard des différences sensibles relatives aux fatigues et aux dangers inséparables de chaque état, et dont il est indispensable de tenir compte dans les calculs fondés sur la durée de la vie. Mais ces différences n’ont pas été suffisamment observées. Elles le seront un jour : alors on saura quel sacrifice de la vie chaque profession exige, et l’on profitera de ces connaissances pour en diminuer les dangers.

La salubrité plus ou moins grande du sol, son élévation, sa température, les mœurs des habitans, et les opérations des gouvernemens ont sur la mortalité une influence considérable. Mais il faut toujours faire précéder la recherche de la cause des différences observées par celle de la probabilité avec laquelle cette cause est indiquée. Ainsi le rapport de la population aux naissances annuelles, que l’on a vu s’élever en France à vingt-huit et un tiers, n’est pas égal à vingt-cinq dans l’ancien duché de Milan. Ces rapports, établis l’un et l’autre sur un grand nombre de naissances, ne permettent pas de révoquer en doute l’existence, dans le Milanès, d’une cause spéciale de mortalité, qu’il importe au gouvernement de ce pays de rechercher et de faire disparaître.

Le rapport de la population aux naissances s’accroîtrait encore si l’on parvenait à diminuer ou à éteindre quelques maladies dangereuses et très répandues. C’est ce que l’on a fait heureusement pour la petite vérole, d’abord par l’inoculation de cette maladie, ensuite, d’une manière beaucoup plus avantageuse, par l’inoculation de la vaccine, découverte inestimable de Jenner, qui par là s’est rendu l’un des plus grands bienfaiteurs de l’humanité.

La petite vérole a cela de particulier, savoir : que le même individu n’en est pas deux fois atteint, ou du moins, ce cas est si rare, que l’on peut en faire abstraction dans le calcul. Cette maladie à laquelle peu de monde échappait avant la découverte de la vaccine, est souvent mortelle et fait périr un septième environ de ceux qu’elle attaque. Quelquefois elle est bénigne, et l’expérience a fait connaître qu’on lui donnait ce dernier caractère en l’inoculant sur des personnes saines, préparées par un bon régime, et dans une saison favorable. Alors le rapport des individus qu’elle fait périr, aux inoculés, n’est pas un trois-centième. Ce grand avantage de l’inoculation, joint à ceux de ne point altérer la beauté, et de préserver des suites fâcheuses que la petite vérole naturelle entraîne souvent après elle, la fit adopter par un grand nombre de personnes. Sa pratique fut vivement recommandée ; mais, ce qui arrive presque toujours dans les choses sujettes à des inconvéniens, elle fut vivement combattue. Au milieu de cette dispute, Daniel Bernoulli se proposa de soumettre au calcul des probabilités l’influence de l’inoculation sur la durée moyenne de la vie. Manquant de données précises sur la mortalité produite par la petite vérole aux divers âges de la vie, il supposa que le danger d’avoir cette maladie et celui d’en périr sont les mêmes à tout âge. Au moyen de ces suppositions, il parvint par une analyse délicate à convertir une table ordinaire de mortalité dans celles qui auraient lieu si la petite vérole n’existait pas, ou si elle ne faisait périr qu’un très petit nombre de malades, et il en conclut que l’inoculation augmenterait de trois ans au moins la durée moyenne de la vie ; ce qui lui parut mettre hors de doute l’avantage de cette opération. D’Alembert attaqua l’analyse de Bernoulli ; d’abord sur l’incertitude de ses deux hypothèses, ensuite sur son insuffisance, en ce que l’on n’y faisait point entrer la comparaison du danger prochain, quoique très petit, de périr par l’inoculation, au danger beaucoup plus grand, mais plus éloigné, de succomber à la petite vérole naturelle. Cette considération, qui disparaît lorsque l’on considère un grand nombre d’individus, est par là indifférente aux gouvernemens, et laisse subsister pour eux les avantages de l’inoculation ; mais elle est d’un grand poids pour un père de famille qui doit craindre, en faisant inoculer ses enfans, de voir périr ce qu’il a de plus cher au monde, et d’en être cause. Beaucoup de parens étaient retenus par cette crainte que la découverte de la vaccine a heureusement dissipée. Par un de ces mystères que la nature nous offre si fréquemment, le vaccin est un préservatif de la petite vérole, aussi sûr que le virus variolique, et il n’a aucun danger : il n’expose à aucune maladie et ne demande que très peu de soins. Aussi sa pratique s’est-elle promptement répandue ; et pour la rendre universelle il ne reste plus à vaincre que l’inertie naturelle du peuple, contre laquelle il faut lutter sans cesse, même lorsqu’il s’agit de ses plus chers intérêts.

Le moyen le plus simple de calculer l’avantage que produirait l’extinction d’une maladie, consiste à déterminer par l’observation le nombre d’individus d’un âge donné qu’elle fait périr chaque année, et à le retrancher du nombre des morts au même âge. Le rapport de la différence au nombre total d’individus de l’âge donné, serait la probabilité de périr dans l’année à cet âge, si la maladie n’existait pas. En faisant donc une somme de ces probabilités depuis la naissance jusqu’à un âge quelconque, et retranchant cette somme de l’unité, le reste sera la probabilité de vivre jusqu’à cet âge, correspondante à l’extinction de la maladie. La série de ces probabilités sera la table de mortalité relative à cette hypothèse, et l’on en conclura, par ce qui précède, la durée moyenne de la vie. C’est ainsi que Duvilard a trouvé que l’accroissement de la durée moyenne de la vie, dû à l’inoculation de la vaccine, est de trois ans au moins. Un accroissement aussi considérable en produirait un fort grand dans la population, si d’ailleurs elle n’était pas restreinte par la diminution relative des subsistances.

C’est principalement par le défaut des subsistances, que la marche progressive de la population est arrêtée. Dans toutes les espèces d’animaux et de végétaux, la nature tend sans cesse à augmenter le nombre des individus, jusqu’à ce qu’ils soient au niveau des moyens de subsister. Dans l’espèce humaine, les causes morales ont une grande influence sur la population. Si le sol, par de faciles défrichemens, peut fournir une nourriture abondante à des générations nouvelles, la certitude de faire vivre une nombreuse famille, encourage les mariages et les rend plus précoces et plus féconds. Sur un sol pareil, la population et les naissances doivent croître à la fois en progression géométrique. Mais quand les défrichemens deviennent plus difficiles et plus rares, alors l’accroissement de la population diminue : elle se rapproche continuellement de l’état variable des subsistances, en faisant autour de lui des oscillations à peu près comme un pendule dont on promène, d’un mouvement retardé, le point de suspension, oscille autour de ce point par sa pesanteur. Il est difficile d’évaluer le maximum d’accroissement de la population ; il paraît, d’après quelques observations, que dans de favorables circonstances la population de l’espèce humaine pourrait doubler tous les quinze ans. On estime que dans l’Amérique septentrionale la période de ce doublement est de vingt-deux années. Dans cet état de choses, la population, les naissances, les mariages, la mortalité, tout croît suivant la même progression géométrique dont on a le rapport constant des termes consécutifs, par l’observation des naissances annuelles à deux époques.

Une table de mortalité représentant les probabilités de la vie humaine, on peut déterminer à son moyen la durée des mariages. Supposons pour simplifier, que la mortalité soit la même pour les deux sexes, on aura la probabilité que le mariage subsistera un an, ou deux, ou trois, etc., en formant une suite de fractions dont le dénominateur commun soit le produit des deux nombres de la table correspondans aux âges des conjoints, et dont les numérateurs soient les produits successifs des nombres correspondans à ces âges augmentés d’une, de deux, de trois, etc. années. La somme de ces fractions, augmentée d’un demi, sera la durée moyenne du mariage, l’année étant prise pour unité. Il est facile d’étendre la même règle à la durée moyenne d’une association formée de trois ou d’un plus grand nombre d’individus.