Essai sur l’inégalité des races humaines/Livre premier/Chapitre VIII

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CHAPITRE VIII.

Définition du mot civilisation ; le développement social résulte d’une double source.

Ici trouvera sa place une digression indispensable. Je me sers à chaque instant d’un mot qui enferme dans sa signification un ensemble d’idées important à définir. Je parle souvent de la civilisation, et, à bon droit sans doute, car c’est par l’existence relative ou l’absence absolue de cette grande particularité que je puis seulement graduer le mérite respectif des races. Je parle de la civilisation européenne, et je la distingue de civilisations que je dis être différentes. Je ne dois pas laisser subsister le moindre vague, et d’autant moins que je ne me trouve pas d’accord avec l’écrivain célèbre qui, en France, s’est spécialement occupé de fixer le caractère et la portée de l’expression que j’emploie.

M. Guizot, si j’ose me permettre de combattre sa grande autorité, débute, dans son livre sur la Civilisation en Europe, par une confusion de mots d’où découlent d’assez graves erreurs positives. Il énonce cette pensée que la civilisation est un fait.

Ou le mot fait doit être entendu ici dans un sens beaucoup moins précis et positif que le commun usage ne l’exige, dans un sens large et un peu flottant, j’oserais presque dire élastique et qui ne lui a jamais appartenu, ou bien, il ne convient pas pour caractériser la notion comprise dans le mot civilisation. La civilisation n’est pas un fait, c’est une série, un enchaînement de faits plus ou moins logiquement unis les uns aux autres, et engendrés par un concours d’idées souvent assez multiples ; idées et faits se fécondant sans cesse. Un roulement incessant est quelquefois la conséquence des premiers principes ; quelquefois aussi cette conséquence est la stagnation ; dans tous les cas, la civilisation n’est pas un fait, c’est un faisceau de faits et d’idées, c’est un état dans lequel une société humaine se trouve placée, un milieu dans lequel elle a réussi à se mettre, qu’elle a créé, qui émane d’elle, et qui à son tour réagit sur elle.

Cet état a un grand caractère de généralité qu’un fait ne possède jamais ; il se prête à beaucoup de variations qu’un fait ne saurait pas subir sans disparaître, et, entre autres, il est complètement indépendant des formes gouvernementales, se développant aussi bien sous le despotisme que sous le régime de la liberté, et ne cessant pas même d’exister lorsque des commotions civiles modifient ou même transforment absolument les conditions de la vie politique.

Ce n’est pas à dire cependant qu’il faille estimer peu de chose les formes gouvernementales. Leur choix est intimement lié à la prospérité du corps social : faux, il l’entrave ou la détruit ; judicieux, il la sert et la développe. Seulement, il ne s’agit pas ici de prospérité ; la question est plus grave : il s’agit de l’existence même des peuples et de la civilisation, phénomène intimement lié à certaines conditions élémentaires, indépendantes de l’état politique, et qui puisent leur raison d’être, les motifs de leur direction, de leur expansion, de leur fécondité ou de leur faiblesse, tout enfin ce qui les constitue, dans des racines bien autrement profondes. Il va donc sans dire que, devant des considérations aussi capitales, les questions de conformation politique, de prospérité ou de misère se trouvent rejetées à la seconde place ; car, partout et toujours, ce qui prend la première, c’est cette question fameuse d’Hamlet : être ou ne pas être. Pour les peuples aussi bien que pour les individus, elle plane au-dessus de tout. Comme M. Guizot ne paraît pas s’être mis en face de cette vérité, la civilisation est pour lui, non pas un état, non pas un milieu, mais un fait ; et le principe générateur dont il le tire est un autre fait d’un caractère exclusivement politique.

Ouvrons le livre de l’éloquent et illustre professeur : nous y trouvons un faisceau d’hypothèses choisies pour mettre la pensée dominante en relief. Après avoir indiqué un certain nombre de situations dans lesquelles peuvent se trouver les sociétés, l’auteur se demande « si l’instinct général y reconnaîtrait l’état d’un peuple qui se civilise ; si c’est là le sens que le genre humain « attache naturellement au mot civilisation (1)[1]. »

La première hypothèse est celle-ci : « Voici un peuple dont la vie extérieure est douce, commode : il paye peu d’impôt, il ne souffre point ; la justice lui est bien rendue dans les relations privées ; en un mot, l’existence matérielle et morale de  ce peuple est tenue avec grand soin dans un état d’engourdissement, d’inertie, je ne veux pas dire d’oppression, parce qu’il n’en a pas le sentiment, mais de compression. Ceci n’est pas sans exemple. Il y a un grand nombre de petites républiques aristocratiques, où les sujets « ont été ainsi traités comme des troupeaux, bien tenus et matériellement heureux, mais sans activité intellectuelle et morale. Est-ce là la « civilisation ? Est-ce là un peuple qui se civilise ? »

Je ne sais pas si c’est là un peuple qui se civilise, mais certainement ce peut être un peuple très civilisé, sans quoi il faudrait repousser parmi les hordes sauvages ou barbares toutes ces républiques aristocratiques de l’antiquité et des temps modernes qui se trouvent, ainsi que M. Guizot le remarque lui-même, comprises dans les limites de son hypothèse ; et l’instinct public, le sens général, ne peuvent manquer d’être blessés d’une méthode qui rejette les Phéniciens, les Carthaginois, les Lacédémoniens, du sanctuaire de la civilisation, pour en faire de même ensuite des Vénitiens, des Génois, des Pisans, de toutes les villes libres impériales de l’Allemagne, en un mot, de toutes les municipalités puissantes des derniers siècles. Outre que cette conclusion paraît en elle-même trop violemment paradoxale pour que le sentiment commun auquel il est fait appel soit disposé à l’admettre, elle me semble affronter encore une difficulté plus grande. Ces petits États aristocratiques auxquels, en vertu de leur forme de gouvernement, M. Guizot refuse l’aptitude à la civilisation, ne se sont jamais trouvés, pour la plupart en possession d’une culture spéciale et qui n’appartînt qu’à eux. Tout puissants qu’on en ait vu plusieurs, ils se confondaient, sous ce rapport, avec des peuples différemment gouvernés, mais de race très parente, et ne faisaient que participer à un ensemble de civilisation, Ainsi, les Carthaginois et les Phéniciens, éloignés les uns des autres, n’en étaient pas moins unis dans un mode de culture semblable et qui avait son type en Assyrie. Les républiques italiennes s’unissaient dans le mouvement d’idées et d’opinions dominant au sein des monarchies voisines. Les villes impériales souabes et thuringiennes, fort indépendantes au point de vue politique, étaient tout à fait annexées au progrès ou à la décadence générale de la race allemande. Il résulte de ces observations que M. Guizot, en distribuant ainsi aux peuples des numéros de mérite calculés sur le degré et la forme de leurs libertés, crée dans les races des disjonctions injustifiables et des différences qui n’existent pas. Une discussion poussée trop loin ne serait pas à sa place ici, et je passe rapidement ; si pourtant il y avait lieu d’entamer la controverse, ne devrait-on pas se refuser à admettre pour Pise, pour Gênes, pour Venise et les autres, une infériorité vis-à-vis de pays tels que Milan, Naples et Rome ?

Mais M. Guizot va lui-même au-devant de cette objection. S’il ne reconnaît pas la civilisation chez un peuple doucement gouverné, mais retenu dans une situation de compression », il ne l’admet pas davantage chez un autre peuple « dont l’existence matérielle est moins douce, moins commode, supportable cependant ; dont, en revanche, on n’a point négligé les besoins moraux, intellectuels... ; dont on cultive les sentiments élevés, purs ; dont les croyances religieuses, morales, ont atteint un certain degré de développement, mais chez qui le principe de la liberté est étouffé ; où l’on mesure à chacun sa part de vérité ; où l’on ne permet à personne de la chercher à lui tout seul. C’est l’état où sont tombées la plupart des populations de l’Asie, où les dominations théocratiques retiennent l’humanité ; c’est l’état des Hindous, par exemple  (1)[2]

Ainsi, dans la même exclusion que les peuples aristocratiques, il faut repousser encore les Hindous, les Égyptiens, les Étrusques, les Péruviens, les Thibétains, les Japonais, et même la moderne Rome et ses territoires.

Je ne touche pas à deux dernières hypothèses, par la raison que, grâce aux deux premières, voilà l’état de civilisation déjà tellement restreint que, sur le globe, presque aucune nation ne se trouve plus autorisée à s’en prévaloir légitimement. Du moment que, pour posséder le droit d’y prétendre, il faut jouir d’institutions également modératrices du pouvoir et de la liberté, et dans lesquelles le développement matériel et le progrès moral se coordonnent de telle façon et non de telle autre ; où le gouvernement, comme la religion, se confine dans des limites tracées avec précision ; où les sujets, enfin, doivent de toute nécessité posséder des droits d’une nature définie, je m’aperçois qu’il n’y a de peuples civilisés que ceux dont les institutions politiques sont constitutionnelles et représentatives. Dès lors, je ne pourrai pas même sauver tous les peuples européens de l’injure d’être repoussés dans la barbarie, et si, de proche en proche, et mesurant toujours le degré de civilisation à la perfection d’une seule et unique forme politique, je dédaigne ceux des États constitutionnels qui usent mal de l’instrument parlementaire, pour réserver le prix exclusivement à ceux-là qui s’en servent bien, je me trouverai amené à ne considérer comme vraiment civilisée, dans le passé et dans le présent, que la seule nation anglaise.

Certainement je suis plein de respect et d’admiration pour le grand peuple dont la victoire, l’industrie, le commerce racontent en tous lieux la puissance et les prodiges. Mais je ne me sens pas disposé pourtant à ne respecter et à n’admirer que lui seul : il me semblerait trop humiliant et trop cruel pour l’humanité d’avouer que, depuis le commencement des siècles, elle n’a réussi à faire fleurir la civilisation que sur une petite île de l’Océan occidental, et n’a trouvé ses véritables lois que depuis le règne de Guillaume et de Marie. Cette conception, on l’avouera, peut sembler un peu étroite. Puis voyez le danger ! Si l’on veut attacher l’idée de civilisation à une forme politique, le raisonnement, l’observation, la science vont bientôt perdre toute chance de décider dans cette question, et la passion seule des partis en décidera. Il se trouvera des esprits qui, au gré de leurs préférences, refuseront intrépidement aux institutions britanniques l’honneur d’être l’idéal du perfectionnement humain : leur enthousiasme sera pour l’ordre établi à Saint-Pétersbourg ou à Vienne. Beaucoup enfin, et peut-être le plus grand nombre, entre le Rhin et les monts Pyrénées, soutiendront que, malgré quelques taches, le pays le plus policé du monde c’est encore la France. Du moment que déterminer le degré de culture devient une affaire de préférence, une question de sentiment, s’entendre est impossible. L’homme le plus noblement développé sera, pour chacun, celui-là qui pensera comme lui sur les devoirs respectifs des gouvernants et des sujets, tandis que les malheureux doués de visées différentes seront les barbares et les sauvages. Je crois que personne n’osera affronter cette logique, et l’on avouera, d’un commun accord, que le système où elle prend sa source est, à tout le moins, bien incomplet.

Pour moi, je ne le trouve pas supérieur, il me semble inférieur même à la définition donnée par le baron Guillaume de Humboldt : « La civilisation est l’humanisation des peuples dans leurs institutions extérieures, dans leurs mœurs et dans le sentiment intérieur qui s’y rapporte (1)[3]. »

Je rencontre là un défaut précisément opposé à celui que je me suis permis de relever dans la formule de M. Guizot. Le lien est trop lâche, le terrain indiqué trop large. Du moment que la civilisation s’acquiert au moyen d’un simple adoucissement des mœurs, plus d’une peuplade sauvage, et très sauvage, aura le droit de réclamer le pas sur telle nation d’Europe dont le caractère offrira tant soit peu d’âpreté. Il est dans les îles de la mer du Sud, et ailleurs, plus d’une tribu fort inoffensive, d’habitudes très douces, d’humeur très accorte, que cependant on n’a jamais songé, tout en la louant, à mettre au-dessus des Norvégiens assez durs, ni même à côté des Malais féroces qui, vêtus de brillantes étoffes fabriquées par eux-mêmes, et parcourant les flots sur des barques habilement construites de leurs propres mains, sont tout à la fois la terreur du commerce maritime et ses plus intelligents courtiers dans les parages orientaux de l’océan Indien. Cette observation ne pouvait pas échapper à un esprit aussi éminent que celui de M. Guillaume de Humboldt ; aussi, à côté de la civilisation et sur un degré supérieur, il imagine la culture, et il déclare que, par elle, les peuples, adoucis déjà, gagnent la science et l’art (1)[4].

D’après cette hiérarchie, nous trouvons le monde peuplé, au second âge (2)[5], d’êtres affectueux et sympathiques, de plus érudits, poètes et artistes, mais, par l’effet de toutes ces qualités réunies, étrangers aux grossières besognes, aux nécessités de la guerre, comme à celles du labourage et des métiers.

En réfléchissant au petit nombre des loisirs que l’existence perfectionnée et assurée des époques les plus heureuses donne à leurs contemporains pour se livrer aux pures occupations de l’esprit, en regardant combien est incessant le combat qu’il faut livrer à la nature et aux lois de l’univers pour seulement parvenir à subsister, on s’aperçoit vite que le philosophe berlinois a moins prétendu à dépeindre les réalités qu’à tirer du sein des abstractions certaines entités qui lui paraissaient belles et grandes, qui le sont en effet, et à les faire agir et se mouvoir dans une sphère idéale comme elles-mêmes. Les doutes qui pourraient rester à cet égard disparaissent bientôt quand on parvient au point culminant du système, consistant en un troisième et dernier degré supérieur aux deux autres. Ce point suprême est celui où se place l’homme formé, c’est-à-dire l’homme qui, dans sa nature, possède « quelque chose de plus haut, de plus intime à la fois, c’est-à-dire une façon, de comprendre qui répand harmonieusement sur la sensibilité et le caractère les impressions qu’elle reçoit de l’activité intellectuelle et morale dans son ensemble (1)[6]. »

Cet enchaînement, un peu laborieux, va donc de l’homme civilisé ou adouci, humanisé, à l’homme cultivé, savant, poète et artiste, pour arriver enfin au plus haut développement où notre espèce puisse parvenir, à l’homme formé, qui, si je comprends bien à mon tour, sera représenté avec justesse par ce qu’on nous dit qu’était Gœthe dans sa sérénité olympienne. L’idée d’où sort cette théorie n’est rien autre que la profonde différence remarquée par M. Guillaume de Humboldt entre la civilisation d’un peuple et la hauteur relative du perfectionnement des grandes individualités ; différence telle que les civilisations étrangères à la nôtre ont pu, de toute évidence, posséder des hommes très supérieurs sous certains rapports à ceux que nous admirons le plus : la civilisation brahmanique, par exemple.

Je partage sans réserve l’avis du savant dont j’expose ici les idées. Rien n’est plus exact : notre état social européen ne produit ni les meilleurs ni les plus sublimes penseurs, ni les plus grands poètes, ni les plus habiles artistes. Néanmoins je me permets de croire, contrairement à l’opinion de l’illustre philologue, que, pour juger et définir la civilisation en général, il faut se débarrasser avec soin, ne fût-ce que pour un moment, des préventions et des jugements de détail concernant telle ou telle civilisation en particulier. Il ne faut être ni trop large, comme pour l’homme du premier degré, que je persiste à ne pas trouver civilisé, uniquement parce qu’il est adouci ; ni trop étroit, comme pour le sage du troisième. Le travail améliorateur de l’espèce humaine est ainsi trop réduit. Il n’aboutit qu’à des résultats purement isolés et typiques.

Le système de M. Guillaume de Humboldt fait, du reste, le plus grand honneur à la délicatesse grandiose qui était le trait dominant de cette généreuse intelligence, et on peut le comparer, dans sa nature essentiellement abstraite, à ces mondes fragiles imaginés par la philosophie hindoue. Nés du cerveau d’un Dieu endormi, ils s’élèvent dans l’atmosphère pareils aux bulles irisées que souffle dans le savon le chalumeau d’un enfant, et se brisent et se succèdent au gré des rêves dont s’amuse le céleste sommeil.

Placé par le caractère de mes recherches sur un terrain plus rudement positif, j’ai besoin d’arriver à des résultats que la pratique et l’expérience puissent palper un peu mieux. Ce que l’angle de mon rayon visuel s’efforce d’embrasser, ce n’est pas, avec M. Guizot, l’état plus ou moins prospère des sociétés ; ce n’est pas non plus, avec M. G. de Humboldt, l’élévation isolée des intelligences individuelles : c’est l’ensemble de la puissance, aussi bien matérielle que morale, développée dans les masses. Troublé, je l’avoue, par le spectacle des déviations où se sont égarés deux des hommes les plus admirés de ce siècle, j’ai besoin, pour suivre librement une route écartée de la leur, de me recorder avec moi-même et de prendre du plus haut possible les déductions indispensables afin d’arriver d’un pas ferme à mon but. Je prie donc le lecteur de me suivre avec patience et attention dans les méandres où je dois m’engager, et je vais m’efforcer d’éclairer de mon mieux l’obscurité naturelle de mon sujet.

Il n’y a pas de peuplade si abrutie chez laquelle ne se démêle un double instinct : celui des besoins matériels, et celui de la vie morale. La mesure d’intensité des uns et de l’autre donne naissance à la première et la plus sensible des différences entre les races. Nulle part, voire dans les tribus les plus grossières, les deux instincts ne se balancent à forces égales. Chez les unes, le besoin physique domine de beaucoup ; chez les autres, les tendances contemplatives l’emportent au contraire. Ainsi les basses hordes de la race jaune nous apparaissent dominées par la sensation matérielle, sans cependant être absolument privées de toute lueur portée sur les choses surhumaines. Au contraire, chez la plupart des tribus nègres du degré correspondant, les habitudes sont agissantes moins que pensives, et l’imagination y donne plus de prix aux choses qui ne se voient pas qu’à celles qui se touchent. Je n’en tirerai pas la conséquence d’une supériorité de ces dernières races sauvages sur les premières, au point de vue de la civilisation, car elles ne sont pas, l’expérience des siècles le prouve, plus susceptibles d’y atteindre les unes que les autres. Les temps ont passé et ne les ont vues rien faire pour améliorer leur sort, enfermées qu’elles sont toutes dans une égale incapacité de combiner assez d’idées avec assez de faits pour sortir de leur abaissement. Je me borne à remarquer que, dans le plus bas degré des peuplades humaines, je trouve ce double courant, diversement constitué, dont je vais avoir à suivre la marche à mesure que je monterai.

Au-dessus des Samoyèdes, comme des nègres Fidas et Pélagiens, il faut placer ces tribus qui ne se contentent pas tout à fait d’une cabane de branchages et de rapports sociaux basés sur la force seule, mais qui comprennent et désirent un état meilleur. Elles sont élevées d’un degré au-dessus des plus barbares. Appartiennent-elles à la série des races plus actives que pensantes, on les verra perfectionner leurs instruments de travail, leurs armes, leur parure ; avoir un gouvernement où les guerriers domineront sur les prêtres, où la science des échanges acquerra un certain développement, où l’esprit mercantile paraîtra déjà assez accusé. Les guerres, toujours cruelles, auront cependant une tendance caractérisée vers le pillage ; en un mot, le bien-être, les jouissances physiques, seront le but principal des individus. Je trouve la réalisation de ce tableau dans plusieurs des nations mongoles ; je la découvre encore, bien qu’avec des différences honorables, chez les Quichuas et les Aymaras du Pérou ; et j’en rencontrerai l’antithèse, c’est-à-dire plus de détachement des intérêts matériels, chez les Dahomeys de l’Afrique occidentale et chez les Cafres.

Maintenant je poursuis la marche ascendante. J’abandonne ces groupes dont le système social n’est pas assez vigoureux pour savoir s’imposer, avec la fusion du sang, à des multitudes bien grandes. J’arrive à celles dont le principe constitutif possède une virtualité si forte, qu’il relie et enserre tout ce qui avoisine son centre d’action, se l’incorpore et élève sur d’immenses contrées la domination incontestée d’un ensemble d’idées et de faits plus ou moins bien coordonné, en un mot ce qui peut s’appeler une civilisation. La même différence, la même classification que j’ai fait ressortir pour les deux premiers cas, se retrouve ici tout entière, bien plus reconnaissable encore ; et même ce n’est qu’ici qu’elle porte des fruits véritables, et que ses conséquences ont de la portée. Du moment où, de l’état de peuplade, une agglomération d’hommes étend assez ses relations, son horizon, pour passer à celui de peuple, on remarque chez elle que les deux courants, matériel et intellectuel, ont augmenté de force, suivant que les groupes qui sont entrés dans son sein et qui s’y fusionnent appartiennent en plus grande quantité à l’un ou à l’autre. Ainsi, quand la faculté pensive domine, il arrive tels résultats ; quand c’est la faculté active, il s’en produit tels autres, La nation déploie des qualités de nature différente, suivant que règne celui-ci ou celui-là des deux éléments. On pourrait ici appliquer le symbolisme hindou, en représentant ce que j’ai appelé le courant intellectuel par Prakriti, principe femelle, et le courant matériel par Pouroucha, principe mâle, à condition toutefois, bien entendu, de ne comprendre sous ces mots qu’une idée de fécondation réciproque, sans mettre d’un côté un éloge et de l’autre un blâme (1)[7].

On remarquera, en outre, qu’aux différentes époques de la vie d’un peuple et dans une stricte dépendance avec les inévitables mélanges du sang, l’oscillation devient plus forte entre les deux principes, et il arrive que l’un l’emporte alternativement sur l’autre, Les faits qui résultent de cette mobilité sont très importants, et modifient d’une manière sensible le caractère d’une civilisation en agissant sur sa stabilité.

Je partagerai donc, pour les placer plus particulièrement, mais jamais absolument, qu’on s’en souvienne, sous l’action d’un des courants, tous les peuples en deux classes. À la tête de la catégorie mâle, j’inscrirai les Chinois ; et comme prototype de la classe adverse, je choisirai les Hindous.

À la suite des Chinois, il faudra inscrire la plupart des peuples de l’Italie ancienne, les premiers Romains de la république, les tribus germaniques. Dans le camp contraire, je vois les nations de l’Égypte, celles de l’Assyrie. Elles prennent place derrière les hommes de l’Hindoustan.

En suivant le cours des siècles, on s’aperçoit que presque tous les peuples ont transformé leur civilisation par suite des oscillations des deux principes. Les Chinois du nord, population d’abord presque absolument matérialiste, se sont alliés peu à peu à des tribus d’un autre sang, dans le Yunnan surtout, et ce mélange a rendu leur génie moins exclusivement utilitaire. Si ce développement est resté stationnaire, ou du moins fort lent depuis des siècles, c’est que la masse des populations mâles dépassait de beaucoup le faible appoint de sang contraire qu’elles se sont partagé.

Pour nos groupes européens, l’élément utilitaire qu’apportaient les meilleures des tribus germaniques s’est fortifié sans cesse dans le nord, par l’accession des Celtes et des Slaves. Mais, à mesure que les peuples blancs sont descendus davantage vers le sud, les influences mâles se sont trouvées moins en force, se sont perdues dans un élément trop féminin (il faut faire quelques exceptions comme, par exemple, pour le Piémont et le nord de l’Espagne), et cet élément féminin a triomphé.

Passons maintenant de l’autre côté. Nous voyons les Hindous pourvus à un haut degré du sentiment des choses supernaturelles, et plus méditatifs qu’agissants. Comme leurs plus anciennes conquêtes les ont mis surtout en contact avec des races pourvues d’une organisation de même ordre, le principe mâle n’a pu se développer suffisamment. La civilisation n’a pas pris dans ces milieux un essor utilitaire proportionné à ses succès de l’autre genre. Au contraire, Rome antique, naturellement utilitaire, n’abonde dans le sens opposé que lorsqu’une fusion complète avec les Grecs, les Africains et les Orientaux, transforme sa première nature et lui crée un tempérament tout nouveau.

Pour les Grecs, le travail intérieur fut encore plus comparable à celui des Hindous.

De l’ensemble de tels faits, je tire cette conclusion, que toute activité humaine, soit intellectuelle, soit morale, prend primitivement sa source dans l’un des deux courants, mâle ou femelle, et que c’est seulement chez les races assez abondamment pourvues d’un de ces deux éléments, sans qu’aucun soit jamais complètement dépourvu de l’autre, que l’état social peut parvenir à un degré satisfaisant de culture, et par conséquent à la civilisation.

Je passe maintenant à d’autres points qui sont encore dignes de remarque.



  1. M. Guizot, Histoire de la civilisation en Europe, p 11 et passim.
  2. M. Guizot, Histoire de la civilisation en Europe, p. 11 et passim.
  3. (1) W. V. Humboldt, Ueber die Kawi-Sprache auf der Insel Java ; Einleitung, t. 1, p. XXXVII, Berlin, in-4o. « Die Civilisation ist die Vermenschlichung der Voelker in ihren äusseren Einrichtungen und Gebräuchen und der darauf Bezug haben den innern Gesinnung. »
  4. (1) G. V. Humboldt, Ueber die Kawi-Sprache, Einll., p. XXXVII : « Die Kultur fùgt dieser Veredelung des gesellschaftlichen Zustandes Wissenschaft und Kunst hinzu. »
  5. (2) C’est-à-dire sur le second degré de perfectionnement.
  6. (I) W. V. Humboldt, ouvrage cité, p. XXXVII : « Wenn wir in unserer Sprache Bildung sagen, so meinen wir damit etwas zuglcich Höheres und mehr inuerliches, nämlich die Sinnesarl, die sich aus der Erkenntniss und dem Gefûhle des gesammten geistigen und sittlichen Strebens harmonisch auf die Empfindung und dem Kharakter ergieszt. ».
  7. (1) M. Klemm (Allgemeine Kulturgeschichte der Menschheit, Leipzig, 1840) imagine une distinction de l'humanité en races actives et races passives. Je n’ai pas eu ce livre entre les mains, et ne puis savoir si l'idée de son auteur est en rapport avec la mienne. Il serait naturel qu'en battant les mêmes sentiers, nous fussions tombés sur la même vérité.