Essai sur l’inégalité des races humaines/Livre premier/Chapitre XIII

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CHAPITRE XIII.

Les races humaines sont intellectuellement inégales ; l’humanité n’est pas perfectible à l’infini.

Pour bien apprécier les différences intellectuelles des races, le premier soin doit être de constater jusqu’à quel degré de stupidité l’humanité peut descendre. Nous connaissons déjà le plus bel effort qu’elle puisse produire : c’est la civilisation.

La plupart des observateurs scientifiques ont eu jusqu’ici une tendance marquée à rabaisser, au delà de la vérité, les types les plus infimes.

Presque tous les premiers renseignements sur une tribu sauvage la dépeignent sous des couleurs faussement horribles, et lui assignent une telle impuissance d’intelligence et de raisonnement, qu’elle tombe au niveau du singe et au-dessous de l’éléphant. Ce jugement, il est vrai, a ses contrastes. Un navigateur est-il bien reçu dans une île, croit-il trouver, chez les habitants, de la douceur et un accueil hospitalier, réussit-il à en déterminer quelques-uns à travailler, un tant soit peu, avec les matelots, aussitôt les éloges s’accumulent sur l’heureuse peuplade ; elle est déclarée bonne à tout, propre à tout, capable de tout, et quelquefois l’enthousiasme, franchissant toutes limites, jure avoir trouvé chez elle des esprits supérieurs.

Il faut en appeler du jugement trop favorable comme du trop sévère. Parce que certains Taïtiens auront contribué au radoubage d’un baleinier, leur nation n’est pas pour cela civilisable. Parce que tel homme de Tonga-Tabou aura montré de la bienveillance à des étrangers, il n’est pas nécessairement accessible à tous les progrès, et, de même, on n’est pas autorisé à ravaler jusqu’à la brute tel indigène d’une côte longtemps inconnue, parce qu’il aura reçu les premiers visiteurs à coups de flèche, ou même parce qu’on l’aura trouvé mangeant des lézards crus et des boules de terre. Ce genre de repas n’annonce pas, sans doute, une intelligence bien relevée ni des mœurs bien cultivées. Mais, qu’on en soit certain toutefois, chez le cannibale le plus répugnant, il reste une étincelle du feu divin, et la compréhension peut s’allumer chez lui au moins jusqu’à un certain degré. Pas de tribus si humbles qui ne portent, sur les choses dont elles sont entourées, des jugements quelconques, vrais ou faux, justes ou erronés, qui, par le fait seul qu’ils existent, prouvent suffisamment la persistance d’un rayon intellectuel dans toutes les branches de l’humanité. C’est par là que les sauvages les plus dégradés sont accessibles aux enseignements de la religion et qu’ils se distinguent, d’une manière toute particulière et toujours reconnaissable, des brutes les plus intelligentes.

Cependant, cette vie morale, placée au fond de la conscience de chaque individu de notre espèce, est-elle capable de se dilater à l’infini ? Tous les hommes ont-ils, à un degré égal, le pouvoir illimité de progresser dans leur développement intellectuel ? Autrement dit, les différentes races humaines sont-elles douées de la puissance de s’égaler les unes les autres ? Cette question est, au fond, celle de la perfectibilité indéfinie de l’espèce et de l’égalité des races entre elles. Sur les deux points, je réponds non.

L’idée de la perfectibilité à l’infini séduit beaucoup les modernes et ils s’appuient sur cette remarque que notre mode de civilisation possède des avantages et des mérites que nos prédécesseurs, différemment cultivés, n’avaient pas. On cite tous les faits qui distinguent nos sociétés. J’en ai parlé déjà ; je me prête volontiers à les énumérer de nouveau.

On assure donc que nous possédons, sur tout ce qui relève du domaine de la science, des opinions plus vraies ; que nos mœurs sont, en général, douces, et notre morale préférable à celles des Grecs et des Romains. Nous avons aussi, ajoute-t-on, au sujet de la liberté politique, des idées et des sentiments, des opinions, des croyances, des tolérances qui prouvent mieux que tout le reste notre supériorité. Il ne manque pas de théoriciens à belles espérances pour soutenir que les conséquences de nos institutions doivent nous conduire tout droit à ce jardin des Hespérides, si cherché et si peu trouvé depuis que les plus anciens navigateurs en ont constaté l’absence aux îles Canaries.

Un examen un peu plus sérieux de l’histoire fait justice de ces hautes prétentions.

Nous sommes, à la vérité, plus savants que les anciens. C’est que nous avons profité de leurs découvertes. Si nous possédons plus de connaissances, c’est uniquement parce que nous sommes leurs continuateurs, leurs élèves et leurs héritiers. S’ensuit-il que la découverte des forces de la vapeur et la solution de quelques problèmes de la mécanique nous acheminent vers l’omniscience ? Tout au plus, ces succès nous conduiront à pénétrer dans tous les secrets du monde matériel. Lorsque nous aurons achevé cette conquête, pour laquelle il y a encore à faire bien et bien des choses qui ne sont pas même commencées, ni entrevues, aurons-nous avancé d’un seul pas au delà de la pure et simple constatation des lois physiques ? Nous aurons, je le veux, beaucoup augmenté nos forces pour réagir sur la nature et la plier à nos besoins. Nous aurons encore traversé la terre de part en part, ou reconnu définitivement ce trajet impraticable. Nous aurons appris à nous diriger dans les airs, et, en nous rapprochant de quelques milliers de mètres des limites de l’air respirable, découvert et éclairci certains problèmes astronomiques ou autres ; rien de plus. Tout cela ne nous mène pas à l’infini. Et eussions-nous compté tous les systèmes planétaires qui se meuvent dans l’espace, serions-nous plus près de cet infini ? Avons-nous appris, sur les grands mystères, une chose ignorée des anciens ? Nous avons, ce me semble, changé les méthodes employées avant nous, pour tourner autour du secret. Nous n’avons pas fait un pas de plus dans ses ténèbres.

Puis, en admettant que nous soyons plus éclairés sur certains faits, combien, d’autre part, nous avons perdu de notions familières à nos plus lointains ancêtres ! Est-il douteux qu’au temps d’Abraham, on ne sût de l’histoire primordiale beaucoup plus que nous n’en connaissons ? Combien de choses découvertes par nous, à grand-peine, ou par hasard, ne sont en définitive que des connaissances oubliées et retrouvées ! Et comme, sur bien des points, nous sommes inférieurs à ce qu’on a été jadis ! Que pourrait-on comparer, ainsi que je le disais plus haut pour un autre objet, oui, que pourrait-on comparer, en choisissant dans nos plus splendides travaux, à ces merveilles que l’Égypte, l’Inde, la Grèce, l’Amérique nous montrent encore, attestant la magnificence sans bornes de tant d’autres édifices que le poids des siècles a fait disparaître, bien moins que les ineptes ravages de l’homme ? Que sont nos arts auprès de ceux d’Athènes ? Que sont nos penseurs auprès de ceux d’Alexandrie et de l’Inde ? Que sont nos poètes auprès de Valmiki, de Kalidasa, d’Homère et de Pindare ?

En somme, nous faisons autrement. Nous appliquons notre esprit à d’autres buts, à d’autres recherches que les autres groupes civilisés de l’humanité ; mais, en changeant de terrain, nous n’avons pu conserver dans toute leur fertilité les terres qu’ils cultivaient déjà. Il y a donc eu abandon d’un côté, en même temps qu’il y avait conquête de l’autre. C’était une triste compensation, et, loin d’annoncer un progrès, elle n’indique qu’un déplacement. Pour qu’il y eût acquisition réelle, il faudrait qu’ayant au moins gardé dans toute leur intégrité les principales richesses des sociétés antérieures, nous eussions réussi à édifier, à côté de leurs travaux, certains grands résultats qu’elles et nous avons cherchés également ; que nos sciences et nos arts, appuyés sur leurs arts et leurs sciences, eussent trouvé quelque nouveauté profonde touchant la vie et la mort, la formation des êtres, les principes primordiaux du monde. Or, sur toutes ces questions, la science moderne n’a plus ces lueurs qui se projetaient, on a lieu de le penser, à l’aurore des temps antiques, et, de son propre cru et de ses propres efforts, elle n’est parvenue encore qu’à cet humiliant aveu : « Je cherche et ne trouve pas. » Il n’y a donc guère de progrès réels dans les conquêtes intellectuelles de l’homme. Notre critique seule est incontestablement meilleure que celle de nos devanciers. C’est un grand point ; mais critique veut dire classement, et non pas acquisition.

Pour ce qui est de nos idées prétendues neuves sur la politique, on peut sans inconvénient prendre avec elles des libertés plus vives encore qu’avec nos sciences.

Cette fécondité de théories, dont nous aimons à nous faire honneur, on la retrouve tout aussi grande à Athènes après Périclès. Le moyen de s’en convaincre, c’est de relire ces comédies d’Aristophane, amplifications satiriques, dont Platon recommandait la lecture à qui voulait connaître les mœurs publiques de la ville de Minerve. On récuse la comparaison depuis que l’on s’est avisé de prétendre qu’entre notre ordre social actuel et l’état de l’antiquité grecque la servitude crée une différence fondamentale. La démagogie n’en était que plus profonde, si l’on veut, et voilà tout. On parlait alors des esclaves sur le même ton où l’on parle aujourd’hui des ouvriers et des prolétaires, et combien n’était-il pas avancé, ce peuple athénien qui fit tant pour plaire à sa plèbe servile après le combat des Arginuses !

Transportons-nous à Rome. Ouvrons les lettres de Cicéron. Quel tory modéré que cet orateur romain ! quelle similitude parfaite entre sa république et nos sociétés constitutionnelles, quant au langage des partis et aux luttes parlementaires ! Là, aussi, dans les bas-fonds, s’agitait une population d’esclaves dépravés, toujours la révolte dans le cœur, quand ils ne l’avaient pas au bout des poings. Laissons cette tourbe. Nous le pouvons d’autant mieux que la loi ne lui reconnaissait pas d’existence civile, qu’elle ne comptait pas dans la politique, et n’agissait sur les décisions, aux jours d’émeute, que comme auxiliaire des perturbateurs de naissance libre.

Eh bien ! les esclaves rejetés dans le néant, n’avons-nous pas, sur le Forum, tout ce qui constitue un état social à la moderne ? La populace, qui demandait du pain, des jeux, des distributions gratuites et le droit de jouir ; la bourgeoisie, qui voulait et obtint le partage des emplois publics ; le patriciat, transformé successivement et reculant toujours, et toujours perdant de ses droits, jusqu’au moment où ses défenseurs mêmes acceptèrent, comme unique système de défense, de refuser toute prérogative en ne réclamant que la liberté pour tous ? Ne sont-ce pas là des ressemblances parfaites ?

Croit-on que dans les opinions qui s’expriment aujourd’hui, si variées qu’elles puissent être, il en existe une seule, il se trouve même une nuance qui n’ait été connue à Rome ? Je parlais tout à l’heure des lettres écrites de Tusculum : c’est la pensée d’un conservateur progressiste. Vis-à-vis de Sylla, Pompée et Cicéron étaient des libéraux. Ils ne l’étaient pas encore assez pour César. Ils l’étaient trop pour Caton. Plus tard, sous le principat, nous voyons, dans Pline le Jeune, un royaliste modéré, ami du repos quand même. Il ne veut ni de trop de liberté, ni d’excès de pouvoir, et, positif dans ses doctrines, tenant très peu aux grandeurs évanouies de l’âge des Fabius, il leur préférait la prosaïque administration de Trajan. Ce n’était pas l’avis de tout le monde. Beaucoup de gens pensaient, redoutant quelque résurrection de l’ancien Spartacus, que l’empereur ne pouvait trop faire sentir sa puissance. Quelques provinciaux, au rebours, demandaient et obtenaient ce que nous appellerions des garanties constitutionnelles ; tandis que les opinions socialistes ne trouvaient pas de moindres interprètes que le césar gaulois C. Junius Posthumus, qui s’écriait dans ses déclamations : Dives et pauper, inimici, « le riche et le pauvre sont des ennemis-nés.

Bref, tout homme ayant quelque prétention à participer aux lumières du temps soutenait avec force l’égalité du genre humain, le droit universel à posséder les biens de cette terre, la nécessité évidente de la civilisation gréco-latine, sa perfection, sa douceur, ses progrès futurs plus grands encore que ses avantages actuels, et, pour couronner le tout, son éternité. Ces idées n’étaient pas seulement la consolation et l’orgueil des païens ; c’était aussi l’espoir solide des premiers, des plus illustres Pères de l’Église, dont Tertullien se faisait l’interprète (1)[1].

Enfin, pour achever le tableau d’un dernier trait frappant, le plus nombreux de tous les partis était celui des indifférents, de ces gens trop faibles, trop dégoûtés, trop craintifs ou trop indécis pour saisir une vérité au milieu de toutes les théories disparates qu’ils voyaient sans cesse miroiter à leurs yeux, et qui, jouissant de l’ordre quand il existait, supportant, tant bien que mal, le désordre quand il venait, admiraient, en tous temps, le progrès des jouissances matérielles inconnues à leurs pères, et, sans trop vouloir penser au reste, se consolaient en répétant à satiété :

On travaille aujourd’hui d’un air miraculeux.

Il y aurait plus de raisons de croire à des perfectionnements dans la science politique, si nous avions inventé quelque rouage inconnu jusqu’à nous, et qui n’ait pas été auparavant pratiqué, au moins dans l’essentiel. Cette gloire nous manque. Les monarchies limitées ont été connues de tous temps. On en voit même des modèles curieux chez certaines peuplades américaines restées cependant barbares. Les républiques démocratiques et aristocratiques de toutes formes et pondérées suivant les méthodes les plus variées ont existé dans le nouveau monde comme dans l’ancien. Tlascala est, en ce genre, un spécimen complet tout comme Athènes, Sparte, et La Mecque avant Mahomet. Et quand même, d’ailleurs, il serait vrai que nous eussions appliqué à la science gouvernementale quelque perfectionnement secondaire de notre invention, en serait-ce assez pour justifier une prétention si grosse que celle de la perfectibilité illimitée ? Soyons modestes, comme le fut un jour le plus sage des rois : Nil novi sub sole (1)[2].

Voyons nos mœurs, maintenant. On les dit plus douces que celles des autres grandes sociétés humaines : c’est encore une affirmation qui tente bien fort la critique.

Il est des rhétoriciens qui voudraient aujourd’hui faire disparaître du code des nations le recours à la guerre. Ils ont pris cette théorie dans Sénèque. Certains sages de l’Orient professaient aussi, à cet égard, des idées toutes conformes à celles des Frères moraves. Mais quand bien même les amis de la paix universelle réussiraient à dégoûter l’Europe de l’appel aux armes, il leur faudrait encore amener les passions humaines à se transformer pour toujours. Ni Sénèque ni les brahmanes n’ont obtenu cette victoire. Il est douteux qu’elle nous soit réservée, et pour ce qui est de notre mansuétude, regardez dans nos champs, dans nos rues, la trace sanglante qu’elle y creuse.

Nos principes sont purs et élevés, je le veux. La pratique y répond-elle ?

Attendons, pour nous vanter, que nos pays, qui depuis le commencement de la civilisation moderne ne sont pas encore restés cinquante ans sans massacres, puissent se glorifier, comme l’Italie romaine, de deux siècles de paix, qui n’ont d’ailleurs, hélas ! rien prouvé pour l’avenir[3] !

La perfectibilité humaine n’est donc pas démontrée par l’état de notre civilisation. L’homme a pu apprendre certaines choses, il en a oublié beaucoup d’autres. Il n’a pas ajouté un sens à ses sens, un membre à ses membres, une faculté à son âme. Il n’a fait que tourner d’un autre côté du cercle qui lui est dévolu, et la comparaison de ses destinées à celles de nombreuses familles d’oiseaux et d’insectes n’est pas même propre à inspirer toujours des pensées bien consolantes sur son bonheur d’ici-bas.

Depuis le moment où les termites, les abeilles, les fourmis noires ont été créées, elles ont trouvé spontanément le genre de vie qui leur convenait. Les termites et les fourmis, dans leurs communautés, ont d’abord découvert, pour leurs demeures, un mode de construction, et pour leurs provisions un emmagasinement, pour leurs œufs un système de soins, dont les naturalistes pensent qu’il n’admet pas de variations ni de perfectionnements[4]. Du moins tel qu’il est, il a constamment suffi aux besoins des pauvres êtres qui l’emploient. De même les abeilles, avec leur gouvernement monarchique exposé à des renversements de souveraines, jamais à des révolutions sociales, n’ont pas, un seul jour, ignoré la manière de vivre la plus appropriée à ce que désire leur nature. Il a été loisible longtemps aux métaphysiciens d’appeler les animaux des machines, et de reporter à Dieu, anima brutorum, la cause de leurs mouvements. Aujourd’hui que, d’un œil un peu plus soigneux, on étudie les mœurs de ces prétendus automates, on ne s’est pas borné à abandonner cette doctrine dédaigneuse : on a reconnu à l’instinct une portée qui l’approche de la dignité de la raison.

Que dire lorsque, dans les royaumes des abeilles, on voit les souveraines exposées à la colère des sujettes, ce qui suppose, ou l’esprit de mutinerie chez ces dernières, ou l’inaptitudeà remplir de légitimes obligations chez les reines ? Que dire, lorsqu’on voit les termites épargner leurs ennemis vaincus, puis les enchaîner et les employer à l’utilité publique en les forçant d’avoir soin des jeunes individus ?

Sans doute nos États, à nous, sont plus compliqués, satisfont à plus de besoins ; mais, lorsque je regarde le sauvage errant, sombre, sale, farouche, désœuvré, traînant paresseusement ses pas et le bâton pointu qui lui sert de lance sur un sol sans culture ; quand je le contemple, suivi de sa femme, unie à lui par un hymen dont une violence férocement inepte a constitué toute la cérémonie[5] ; quand je vois cette femme portant son enfant, qu’elle va tuer elle-même s’il tombe malade, ou seulement s’il l’ennuie[6] ; que tout à coup, la faim se faisant sentir, ce misérable groupe, à la recherche d’un gibier quelconque, s’arrête charmé devant une de ces demeures d’intelligentes fourmis, donne du pied dans l’édifice, en ravit et en dévore les œufs, puis, le repas fait, se retire tristement dans un creux de rocher, je me demande si les insectes qui viennent de périr n’ont pas été plus favorablement doués que la stupide famille du destructeur ; si l’instinct des animaux, borné à un court ensemble de besoins, ne les rend pas plus heureux que cette raison avec laquelle notre humanité s’est trouvée nue sur la terre, et plus exposée cent fois que les autres espèces aux souffrances que peuvent causer l’air, le soleil, la neige et la pluie conjurés. Pauvre humanité ! elle n’est jamais parvenue à inventer un moyen de vêtir tout le monde et de mettre tout le monde à l’abri de la soif et de la faim. Certes le moindre des sauvages en sait plus long que les animaux ; mais les animaux connaissent ce qui leur est utile, et nous l’ignorons. Ils s’y tiennent, et nous ne le pouvons garder, quand parfois nous l’avons découvert. Ils sont toujours, en temps normal, assurés, par leurs instincts, de trouver le nécessaire. Nous, nous voyons de nombreuses hordes qui, depuis le commencement des siècles, n’ont pu sortir d’un état précaire et souffreteux. En tant qu’il n’est question que du bien-être terrestre, nous n’avons de mieux que les animaux, rien de mieux qu’un horizon plus étendu à parcourir, mais fini et borné comme le leur.

Je n’ai pas assez insisté sur cette triste condition humaine, de toujours perdre d’un côté quand nous gagnons de l’autre ; c’est là cependant le grand fait qui nous condamne à errer dans nos domaines intellectuels, sans réussir jamais, tout limités qu’ils sont, à les posséder dans leur entier. Si cette loi fatale n’existait pas, on comprendrait qu’à un jour donné, lointain peut-être, en tous cas, probable, l’homme, se trouvant en possession de toute l’expérience des âges successifs, sachant ce qu’il peut savoir, s’étant emparé de ce qu’il peut prendre, aurait enfin appris à appliquer ses richesses, vivrait au milieu de la nature, sans combat avec ses semblables non plus qu’avec la misère, et, tranquille à la fin, se reposerait, sinon à l’apogée des perfections, au moins dans un état suffisant d’abondance et de joie.

Une telle félicité, toute restreinte qu’elle serait, ne nous est même pas promise, puisqu’à mesure que l’homme apprend, il désapprend ; puisqu’il ne peut gagner sous le rapport intellectuel et moral sans perdre sous le rapport physique, et qu’il ne tient assez fortement aucune de ses conquêtes pour être assuré de les garder toujours.

Nous croyons, nous, que notre civilisation ne périra jamais, parce que nous avons l’imprimerie, la vapeur, la poudre à canon. L’imprimerie, qui n’est pas moins connue au Tonquin, dans l’empire d’Annam et au Japon[7] que dans l’Europe actuelle, a-t-elle, par hasard, donné aux peuples de ces contrées une civilisation même passable ? Ils ont cependant des livres, beaucoup de livres, des livres qui se vendent à bien plus bas prix que les nôtres. D’où vient que ces peuples soient si abaissés, si faibles, si rapprochés du degré où l’homme civilisé, corrompu, faible et lâche, ne vaut pas, en puissance intellectuelle, tel barbare qui, l’occasion s’offrant, va l’opprimer[8] ? D’où cela vient-il ? Uniquement de ce que l’imprimerie est un moyen, et non pas un principe. Si vous l’employez à reproduire des idées saines, vigoureuses, salutaires, elle fonctionnera de la manière la plus fructueuse, et contribuera à soutenir la civilisation. Si, au contraire, les intelligences sont tellement abâtardies que personne n’apporte plus sous les presses des œuvres philosophiques, historiques, littéraires, capables de nourrir fortement le génie d’une nation ; si ces presses avilies ne servent plus qu’à multiplier les malsaines et venimeuses compositions de cerveaux énervés, les productions empoisonnées d’une théologie de sectaires, d’une politique de libellistes, d’une poésie de libertins, comment et pourquoi l’imprimerie sauverait-elle la civilisation ?

On suppose sans doute que, par la facilité avec laquelle elle peut répandre en grand nombre les chefs-d’œuvre de l’esprit, l’imprimerie contribue à les conserver, et même, dans les temps où la stérilité intellectuelle ne permet pas de leur donner de rivaux, de les offrir au moins aux méditations des gens honnêtes. Il en est ainsi en effet. Toutefois, pour aller chercher un livre du passé et s’en servir à sa propre amélioration, il faut déjà posséder, sans ce livre, le meilleur des biens : la force d’une âme éclairée. Dans les temps mauvais, témoins du départ des vertus publiques, on fait peu de cas des anciennes compositions, et personne ne se soucie de troubler le silence des bibliothèques. C’est valoir beaucoup déjà que de songer à fréquenter ces lieux augustes, et à de telles époques on ne vaut rien…

D’ailleurs on s’exagère beaucoup la longévité assurée aux productions de l’esprit par la découverte de Gutenberg. À l’exception de quelques ouvrages reproduits pendant une certaine période, tous les livres meurent aujourd’hui, comme jadis mouraient les manuscrits. Tirées à quelques centaines d’exemplaires, les œuvres de la science surtout disparaissent avec rapidité du domaine commun. On peut encore les trouver, bien qu’avec peine, dans les grandes collections. Il en était absolument de même des richesses intellectuelles de l’antiquité, et, encore une fois, ce n’est pas l’érudition qui sauve un peuple arrivé à la décrépitude.

Cherchons ce que sont devenues ces myriades d’excellents ouvrages publiés depuis le jour où fonctionna la première presse. La plupart sont oubliés. Ceux dont on parle encore n’ont plus guère de lecteurs, et tel qui se recherchait il y a cinquante ans voit son titre même disparaître peu à peu de toutes les mémoires.

Pour rehausser le mérite de l’imprimerie, on a trop nié la diffusion des manuscrits. Elle était plus grande qu’on ne se l’imagine. Aux temps de l’empire romain, les moyens d’instruction étaient très répandus, les livres étaient même communs, si l’on en doit juger d’après ce nombre extraordinaire de grammairiens déguenillés qui pullulaient jusque dans les plus petites villes, sortes de gens comparables aux avocats, aux romanciers, aux journalistes de notre époque, et dont le Satyricon de Pétrone nous raconte les mœurs dévergondées, la misère et le goût passionné des jouissances. Quand la décadence fut complète, tous ceux qui voulaient des livres en trouvaient encore. Virgile était lu partout. Les paysans, qui l’entendaient vanter, le prenaient pour un dangereux enchanteur. Les moines le copiaient. Ils copiaient aussi Pline, Dioscoride, Platon et Aristote. Ils copiaient de même Catulle et Martial. Dans le moyen âge, on peut, au grand nombre qui nous en reste après tant de guerres, de dévastations, d’incendies d’abbayes et de châteaux, deviner combien les œuvres littéraires, scientifiques, philosophiques, sorties de la plume des contemporains, avaient été multipliées au delà de ce qu’on pense. On s’exagère donc les mérites réels de l’imprimerie envers la science, la poésie, la moralité et la vraie civilisation, et l’on serait plus exact si, glissant modestement sur cette thèse, on s’attachait surtout à parler des services journaliers rendus par cette invention aux intérêts religieux et politiques de toutes venues. L’imprimerie, je le répète, est un merveilleux instrument ; mais, lorsque la main et la tête font défaut, l’instrument ne saurait bien fonctionner par lui-même.

Une longue démonstration n’est pas nécessaire pour établir que la poudre à canon ne peut non plus sauver une société en danger de mort. C’est une connaissance qui ne s’oubliera certainement pas. D’ailleurs il est douteux que les peuples sauvages qui la possèdent aujourd’hui comme nous, et s’en servent autant, la considèrent jamais à un autre point de vue que celui de la destruction.

Pour la vapeur et toutes les découvertes industrielles, je dirai aussi, comme de l’imprimerie, que ce sont de grands moyens ; j’ajouterai que l’on a vu quelquefois des procédés nés de découvertes scientifiques se perpétuer à l’état de routine, quand le mouvement intellectuel qui les avait fait naître s’était arrêté pour toujours, et avait laissé perdre le secret théorique d’où ces procédés émanaient. Enfin, je rappellerai que le bien-être matériel n’a jamais été qu’une annexe extérieure de la civilisation, et qu’on n’a jamais entendu dire d’une société qu’elle avait vécu uniquement parce qu’elle connaissait les moyens d’aller vite et de se bien vêtir.

Toutes les civilisations qui nous ont précédés ont pensé, comme nous, s’être cramponnées au rocher du temps par leurs inoubliables découvertes. Toutes ont cru à leur immortalité. Les familles des Incas, dont les palanquins parcouraient avec rapidité ces admirables chaussées de cinq cents lieues de long qui unissent encore Cuzco à Quito, étaient convaincues certainement de l’éternité de leurs conquêtes. Les siècles, d’un coup d’aile, ont précipité leur empire, à côté de tant d’autres, dans le plus profond du néant. Ils avaient, eux aussi, ces souverains du Pérou, leurs sciences, leurs mécaniques, leurs puissantes machines dont nous admirons avec stupeur les œuvres sans pouvoir en deviner le secret. Ils connaissaient, eux aussi, le secret de transporter des masses énormes. Ils construisaient des forteresses où l’on entassait les uns sur les autres des blocs de pierre de trente-huit pieds de long sur dix-huit de large. Les ruines de Tihuanaco, nous montrent un tel spectacle, et ces matériaux monstrueux étaient apportés de plusieurs lieues de distance. Savons-nous comment s’y prenaient les ingénieurs de ce peuple évanoui pour résoudre un tel problème ? Nous ne le savons pas plus que les moyens appliqués à la construction des gigantesques murailles cyclopéennes dont les débris résistent encore, sur tant de points de l’Europe méridionale, aux efforts du temps.

Ainsi, ne prenons pas les résultats d’une civilisation pour ses causes. Les causes se perdent, les résultats s’oublient quand disparaît l’esprit qui les avait fait éclore, ou, s’ils persistent, c’est grâce à un nouvel esprit qui va s’en emparer, et souvent leur donner une portée différente de celle qu’ils avaient d’abord. L’intelligence humaine, constamment vacillante, court d’un point à un autre, n’a point d’ubiquité, exalte la valeur de ce qu’elle tient, oublie ce qu’elle lâche, et, enchaînée dans le cercle qu’elle est condamnée à ne jamais franchir, ne réussit à féconder une partie de ses domaines qu’en laissant l’autre en friche, toujours à la fois supérieure et inférieure à ses ancêtres. L’humanité ne se surpasse donc jamais elle-même ; l’humanité n’est donc pas perfectible à l’infini.



  1. (1) Amédée Thierry, Histoire de la Gaule sous l'administration romaine, t. 1, p. 241.
  2. (1) On est quelquefois disposé à considérer le gouvernement des États-Unis d’Amérique comme une création tout à fait originale et particulière à notre époque, et ce qu’on y relève de surtout remarquable, c’est la part restreinte abandonnée dans cette société à l’initiative et même à la simple intervention de l’autorité gouvernementale ou administrative. Si l’on veut jeter les yeux sur tous les commencements d’États fondés par la race blanche, on aura identiquement le même spectacle. Le self-government n’est pas aujourd’hui plus triomphant à New-York, qu’il ne le fut jadis à Paris, au temps des Franks. Les Indiens, il est vrai, sont traités beaucoup plus inhumainement par les Américains que ne le furent les Gaulois par les leudes de Khlodowig. Mais il faut considérer que la distance ethnique est bien plus grande entre les républicains éclairés du nouveau monde et leurs victimes, qu’elle ne l’était entre le conquérant germain et ses vaincus. Du reste, lorsque, par la suite, j’exposerai les débuts de toutes les sociétés arianes, on verra que toutes ont commencé par l’exagération de l’indépendance vis-à-vis du magistrat et vis-à-vis de la loi.
    Les inventions politiques de ce monde ne sauraient, ce me semble, sortir des deux limites tracées par deux peuples situés, l’un dans le nord-est de l’Europe, l’autre dans les pays riverains du Nil, à l’extrême sud de l’Égypte. Le gouvernement du premier de ces peuples, à Bolgari, près de Kazan, avait l’habitude de faire pendre les gens d’esprit, comme moyen préventif. C’est au voyageur arabe Ibn Foszlan que nous devons la connaissance de ce fait. (A. de Humboldt, Asie centrale, t. I, p. 494.)
    Chez l’autre nation, habitant le Fazoql, lorsque le roi ne convient plus, ses parents et ses ministres viennent le lui annoncer, et on lui fait remarquer que, puisqu’il ne plaît plus aux hommes, aux femmes, aux enfants, aux bœufs, aux ânes, etc., le mieux qu’il puisse faire, c’est de mourir, et on l’y aide aussitôt. (Lepsius, Briefe aux Ægypten, Æthiopien und der Halbinsel des Sinai ; Berlin, 1852.)
  3. Amédée Thierry, Histoire de la Gaule sous l’administration romaine, t. I, p. 241.
  4. Martius und Spix, Reise in Brasilien, t. III, p. 950 et passim.
  5. Chez plusieurs peuplades de l’Océanie, voici comme on a conçu l’institution du mariage : l’homme remarque une fille. Elle lui convient. Il l’obtient du père moyennant quelques cadeaux, parmi lesquels une bouteille d’eau-de-vie, quand le futur a pu l’offrir, tient le rang le plus distingué. Alors le prétendu va s’embusquer au coin d’un buisson ou derrière un rocher. La fille passe sans songer à mal. Il la renverse d’un coup de bâton ; la frappe jusqu’à ce qu’elle ait perdu connaissance et l’emporte amoureusement chez lui, baignée dans son sang. Il est en règle. L’union légale est accomplie.
  6. M. d’Orbigny raconte que les mères indiennes aiment leurs enfants à l’excès, qu’elles les chérissent au point d’en être véritablement les esclaves ; que cependant, par une bizarrerie sans exemple, si l’enfant vient à les gêner un jour, elles le noient ou l’écrasent, ou l’abandonnent, sans nul regret, dans les bois. (D’Orbigny, l’Homme américain, t. II, p. 232.)
  7. M. J. Mohl, Rapport annuel à la Société asiatique, 1851, p. 92 : « La librairie indienne indigène est extrêmement active, et les ouvrages qu’elle fournit n’entrent jamais dans la librairie européenne même de l’Inde. M. Sprenger dit, dans une lettre, qu’il y a dans la seule ville de Luknau treize établissements lithographiques uniquement occupés à multiplier les livres pour les écoles, et il donne une liste considérable d’ouvrages dont probablement aucun n’est parvenu en Europe. Il en est de même à Dehli, Agra, Cawnpour, Allahabad et d’autres villes. »
  8. Les Siamois sont le peuple le plus déhonté de la terre. Ils gisent au plus bas degré de la civilisation indo-chinoise ; cependant ils savent tous lire et écrire. (Ritter, Erdkunde, Asien, t. III, p. 1152.)