Essai sur l’inégalité des races humaines/Livre premier entier

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Préfaces Essai sur l’inégalité des races humaines
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LIVRE PREMIER.

CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES ; DÉFINITIONS,
RECHERCHE ET EXPOSITION DES LOIS NATURELLES
QUI RÉGISSENT LE MONDE SOCIAL.

Séparateur



CHAPITRE PREMIER.

La condition mortelle des civilisations et des sociétés résulte d’une cause générale et commune.

La chute des civilisations est le plus frappant et en même temps le plus obscur de tous les phénomènes de l’histoire. En effrayant l’esprit, ce malheur réserve quelque chose de si mystérieux et de si grandiose, que le penseur ne se lasse pas de le considérer, de l’étudier, de tourner autour de son secret. Sans nul doute, la naissance et la formation des peuples proposent à l’examen des observations très remarquables : le développement successif des sociétés, leurs succès, leurs conquêtes, leurs triomphes, ont de quoi frapper bien vivement l’imagination et l’attacher ; mais tous ces faits, si grands qu’on les suppose, paraissent s’expliquer aisément ; on les accepte comme les simples conséquences des dons intellectuels de l’homme ; une fois ces dons reconnus, on ne s’étonne pas de leurs résultats ; ils expliquent, par le fait seul de leur existence, les grandes choses dont ils sont la source. Ainsi, pas de difficultés, pas d’hésitations de ce côté. Mais quand, après un temps de force et de gloire, on s’aperçoit que toutes les sociétés humaines ont leur déclin et leur chute, toutes, dis-je, et non pas telle ou telle ; quand on remarque avec quelle taciturnité terrible le globe nous montre, épars sur sa surface, les débris des civilisations qui ont précédé la nôtre, et non seulement des civilisations connues, mais encore de plusieurs autres dont on ne sait que les noms, et de quelques-unes qui, gisant en squelettes de pierre au fond de forêts presque contemporaines du monde[1], ne nous ont pas même transmis cette ombre de souvenir ; lorsque l’esprit, faisant un retour sur nos États modernes, se rend compte de leur jeunesse extrême, s’avoue qu’ils ont commencé d’hier et que certains d’entre eux sont déjà caducs : alors on reconnaît, non sans une certaine épouvante philosophique, avec combien de rigueur la parole des prophètes sur l’instabilité des choses s’applique aux civilisations comme aux peuples, aux peuples comme aux États, aux États comme aux individus, et l’on est contraint de constater que toute agglomération humaine, même protégée par la complication la plus ingénieuse de liens sociaux, contracte, au jour même où elle se forme, et caché parmi les éléments de sa vie, le principe d’une mort inévitable.

Mais quel est ce principe ? Est-il uniforme ainsi que le résultat qu’il amène, et toutes les civilisations périssent-elles par une cause identique ?

Au premier aspect, on est tenté de répondre négativement ; car on a vu tomber bien des empires, l’Assyrie, l’Égypte, la Grèce, Rome, dans des conflits de circonstances qui ne se ressemblaient pas. Toutefois, en creusant plus loin que l’écorce, on trouve bientôt, dans cette nécessité même de finir qui pèse impérieusement sur toutes les sociétés sans exception, l’existence irrécusable, bien que latente, d’une cause générale, et, partant de ce principe certain de mort naturelle indépendant de tous les cas de mort violente, on s’aperçoit que toutes les civilisations, après avoir duré quelque peu, accusent à l’observation des troubles intimes, difficiles à définir, mais non moins difficiles à nier, qui portent dans tous les lieux et dans tous les temps un caractère analogue ; enfin, en relevant une différence évidente entre la ruine des États et celle des civilisations, en voyant la même espèce de culture tantôt persister dans un pays sous une domination étrangère, braver les événements les plus calamiteux, et tantôt, au contraire, en présence de malheurs médiocres, disparaître ou se transformer, on s’arrête de plus en plus à cette idée, que le principe de mort, visible au fond de toutes les sociétés, est non seulement adhérent à leur vie, mais encore uniforme et le même pour toutes.

J’ai consacré les études dont je donne ici les résultats à l’examen de ce grand fait.

C’est nous modernes, nous les premiers, qui savons que toute agglomération d’hommes et le mode de culture intellectuelle qui en résulte doivent périr. Les époques précédentes ne le croyaient pas. Dans l’antiquité asiatique, l’esprit religieux, ému comme d’une apparition anormale par le spectacle des grandes catastrophes politiques, les attribuait à la colère céleste frappant les péchés d’une nation ; c’était là, pensait-on, un châtiment propre à amener au repentir les coupables encore impunis. Les juifs, interprétant mal le sens de la Promesse, supposaient que leur empire ne finirait jamais. Rome, au moment même où elle commençait à sombrer, ne doutait pas de l’éternité du sien[2]. Mais, pour avoir vu davantage, les générations actuelles savent beaucoup plus aussi ; et, de même que personne ne doute de la condition universellement mortelle des hommes, parce que tous les hommes qui nous ont précédés sont morts, de même nous croyons fermement que les peuples ont des jours comptés, bien que plus nombreux ; car aucun de ceux qui régnèrent avant nous ne poursuit à nos côtés sa carrière. Il y a donc, pour l’éclaircissement de notre sujet, peu de choses à prendre dans la sagesse antique, hormis une seule remarque fondamentale, la reconnaissance du doigt divin dans la conduite de ce monde, base solide et première dont il ne faut pas se départir, l’acceptant avec toute l’étendue que lui assigne l’Église catholique. Il est incontestable que nulle civilisation ne s’éteint sans que Dieu le veuille, et appliquer à la condition mortelle de toutes les sociétés l’axiome sacré dont les anciens sanctuaires se servaient pour expliquer quelques destructions remarquables, considérées par eux, mais à tort, comme des faits isolés, c’est proclamer une vérité de premier ordre, qui doit dominer la recherche des vérités terrestres. Ajouter que toutes les sociétés périssent parce qu’elles sont coupables, j’y consens aisément ; ce n’est encore qu’établir un juste parallélisme avec la condition des individus, en trouvant dans le péché le germe de la destruction. Sous ce rapport, rien ne s’oppose, à raisonner même suivant les simples lumières de l’esprit, à ce que les sociétés suivent le sort des êtres qui les composent, et, coupables par eux, finissent comme eux ; mais, ces deux vérités admises et pesées, je le répète, la sagesse antique ne nous offre aucun secours.

Elle ne nous dit rien de précis sur les voies que suit la volonté divine pour amener la mort des peuples ; elle est, au contraire, portée à considérer ces voies comme essentiellement mystérieuses. Saisie d’une pieuse terreur à l’aspect des ruines, elle admet trop aisément que les États qui s’écroulent ne peuvent être ainsi frappés, ébranlés, engloutis, si ce n’est à l’aide de prodiges. Qu’un fait miraculeux se soit produit dans certaines occurrences, en tant que les livres saints l’affirment, je me soumets sans peine à le croire ; mais là où les témoignages sacrés ne se prononcent pas d’une manière formelle, et c’est le plus grand nombre des cas, on peut légitimement considérer l’opinion des anciens temps comme incomplète, insuffisamment éclairée, et reconnaître, contrairement au côté où elle penche, que, puisque la sévérité céleste s’exerce sur nos sociétés constamment et par suite d’une décision antérieure à l’établissement du premier peuple, l’arrêt s’exécute d’une manière prévue, normale et en vertu de prescriptions définitivement inscrites au code de l’univers, à côté des autres lois qui, dans leur imperturbable régularité, gouvernent la nature animée tout comme le monde inorganique.

Si l’on est en droit de reprocher justement à la philosophie sacrée des premiers temps de s’être, dans son défaut d’expérience, bornée, pour expliquer un mystère, à l’exposition d’une vérité théologique indubitable, mais qui elle-même est un autre mystère, et de n’avoir pas poussé ses recherches jusqu’à l’observation des faits tombant sous le domaine de la raison, du moins ne peut-on pas l’accuser d’avoir méconnu la grandeur du problème en cherchant des solutions au ras de terre. Pour bien dire, elle s’est contentée de poser noblement la question, et, si elle ne l’a point résolue ni même éclaircie, du moins n’en a-t-elle pas fait un thème d’erreurs. C’est en cela qu’elle se place bien au-dessus des travaux fournis par les écoles rationalistes.

Les beaux esprits d’Athènes et de Rome ont établi cette doctrine acceptée jusqu’à nos jours, que les États, les peuples, les civilisations ne périssent que par le luxe, la mollesse, la mauvaise administration, la corruption des mœurs, le fanatisme. Toutes ces causes, soit réunies, soit isolées, furent déclarées responsables de la fin des sociétés ; et la conséquence nécessaire de cette opinion, c’est que là où elles n’agissent point, aucune force dissolvante ne doit exister non plus. Le résultat final, c’est d’établir que les sociétés ne meurent que de mort violente, plus heureuses en cela que les hommes, et que, sauf à éluder les causes de destruction que je viens d’énumérer, on peut parfaitement se figurer une nationalité aussi durable que le globe lui-même. En inventant cette thèse, les anciens n’en apercevaient nullement la portée ; ils n’y voyaient autre chose qu’un moyen d’étayer la doctrine morale, seul but, comme on sait, de leur système historique. Dans les récits des événements, ils se préoccupaient si fort de relever avant tout l’influence heureuse de la vertu, les déplorables effets du crime et du vice, que tout ce qui sortait de ce cadre moral leur important médiocrement, restait le plus souvent inaperçu ou négligé. Cette méthode était fausse, mesquine, et trop souvent même marchait contre l’intention de ses auteurs, car elle appliquait, suivant les besoins du moment, le nom de vertu et de vice d’une façon arbitraire ; mais, jusqu’à un certain point, le sévère et louable sentiment qui en faisait la base lui sert d’excuse, et, si le génie de Plutarque et celui de Tacite n’ont tiré de cette théorie que des romans et des libelles, ce sont de sublimes romans et des libelles généreux.

Je voudrais pouvoir me montrer aussi indulgent pour l’application qu’en ont faite les auteurs du dix-huitième siècle ; mais il y a entre leurs maîtres et eux une trop grande différence : les premiers étaient dévoués jusqu’à l’exagération au maintien de l’établissement social ; les seconds furent avides de nouveautés et acharnés à détruire : les uns s’efforçaient de faire fructifier noblement leur mensonge ; les autres en ont tiré d’épouvantables conséquences, en y sachant trouver des armes contre tous les principes de gouvernement, auxquels tour à tour venait s’appliquer le reproche de tyrannie, de fanatisme, de corruption. Pour empêcher les sociétés de périr, la façon voltairienne consiste à détruire la religion, la loi, l’industrie, le commerce, sous prétexte que la religion, c’est le fanatisme ; la loi, le despotisme ; l’industrie et le commerce, le luxe et la corruption. À coup sûr, le règne de tant d’abus, c’est le mauvais gouvernement.

Mon but n’est pas le moins du monde d’entamer une polémique ; je n’ai voulu que faire remarquer combien l’idée commune à Thucydide et à l’abbé Raynal produit des résultats divergents ; pour être conservatrice chez l’un, cyniquement agressive chez l’autre, c’est partout une erreur. Il n’est pas vrai que les causes auxquelles sont buées les chutes des nations en soient nécessairement coupables, et, tout en reconnaissant volontiers qu’elles peuvent se faire voir au moment de la mort d’un peuple, je nie qu’elles aient assez de force, qu’elles soient douées d’une énergie assez sûrement destructive pour déterminer à elles seules la catastrophe irrémédiable.


CHAPITRE II.

Le fanatisme, le luxe, les mauvaises mœurs et l’irréligion n’amènent pas nécessairement la chute des sociétés.

Il est nécessaire de bien expliquer d’abord ce que j’entends par une société. Ce n’est pas le cercle plus ou moins étendu dans lequel s’exerce, sous une forme ou sous une autre, une souveraineté distincte. La république d’Athènes n’est pas une société, non plus que le royaume de Magadha, l’empire du Pont ou le califat d’Égypte au temps des Fatimites. Ce sont des fragments de société qui se transforment sans doute, se rapprochent ou se subdivisent sous la pression des lois naturelles que je cherche, mais dont l’existence ou la mort ne constitue pas l’existence ou la mort d’une société. Leur formation n’est qu’un phénomène le plus souvent transitoire, et qui n’a qu’une action bornée ou même indirecte sur la civilisation au milieu de laquelle elle éclôt. Ce que j’entends par société, c’est une réunion, plus ou moins parfaite au point de vue politique, mais complète au point de vue social, d’hommes vivant sous la direction d’idées semblables et avec des instincts identiques. Ainsi l’Égypte, l’Assyrie, la Grèce, l’Inde, la Chine, ont été ou sont encore le théâtre où des sociétés distinctes ont déroulé leurs destinées, abstraction faite des perturbations survenues dans leurs constitutions politiques. Comme je ne parlerai des fractions que lorsque mon raisonnement pourra s’appliquer à l’ensemble, j’emploierai le mot de nation ou celui de peuple dans le sens général ou restreint, sans que nulle amphibologie puisse en résulter. Cette définition faite, je reviens à l’examen de la question, et je vais démontrer que le fanatisme, le luxe, les mauvaises mœurs et l’irréligion ne sont pas des instruments de mort certaine pour les peuples.

Tous ces faits se sont rencontrés, quelquefois isolément, quelquefois simultanément et avec une très grande intensité, chez des nations qui ne s’en portaient que mieux, ou qui, tout au moins, n’en allaient pas plus mal.

C’était pour la plus grande gloire du fanatisme que l’empire américain des Aztèques semblait surtout exister. Je n’imagine rien de plus fanatique qu’un état social qui, comme celui-là, reposait sur une base religieuse, incessamment arrosé du sang des boucheries humaines[3]. On a nié récemment[4], et peut-être avec quelque apparence de raison, que les anciens peuples européens aient jamais pratiqué le meurtre religieux sur des victimes considérées comme innocentes, les prisonniers de guerre ou les naufragés n’étant pas compris dans cette catégorie ; mais, pour les Mexicains, toutes victimes leur étaient bonnes. Avec cette férocité qu’un physiologiste moderne reconnaît être le caractère général des races du nouveau monde[5], ils massacraient impitoyablement sur leurs autels des concitoyens, et sans hésitation comme sans choix, ce qui ne les empêchait pas d’être un peuple puissant, industrieux, riche, et qui certainement aurait encore longtemps duré, régné, égorgé, si le génie de Fernand Cortez et le courage de ses compagnons n’étaient venus mettre fin à la monstrueuse existence d’un tel empire. Le fanatisme ne fait donc pas mourir les États.

Le luxe et la mollesse ne sont pas des coupables plus avérés ; leurs effets se font sentir dans les hautes classes, et je doute que chez les Grecs, chez les Perses, chez les Romains, la mollesse et le luxe, pour avoir d’autres formes, aient eu plus d’intensité qu’on ne leur en voit aujourd’hui en France, en Allemagne, en Angleterre, en Russie, en Russie surtout et chez nos voisins d’outre-Manche ; et précisément ces deux derniers pays semblent doués d’une vitalité toute particulière parmi les États de l’Europe moderne. Et au moyen âge, les Vénitiens, les Génois, les Pisans, pour accumuler dans leurs magasins, étaler dans leurs Palais, promener dans leurs vaisseaux, sur toutes les mers, les trésors du monde entier, n’en étaient certainement pas plus faibles. La mollesse et le luxe ne sont donc pas pour un peuple des causes nécessaires d’affaiblissement et de mort.

La corruption des mœurs elle-même, le plus horrible des fléaux, ne joue pas inévitablement un rôle destructeur. Il faudrait, pour que cela fût, que la prospérité d’une nation, sa puissance et sa prépondérance se montrassent développées en raison directe de la pureté de ses coutumes ; et c’est ce qui n’est pas. On est assez généralement revenu de la fantaisie si bizarre qui attribuait tant de vertus aux premiers Romains[6]. On ne voit rien de bien édifiant, et on a raison, dans ces patriciens de l’ancienne roche qui traitaient leurs femmes en esclaves, leurs enfants comme du bétail, et leurs créanciers comme des bêtes fauves ; et, s’il restait à une si mauvaise cause des défenseurs qui voulussent arguer d’une prétendue variation dans le niveau moral aux diverses époques, il ne serait pas bien difficile de repousser l’argument et d’en démontrer le peu de solidité. Dans tous les temps, l’abus de la force a excité une indignation égale ; si les rois ne furent pas chassés pour le viol de Lucrèce, si le tribunat ne fut pas établi pour l’attentat d’Appius, du moins les causes plus profondes de ces deux grandes révolutions, en s’armant de tels prétextes, témoignaient assez des dispositions contemporaines de la morale publique. Non, ce n’est pas dans la vertu plus grande qu’il faut chercher la cause de la vigueur des premiers temps chez tous les peuples ; depuis le commencement des époques historiques, il n’est pas d’agrégation humaine, fût-elle aussi petite qu’on voudra se la figurer, chez qui toutes les tendances répréhensibles ne se soient trahies ; et cependant, ployant sous cet odieux bagage, les États ne s’en maintiennent pas moins, et souvent, au contraire, semblent redevables de leur splendeur à d’abominables institutions. Les Spartiates n’ont vécu et gagné l’admiration que par les effets d’une législation de bandits. Les Phéniciens ont-ils dû leur perte à la corruption qui les rongeait et qu’ils allaient semant partout ? Non ; tout au contraire, c’est cette corruption qui a été l’instrument principal de leur puissance et de leur gloire ; depuis le jour où, sur les rivages des îles grecques[7], ils allaient, trafiquants fripons, hôtes scélérats, séduisant les femmes pour en faire marchandise, et volant çà et là les denrées qu’ils couraient vendre, leur réputation fut, à coup sûr, bien et justement flétrissante ; ils n’en ont pas moins grandi et tenu dans les annales du monde un rang dont leur rapacité et leur mauvaise foi n’ont nullement contribué à les faire descendre.

Loin de découvrir dans les sociétés jeunes une supériorité de morale, je ne doute pas que les nations en vieillissant, et par conséquent en approchant de leur chute, ne présentent aux yeux du censeur un état beaucoup plus satisfaisant. Les usages s’adoucissent, les hommes s’accordent davantage, chacun trouve à vivre plus aisément, les droits réciproques ont eu le temps de se mieux définir et comprendre ; si bien que les théories sur le juste et l’injuste ont acquis peu à peu un plus haut degré de délicatesse. Il serait difficile de démontrer qu’au temps où les Grecs ont jeté bas l’empire de Darius, comme à l’époque où les Goths sont entrés dans Rome, il n’y avait pas à Athènes, à Babylone et dans la grande ville impériale beaucoup plus d’honnêtes gens qu’aux jours glorieux d’Harmodius, de Cyrus le Grand et de Publicola.

Sans remonter à ces époques éloignées, nous pouvons en juger par nous-mêmes. Un des points du globe où le siècle est le plus avancé, et présente un plus parfait contraste avec l’âge naïf, c’est bien certainement Paris ; et cependant grand nombre de personnes religieuses et savantes avouent que dans aucun lieu, dans aucun temps, on ne trouverait autant de vertus efficaces, de solide piété, de douce régularité, de finesse de conscience, qu’il s’en rencontre aujourd’hui dans cette grande ville. L’idéal que l’on s’y fait du bien est tout aussi élevé qu’il pouvait l’être dans l’âme des plus illustres modèles du dix-septième siècle, et encore a-t-il dépouillé cette amertume, cette sorte de roideur et de sauvagerie, oserais-je dire cette pédanterie, dont alors il n’était pas toujours exempt ; de sorte que, pour contre-balancer les épouvantables écarts de l’esprit moderne, on trouve, sur les lieux mêmes où cet esprit a établi le principal siège de sa puissance, des contrastes frappants, dont les siècles passés n’ont pas eu, à un aussi haut degré que nous, le consolant spectacle.

Je ne vois pas même que les grands hommes manquent aux périodes de corruption et de décadence, je dis les grands hommes les mieux caractérisés par l’énergie du caractère et les fortes vertus. Si je cherche dans le catalogue des empereurs romains, la plupart d’ailleurs supérieurs à leurs sujets par le mérite comme par le rang, je relève des noms comme ceux de Trajan, d’Antonin le Pieux, de Septime Sévère, de Jovien ; et au-dessous du trône, dans la foule même, j’admire tous les grands docteurs, les grands martyrs, les apôtres de la primitive Église, sans compter les vertueux païens. J’ajoute que les esprits actifs, fermes, valeureux, remplissaient les camps et les municipes de façon à faire douter qu’au temps de Cincinnatus, et proportion gardée, Rome ait possédé autant d’hommes éminents dans tous les genres d’activité. L’examen des faits est complètement concluant.

Ainsi, gens de vertu, gens d’énergie, gens de talent, loin de faire défaut aux périodes de décadence et de vieillesse des sociétés, s’y rencontrent au contraire avec plus d’abondance peut-être qu’au sein des empires qui viennent de naître, et, en outre, le niveau commun de la moralité y est supérieur. Il n’est donc pas généralement vrai de prétendre que, dans les États qui tombent, la corruption des mœurs soit plus intense que dans ceux qui naissent ; que cette même corruption détruise les peuples est également sujet à contestation, puisque certains États, loin de mourir de leur perversité, en ont vécu ; mais on peut aller même au delà, et démontrer que l’abaissement moral n’est pas nécessairement mortel, car, parmi les maladies qui affectent les sociétés, il a cet avantage de pouvoir se guérir, et quelquefois assez vite.

En effet, les mœurs particulières d’un peuple présentent de très fréquentes ondulations suivant les périodes que l’histoire de ce peuple traverse. Pour ne s’adresser qu’à nous, Français, constatons que les Gallo-Romains des cinquième et sixième siècles, race soumise, valaient certainement mieux que leurs héroïques vainqueurs, à tous les points de vue que la morale embrasse ; ils n’étaient même pas toujours, individuellement pris, leurs inférieurs en courage et en vertu militaire[8]. Il semblerait que, dans les âges qui suivirent, lorsque les deux races eurent commencé à se mêler, tout s’empira, et que, vers le huitième et le neuvième siècle, le territoire national ne présentait pas un tableau dont nous ayons à tirer grande vanité. Mais aux onzième, douzième et treizième siècles, le spectacle s’était totalement transformé, et, tandis que la société avait réussi à amalgamer ses éléments les plus discords, l’état des mœurs était généralement digne de respect ; il n’y avait pas, dans les notions de ce temps, de ces ambages qui éloignent du bien celui qui veut y parvenir. Le quatorzième et le quinzième siècles furent de déplorables moments de perversité et de conflits ; le brigandage prédomina ; ce fut de mille façons, et dans le sens le plus étendu et le plus rigoureux du mot, une période de décadence ; on eût dit qu’en face des débauches, des massacres, des tyrannies, de l’affaiblissement complet de tout sentiment honnête dans les nobles qui volaient leurs vilains, dans les bourgeois qui vendaient la patrie à l’Angleterre, dans un clergé sans régularité, dans tous les ordres enfin, la société entière allait s’écrouler, et sous ses ruines engloutir et cacher tant de hontes. La société ne s’écroula pas, elle continua de vivre, elle s’ingénia, elle combattit, elle sortit de peine. Le seizième siècle, malgré ses folies sanglantes, conséquences adoucies de l’âge précédent, fut beaucoup plus honorable que son prédécesseur ; et, pour l’humanité, la Saint-Barthélemy n’est pas ignominieuse comme le massacre des Armagnacs. Enfin, de ce temps à demi corrigé, la société française passa aux lumières vives et pures de l’âge des Fénelon, des Bossuet et des Montausier. Ainsi, jusqu’à Louis XIV, notre histoire présente des successions rapides du bien au mal, et la vitalité propre à la nation reste en dehors de l’état de ses mœurs. J’ai tracé en courant les plus grandes différences ; celles de détail abondent ; il faudrait bien des pages pour les relever ; mais, à ne parler que de ce que nous avons presque vu de nos yeux, ne sait on pas que tous les dix ans, depuis 1787, le niveau de la moralité a énormément varié ? Je conclus que, la corruption des mœurs étant, en définitive, un fait transitoire et flottant, qui tantôt s’empire et tantôt s’améliore, on ne saurait la considérer comme une cause nécessaire et déterminante de ruine pour les États.

Ici je me trouve amené à examiner un argument d’espèce contemporaine qu’il n’entrait pas dans les idées du dix-huitième siècle de faire valoir ; mais, comme il s’enchaîne à merveille avec la décadence des mœurs, je ne crois pas pouvoir en parler plus à propos. Plusieurs personnes sont portées à penser que la fin d’une société est imminente quand les idées religieuses tendent à s’affaiblir et à disparaître. On observe une sorte de corrélation à Athènes et à Rome entre la profession publique des doctrines de Zénon et d’Épicure, l’abandon des cultes nationaux qui s’en est suivi, dit-on, et la fin des deux républiques. On néglige d’ailleurs de remarquer que ces deux exemples sont à peu près les seuls que l’on puisse citer d’un pareil synchronisme ; que l’empire des Perses était fort dévot au culte des mages lorsqu’il est tombé ; que Tyr, Carthage, la Judée, les monarchies aztèque et péruvienne ont été frappées de mort en embrassant leurs autels avec beaucoup d’amour, et que par conséquent il est impossible de prétendre que tous les peuples qui voient se détruire leur nationalité expient par ce fait un abandon du culte de leurs pères. Mais ce n’est pas tout : dans les deux seuls exemples que l’on me paraisse fondé à invoquer, le fait que l’on relève a beaucoup plus d’apparence que de fond, et je nie tout à fait qu’à Rome comme à Athènes, le culte antique ait jamais été délaissé, jusqu’au jour où il fut remplacé dans toutes les consciences par le triomphe complet du christianisme ; en d’autres termes, je crois qu’en matière de foi religieuse, il n’y a jamais eu chez aucun peuple du monde une véritable solution de continuité ; que, lorsque la forme ou la nature intime de la croyance a changé, le Teutatès gaulois a saisi le Jupiter romain, et le Jupiter le christianisme, absolument comme, en droit, le mort saisit le vif, sans transition d’incrédulité ; et dès lors, s’il ne s’est jamais trouvé une nation dont on fût en droit de dire qu’elle était sans foi, on est mal fondé à mettre en avant que le manque de foi détruit les États.

Je vois bien sur quoi le raisonnement s’appuie. On dira que c’est un fait notoire qu’un peu avant le temps de Périclès, à Athènes, et chez les Romains vers l’époque des Scipions, l’usage se répandit, dans les classes élevées, de raisonner sur les choses religieuses d’abord, puis d’en douter, puis décidément de n’y plus croire et de tirer vanité de l’athéisme. De proche en proche, cette habitude gagna, et il ne resta plus, ajoute-t-on, personne, ayant quelques prétentions à un jugement sain, qui ne défiât les augures de s’entre-regarder sans rire.

Cette opinion, dans un peu de vrai, mêle aussi beaucoup de faux. Qu’Aspasie, à la fin de ses petits soupers, et Lélius, auprès de ses amis, se fissent gloire de bafouer les dogmes sacrés de leur pays, il n’y a, à le soutenir, rien que de très exact ; mais pourtant, à ces deux époques, les plus brillantes de l’histoire de la Grèce et de Rome, on ne se serait pas permis de professer trop publiquement de pareilles idées. Les imprudences de sa maîtresse faillirent coûter cher à Périclès lui-même ; on se souvient des larmes qu’il versa en plein tribunal, et qui, seules, n’auraient pas réussi à faire absoudre la belle incrédule. On n’a pas oublié non plus le langage officiel des poètes du temps, et comme Aristophane avec Sophocle, après Eschyle, s’établissait le vengeur impitoyable des divinités outragées. C’est que la nation tout entière croyait à ses dieux, regardait Socrate comme un novateur coupable, et voulait voir juger et condamner Anaxagore. Mais, plus tard ?... Plus tard les théories philosophiques et impies réussirent-elles à pénétrer dans les masses populaires ? Jamais, dans aucun temps, à aucun jour, elles n’y parvinrent. Le scepticisme resta une habitude des gens élégants, et ne dépassa pas leur sphère. On va objecter qu’il est bien inutile de parler de ce que pensaient des petits bourgeois, des populations villageoises, des esclaves, tous sans influence dans la conduite de l’État, et dont les idées n’avaient pas d’action sur la politique. La preuve qu’elles en avaient, c’est que, jusqu’au dernier soupir du paganisme, il fallut leur conserver leurs temples et leurs chapelles ; il fallut payer leurs hiérophantes ; il fallut que les hommes les plus éminents, les plus éclairés, les plus fermes dans la négation religieuse, non seulement s’honorassent publiquement de porter la robe sacerdotale, mais remplissent eux-mêmes, eux, accoutumés à tourner les feuillets du livre de Lucrèce, manu diurna, manu nocturna, les emplois les plus répugnants du culte, et non seulement s’en acquittassent aux jours de cérémonie, mais encore employassent leurs rares loisirs, des loisirs disputés péniblement aux plus terribles jeux de la politique, à écrire des traités d’aruspicine. Je parle ici du grand Jules[9]. Eh quoi ! tous les empereurs après lui furent et durent être des souverains pontifes, Constantin encore ; et, tandis qu’il avait des raisons bien plus fortes que tous ses prédécesseurs pour repousser une charge si odieuse à son honneur de prince chrétien, il dut, contraint par l’opinion publique, évidemment bien puissante, quoiqu’à la veille de s’éteindre, il dut compter encore avec l’antique religion nationale. Ainsi, ce n’était pas la foi des petits bourgeois, des populations villageoises, des esclaves, qui était peu de chose, c’était l’opinion des gens éclairés. Cette dernière avait beau s’insurger, au nom de la raison et du bon sens, contre les absurdités du paganisme ; les masses populaires ne voulaient pas, ne pouvaient pas renoncer à une croyance avant qu’on leur en eût fourni une autre, donnant là une grande démonstration de cette vérité, que c’est le positif et non le négatif qui est d’emploi dans les affaires de ce monde ; et la pression de ce sentiment général fut si forte qu’au troisième siècle il y eut, dans les hautes classes, une réaction religieuse, réaction solide, sérieuse, et qui dura jusqu’au passage définitif du monde aux bras de l’Église ; de sorte que le règne du philosophisme aurait atteint son apogée sous les Antonins, et commencé son déclin peu après leur mort. Mais ce n’est pas le lieu de débattre cette question, d’ailleurs intéressante pour l’histoire des idées ; qu’il me suffise d’établir que la rénovation gagna de plus en plus, et d’en faire ressortir la cause la plus apparente.

Plus le monde romain alla vieillissant, plus le rôle des armées fut considérable. Depuis l’empereur, qui sortait inévitablement des rangs de la milice, jusqu’au dernier officier de son prétoire, jusqu’au plus mince gouverneur de district, tous les fonctionnaires avaient commencé par tourner sous le cep du centurion. Tous sortaient donc de ces masses populaires dont j’ai déjà signalé l’indomptable piété, et, en arrivant aux splendeurs d’un rang élevé, trouvaient pour leur déplaire, les choquer, les blesser, l’antique éclat des classes municipales, de ces sénateurs des villes, qui les regardaient volontiers comme des parvenus, et les auraient raillés de grand cœur, n’eût été la crainte. Il y avait ainsi hostilité entre les maîtres réels de l’État et les familles jadis supérieures. Les chefs de l’armée étaient croyants et fanatiques, témoin Maximin, Galère, cent autres ; les sénateurs et les décurions faisaient encore leurs délices de la littérature sceptique ; mais comme on vivait, en définitive, à la cour, donc parmi les militaires, on était contraint d’adopter un langage et des opinions officielles qui ne fussent pas dangereuses. Tout devint, peu à peu, dévot dans l’empire, et ce fut par dévotion que les philosophes eux-mêmes, conduits par Évhémère, se mirent à inventer des systèmes pour concilier les théories rationalistes avec le culte de l’État, méthode dont l’empereur Julien fut le plus puissant coryphée. Il n’y a pas lieu de louer beaucoup cette renaissance de la piété païenne, puisqu’elle causa la plupart des persécutions qui ont atteint nos martyrs. Les populations, offensées dans leur culte par les sectes athées, avaient patienté aussi longtemps que les hautes classes les avaient dominées ; mais, aussitôt que la démocratie impériale eut réduit ces mêmes classes au rôle le plus humble, les gens d’en bas se voulurent venger d’elles, et, se trompant de victimes, égorgèrent les chrétiens, qu’ils appelaient impies et prenaient pour des philosophes. Quelle différence entre les époques ! Le païen vraiment sceptique, c’est ce roi Agrippa qui, par curiosité, veut entendre saint Paul[10]. Il l’écoute, discute avec lui, le tient pour un fou, mais ne songe pas à le punir de penser autrement qu’il ne fait lui-même. C’est l’historien Tacite, plein de mépris pour les nouveaux religionnaires, mais blâmant Néron de ses cruautés envers eux ; Agrippa et Tacite étaient des incrédules. Dioclétien était un politique conduit par les clameurs des gouvernés ; Décius, Aurélien étaient des fanatiques comme leurs peuples.

Et combien de peine n’éprouva-t-on pas encore, lorsque le gouvernement romain eut définitivement embrassé la cause du christianisme, à conduire les populations dans le giron de la foi ! En Grèce, de terribles résistances éclatèrent, aussi bien dans la chaire des écoles que dans les bourgs et les villages et partout les évêques éprouvèrent tant de difficultés à triompher des petites divinités topiques, que, sur bien des points, la victoire fut moins l’œuvre de la conversion et de la persuasion que de l’adresse, de la patience et du temps. Le génie des hommes apostoliques, réduit à user de fraudes pieuses, substitua aux divinités des bois, des prés, des fontaines, les saints, les martyrs et les vierges. Ainsi les hommages continuèrent, pendant quelque temps s’adressèrent mal, et finirent par trouver la bonne voie. Que dis-je ? Est-ce vraiment certain ? Est-il avéré que, sur quelques points de la France même, il ne se trouve pas telle paroisse où quelques superstitions aussi tenaces que bizarres, n’inquiètent pas encore la sollicitude des curés ? Dans la catholique Bretagne, au siècle dernier, un évêque luttait contre des populations obstinées dans le culte d’une idole de pierre. En vain on jetait à l’eau le grossier simulacre, ses adorateurs entêtés savaient l’en retirer, et il fallut l’intervention d’une compagnie d’infanterie pour le mettre en pièces. Voilà quelle fut et quelle est la longévité du paganisme. Je conclus qu’on est mal fonde à soutenir que Rome et Athènes se soient trouvées un seul jour sans religion.

Puisque donc il n’est jamais arrivé, ni dans les temps anciens, ni dans les temps modernes, qu’une nation abandonnât son culte avant d’être bien et dûment pourvue d’un autre, il est impossible de prétendre que la ruine des peuples soit la conséquence de leur irréligion.

Après avoir refusé une puissance nécessairement destructive au fanatisme, au luxe, à la corruption des mœurs, et la réalité politique à l’irréligion, il me reste à traiter de l’influence d’un mauvais gouvernement ; ce sujet vaut bien qu’on lui ouvre un chapitre à part.


CHAPITRE III.

Le mérite relatif des gouvernements n’a pas d’influence sur la longévité des peuples.

Je comprends quelle difficulté je soulève. Oser seulement l’aborder semblera à beaucoup de lecteurs une sorte de paradoxe. On est convaincu, et l’on fait très bien de l’être, que les bonnes lois, la bonne administration, influent d’une manière directe et puissante sur la santé d’une nation ; mais on l’est si fort, que l’on attribue à ces lois, à cette administration, le fait même de la durée d’une agrégation sociale, et c’est ici qu’on a tort.

On aurait raison, sans doute, si les peuples ne pouvaient vivre que dans l’état de bien-être ; mais nous savons bien qu’ils subsistent pendant longtemps, tout comme l’individu, en portant dans leurs flancs des affections désorganisatrices, dont les ravages éclatent souvent avec force au dehors. Si les nations devaient toujours mourir de leurs maladies, il n’en est pas qui dépasseraient les premières années de formation ; car c’est précisément alors que l’on peut leur trouver la pire administration, les plus mauvaises lois et le plus mal observées ; mais elles ont précisément ce point de dissemblance avec l’organisme humain, que, tandis que celui-ci redoute, surtout dans l’enfance, une série de fléaux à l’attaque desquels on sait d’avance qu’il ne résisterait pas, la société ne reconnaît pas de tels maux, et des preuves surabondantes sont fournies par l’histoire, qu’elle échappe sans cesse aux plus redoutables, aux plus longues, aux plus dévastatrices invasions des souffrances politiques, dont les lois mal conçues et l’administration oppressive ou négligente sont les extrêmes[11].

Essayons d’abord de préciser ce que c’est qu’un mauvais gouvernement.

Les variétés de ce mal paraissent assez nombreuses ; il serait même impossible de les compter toutes ; elles se multiplient à l’infini suivant la constitution des peuples, les lieux, les temps. Toutefois, en les groupant sous quatre catégories principales, peu de variétés échapperont.

Un gouvernement est mauvais lorsqu’il est imposé par l’influence étrangère. Athènes a connu ce gouvernement sous les Trente Tyrans ; elle s’en est débarrassée, et l’esprit national, loin de mourir chez elle dans le cours de cette oppression, ne fit que s’y retremper.

Un gouvernement est mauvais lorsque la conquête pure et simple en est la base. La France, au quatorzième siècle, a, dans sa presque totalité, subi le joug de l’Angleterre. Elle en est sortie plus forte et plus brillante. La Chine a été couverte et prise par les hordes mongoles ; elle a fini par les rejeter hors de ses limites, après leur avoir fait subir un singulier travail d’énervement. Depuis cette époque, elle est retombée sous un autre joug ; mais, bien que les Mantchoux comptent déjà un règne plus que séculaire, ils sont à la veille d’éprouver le même sort que les Mongols, après avoir passé par une semblable préparation affaiblissante.

Un gouvernement est surtout mauvais lorsque le principe dont il est sorti, se laissant vicier, cesse d’être sain et vigoureux comme il était d’abord. Ce fut le sort de la monarchie espagnole. Fondée sur l’esprit militaire et la liberté communale, elle commença à s’abaisser, vers la fin du règne de Philippe II, par l’oubli de ses origines. Il est impossible d’imaginer un pays où les bonnes maximes fussent plus tombées en oubli, où le pouvoir parût plus faible et plus déconsidéré, où l’organisation religieuse elle-même donnât plus de prise à la critique. L’agriculture et l’industrie, frappées comme tout le reste, étaient quasi ensevelies dans le marasme national. L’Espagne est-elle morte ? Non. Ce pays, dont plusieurs désespéraient, a donné à l’Europe l’exemple glorieux d’une résistance obstinée à la fortune de nos armes, et c’est peut-être celui de tous les États modernes dont la nationalité se montre en ce moment la plus vivace.

Un gouvernement est encore bien mauvais lorsque, par la nature de ses institutions, il autorise un antagonisme, soit entre le pouvoir suprême et la masse de la nation, soit entre les différentes classes. Ainsi l’on a vu, au moyen âge, des rois d’Angleterre et de France aux prises avec leurs grands vassaux, les paysans en lutte avec leurs seigneurs ; ainsi, en Allemagne, les premiers effets de la liberté de penser ont amené les guerres civiles des hussites, des anabaptistes et de tant d’autres sectaires ; et, à une époque un peu plus éloignée, l’Italie souffrit tellement par le partage d’une autorité tiraillée entre l’empereur, le pape, les nobles et les communes, que les masses, ne sachant à qui obéir, finirent souvent par ne plus obéir à personne. La société italienne est-elle morte alors ? Non. Sa civilisation ne fut jamais plus brillante, son industrie plus productive, son influence au dehors plus incontestée.

Et je veux bien croire que parfois, au milieu de ces orages, un pouvoir sage et régulier, semblable à un rayon de soleil, se fit jour quelque temps pour le plus grand bien des peuples ; mais c’était une fortune courte, et, de même que la situation contraire ne donnait pas la mort, l’exception, pas davantage, ne donnait la vie. Pour parvenir à un tel résultat, il s’en manqua de tout que les époques prospères aient été fréquentes et de durée assez longue. Et si les règnes judicieux furent alors clairsemés, il en fut en tout temps de même. Pour les meilleurs même, que de contestations et que d’ombres aux plus heureux tableaux ! Tous les auteurs regardent-ils également le temps du roi Guillaume d’Orange comme une ère de prospérité pour l’Angleterre ? Tous admirent-ils Louis XIV, le Grand, sans nulle réserve ? Au contraire. Les détracteurs ne manquent pas, et les reproches savent où se prendre ; c’est cependant, à peu près, ce que nos voisins et nous avons, soit de mieux ordonné, soit de plus fécond, dans le passé. Les bons gouvernements se distribuent d’une manière si parcimonieuse au milieu du cours des temps, et, lorsqu’ils se produisent, sont tellement contestables encore ; cette science de la politique, la plus haute, la plus épineuse de toutes, est si disproportionnée à la faiblesse de l’homme, qu’on ne peut pas prétendre, en bonne foi, que, pour être mal conduits, les peuples périssent. Grâce au ciel, ils ont de quoi s’habituer de bonne heure à ce mal, qui, même dans sa plus grande intensité, est préférable, de mille façons, à l’anarchie ; et C’est un fait avéré, et que la plus mince étude de l’histoire suffira à démontrer, que le gouvernement, si mauvais soit-il, entre les mains duquel un peuple expire, est souvent meilleur que telle des administrations qui le précédèrent.


CHAPITRE IV.

De ce qu’on doit entendre par le mot dégénération ; du mélange des principes ethniques, et comment les sociétés se forment et se défont.

Pour peu que l’esprit des pages précédentes ait été compris, on n’en aura pas conclu que je ne donnais aucune importance aux maladies du corps social, et que le mauvais gouvernement, le fanatisme, l’irréligion, ne constituaient, à mes yeux, que des accidents sans portée. Ma pensée est certainement tout autre. Je reconnais, avec l’opinion générale, qu’il y a bien lieu de gémir lorsque la société souffre du développement de ces tristes fléaux, et que tous les soins, toutes les peines, tous les efforts que l’on peut appliquer à y porter remède, ne sauraient être perdus ; ce que j’affirme seulement, c’est que si ces malheureux éléments de désorganisation ne sont pas entés sur un principe destructeur plus vigoureux, s’ils ne sont pas les conséquences d’un mal caché plus terrible, on peut rester assuré que leurs coups ne seront pas mortels, et qu’après une période de souffrance plus ou moins longue, la, société sortira de leurs filets peut-être rajeunie, peut-être plus forte.

Les exemples allégués me semblent concluants ; on pourrait en grossir le nombre à l’infini ; et c’est pour cette raison sans doute que le sentiment commun a fini par sentir l’instinct de la vérité. Il a entrevu qu’en définitive il ne fallait pas donner aux fléaux secondaires une importance disproportionnée, et qu’il convenait de chercher ailleurs et plus profondément les raisons d’exister ou de mourir qui dominent les peuples. Indépendamment donc des circonstances de bien-être ou de malaise, on a commencé à envisager la constitution des sociétés en elle-même, et on s’est montré disposé à admettre que nulle cause extérieure n’avait sur elle une prise mortelle, tant qu’un principe destructif né d’elle-même et dans son sein, inhérent, attaché à ses entrailles, n’était pas puissamment développé, et qu’au contraire, aussitôt que ce fait destructeur existait, le peuple, chez lequel il fallait le constater, ne pouvait manquer de mourir, fût-il le mieux gouverné des peuples, absolument comme un cheval épuisé s’abat sur une route unie.

En prenant la question sous ce point de vue, on faisait un grand pas, il faut le reconnaître, et on se plaçait sur un terrain, dans tous les cas, beaucoup plus philosophique que le premier. En effet, Bichat n’a pas cherché à découvrir le grand mystère de l’existence en étudiant les dehors ; il a tout demandé à l’intérieur du sujet humain. En faisant de même, on s’attachait au seul vrai moyen d’arriver à des découvertes. Malheureusement cette bonne pensée, n’étant que le résultat de l’instinct, ne poussa pas très loin sa logique, et on la vit se briser sur la première difficulté. On s’était écrié : Oui, réellement, c’est dans le sein même d’un corps social qu’existe la cause de sa dissolution ; mais quelle est cette cause ? — La dégénération, fut-il répliqué ; les nations meurent lorsqu’elles sont composées d’éléments dégénérés. La réponse était fort bonne, étymologiquement et de toute manière ; il ne s’agissait plus que de définir ce qu’il faut entendre par ces mots : nation dégénérée. C’est là qu’on fit naufrage : on expliqua un peuple dégénéré par un peuple qui, mal gouverné, abusant de ses richesses, fanatique ou irréligieux, a perdu les vertus caractéristiques de ses premiers pères. Triste chute ! Ainsi une nation périt sous les fléaux sociaux parce qu’elle est dégénérée, et elle est dégénérée parce qu’elle périt. Cet argument circulaire ne prouve que l’enfance de l’art en matière d’anatomie sociale. Je veux bien que les peuples périssent parce qu’ils sont dégénérés, et non pour autre cause ; c’est par ce malheur qu’ils sont rendus définitivement incapables de souffrir le choc des désastres ambiants, et qu’alors, ne pouvant plus supporter les coups de la fortune adverse, ni se relever après les avoir subis, ils donnent le spectacle de leurs illustres agonies ; s’ils meurent, c’est qu’ils n’ont plus pour traverser les dangers de la vie la même vigueur que possédaient leurs ancêtres, c’est, en un mot enfin, qu’ils sont dégénérés. L’expression, encore une fois, est fort bonne ; mais il faut l’expliquer un peu mieux et lui donner un sens. Comment et pourquoi la vigueur se perd-elle ? Voilà ce qu’il faut dire. Comment dégénère-t-on ? C’est là ce qu’il s’agit d’exposer. Jusqu’ici on s’est contenté du mot, on n’a pas dévoilé la chose. C’est ce pas de plus que je vais essayer de faire.

Je pense donc que le mot dégénéré, s’appliquant à un peuple, doit signifier et signifie que ce peuple n’a plus la valeur intrinsèque qu’autrefois il possédait, parce qu’il n’a plus dans ses veines le même sang, dont des alliages successifs ont graduellement modifié la valeur ; autrement dit, qu’avec le même nom, il n’a pas conservé la même race que ses fondateurs ; enfin, que l’homme de la décadence, celui qu’on appelle l’homme dégénéré, est un produit différent, au point de vue ethnique, du héros des grandes époques. Je veux bien qu’il possède quelque chose de son essence ; mais, plus il dégénère, plus ce quelque chose s’atténue. Les éléments hétérogènes qui prédominent désormais en lui composent une nationalité toute nouvelle et bien malencontreuse dans son originalité ; il n’appartient à ceux qu’il dit encore être ses pères, qu’en ligne très collatérale. Il mourra définitivement, et sa civilisation avec lui, le jour où l’élément ethnique primordial se trouvera tellement subdivisé et noyé dans des apports de races étrangères, que la virtualité de cet élément n’exercera plus désormais d’action suffisante. Elle ne disparaîtra pas, sans doute, d’une manière absolue ; mais, dans la pratique, elle sera tellement combattue, tellement affaiblie, que sa force deviendra de moins en moins sensible, et c’est à ce moment que la dégénération pourra être considérée comme complète, et que tous ses effets apparaîtront.

Si je parviens à démontrer ce théorème, j’ai donné un sens au mot de dégénération. En montrant comment l’essence d’une nation s’altère graduellement, je déplace la responsabilité de la décadence ; je la rends, en quelque sorte, moins honteuse ; car elle ne pèse plus sur des fils, mais sur des neveux, puis sur des cousins, puis sur des alliés de moins en moins proches ; et lorsque je fais toucher au doigt que les grands peuples, au moment de leur mort, n’ont qu’une bien faible, bien impondérable partie du sang des fondateurs dont ils ont hérité, j’ai suffisamment expliqué comment il se peut faire que les civilisations finissent, puisqu’elles ne restent pas dans les mêmes mains. Mais là, en même temps, je touche à un problème encore bien plus hardi que celui dont j’ai tenté l’éclaircissement dans les chapitres qui précèdent, puisque la question que j’aborde est celle-ci :

Y a-t-il entre les races humaines des différences de valeur intrinsèque réellement sérieuses, et ces différences sont-elles possibles à apprécier ?

Sans tarder davantage, j’entame la série des considérations relatives au premier point ; le second sera résolu par la discussion même.

Pour faire comprendre ma pensée d’une manière plus claire et plus saisissable, je commence par comparer une nation, toute nation, au corps humain, à l’égard duquel les physiologistes professent cette opinion, qu’il se renouvelle constamment, dans toutes ses parties constituantes, que le travail de transformation qui se fait en lui est incessant, et qu’au bout de certaines périodes, il renferme bien peu de ce qui en était d’abord partie intégrante, de telle sorte que le vieillard n’a rien de l’homme fait, l’homme fait rien de l’adolescent, l’adolescent rien de l’enfant, et que l’individualité matérielle n’est pas autrement maintenue que par des formes internes et externes qui se sont succédé les unes aux autres en se copiant à peu près. Une différence que j’admettrai pourtant entre le corps humain et les nations, c’est que, dans ces dernières, il est très peu question de la conservation des formes, qui se détruisent et disparaissent avec infiniment de rapidité. Je prends un peuple, ou, pour mieux dire, une tribu, au moment où, cédant à un instinct de vitalité prononcé, elle se donne des lois et commence à jouer un rôle en ce monde. Par cela même que ses besoins, que ses forces s’accroissent, elle se trouve en contact inévitable avec d’autres familles, et, par la guerre ou par la paix, réussit à se les incorporer.

Il n’est pas donné à toutes les familles humaines de se hausser à ce premier degré, passage nécessaire qu’une tribu doit franchir pour parvenir un jour à l’état de nation. Si un certain nombre de races, qui même ne sont pas cotées très haut sur l’échelle civilisatrice, l’ont pourtant traversé, on ne peut pas dire avec vérité que ce soit là une règle générale ; il semblerait, au contraire, que l’espèce humaine éprouve une assez grande difficulté à s’élever au-dessus de l’organisation parcellaire, et que c’est seulement pour des groupes spécialement doués qu’a lieu le passage à une situation plus complexe. J’invoquerai, en témoignage, l’état actuel d’un grand nombre de groupes répandus dans toutes les parties du monde. Ces tribus grossières, surtout celles des nègres pélagiens de la Polynésie, les Samoyèdes et autres familles du monde boréal et la plus grande partie des nègres africains, n’ont, jamais pu sortir de cette impuissance, et vivent juxtaposées les unes aux autres et en rapports de complète indépendance. Les plus forts massacrent les plus faibles, les plus faibles cherchent à mettre une distance aussi grande que possible entre eux et les plus forts ; là se borne toute la politique de ces embryons de sociétés qui se perpétuent depuis le commencement de l’espèce humaine, dans un état si imparfait, sans avoir jamais pu mieux faire. On objectera que ces misérables hordes forment la moindre partie de la population du globe ; sans doute, mais il faut tenir compte de toutes leurs pareilles qui ont existé et disparu. Le nombre en est incalculable, et il compose certainement la grande majorité des races pures dans les variétés jaune et noire.

Si donc il faut admettre que, pour un nombre très important d’humains, il a été impossible et l’est à jamais de faire même le premier pas vers la civilisation ; si, en outre, nous considérons que ces peuplades se trouvent dispersées sur la face entière du monde, dans les conditions de lieux et de climats les plus diverses, habitant indifféremment les pays glacés, tempérés, torrides, le bord des mers, des lacs et des rivières, le fond des bois, les prairies herbeuses, ou les déserts arides, nous sommes induits à conclure qu’une partie de l’humanité est, en elle-même, atteinte d’impuissance à se civiliser jamais, même au premier degré, puisqu’elle est inhabile à vaincre les répugnances naturelles que l’homme, comme les animaux, éprouve pour le croisement.

Nous laissons donc ces tribus insociables de côté, et nous continuons la marche ascendante avec celles qui comprennent que, soit par la guerre, soit par la paix, si elles veulent augmenter leur puissance et leur bien-être, c’est une absolue nécessité que de forcer leurs voisins d’entrer dans leur cercle d’existence. La guerre est bien incontestablement le plus simple des deux moyens. La guerre se fait donc ; mais, la campagne finie, quand les passions destructives sont satisfaites, il reste des prisonniers, ces prisonniers deviennent des esclaves, ces esclaves travaillent ; voilà des rangs, voilà une industrie voilà une tribu devenue peuplade. C’est un degré supérieur qui, à son tour, n’est pas nécessairement franchi par les agrégations d’hommes qui ont su s’y élever ; beaucoup s’en contentent et y croupissent.

Mais certaines autres, de beaucoup plus imaginatives et plus énergiques, comprennent quelque chose de mieux que le simple maraudage ; elles font la conquête d’une vaste terre, et prennent en propriété, non plus les habitants seulement, mais le sol avec eux. Une véritable nation est dès lors formée. Souvent alors, pendant un temps, les deux races continuent à vivre côte à côte sans se mêler ; et cependant, comme elles sont devenues indispensables l’une à l’autre, que la communauté de travaux et d’intérêts s’est à la longue établie, que les rancunes de la conquête et son orgueil s’émoussent, que, tandis que ceux qui sont dessous tendent naturellement à monter au niveau de leurs maîtres, les maîtres rencontrent aussi mille motifs de tolérer et quelquefois de servir cette tendance, le mélange du sang finit par s’opérer, et les hommes des deux origines, cessant de se rattacher à des tribus distinctes, se confondent de plus en plus.

L’esprit d’isolement est toutefois tellement inhérent à l’espèce humaine que, même dans cet état de croisement avancé, il y a encore résistance à un croisement ultérieur. Il est des peuples dont nous savons d’une manière très positive que leur origine est multiple, et qui pourtant conservent avec une force extraordinaire l’esprit de clan. Nous le savons pour les Arabes, qui font plus que de sortir de différents rameaux de la souche sémitique ; ils appartiennent, tout à la fois, à ce qu’on nomme la famille de Sem et à celle de Cham, sans parler d’autres parentés locales infinies. Malgré cette diversité de sources, leur attachement à la séparation par tribu forme un des traits les plus frappants de leur caractère national et de leur histoire politique ; si bien qu’on a cru pouvoir attribuer, en grande partie, leur expulsion de l’Espagne, non seulement au fractionnement de leur puissance dans ce pays, mais encore et surtout au morcellement plus intime que la distinction continue, et par suite la rivalité des familles, perpétuait au sein des petites monarchies de Valence, de Tolède, de Cordoue et de Grenade[12]. Pour la plupart des peuples on peut faire la même remarque, en ajoutant que là où la séparation par tribu s’est effacée, celle par nation la remplace, agissant avec une énergie presque semblable, et telle que la communauté de religion ne suffit pas à la paralyser. Elle existe entre les Arabes et les Turks comme entre les Persans et les Juifs, les Parsis et les Hindous, les Nestoriens Syriens et les Kurdes ; on la retrouve également dans la Turquie d’Europe ; on suit sa trace en Hongrie, entre les Madjars, les Saxons, les Valaques, les Croates, et je puis affirmer, pour l’avoir vu, que dans certaines parties de la France, ce pays où les races sont mélangées plus que partout ailleurs peut-être, il est des populations qui, de village à village, répugnent encore aujourd’hui à contracter alliance.

Je me crois en droit de conclure, d’après ces exemples qui embrassent tous les pays et tous les siècles, même notre pays et notre temps, que l’humanité éprouve, dans toutes ses branches, une répulsion secrète pour les croisements ; que, chez plusieurs de ces rameaux, cette répulsion est invincible ; que, chez d’autres, elle n’est domptée que dans une certaine mesure ; que ceux, enfin, qui secouent le plus complètement le joug de cette idée ne peuvent cependant s’en débarrasser de telle façon qu’il ne leur en reste au moins quelques traces : ces derniers forment ce qui est civilisable dans notre espèce.

Ainsi le genre humain se trouve soumis à deux lois, l’une de répulsion, l’autre d’attraction, agissant, à différents degrés, sur ses races diverses ; deux lois, dont la première n’est respectée, que par celles de ces races qui ne doivent jamais s’élever au-dessus des perfectionnements tout à fait élémentaires de la vie de tribu, tandis que la seconde, au contraire, règne avec d’autant plus d’empire, que les familles ethniques sur lesquelles elle s’exerce sont plus susceptibles de développements.

Mais c’est ici qu’il faut surtout être précis. Je viens de prendre un peuple à l’état de famille, d’embryon ; je l’ai doué de l’aptitude nécessaire pour passer à l’état de nation ; il y est ; l’histoire ne m’apprend pas quels étaient les éléments constitutifs du groupe originaire ; tout ce que je sais, c’est que ces éléments le rendaient apte aux transformations que je lui ai fait subir ; maintenant agrandi, deux possibilités sont seules présentes pour lui ; entre deux destinées, l’une ou l’autre est inévitable : ou il sera conquérant, ou il sera conquis.

Je le suppose conquérant ; je lui fais la plus belle part : il domine, gouverne et civilise tout à la fois ; il n’ira pas, dans les provinces qu’il parcourt, semer inutilement le meurtre et l’incendie ; les monuments, les institutions, les mœurs, lui seront également sacrés ; ce qu’il changera, ce qu’il trouvera bon et utile de modifier, sera remplacé par des créations supérieures ; la faiblesse deviendra force dans ses mains ; il se comportera de telle façon que, suivant le mot de l’Écriture, il sera grand devant les hommes.

Je ne sais si le lecteur y a déjà pensé, mais, dans le tableau que je trace, et qui n’est autre, à certains égards, que celui présenté par les Hindous, les Égyptiens, les Perses, les Macédoniens, deux faits me paraissent bien saillants. Le premier, c’est qu’une nation, sans force et sans puissance, se trouve tout à coup, par le fait d’être tombée aux mains de maîtres vigoureux, appelée au partage d’une nouvelle et meilleure destinée, ainsi qu’il arriva aux Saxons de l’Angleterre, lorsque les Normands les eurent soumis ; la seconde, c’est qu’un peuple d’élite, un peuple souverain, armé, comme tel, d’une propension marquée à se mêler à un autre sang, se trouve désormais en contact intime avec une race dont l’infériorité n’est pas seulement démontrée par la défaite, mais encore par le défaut des qualités visibles chez les vainqueurs. Voilà donc, à dater précisément du jour où la conquête est accomplie et où la fusion commence, une modification sensible dans la constitution du sang des maîtres. Si la nouveauté devait s’arrêter là, on se trouverait, au bout d’un laps de temps d’autant plus considérable que les nations superposées auraient été originairement plus nombreuses, avoir en face une race nouvelle, moins puissante, à coup sûr, que le meilleur de ses ancêtres, forte encore cependant, et faisant preuve de qualités spéciales résultant du mélange même, et inconnues aux deux familles génératrices. Mais il n’en va pas ainsi d’ordinaire, et l’alliage n’est pas longtemps borné à la double race nationale seulement.

L’empire que je viens d’imaginer est puissant ; il agit sur ses voisins. Je suppose de nouvelles conquêtes ; c’est encore un nouveau sang qui, chaque fois, vient se mêler au courant. Désormais, à mesure que la nation grandit, soit par les armes, soit par les traités, son caractère ethnique s’altère de plus en plus. Elle est riche, commerçante, civilisée ; les besoins et les plaisirs des autres peuples trouvent chez elle, dans ses capitales, dans ses grandes villes, dans ses ports, d’amples satisfactions, et les mille attraits qu’elle possède fixent au milieu d’elle le séjour de nombreux étrangers. Peu de temps se passe, et une distinction de castes peut, à bon droit, succéder à la distinction primitive par nations.

Je veux que le peuple sur lequel je raisonne soit confirmé dans ses idées de séparation par les prescriptions religieuses les plus formelles, et qu’une pénalité redoutable veille à l’entour pour épouvanter les délinquants. Parce que ce peuple est civilisé, ses mœurs sont douces et tolérantes, même au mépris de sa foi ; ses oracles auront beau parler, il naîtra des gens décastés : il faudra créer tous les jours de nouvelles distinctions, inventer de nouvelles classifications, multiplier les rangs, rendre presque impossible de se reconnaître au milieu de subdivisions variant à l’infini, changeant de province à province, de canton à canton, de village à village  ; faire enfin ce qui a lieu dans les pays hindous. Mais il n’est guère que le brahmane qui ses ait montré autant de ténacité dans ses idées séparatrices ; les peuples civilisés par lui, en dehors de son sein, n’ont jamais adopté, ou du moins ont rejeté depuis longtemps, des entraves gênantes. Dans tous les États avancés en culture intellectuelle, on ne s’est pas même arrêté un instant aux ressources désespérées que le désir de concilier les prescriptions du code de Manou avec le courant irrésistible des choses inspira aux législateurs de l’Aryavarta, Partout ailleurs, les castes, lorsqu’il y en a eu réellement, ont cessé d’exister au moment où le pouvoir de faire fortune, de s’illustrer par des découvertes utiles ou des talents agréables, a été acquis à tout le monde, sans distinction d’origine. Mais aussi, à dater du même jour, la nation primitivement conquérante, agissante, civilisatrice, a commencé à disparaître : son sang était immergé dans celui de tous les affluents qu’elle avait détournés vers elle.

Le plus souvent, en outre, les peuples dominateurs ont commencé par être infiniment moins nombreux que leurs vaincus, et il semble, d’autre part, que certaines races qui servent de base à la population de contrées fort étendues, soient singulièrement prolifiques ; je citerai les Celtes, les Slaves. Raison de plus pour que les races maîtresses disparaissent rapidement. Encore un autre motif, c’est que leur activité plus grande, le rôle plus direct qu’elles jouent dans les affaires de leur État, les exposent particulièrement aux funestes résultats des batailles, des proscriptions et des révoltes. Ainsi, tandis que, d’une part, elles amassent autour d’elles, par le fait même de leur génie civilisateur, des éléments divers où elles doivent s’absorber, elles sont encore victimes d’une cause première, leur petit nombre originel, et d’une foule de causes secondes, qui toutes concourent à les détruire.

Il est assez évident de soi que la disparition de la race victorieuse est soumise, suivant les différents milieux, à des conditions de temps variant à l’infini. Toutefois elle s’achève partout, et partout elle est aussi parfaite que de besoin, longtemps avant la fin de la civilisation qu’elle est censée animer, de sorte qu’un peuple marche, vit, fonctionne, souvent même grandit après que le mobile générateur de sa vie et de sa gloire a cessé d’être. Croit-on trouver là une contradiction avec ce qui précède ? Nullement ; car, tandis que l’influence du sang civilisateur va s’épuisant par la division, la force de propulsion jadis imprimée aux masses soumises ou annexées subsiste encore ; les institutions que le défunt maître avait inventées, les lois qu’il avait formulées, les mœurs dont il avait fourni le type se sont maintenues après lui. Sans doute, mœurs, lois, institutions, ne survivent que fort oublieuses de leur antique esprit, défigurées tous les jours davantage, caduques et perdant leur sève ; mais, tant qu’il en reste une ombre, l’édifice se soutient, le corps semble avoir une âme, le cadavre marche. Quand le dernier effort de cette impulsion antique est achevé, tout est dit ; rien ne reste, la civilisation est morte.

Je me crois maintenant pourvu de tout le nécessaire pour résoudre le problème de la vie et de la mort des nations, et je dis qu’un peuple ne mourrait jamais en demeurant éternellement composé des mêmes éléments nationaux. Si l’empire de Darius avait encore pu mettre en ligne, à la bataille d’Arbelles, des Perses, des Arians véritables ; si les Romains du Bas Empire avaient eu un sénat et une milice formés d’éléments ethniques semblables à ceux qui existaient au temps des Fabius, leurs dominations n’auraient pas pris fin, et, tant qu’ils auraient conservé la même intégrité de sang, Perses et Romains auraient vécu et régné. On objectera qu’ils auraient néanmoins, à la longue, vu venir à eux des vainqueurs plus irrésistibles qu’eux-mêmes et qu’ils auraient succombé sous des assauts bien combinés, sous une longue pression, ou, plus simplement, sous le hasard d’une bataille perdue. Les États, en effet, auraient pu prendre fin de cette manière, non pas la civilisation, ni le corps social. L’invasion et la défaite n’auraient constitué que la triste mais temporaire traversée d’assez mauvais jours. Les exemples à fournir sont en grand nombre.

Dans les temps modernes, les Chinois ont été conquis à deux reprises toujours ils ont forcé leurs vainqueurs à s’assimiler à eux ; ils leur ont imposé le respect de leurs mœurs ; ils leur ont beaucoup donné, et n’en ont presque rien reçu. Une fois ils ont expulsé les premiers envahisseurs, et, dans un temps donné, ils en feront autant des seconds.

Les Anglais sont les maîtres de l’Inde, et pourtant leur action morale sur leurs sujets est presque absolument nulle. Ils subissent eux-mêmes, en bien des manières, l’influence de la civilisation locale, et ne peuvent réussir à faire pénétrer leurs idées dans les esprits d’une foule qui redoute ses dominateurs, ne plie que physiquement devant eux, et maintient ses notions debout en face des leurs. C’est que la race hindoue est devenue étrangère à celle qui la maîtrise aujourd’hui, et sa civilisation échappe à la loi du plus fort. Les formes extérieures, les royaumes, les empires ont pu varier, et varieront encore, sans que le fond sur lequel de telles constructions reposent, dont elles ne sont qu’émanées, soit altéré essentiellement avec elles ; et Haïderabad, Lahore, Dehli cessant d’être des capitales, la société hindoue n’en subsistera pas moins. Un moment viendra où, de façon ou d’autre, l’Inde recommencera à vivre publiquement d’après ses lois propres, comme elle le fait tacitement, et, soit par sa race actuelle, soit par des métis, reprendra la plénitude de sa personnalité politique.

Le hasard des conquêtes ne saurait trancher la vie d’un peuple. Tout au plus, il en suspend pour un temps les manifestations, et, en quelque sorte, les honneurs extérieurs. Tant que le sang de ce peuple et ses institutions conservent encore, dans une mesure suffisante, l’empreinte de la race initiatrice, ce peuple existe ; et, soit qu’il ait affaire, comme les Chinois, à des conquérants qui ne sont que matériellement plus énergiques que lui ; soit, comme les Hindous, qu’il soutienne une lutte de patience, bien autrement ardue, contre une nation de tous points supérieure, telle qu’on voit les Anglais, son avenir certain doit le consoler ; il sera libre un jour. Au contraire, ce peuple, comme les Grecs, comme les Romains du Bas-Empire, a-t-il absolument épuisé son principe ethnique et les conséquences qui en découlaient, le moment de sa défaite sera celui de sa mort : il a usé les temps que le ciel lui avait d’avance concédés, car il a complètement changé de race, donc de nature, et par conséquent il est dégénéré.

En vertu de cette observation, on doit considérer comme résolue la question, souvent agitée, de savoir ce qui serait advenu, si les Carthaginois, au lieu de succomber devant la fortune de Rome, étaient devenus maîtres de l’Italie. En tant qu’appartenant à la souche phénicienne, souche inférieure en vertus politiques aux races d’où sortaient les soldats de Scipion, l’issue contraire de la bataille de Zama ne pouvait rien changer à leur sort. Heureux un jour, le lendemain les aurait vus tomber devant une revanche ; ou bien encore, absorbés dans l’élément italien par la victoire, comme ils le furent par la défaite, le résultat final aurait été identiquement le même. Le destin des civilisations ne va pas au hasard, il ne dépend pas d’un coup de dé ; le glaive ne tue que des hommes ; et les nations les plus belliqueuses, les plus redoutables, les plus triomphantes, quand elles n’ont eu dans le cœur, dans la tête et dans la main, que bravoure, science stratégique et succès guerriers, sans autre instinct supérieur, n’ont jamais obtenu une plus belle fin que d’apprendre de leurs vaincus, et de l’apprendre mal, comment on vit dans la paix. Les Celtes, les hordes nomades de l’Asie, ont des annales pour ne rien raconter de plus.

Après avoir assigné un sens au mot dégénération, et avoir traité, avec ce secours, le problème de la vitalité des peuples, il faut prouver maintenant ce que j’ai dû, pour la clarté de la discussion, avancer à priori : qu’il existe des différences sensibles dans la valeur relative des races humaines. Les conséquences d’une pareille démonstration sont considérables ; leur portée va loin. Avant de les aborder, on ne saurait les étayer d’un ensemble trop complet de faits et de raisons capables de soutenir un aussi grand édifice. La première question que j’ai résolue n’était que le propylée du temple.


CHAPITRE V.

Les inégalités ethniques ne sont pas le résultat des institutions.

L’idée d’une inégalité native, originelle, tranchée et permanente entre les diverses races, est, dans le monde, une des opinions le plus anciennement répandues et adoptées ; et, vu l’isolement primitif des tribus, des peuplades, et ce retirement vers elles-mêmes que toutes ont pratiqué à une époque plus ou moins lointaine, et d’où un grand nombre n’est jamais sorti, on n’a pas lieu d’en être étonné. À l’exception de ce qui s’est passé dans nos temps les plus modernes, cette notion a servi de base à presque toutes les théories gouvernementales. Pas de peuple, grand ou petit, qui n’ait débuté par en faire sa première maxime d’État. Le système des castes, des noblesses, celui des aristocraties, tant qu’on les fonde sur les prérogatives de la naissance, n’ont pas d’autre origine ; et le droit d’aînesse, en supposant la préexcellence du fils premier-né et de ses descendants, n’en est aussi qu’un dérivé. Avec cette doctrine concordent la répulsion pour l’étranger et la supériorité que chaque nation s’adjuge à l’égard de ses voisines. Ce n’est qu’à mesure que les groupes se mêlent et se fusionnent, que, désormais agrandis, civilisés et se considérant sous un jour plus bienveillant par suite de l’utilité dont ils se sont les uns aux autres, l’on voit chez eux cette maxime absolue de l’inégalité, et d’abord de l’hostilité des races, battue en brèche et discutée. Puis, quand le plus grand nombre des citoyens de l’État sent couler dans ses veines un sang mélangé, ce plus grand nombre, transformant en vérité universelle et absolue ce qui n’est réel que pour lui, se sent appelé à affirmer que tous les hommes sont égaux. Une louable répugnance pour l’oppression, la légitime horreur de l’abus de la force, jettent alors, dans toutes les intelligences, un assez mauvais vernis sur le souvenir des races jadis dominantes et qui n’ont jamais manqué, car tel est le train du monde, de légitimer, jusqu’à un certain point, beaucoup d’accusations. De la déclamation contre la tyrannie, on passe à la négation des causes naturelles de la supériorité qu’on insulte ; on la déclare non seulement perverse, mais encore usurpatrice ; on nie, et bien à tort, que certaines aptitudes soient nécessairement, fatalement, l’héritage exclusif de telles ou telles descendances ; enfin, plus un peuple est composé d’éléments hétérogènes, plus il se complaît à proclamer que les facultés les plus diverses sont possédées ou peuvent l’être au même degré par toutes les fractions de l’espèce humaine sans exclusion. Cette théorie, à peu près soutenable pour ce qui les concerne, les raisonneurs métis l’appliquent à l’ensemble des générations qui ont paru, paraissent et paraîtront sur la terre, et ils finissent un jour par résumer leurs sentiments en ces mots, qui, comme l’outre d’Éole, renferment tant de tempêtes : « Tous les hommes sont frères[13] ! »

Voilà l’axiome politique. Veut-on l’axiome scientifique ? « Tous les hommes, disent les défenseurs de l’égalité humaine, sont pourvus d’instruments intellectuels pareils, de même nature, de même valeur, de même portée. » Ce ne sont pas les paroles expresses, peut-être, mais du moins c’est le sens. Ainsi, le cervelet du Huron contient en germe un esprit tout à fait semblable à celui de l’Anglais et du Français ! Pourquoi donc, dans le cours des siècles, n’a-t-il découvert ni l’imprimerie ni la vapeur ? Je serais en droit de lui demander, à ce Huron, s’il est égal à nos compatriotes, d’où il vient que les guerriers de sa tribu n’ont pas fourni de César ni de Charlemagne, et par quelle inexplicable négligence ses chanteurs et ses sorciers ne sont jamais devenus ni des Homères ni des Hippocrates ? À cette difficulté on répond, d’ordinaire, en mettant en avant l’influence souveraine des milieux. Suivant cette doctrine, une île ne verra point, en fait de prodiges sociaux, ce que connaîtra un continent ; au nord, on ne sera pas ce qu’on est au midi ; les bois ne permettront pas les développements que favorisera la plaine découverte ; que sais-je ? L’humidité d’un marais fera pousser une civilisation que la sécheresse du Sahara aurait infailliblement étouffée. Quelque ingénieuses que soient ces petites hypothèses, elles ont contre elles la voix des faits. Malgré le vent, la pluie, le froid, le chaud, la stérilité, la plantureuse abondance, partout le monde a vu fleurir tour à tour, et sur les mêmes sols, la barbarie et la civilisation. Le fellah abruti se calcine au même soleil qui brûlait le puissant prêtre de Memphis ; le savant professeur de Berlin enseigne sous le même ciel inclément qui vit jadis les misères du sauvage finnois.

Le plus curieux, c’est que l’opinion égalitaire, admise par la masse des esprits, d’où elle a découlé dans nos institutions et dans nos mœurs n’a pas trouvé assez de force pour détrôner l’évidence, et que les gens les plus convaincus de sa vérité font tous les jours acte d’hommage au sentiment contraire. Personne ne se refuse à constater, à chaque instant, de graves différences entre les nations, et le langage usuel même les confesse avec la plus naïve inconséquence. On ne fait, en cela, qu’imiter ce qui s’est pratiqué à des époques non moins persuadées que nous, et pour les mêmes causes, de l’égalité absolue des races.

Chaque nation a toujours su, à côté du dogme libéral de la fraternité, maintenir, auprès des noms des autres peuples, des qualifications et des épithètes qui indiquaient des dissemblances. Le Romain d’Italie appelait le Romain de la Grèce, Graeculus, et lui attribuait le monopole de la loquacité vaniteuse et du manque de courage. Il se moquait du colon de Carthage, et prétendait le reconnaître entre mille à son esprit processif et à sa mauvaise foi. Les Alexandrins passaient pour spirituels, insolents et séditieux. Au moyen âge, les monarques anglo-normands taxaient leurs sujets gallois de légèreté et d’inconsistance d’esprit. Aujourd’hui qui n’a pas entendu relever les traits distinctifs de l’Allemand, de l’Espagnol, de l’Anglais et du Russe ? Je n’ai pas à me prononcer sur l’exactitude des jugements. Je note seulement qu’ils existent, et que l’opinion courante les adopte, Ainsi donc, si, d’une part, les familles humaines sont dites égales, et que, de l’autre, les unes soient frivoles, les autres posées ; celles-ci âpres au gain, celles-là à la dépense ; quelques-unes énergiquement amoureuses des combats, plusieurs économes de leurs peines et de leurs vies, il tombe sous le sens que ces nations si différentes doivent avoir des destinées bien diverses, bien dissemblables, tranchons le mot, bien inégales. Les plus fortes joueront dans la tragédie du monde les personnages des rois et des maîtres. Les plus faibles se contenteront des bas emplois.

Je ne crois pas qu’on ait fait de nos jours le rapprochement entre les idées généralement admises sur l’existence d’un caractère spécial pour chaque peuple et la conviction non moins répandue que tous les peuples sont égaux. Cependant cette contradiction frappe bien fort ; elle est flagrante, et d’autant plus grave que les partisans de la démocratie ne sont pas les derniers à célébrer la supériorité des Saxons de l’Amérique du Nord sur toutes les nations du même continent. Ils attribuent, à la vérité, les hautes prérogatives de leurs favoris à la seule influence de la forme gouvernementale. Toutefois ils ne nient pas, que je sache, la disposition particulière et native des compatriotes de Penn et de Washington à établir dans tous les lieux de leur séjour des institutions libérales, et, ce qui est plus, à les savoir conserver. Cette force de persistance n’est-elle pas, je le demande, une bien grande prérogative départie à cette branche de la famille humaine, prérogative d’autant plus précieuse que la plupart des groupes qui ont peuplé jadis ou peuplent encore l’univers semblent en être privés ?

Je n’ai pas la prétention de jouir sans combat de la vue de cette inconséquence. C’est ici, sans doute, que les partisans de l’égalité objecteront bien haut la puissance des institutions et des mœurs ; c’est ici qu’ils diront, encore une fois, combien l’essence du gouvernement par sa seule et propre vertu, combien le fait du despotisme ou de la liberté, influent puissamment sur le mérite et le développement d’une nation : mais c’est ici que moi, de même, je contesterai la force de l’argument.

Les institutions politiques n’ont à choisir qu’entre deux origines : ou bien elles dérivent de la nation qui doit vivre sous leur règle, ou bien, inventées chez un peuple influent, elles sont appliquées par lui à des États tombés dans sa sphère d’action.

Avec la première hypothèse il n’y a pas de difficulté. Le peuple évidemment a calculé ses institutions sur ses instincts et sur ses besoins ; il s’est gardé de rien statuer qui pût gêner les uns ou les autres ; et si, par mégarde ou maladresse, il l’a fait, bientôt le malaise qui en résulte l’amène à corriger ses lois et à les mettre dans une concordance plus parfaite avec leur but. Dans tout pays autonome, on peut dire que la loi émane toujours du peuple ; non pas qu’il ait constamment la faculté de la promulguer directement, mais parce que, pour être bonne, il faut qu’elle soit modelée sur ses vues, et telle que, bien informé, il l’aurait imaginée lui-même. Si quelque très sage législateur semble, au premier abord, l’unique source de la loi, qu’on y regarde de bien près, et l’on se convaincra aussitôt que, par l’effet de sa sagesse même, le vénérable maître se borne à rendre ses oracles sous la dictée de sa nation. Judicieux comme Lycurgue, il n’ordonnera rien que le Dorien de Sparte ne puisse admettre, et, théoricien comme Dracon, il créera un code qui bientôt sera ou modifié ou abrogé par l’Ionien d’Athènes, incapable, comme tous les enfants d’Adam, de conserver longtemps une législation étrangère à ses vraies et naturelles tendances. L’intervention d’un génie supérieur dans cette grande affaire d’une invention de lois n’est jamais qu’une manifestation spéciale de la volonté éclairée d’un peuple, ou, si ce n’est que le produit isolé des rêveries d’un individu, nul peuple ne saurait s’en accommoder longtemps. On ne peut donc admettre que les institutions ainsi trouvées et façonnées par les races fassent les races ce qu’on les voit être. Ce sont des effets, et non des causes. Leur influence est grande évidemment : elles conservent le génie national, elles lui frayent des chemins, elles lui indiquent son but, et même, jusqu’à un certain point, échauffent ses instincts, et lui mettent à la main les meilleurs instruments d’action ; mais elles ne créent pas leur créateur, et, pouvant servir puissamment ses succès en l’aidant à développer ses qualités innées, elles ne sauraient jamais qu’échouer misérablement quand elles prétendent trop agrandir le cercle ou le changer. En un mot, elles ne peuvent pas l’impossible.

Les institutions fausses et leurs effets ont cependant joué un grand rôle dans le monde. Quand Charles 1er, fâcheusement conseillé par le comte de Strafford, voulait plier les Anglais au gouvernement absolu, le roi et son ministre marchaient sur le terrain fangeux et sanglant des théories. Quand les calvinistes rêvaient chez nous une administration tout à la fois aristocratique et républicaine, et travaillaient à l’implanter par les armes, ils se mettaient également à côté du vrai.

Quand le régent prétendit donner gain de cause aux courtisans vaincus en 1652, et essayer du gouvernement d’intrigue qu’avaient souhaité le coadjuteur et ses amis[14], ses efforts ne plurent à personne, et blessèrent également noblesse, clergé, parlement et tiers état. Quelques traitants seuls se réjouirent. Mais, lorsque Ferdinand le Catholique institua contre les Maures d’Espagne ses terribles et nécessaires moyens de destruction ; lorsque Napoléon rétablit en France la religion, flatta l’esprit militaire, organisa le pouvoir d’une manière à la fois protectrice et restrictive, l’un et l’autre de ces potentats avaient bien écouté et bien compris le génie de leurs sujets, et ils bâtissaient sur le terrain pratique. En un mot, les fausses institutions, très belles souvent sur le papier, sont celles qui, n’étant pas conformes aux qualités et aux travers nationaux, ne conviennent pas à un État, bien que pouvant faire fortune dans le pays voisin. Elles ne créent que le désordre et l’anarchie, fussent-elles empruntées à la législation des anges. Les autres, tout au rebours, qu’à tel ou tel point de vue, et même d’une manière absolue, le théoricien et le moraliste peuvent blâmer, sont bonnes pour les raisons contraires. Les Spartiates étaient petits de nombre, grands de cœur, ambitieux et violents : de fausses lois n’en auraient tiré que de pâles coquins ; Lycurgue en fit d’héroïques brigands.

Qu’on n’en doute pas. Comme la nation est née avant la loi, la loi tient d’elle et porte son empreinte avant de lui donner la sienne. Les modifications que le temps amène dans les institutions en sont encore une bien grande preuve.

Il a été dit plus haut qu’à mesure que les peuples se civilisaient, s’agrandissaient, devenaient plus puissants, leur sang se mélangeait et leurs instincts subissaient des altérations graduelles. En prenant ainsi des aptitudes différentes, il leur devient impossible de s’accommoder des lois convenables pour leurs devanciers. Aux générations nouvelles, les mœurs le sont également et les tendances de même, et des modifications profondes dans les institutions ne tardent pas à suivre. On voit ces modifications devenir plus fréquentes et plus profondes, à mesure que la race change davantage, tandis qu’elles restaient plus rares et plus graduées, tant que les populations elles-mêmes étaient plus proches parentes des premiers inspirateurs de l’État. En Angleterre, celui de tous les pays de l’Europe où les modifications du sang ont été les plus lentes et jusqu’ici les moins variées, on voit encore les institutions du quatorzième et du quinzième siècle subsister dans les bases de l’édifice social. On y retrouve, presque dans sa vigueur ancienne, l’organisation communale des Plantagenêts et des Tudors, la même façon de mêler la noblesse au gouvernement et de composer cette noblesse, le même respect pour l’antiquité des familles uni au même goût pour les parvenus de mérite[15]. Mais cependant, comme, depuis Jacques Ier, et surtout depuis l’Union de la reine Anne, le sang anglais a tendu de plus en plus à se mélanger avec celui d’Écosse et d’Irlande, que d’autres nations ont aussi contribué, bien qu’imperceptiblement, à altérer la pureté de la descendance, il en résulte que les innovations, tout en restant toujours assez fidèles à l’esprit primitif de la constitution, sont devenues, de nos jours, plus fréquentes qu’autrefois.

En France, les mariages ethniques ont été bien autrement nombreux et variés. Il est même arrivé que, par de brusques revirements, le pouvoir a passé d’une race à une autre. Aussi y a-t-il eu, dans la vie sociale, plutôt des changements que des modifications, et ces changements ont été d’autant plus graves que les groupes qui se succédaient au pouvoir étaient plus différents. Tant que le nord de la France est resté prépondérant dans la politique du pays, la féodalité, ou, pour mieux dire, ses restes informes, se sont défendus avec assez d’avantage, et l’esprit municipal a tenu bon avec eux. Après l’expulsion des Anglais, au quinzième siècle, les provinces du centre, bien moins germaniques que les contrées d’outre-Loire, et qui, venant de restaurer l’indépendance nationale sous la conduite de Charles VII, voyaient naturellement leur sang gallo-romain prédominer dans les conseils et dans les camps, firent régner le goût de la vie militaire, des conquêtes extérieures, bien particulier à la race celtique, et l’amour de l’autorité, infus dans le sang romain. Pendant le seizième siècle, elles préparèrent largement le terrain sur lequel les compagnons aquitains de Henri IV, moins celtiques et plus romains encore, vinrent, en 1599, placer une autre et plus grosse pierre du pouvoir absolu. Puis, Paris ayant, à la fin, acquis la domination par suite de la concentration que le génie méridional avait favorisée, Paris, dont la population est assurément un résumé des spécimens ethniques les plus variés, n’eut plus de motif pour comprendre, aimer ni respecter aucune tradition, aucune tendance spéciale, et cette grande capitale, cette tour de Babel, rompant avec le passé, soit de la Flandre, soit du Poitou, soit du Languedoc, attira la France dans les expérimentations multipliées des doctrines les plus étrangères à ses coutumes anciennes.

On ne peut donc admettre que les institutions fassent les peuples ce qu’on les voit, quand ce sont les peuples qui les ont inventées. Mais en est-il de même dans la seconde hypothèse, c’est-à-dire lorsqu’une nation reçoit son code de mains étrangères pourvues de la puissance nécessaire pour le lui faire accepter, bon gré mal gré ?

Il y a des exemples de pareilles tentatives. Je n’en trouverai pas, à la vérité, qui aient été exécutées sur une grande échelle par les gouvernements vraiment politiques de l’antiquité ou des temps modernes ; leur sagesse ne s’est jamais appliquée à transformer le fond même de grandes multitudes. Les Romains étaient trop habiles pour se livrer à d’aussi dangereuses expériences. Alexandre, avant eux, ne les avait pas essayées ; et convaincus, par l’instinct ou la raison, de l’inanité de pareils efforts, les successeurs d’Auguste se contentèrent, comme le vainqueur de Darius, de régner sur une vaste mosaïque de peuples qui tous conservaient leurs habitudes, leurs mœurs, leurs lois, leurs procédés propres d’administration et de gouvernement, et qui, pour la plupart, tant que du moins ils restèrent par la race assez identiques à eux-mêmes, n’acceptèrent, en commun avec leurs co-sujets, que des prescriptions de fiscalité ou de précaution militaire.

Toutefois il est une circonstance qu’il ne faut pas négliger. Plusieurs des peuples asservis aux Romains avaient, dans leurs codes, des points tellement en désaccord avec les sentiments de leurs maîtres, qu’il était impossible à ces derniers d’en tolérer l’existence : témoins les sacrifices humains des druides, qu’en effet poursuivirent les défenses les plus sévères. Eh bien, les Romains, avec toute leur puissance, ne réussirent jamais complètement à extirper des rites aussi barbares. Dans la Narbonnaise, la victoire fut facile : la population gallique avait été presque entièrement remplacée par des colons romains ; mais, dans le centre, chez les tribus plus intactes, la résistance s’obstina, et, dans la presqu’île bretonne, où, au quatrième siècle, une colonie rapporta d’Angleterre les vieilles mœurs avec le vieux sang, les peuplades persistèrent, par patriotisme, par attachement à leurs traditions, à égorger des hommes sur leurs autels aussi souvent qu’elles l’osèrent. La surveillance la plus active ne réussissait pas à leur arracher des mains le couteau et le flambeau sacrés. Toutes les révoltes commençaient par la restauration de ce terrible trait du culte national, et le christianisme, vainqueur encore indigné d’un polythéisme sans morale, vint, chez les Armoricains, se heurter avec épouvante contre des superstitions plus repoussantes encore. Il ne parvint à les détruire qu’après des efforts bien longs, puisqu’au dix-septième siècle, le massacre des naufragés et l’exercice du droit de bris subsistaient dans toutes les paroisses maritimes où le sang kimrique s’était conservé pur. C’est que ces coutumes barbares répondaient aux instincts et aux sentiments indomptables d’une race qui, n’ayant pas été suffisamment mélangée, n’avait pas eu jusqu’alors de raisons déterminantes pour changer d’avis.

Ce fait est digne de réflexion ; mais les temps modernes présentent surtout des exemples d’institutions imposées et non subies. Un caractère remarquable de la civilisation européenne, c’est son intolérance, conséquence de la conscience qu’elle a de sa valeur et de sa force. Elle se trouve dans le monde, soit en face de barbaries décidées, soit à côté d’autres civilisations. Elle traite les unes et les autres avec un dédain presque égal, et, voyant dans tout ce qui n’est pas elle des obstacles à ses conquêtes, elle est fort disposée à exiger des peuples une complète transformation. Toutefois les Espagnols, les Anglais et les Hollandais, et nous aussi quelquefois, nous n’avons pas osé nous abandonner trop complètement aux impulsions du génie novateur, là où nous avions des masses un peu considérables devant nous, imitant ainsi la discrétion forcée des conquérants de l’antiquité. L’Orient et l’Afrique, soit septentrionale, soit occidentale, sont des témoins irréfragables que les nations les plus éclairées ne parviennent pas à donner à des peuples conquis des institutions antipathiques à leur nature. J’ai déjà rappelé que l’Inde anglaise continue son mode de vie séculaire sous les lois qu’elle s’est jadis données. Les Javanais, bien que très soumis, sont fort éloignés de se sentir entraînés vers des institutions approchant de celles de la Néerlande. Ils continuent à vivre en face de leurs maîtres comme ils vivaient libres, et, depuis le seizième siècle, où l’action européenne dans le monde oriental a commencé, on ne s’aperçoit pas qu’elle ait le moindrement influé sur les mœurs des tributaires les mieux domptés.

Mais tous les peuples vaincus ne sont pas assez forts par le nombre pour que le maître européen soit disposé à se contraindre. Il en est sur lesquels on a pesé avec toute la puissance du sabre pour aider à celle de la persuasion. On a résolument voulu changer leur mode d’existence, leur donner des institutions que nous savons bonnes et utiles. A-t-on réussi ?

L’Amérique nous offre à ce sujet le champ d’expériences le plus riche. Dans tout le sud, où la puissance espagnole a régné sans contrainte, à quoi a-t-elle abouti ? À déraciner les anciens empires, sans doute, non pas à éclairer les populations ; elle n’a pas créé des hommes semblables à leurs précepteurs.

Dans le nord, avec des procédés différents, les résultats ont été aussi négatifs ; que dis-je ? ils ont été plus nuls quant à la bienfaisante influence, plus calamiteux au point de vue de l’humanité, car, du moins, les Indiens espagnols multiplient d’une manière remarquable[16] ; ils ont même transformé le sang de leurs vainqueurs, qui ainsi sont descendus à leur niveau, tandis que les hommes à peaux rouges des États-Unis, saisis par l’énergie anglo-saxonne, sont morts du contact. Le peu qui en reste encore disparaît chaque jour, et disparaît tout aussi incivilisé, tout aussi incivilisable que ses pères.

Dans l’Océanie, les observations concluent de même : les peuplades aborigènes vont partout s’éteignant. On réussit quelquefois à leur arracher leurs armes, à les empêcher de nuire ; on ne les change pas. Partout où l’Européen est le maître, elles ne s’entre-mangent plus, elles se gorgent d’eau-de-vie, et cet abrutissement nouveau est tout ce que notre esprit initiateur réussit à leur faire aimer. Enfin il est au monde deux gouvernements formés par des peuples étrangers à nos races sur des modèles fournis par nous : l’un fonctionne aux Îles Sandwich, l’autre à Saint-Domingue. L’appréciation de ces deux États achèvera de démontrer l’impuissance de toutes tentatives pour donner à un peuple des institutions qui ne lui sont pas suggérées par son propre génie.

Aux îles Sandwich, le système représentatif brille de tout son éclat. On y trouve une chambre haute, une chambre basse, un ministère qui gouverne, un roi qui règne ; rien n’y manque. Mais tout cela n’est que décoration. Le rouage indispensable de la machine, celui qui la met en branle, c’est le corps des missionnaires protestants. Sans eux, roi, pairs et députés, ignorant la route à suivre, cesseraient bientôt de fonctionner. Aux missionnaires seuls revient l’honneur de trouver les idées, de les présenter, de les faire accepter, soit par le crédit dont ils jouissent sur leurs néophytes, soit, au besoin, par la menace. Je doute cependant que, si les missionnaires n’avaient pour instruments de leur volonté que le roi et les chambres, ils ne se vissent obligés, après avoir lutté quelque temps contre l’inaptitude de leurs écoliers, de prendre dans le maniement des affaires une part très grande, très directe, et par conséquent trop apparente. Ils ont paré à cet inconvénient au moyen d’un ministère qui est tout simplement composé d’hommes de race européenne. Ainsi, les affaires se traitent et se décident, en fait, entre la mission protestante et ses agents  ; le reste n’est là que pour la montre.

Quant au toi Kamehameha III, c’est, paraît-il, un prince de mérite. Il a, pour son compte, renoncé à se tatouer la figure, et, bien que n’ayant pas encore converti tous ses courtisans, il éprouve déjà la juste satisfaction de ne les plus voir tracer sur leurs fronts et leurs joues que d’assez légers dessins. Le gros de la nation, nobles de campagne et gens du peuple, persiste sur ce point, comme sur les autres, dans les vieilles idées. Toutefois des causes très nombreuses amènent chaque jour aux îles Sandwich un surcroît de population européenne. Le voisinage de la Californie fait du royaume hawaïen un point très intéressant pour la clairvoyante énergie de nos nations. Les baleiniers déserteurs et les matelots réfractaires de la marine militaire n’y sont plus les seuls colons de race blanche : des marchands, des spéculateurs, des aventuriers de toute espèce, accourent, y bâtissent des maisons et s’y fixent. La race indigène, envahie, va peu à peu se mélanger et disparaître. Je ne sais si le gouvernement représentatif et indépendant ne fera pas bientôt place à une simple administration déléguée, relevant de quelque grande puissance étrangère  ; ce dont je ne doute pas, c’est que les institutions importées finiront par s’établir solidement dans ce pays, et le jour de leur triomphe verra, synchronisme nécessaire, la ruine totale des naturels.

À Saint-Domingue, l’indépendance est complète. Là, point de missionnaires exerçant une autorité voilée et absolue ; point de ministère étranger fonctionnant avec l’esprit européen : tout est abandonné aux inspirations de la population elle-même. Cette population, dans la partie espagnole, est composée de mulâtres. Je n’en parlerai pas. Ces gens paraissent imiter, tant bien que mal, ce que notre civilisation a de plus facile : ils tendent comme tous les métis, à se fondre dans la branche de leur généalogie qui leur fait le plus d’honneur ; ils sont donc susceptibles, jusqu’à un certain point, de mettre en pratique nos usages. Ce n’est pas chez eux qu’il faut étudier la question absolue. Passons donc les montagnes qui séparent la république dominicaine de l’État d’Haïti.

Nous nous trouvons là en face d’une société dont les institutions sont non seulement pareilles aux nôtres, mais encore dérivent des maximes les plus récentes de notre sagesse politique. Tout ce que, depuis soixante ans, le libéralisme le plus raffiné a fait proclamer dans les assemblées délibérantes de l’Europe, tout ce que les penseurs les plus amis de l’indépendance et de la dignité de l’homme ont pu écrire, toutes les déclarations de droits et de principes, ont trouvé leur écho sur les rives de l’Artibonite. Rien d’africain n’a survécu dans les lois écrites ; les souvenirs de la terre chamitique ont officiellement disparu des esprits ; jamais le langage officiel n’en a montre la trace ; les institutions, je le répète, sont complètement européennes. Voyons maintenant comment elles s’adaptent avec les mœurs.

Quel contraste ! Les mœurs ? on les voit aussi dépravées, aussi brutales, aussi féroces que dans le Dahomey ou le pays des Fellatahs[17]. Le même amour barbare de la parure s’allie à la même indifférence pour le mérite de la forme ; le beau réside dans la couleur, et, pourvu qu’un vêtement soit d’un rouge éclatant et garni de faux or, le goût ne s’occupe guère des solutions de continuité de l’étoffe ; et, quant à la propreté, personne ne s’en soucie. Veut-on, dans ce pays-là, s’approcher d’un haut fonctionnaire ? on est introduit près d’un grand nègre étendu à la renverse sur un banc de bois, la tête enveloppée d’un mauvais mouchoir déchiré et couverte d’un chapeau à cornes largement galonné d’or. Un sabre immense pend à côté de cet amas de membres ; l’habit brodé n’est pas accompagné d’un gilet ; le général a des pantoufles. L’interrogez-vous, cherchez-vous à pénétrer dans son esprit pour y apprécier la nature des idées qui l’occupent ? vous trouvez l’intelligence la plus inculte unie à l’orgueil le plus sauvage, qui n’a d’égal qu’une aussi profonde et incurable nonchalance. Si cet homme ouvre la bouche, il va vous débiter tous les lieux communs dont les journaux nous ont fatigués depuis un demi-siècle. Ce barbare les sait par cœur ; il a d’autres intérêts, des instincts très différents ; il n’a pas d’autres notions acquises. Il parle comme le baron d’Holbach, raisonne comme M. de Grimm, et, au fond, il n’a de sérieux souci que de mâcher du tabac, boire de l’alcool, éventrer ses ennemis et se concilier les sorciers. Le reste du temps, il dort.

L’État est partagé en deux fractions, que ne séparent pas des incompatibilités de doctrines, mais de peaux : les mulâtres se tiennent d’un côté, les nègres de l’autre. Aux mulâtres appartient, sans aucun doute, plus d’intelligence, un esprit plus ouvert à la conception. Je l’ai déjà fait remarquer pour les Dominicains : le sang européen a modifié la nature africaine, et ces hommes pourraient, fondus dans une masse blanche, et avec de bons modèles constamment sous les yeux, devenir ailleurs des citoyens utiles. Par malheur la suprématie du nombre et de la force appartient, pour le moment, aux nègres. Ceux-là, bien que leurs grands-pères, tout au plus, aient connu la terre d’Afrique, en subissent encore l’influence entière ; leur suprême joie, c’est la paresse ; leur suprême raison, c’est le meurtre. Entre les deux partis qui divisent l’île, la haine la plus intense n’a jamais cessé de régner. L’histoire d’Haïti, de la démocratique Haïti, n’est qu’une longue relation de massacres : massacres des mulâtres par les nègres, lorsque ceux-ci sont les plus forts, des nègres par les mulâtres, quand le pouvoir est aux mains de ces derniers. Les institutions, pour philanthropiques qu’elles se donnent, n’y peuvent rien ; elles dorment impuissantes sur le papier où l’on les a écrites ; ce qui règne sans frein, c’est le véritable esprit des populations. Conformément à une loi naturelle indiquée plus haut, la variété noire, appartenant à ces tribus humaines qui ne sont pas aptes à se civiliser, nourrit l’horreur la plus profonde pour toutes les autres races ; aussi voit-on les nègres d’Haïti repousser énergiquement les blancs et leur défendre l’entrée de leur territoire ; ils voudraient de même exclure les mulâtres, et visent à leur extermination. La haine de l’étranger est le principal mobile de la politique locale. Puis, en conséquence de la paresse organique de l’espèce, l’agriculture est annulée, l’industrie n’existe pas même de nom, le commerce se réduit de jour en jour, la misère, dans ses déplorables progrès, empêche la population de se reproduire, tandis que les guerres continuelles, les révoltes, les exécutions militaires, réussissent constamment à la diminuer. Le résultat inévitable et peu éloigné d’une telle situation sera de rendre désert un pays dont la fertilité et les ressources naturelles ont jadis enrichi des générations de planteurs, et d’abandonner aux chèvres sauvages les plaines fécondes, les magnifiques vallées, les mornes grandioses de la reine des Antilles[18].

Je suppose le cas où les populations de ce malheureux pays auraient pu agir conformément à l’esprit des races dont elles sont issues, où, ne se trouvant pas sous le protectorat inévitable et l’impulsion de doctrines étrangères, elles auraient formé leur société tout à fait librement et en suivant leurs seuls instincts. Alors, il se serait fait, plus ou moins spontanément, mais jamais sans quelques violences, une séparation entre les gens des deux couleurs.

Les mulâtres auraient habité les bords de la mer, afin de se tenir toujours avec les Européens dans des rapports qu’ils recherchent. Sous la direction de ceux-ci, on les aurait vus marchands, courtiers surtout, avocats, médecins, resserrer des liens qui les flattent, se mélanger de plus en plus, s’améliorer graduellement, perdre, dans des proportions données, le caractère avec le sang africain.

Les nègres se seraient retirés dans l’intérieur, et ils y auraient formé de petites sociétés analogues à celles que créaient jadis les esclaves marrons à Saint-Domingue même, à la Martinique, à la Jamaïque et surtout à Cuba, dont le territoire étendu et les forêts profondes offrent des abris plus sûrs. Là, au milieu des productions si variées et si brillantes de la végétation antillienne, le noir américain, abondamment pourvu des moyens d’existence que prodigue, à si peu de frais, une terre opulente, serait revenu en toute liberté à cette organisation despotiquement patriarcale si naturelle à ceux de ses congénères que les vainqueurs musulmans de l’Afrique n’ont pas encore contraints. L’amour de l’isolement aurait été tout à la fois la cause et le résultat de ces institutions. Des tribus se formant seraient, au bout de peu de temps, devenues étrangères et hostiles les unes aux autres. Des guerres locales auraient été le seul événement politique des différents cantons, et l’île, sauvage, médiocrement peuplée, fort mal cultivée, aurait cependant conservé une double population, maintenant condamnée à disparaître, par suite de la funeste influence de lois et d’institutions sans rapports avec la structure de l’intelligence des nègres, avec leurs intérêts, avec leurs besoins.

Ces exemples de Saint-Domingue et des îles Sandwich sont assez concluants. Je ne puis cependant résister au désir de toucher encore, avant de quitter définitivement ce sujet, à un autre fait analogue et dont le caractère particulier prête une bien grande force à mon opinion. J’ai appelé en témoignage un État où les institutions, imposées par des prédicateurs protestants, ne sont qu’un calque assez puéril de l’organisation britannique ; ensuite j’ai parlé d’un gouvernement matériellement libre, mais intellectuellement lié à des théories européennes, et qui a dû mettre en pratique l’application de ces théories, d’où la mort s’ensuit pour les malheureuses populations haïtiennes. Voici maintenant un exemple d’une tout autre nature, qui m’est offert par les tentatives des pères jésuites pour civiliser les indigènes du Paraguay[19].

Ces missionnaires, par l’élévation de leur intelligence et la beauté de leur courage, ont excité l’admiration universelle ; et les ennemis les plus déclarés de leur ordre n’ont pas cru pouvoir leur refuser un ample tribut d’éloges. En effet, si des institutions issues d’un esprit étranger à une nation ont eu jamais quelques chances de succès, c’étaient assurément celles-là, fondées sur la puissance du sentiment religieux et appuyées de ce qu’un génie d’observation, aussi juste que fin, avait pu trouver d’idées d’appropriation. Les Pères s’étaient persuadés, opinion du reste fort répandue, que la barbarie est à la vie des peuples ce que l’enfance est à celle des individus, et que plus une nation se montre sauvage et inculte, plus elle est jeune.

Pour mener leurs néophytes à l’adolescence, ils les traitèrent donc comme des enfants, et leur firent un gouvernement despotique aussi ferme dans ses vues et volontés, que doux et affectueux dans ses formes. Les peuplades américaines ont, en général, des tendances républicaines, et la monarchie ou l’aristocratie, rares chez elles, ne s’y montrent jamais que très limitées. Les dispositions natives des Guaranis, auxquelles les jésuites venaient s’adresser, ne contrastaient pas, sur ce point, avec celles des autres indigènes. Toutefois, par une circonstance heureuse, ces peuples témoignaient d’une intelligence relativement développée, d’un peu moins de férocité peut-être que certains de leurs voisins, et de quelque facilité à concevoir des besoins nouveaux. Cent vingt mille âmes environ furent réunies dans les villages des missions sous la conduite des Pères. Tout ce que l’expérience, l’étude journalière, la vive charité, apprenaient aux jésuites, portait profit ; on faisait d’incessants efforts pour hâter le succès sans le compromettre. Malgré tant de soins, on sentait cependant que ce n’était pas trop du pouvoir absolu pour contraindre les néophytes à persister dans la bonne voie, et l’on pouvait se convaincre, en maintes occasions, du peu de solidité réelle de l’édifice.

Quand les mesures du comte d’Aranda vinrent enlever au Paraguay ses pieux et habiles civilisateurs, on en reçut la plus triste et la plus complète démonstration. Les Guaranis, privés de leurs guides spirituels, refusèrent toute confiance aux chefs laïques envoyés par la couronne d’Espagne. Ils ne montrèrent aucune attache à leurs nouvelles institutions. Le goût de la vie sauvage les reprit, et aujourd’hui, à l’exception de trente-sept petits villages qui végètent encore sur les bords du Parana, du Paraguay et de l’Uruguay, villages qui contiennent certainement un noyau de population métisse, tout le reste est retourné aux forêts et y vit dans un état aussi sauvage que le sont à l’occident les tribus de même souche, Guaranis et Cirionos. Les fuyards ont repris, je ne dis pas leurs vieilles coutumes dans toute leur pureté, mais du moins des coutumes à peine rajeunies et qui en découlent directement, et cela parce qu’il n’est donné à aucune race humaine d’être infidèle à ses instincts, ni d’abandonner le sentier sur lequel Dieu l’a mise. On peut croire que, si les jésuites avaient continué à régir leurs missions du Paraguay, leurs efforts, servis par le temps, auraient amené des succès meilleurs je l’admets ; mais à cette condition unique, toujours la même, que des groupes de population européenne seraient venus peu à peu, sous la protection de leur dictature, s’établir dans le pays, se seraient mêlés avec les natifs, auraient d’abord modifié, puis complètement changé le sang, et, à ces conditions, il se serait formé dans ces contrées un État portant peut-être un nom aborigène, se glorifiant peut-être de descendre d’ancêtres autochtones, mais par le fait, mais dans la vérité, aussi européen que les institutions qui l’auraient régi.

Voilà ce que j’avais à dire sur les rapports des institutions avec les races.


CHAPITRE VI.

Dans le progrès ou la stagnation, les peuples sont indépendants des lieux qu’ils habitent.

Il est impossible de ne pas tenir quelque compte de l’influence accordée par plusieurs savants aux climats, à la nature du soi, à la disposition topographique sur le développement des peuples ; et, bien qu’à propos de la doctrine des milieux[20], j’y aie touché en passant, ce serait laisser une véritable lacune que de ne pas en parler à fond.

On est généralement porté à croire qu’une nation établie sous un ciel tempéré, non pas assez brûlant pour énerver les hommes, non pas assez froid pour rendre le sol improductif, au bord de grands fleuves, routes larges et mobiles, dans des plaines et des vallées propres à plusieurs genres de culture, au pied de montagnes dont le sein opulent est gorgé de métaux, que cette nation, ainsi aidée par la nature, sera bien promptement amenée à quitter la barbarie, et, sans faute, se civilisera (2)[21]. D’autre part, et par une conséquence de ce raisonnement, on admet sans peine que des tribus brûlées par le soleil ou engourdies sur les glaces éternelles, n’ayant d’autre territoire que des rochers stériles, seront beaucoup plus exposées à rester dans l’état de barbarie. Alors il va sans dire que, dans cette hypothèse, l’humanité ne serait perfectible qu’à l’aide du secours de la nature matérielle, et que toute sa valeur et sa grandeur existeraient en germe hors d’elle-même. Pour assez spécieuse, au premier aspect, que semble cette opinion, elle ne concorde sur aucun point avec les réalités nombreuses que l’observation procure.

Nuls pays certainement ne sont plus fertiles, nuls climats plus doux que ceux des différentes contrées de l’Amérique. Les grands fleuves y abondent, les golfes, les baies, les havres y sont vastes, profonds, magnifiques, multipliés ; les métaux précieux s’y trouvent à fleur de terre ; la nature végétale y prodigue presque spontanément les moyens d’existence les plus abondants et les plus variés, tandis que la faune, riche en espèces alimentaires, présente des ressources plus substantielles encore. Et pourtant la plus grande partie de ces heureuses contrées est parcourue, depuis des séries de siècles, par des peuplades restées étrangères à la plus médiocre exploitation de tant de trésors.

Plusieurs ont été sur la voie de mieux faire. Une maigre culture, un travail barbare du minerai, sont des faits qu’on observe dans plus d’un endroit. Quelques arts utiles, exercés avec une sorte de talent, surprennent encore le voyageur. Mais tout cela, en définitive, est très humble et ne forme pas un ensemble, un faisceau dont une civilisation quelconque soit jamais sortie. Certainement il a existé, à des époques fort lointaines, dans la contrée étendue entre le lac Érié et le golfe du Mexique, depuis le Missouri jusqu’aux Montagnes Rocheuses (1)[22], une nation qui a laissé des traces remarquables de sa présence. Les restes de constructions, les inscriptions gravées sur des rochers, les tumulus (1)[23], les momies indiquent une culture intellectuelle avancée. Mais rien ne prouve qu’entre cette mystérieuse nation et les peuplades errant aujourd’hui sur ses tombes, il y ait une parenté bien proche. Dans tous les cas, si, par suite d’un lien naturel quelconque, ou d’une initiation d’esclaves, les aborigènes actuels tiennent des anciens maîtres du pays la première notion de ces arts qu’ils pratiquent à l’état élémentaire, on ne pourrait qu’être frappé davantage de l’impossibilité où ils se sont trouvés de perfectionner ce qu’on leur avait appris, et je verrais là un motif de plus pour rester persuadé que le premier peuple venu, placé dans les circonstances géographiques les plus favorables, n’est pas destiné par cela même à se civiliser.

Au contraire, il y a, entre l’aptitude d’un climat et d’un pays à servir les besoins de l’homme et le fait même de la civilisation, une indépendance complète. L’Inde est une contrée qu’il a fallu fertiliser, l’Égypte de même (1)[24]. Voilà deux centres bien célèbres de la culture et du perfectionnement humains. La Chine, à côté de la fécondité de certaines de ses parties, a présenté, dans d’autres, des difficultés très laborieuses à vaincre. Les premiers événements y sont des combats contre les fleuves ; les premiers bienfaits des antiques empereurs consistent en ouvertures de canaux, en dessèchements de marais. Dans la contrée mésopotamique de l’Euphrate et du Tigre, théâtre de la splendeur des premiers États assyriens, territoire sanctifié par la majesté des plus sacrés souvenirs, dans ces régions où le froment, dit-on, croît spontanément (2)[25], le sol est cependant si peu productif par lui-même, que de vastes et courageux travaux d’irrigation ont pu seuls le rendre propre à nourrit les hommes. Maintenant que les canaux sont détruits, comblés ou encombrés, la stérilité a repris ses droits. Je suis donc très porté à croire que la nature n’avait pas autant favorisé ces régions qu’on le pense d’ordinaire. Toutefois je ne discuterai pas sur ce point. J’admets que la Chine, l’Égypte, l’Inde et l’Assyrie aient été des lieux complètement appropriés à l’établissement de grands empires et au développement de puissantes civilisations ; j’accorde que ces lieux aient réuni les meilleures conditions de prospérité. On l’avouera aussi ces conditions étaient de telle nature, que, pour en profiter, il était indispensable d’avoir atteint préalablement, par d’autres voies, un haut degré de perfectionnement social. Ainsi, pour que le commerce pût s’emparer des grands cours d’eau, il fallait que l’industrie, ou pour le moins l’agriculture, existassent déjà, et l’attrait sur les peuples voisins n’aurait pas eu lieu avant que des villes et des marchés ne fussent bâtis et enrichis de longue main. Les grands avantages départis à la Chine, à l’Inde et à l’Assyrie supposent donc, chez les peuples qui en ont tiré bon parti, une véritable vocation intellectuelle et même une civilisation antérieure au jour où l’exploitation de ces avantages put commencer. Mais quittons les régions spécialement favorisées, et regardons ailleurs.

Lorsque les Phéniciens, dans leur migration, vinrent de Tylos, ou de quelque autre endroit du sud-est que l’on voudra, que trouvèrent-ils dans le canton de Syrie où ils se fixèrent ? Une côte aride, rocailleuse, serrée étroitement entre la mer et des chaînes de rochers qui semblaient devoir rester à tout jamais stériles. Un territoire si misérable contraignait la nation à ne jamais s’étendre, car, de tous côtés, elle se trouvait enserrée dans une ceinture de montagnes. Et cependant ce lieu, qui devait être une prison, devint, grâce au génie industrieux du peuple qui l’habita, un nid de temples et de palais. Les Phéniciens, condamnés pour toujours à n’être que de grossiers ichtyophages, ou tout au plus de misérables pirates, furent pirates à la vérité, mais grandement, et, de plus, marchands hardis et habiles, spéculateurs audacieux et heureux. Bon ! dira quelque contradicteur, nécessité est mère d’invention ; si les fondateurs de Tyr et de Sidon avaient habité les plaines de Damas, contents des produits de l’agriculture, ils n’auraient peut-être jamais été un peuple illustre. La misère les a aiguillonnés, la misère a éveillé leur génie.

Et pourquoi donc n’éveille-t-elle pas celui de tant de tribus africaines, américaines, océaniennes, placées dans des circonstances analogues ? Pourquoi voyons-nous les Kabyles du Maroc, race ancienne et qui a eu, bien certainement, tout le temps nécessaire pour la réflexion, et, chose plus surprenante encore, toutes les incitations possibles à la simple imitation, n’avoir jamais conçu une idée plus féconde, pour adoucir son sort malheureux, que le pur et simple brigandage maritime ? Pourquoi, dans cet archipel des Indes, qui semble créé pour le commerce, dans ces îles océaniennes, qui peuvent si aisément communiquer l’une avec l’autre, les relations pacifiquement fructueuses sont-elles presque absolument dans les mains des races étrangères, chinoise, malaise et arabe ? et là où des peuples à demi indigènes, où des nations métisses ont pu s’en emparer, pourquoi l’activité diminue-t-elle ? Pourquoi la circulation n’a-t-elle lieu que d’après des données de plus en plus élémentaires ? C’est qu’en vérité, pour qu’un État commercial s’établisse sur une côte ou sur une île quelconque, il faut quelque chose de plus que la mer ouverte, que les excitations nées de la stérilité du sol, que même les leçons de l’expérience d’autrui : il faut, dans l’esprit du naturel de cette côte ou de cette île, l’aptitude spéciale qui seule l’amènera à profiter des instruments de travail et de succès placés à sa portée.

Mais je ne me bornerai pas à montrer qu’une situation géographique, déclarée convenable parce qu’elle est fertile, ou, précisément encore, parce qu’elle ne l’est pas, ne donne pas aux nations leur valeur sociale : il faut encore bien établir que cette valeur sociale est tout à fait indépendante des circonstances matérielles environnantes. Je citerai les Arméniens, renfermés dans leurs montagnes, dans ces mêmes montagnes où tant d’autres peuples vivent et meurent barbares de génération en génération, parvenant, dès une antiquité très reculée, à une civilisation assez haute. Ces régions pourtant étaient presque closes, sans fertilité remarquable, sans communication avec la mer.

Les Juifs se trouvaient dans une position analogue, entourés de tribus parlant des dialectes d’une langue parente de la leur, et dont la plupart leur tenaient d’assez près par le sang ; ils devancèrent pourtant tous ces groupes. On les vit guerriers, agriculteurs, commerçants ; on les vit, sous ce gouvernement singulièrement compliqué, où la monarchie, la théocratie, le pouvoir patriarcal des chefs de famille et la puissance démocratique du peuple, représentée par les assemblées et les prophètes, s’équilibraient d’une manière bien bizarre, traverser de longs siècles de prospérité et de gloire, et vaincre, par un système d’émigration des plus intelligents, les difficultés qu’opposaient à leur expansion les limites étroites de leur domaine. Et qu’était-ce encore que ce domaine ? Les voyageurs modernes savent au prix de quels efforts savants les agronomes israélites en entretenaient la factice fécondité. Depuis que cette race choisie n’habite plus ses montagnes et ses plaines, le puits où buvaient les troupeaux de Jacob est comblé par les sables, la vigne de Naboth a été envahie par le désert, tout comme l’emplacement du palais d’Achab par les ronces. Et dans ce misérable coin du monde, que furent les Juifs ? Je le répète, un peuple habile en tout ce qu’il entreprit, un peuple libre, un peuple fort, un peuple intelligent, et qui, avant de perdre bravement, les armes à la main, le titre de nation indépendante, avait fourni au monde presque autant de docteurs que de marchands (1)[26].

Les Grecs, les Grecs eux-mêmes, étaient loin d’avoir à se louer en tout des circonstances géographiques. Leur pays n’était, en bien des parties, qu’une terre misérable. Si l’Arcadie fut un pays aimé des pasteurs, si la Béotie se déclara chère à Cérès et à Triptolème, l’Arcadie et la Béotie jouent un rôle bien mince dans l’histoire hellénique. La riche Corinthe elle-même, la ville favorite de Plutus et de Vénus Mélanis, ne brille ici qu’au second rang. À qui revient la gloire ? à Athènes, dont une poussière blanchâtre couvrait la campagne et les maigres oliviers ; à Athènes, qui, pour commerce principal, vendait des statues et des livres ; puis à Sparte, enterrée dans une vallée étroite, au fond des entassements de rocs où la victoire allait la chercher.

Et Rome, dans le pauvre canton du Latium où la mirent ses fondateurs, au bord de ce petit Tibre, qui venait déboucher sur une côte presque inconnue, que jamais vaisseau phénicien ou grec ne touchait que par hasard, est-ce par sa disposition topographique qu’elle est devenue la maîtresse du monde ? Mais, aussitôt que le monde obéit aux enseignes romaines, la politique trouva sa métropole mal placée, et la ville éternelle commença la longue série de ses affronts. Les premiers empereurs, ayant surtout les yeux tournés vers la Grèce, y résidèrent presque toujours. Tibère, en Italie, se tenait à Captée, entre les deux moitiés de son univers. Ses successeurs allaient à Antioche. Quelques-uns, préoccupés des affaires gauloises, montèrent jusqu’à Trèves. Enfin un décret final enleva à Rome le titre même de capitale pour le donner à Milan. Que si les Romains ont fait parler d’eux dans le monde, c’est bien certainement malgré la position du district d’où sortaient leurs premières armées, et non pas à cause de cette position.

En descendant aux temps modernes, la multitude des faits dont je puis m’étayer m’embarrasse. Je vois la prospérité quitter tout à fait les côtes méditerranéennes, preuve sans réplique qu’elle ne leur était pas attachée. Les grandes cités commerçantes du moyen âge naissent là où nul théoricien des époques précédentes n’auraient été les bâtir. Novogorod s’élève dans un pays glacé ; Brême sur une côte presque aussi froide. Les villes hanséatiques du centre de l’Allemagne se fondent au milieu de pays qui s’éveillent à peine ; Venise apparaît au fond d’un golfe profond. La prépondérance politique brille dans des lieux à peine aperçus jadis. En France, c’est au nord de la Loire et presque au delà de la Seine que réside la force. Lyon, Toulouse, Narbonne, Marseille, Bordeaux, tombent du haut rang où les avait portées le choix des Romains. C’est Paris qui devient la cité importante, Paris, une bourgade trop éloignée de la mer quand il s’agit du commerce, et qui en sera trop près quand viendront les barques normandes. En Italie, des villes, jadis du dernier ordre, priment la cité des papes ; Ravenne s’éveille au fond de ses marais, Amalfi est longtemps puissante. Je note, en passant, que le hasard n’a eu aucune part à tous ces revirements, que tous s’expliquent par la présence sur le point donné d’une race victorieuse ou prépondérante. Je veux dire que ce n’était pas le lieu qui faisait la valeur de la nation, qui jamais l’a faite, qui la fera jamais : au contraire, c’était la nation qui donnait, a donné et donnera au territoire sa valeur économique, morale et politique.

Afin d’être aussi clair que possible, j’ajouterai cependant que ma pensée n’est pas de nier l’importance de la situation pour certaines villes, soit entrepôts, soit ports de mer, soit capitales. Les observations que l’on a faites, au sujet de Constantinople et d’Alexandrie notamment, sont incontestables (1)[27]. Il est certain qu’il existe sur le globe différents points qu’on peut appeler les clefs du monde, et ainsi l’on conçoit que, dans le cas du percement de l’isthme de Panama, la puissance qui posséderait la ville encore à construire sur ce canal hypothétique aurait un grand rôle à jouer dans les affaires de l’univers. Mais ce rôle, une nation le joue bien, le joue mal, ou même ne le joue pas du tout, suivant ce qu’elle vaut. Agrandissez Chagres, et faites que les deux mers s’unissent sous ses murs ; puis soyez libre de peupler la ville d’une colonie à votre gré : le choix auquel vous vous arrêterez déterminera l’avenir de la cité nouvelle. Que la race soit vraiment digne de la haute fortune à laquelle elle aura été appelée, si l’emplacement de Chagres n’est pas précisément le plus propre à développer tous les avantages de l’union des deux Océans, cette population le quittera et ira ailleurs déployer en toute liberté les splendeurs de son sort (1)[28].


CHAPITRE VII.

Le christianisme ne crée pas et ne transforme pas l’aptitude civilisatrice.

Après les objections tirées des institutions, des climats, il en vient une qu’à vrai dire, j’aurais dû placer avant toutes les autres, non pas que je la juge plus forte, mais pour la révérence naturellement inspirée par le fait sur lequel elle s’appuie. En adoptant comme justes les conclusions qui précèdent, deux affirmations deviennent de plus en plus évidentes : c’est, d’abord, que la plupart des races humaines sont inaptes à se civiliser jamais, à moins qu’elles ne se mélangent ; c’est, ensuite, que non seulement ces races ne possèdent pas le ressort intérieur déclaré nécessaire pour les pousser en avant sur l’échelle du perfectionnement, mais encore que tout agent extérieur est impuissant à féconder leur stérilité organique, bien que cet agent puisse être d’ailleurs très énergique. Ici l’on demandera, sans doute, si le christianisme doit briller en vain pour des nations entières ? s’il est des peuples condamnés à ne jamais le connaître ?

Certains auteurs ont répondu affirmativement. Se mettant sans scrupule en contradiction avec la promesse évangélique, ils ont nié le caractère le plus spécial de la loi nouvelle, qui est précisément d’être accessible à l’universalité des hommes. Une telle opinion reproduisait la formule étroite des Hébreux. C’était y rentrer par une porte un peu plus large que celle de l’ancienne Alliance ; néanmoins c’était y rentrer. Je ne sens nulle disposition à suivre les partisans de cette idée condamnée par l’Église, et n’éprouve pas la moindre difficulté à reconnaître pleinement que toutes les races humaines sont douées d’une égale capacité à entrer dans le sein de la communion chrétienne. Sur ce point-là, pas d’empêchement originel, pas d’entraves dans la nature des races ; leurs inégalités n’y font rien. Les religions ne sont pas, comme on a voulu le prétendre, parquées par zones sur la surface du globe avec leurs sectateurs. Il n’est pas vrai que, de tel degré du méridien à tel autre, le christianisme doive dominer, tandis qu’à dater de telle limite, l’islamisme prendra l’empire pour le garder jusqu’à la frontière infranchissable où il devra le remettre au bouddhisme ou au brahmanisme, tandis que les chamanistes, les fétichistes se partageront ce qui restera du monde.

Les chrétiens sont répandus dans toutes les latitudes et sous tous les climats. La statistique, imparfaite sans doute, mais probable en ses données, nous les montre en grand nombre, Mongols errant dans les plaines de la haute Asie, sauvages chassant sur les plateaux des Cordillères, Esquimaux pêchant dans les glaces du pôle arctique, enfin Chinois et Japonais mourant sous le fouet des persécuteurs. L’observation ne permet plus sur cette question le plus léger doute. Mais la même observation ne permet pas non plus de confondre, comme on le fait journellement, le christianisme, l’aptitude universelle des hommes à en reconnaître les vérités, à en pratiquer les préceptes, avec la faculté, toute différente, d’un tout autre ordre, d’une tout autre nature, qui porte telle famille humaine, à l’exclusion de telles autres, à comprendre les nécessités purement terrestres du perfectionnement social, et à savoir en préparer et en traverser les phases, pour s’élever à l’état que nous appelons civilisation, état dont les degrés marquent les rapports d’inégalité des races entre elles.

On a prétendu, à tort bien certainement, dans le dernier siècle, que la doctrine du renoncement, qui constitue une partie capitale du christianisme, était, de sa nature, très opposée au développement social, et que des gens dont le suprême mérite doit être de ne rien estimer ici-bas, et d’avoir toujours les yeux fixés et les désirs tendus vers la Jérusalem céleste, ne sont guère propres à faire progresser les intérêts de ce monde. L’imperfection humaine se charge de rétorquer l’argument. Il n’a jamais été sérieusement à craindre que l’humanité renonçât aux choses du siècle, et, si expresses que fussent à cet égard les recommandations et les conseils, on peut dire que, luttant contre un courant reconnu irrésistible, on demandait beaucoup à cette seule fin d’obtenir un peu. En outre, les préceptes chrétiens sont un grand véhicule social, en ce sens qu’ils adoucissent les mœurs, facilitent les rapports par la charité, condamnent toute violence, forcent d’en appeler à la seule puissance du raisonnement, et réclament ainsi pour l’âme une plénitude d’autorité qui, dans mille applications, tourne au bénéfice bien entendu de la chair. Puis, par la nature toute métaphysique et intellectuelle de ses dogmes, la religion appelle l’esprit à s’élever, tandis que, par la pureté de sa morale, elle tend à le détacher d’une foule de faiblesses et de vices corrosifs, dangereux pour le progrès des intérêts matériels. Contrairement donc aux philosophes du dix-huitième siècle, on est fondé à accorder au christianisme l’épithète de civilisateur : mais il y faut de la mesure, et cette donnée trop amplifiée conduirait à des erreurs profondes.

Le christianisme est civilisateur en tant qu’il rend l’homme plus réfléchi et plus doux ; toutefois il ne l’est qu’indirectement, car cette douceur et ce développement de l’intelligence, il n’a pas pour but de les appliquer aux choses périssables, et partout on le voit se contenter de l’état social où il trouve ses néophytes, quelque imparfait que soit cet état. Pourvu qu’il en puisse élaguer ce qui nuit à la santé de l’âme, le reste ne lui importe en rien. Il laisse les Chinois avec leurs robes, les Esquimaux avec leurs fourrures, les premiers mangeant du riz, les seconds du lard de baleine, absolument comme il les a trouvés, et il n’attache aucune importance à ce qu’ils adoptent un autre genre d’existence. Si l’état de ces gens comporte une amélioration conséquente à lui-même, le christianisme tendra certainement à l’amener ; mais il ne changera pas du tout au tout les habitudes qu’il aura d’abord rencontrées et ne forcera pas le passage d’une civilisation à une autre, car il n’en a adopté aucune ; il se sert de toutes, et est au-dessus de toutes. Les faits et les preuves abondent : je vais en parler ; mais, auparavant, qu’il me soit permis de le confesser, je n’ai jamais compris cette doctrine toute moderne qui consiste à identifier tellement la loi du Christ avec les intérêts de ce monde, qu’on en fasse sortir un prétendu ordre de choses appelé la civilisation chrétienne.

Il y a indubitablement une civilisation païenne, une civilisation brahmanique, bouddhique, judaïque. Il a existé, il existe des sociétés dont la religion est la base, a donné la forme, composé les lois, réglé les devoirs civils, marqué les limites, indiqué les hostilités ; des sociétés qui ne subsistent que sur les prescriptions plus ou moins larges d’une formule théocratique, et qu’on ne peut pas imaginer vivantes sans leur foi et leurs rites, comme les rites et la foi ne sont pas possibles non plus sans le peuple qu’ils ont formé. Toute l’antiquité a plus ou moins vécu sur cette règle. La tolérance légale, invention de la politique romaine, et le vaste système d’assimilation et de fusion des cultes, œuvre d’une théologie de décadence, furent, pour le paganisme, les fruits des époques dernières. Mais, tant qu’il fut jeune et fort, autant de villes, autant de Jupiters, de Mercures, de Vénus différents, et le dieu, jaloux, bien autrement que celui des Juifs et plus exclusif encore, ne reconnaissait, dans ce monde et dans l’autre, que ses concitoyens. Ainsi chaque civilisation de ce genre se forme et grandit sous l’égide d’une divinité, d’une religion particulière. Le culte et l’État s’y sont unis d’une façon si étroite et si inséparable, qu’ils se trouvent également responsables du mal et du bien. Que l’on reconnaisse donc à Carthage les traces politiques du culte de l’Hercule tyrien, je crois qu’avec vérité l’on pourra confondre l’action de la doctrine prêchée par les prêtres avec la politique des suffètes et la direction du développement social. Je ne doute pas non plus que l’Anubis à tête de chien, l’Isis Neith et les Ibis n’aient appris aux hommes de la vallée du Nil tout ce qu’ils ont su et pratiqué ; mais la plus grande nouveauté que le christianisme ait apportée dans le monde, c’est précisément d’agir d’une manière tout opposée aux religions précédentes. Elles avaient leurs peuples, il n’eut pas le sien : il ne choisit personne, il s’adressa à tout le monde, et non seulement aux riches comme aux pauvres, mais tout d’abord il reçut de l’Esprit-Saint la langue de chacun (1)[29], afin de parler à chacun l’idiome de son pays et d’annoncer la foi avec les idées et au moyen des images les plus compréhensibles pour chaque nation. Il ne venait pas changer l’extérieur de l’homme, le monde matériel, il venait apprendre à le mépriser. Il ne prétendait toucher qu’à l’être intérieur. Un livre apocryphe, vénérable par son antiquité, a dit : « Que le fort ne tire point vanité de sa force, ni le riche de ses richesses ; mais celui qui veut être glorifié se glorifie dans le Seigneur (1)[30]. » Force, richesse, puissance mondaine, moyens de l’acquérir, tout cela ne compte pas pour notre loi. Aucune civilisation, de quelque genre qu’elle soit, n’appela jamais son amour ni n’excita ses dédains, et c’est pour cette rare impartialité, et uniquement par les effets qui en devaient sortir, que cette loi put s’appeler avec raison catholique, universelle, car elle n’appartient en propre à aucune civilisation, elle n’est venue préconiser exclusivement aucune forme d’existence terrestre, elle n’en repousse aucune et veut les épurer toutes.

Les preuves de cette indifférence pour les formes extérieures de la vie sociale, pour la vie sociale elle-même, remplissent les livres canoniques d’abord, puis les écrits des Pères, puis les relations des missionnaires, depuis l’époque la plus reculée jusqu’au jour présent. Pourvu que, dans un homme quelconque, la croyance pénètre, et que, dans les actions de sa vie, cette créature tende à ne rien faire qui puisse transgresser les prescriptions religieuses, tout le reste est indifférent aux yeux de la foi. Qu’importent, dans un converti, la forme de sa maison, la coupe et la matière de ses vêtements, les règles de son gouvernement, la mesure de despotisme ou de liberté qui anime ses institutions publiques ? Pêcheur, chasseur, laboureur, navigateur, guerrier, qu’importe ? Est-il, dans ces modes divers de l’existence matérielle, rien qui puisse empêcher l’homme, je dis l’homme de quelque race qu’il soit issu, Anglais, Turc, Sibérien, Américain, Hottentot, rien qui puisse l’empêcher d’ouvrir les yeux à la lumière chrétienne ? Absolument quoi que ce soit ; et, ce résultat une fois obtenu, tout le reste compte peu. Le sauvage Galla est susceptible de devenir, en restant Galla, un croyant aussi parfait, un élu aussi pur que le plus saint prélat d’Europe. Voilà la supériorité saillante du christianisme, ce qui lui donne son principal caractère de grâce. Il ne faut pas le lui ôter simplement pour complaire à une idée favorite de notre temps et de nos pays, qui est de chercher partout, même dans les choses les plus saintes, un côté matériellement utile.

Depuis dix-huit cents ans qu’existe l’Église, elle a converti bien des nations, et chez toutes elle a laissé régner, sans l’attaquer jamais, l’état politique qu’elle avait trouvé. Son début, vis-à-vis du monde antique, fut de protester qu’elle ne voulait toucher en rien à la forme extérieure de la société. On lui a même reproché, à l’occasion, un excès de tolérance à cet égard. J’en veux pour preuve l’affaire des jésuites dans la question des cérémonies chinoises. Ce qu’on ne voit pas, c’est qu’elle ait jamais fourni au monde un type unique de civilisation auquel elle ait prétendu que ses croyants dussent se rattacher. Elle s’accommode de tout, même de la hutte la plus grossière, et là où il se rencontre un sauvage assez stupide pour ne pas vouloir comprendre l’utilité d’un abri, il se trouve également un missionnaire assez dévoué pour s’asseoir à côté de lui sur la roche dure, et ne penser qu’à faire pénétrer dans son âme les notions essentielles du salut. Le christianisme n’est donc pas civilisateur comme nous l’entendons d’ordinaire ; il peut donc être adopté par les races les plus diverses sans heurter leurs aptitudes spéciales, ni leur demander rien qui dépasse la limite de leurs facultés.

Je viens de dire plus haut qu’il élevait l’âme par la sublimité de ses dogmes, et qu’il agrandissait l’esprit par leur subtilité. Oui, dans la mesure où l’âme et l’esprit auxquels il s’adresse sont susceptibles de s’élever et de s’agrandir. Sa mission n’est pas de répandre le don du génie ni de fournir des idées à qui en manque. Ni le génie ni les idées ne sont nécessaires pour le salut. Le christianisme a déclaré, au contraire, qu’il préférait aux forts les petits et les humbles. Il ne donne que ce qu’il veut qu’on lui rende. Il féconde, il ne crée pas ; il soutient, il appuie, il n’enlève pas ; il prend l’homme comme il est, et seulement l’aide à marcher : si l’homme est boiteux, il ne lui demande pas de courir. Ainsi, j’ouvrirai la vie des saints : y trouverai-je surtout des savants ? Non, certes. La foule des bienheureux dont l’Église honore le nom et la mémoire se compose surtout d’individualités précieuses par leurs vertus ou leur dévouement, mais qui, pleines de génie dans les choses du ciel, en manquaient pour celles de la terre; et quand on me montre sainte Rose de Lima vénérée comme saint Bernard, sainte Zite implorée comme sainte Thérèse, et tous les saints anglo-saxons, la plupart des moines irlandais, et les solitaires grossiers de la Thébaïde d’Égypte, et ces légions de martyrs qui, du sein de la populace terrestre, ont dû à un éclair de courage et de dévouement de briller éternellement dans la gloire, respectés à l’égal des plus habiles défenseurs du dogme, des plus savants panégyristes de la foi, je me trouve autorisé à répéter que le christianisme n’est pas civilisateur dans le sens étroit et mondain que nous devons attacher à ce mot, et que, puisqu’il ne demande à chaque homme que ce que chacun a reçu, il ne demande aussi à chaque race que ce dont elle est capable, et ne se charge pas de lui assigner, dans l’assemblée politique des peuples de l’univers, un rang plus élevé que celui où ses facultés lui donnent le droit de s’asseoir. Par conséquent, je n’admets pas du tout l’argument égalitaire qui confond la possibilité d’adopter la foi chrétienne avec l’aptitude à un développement intellectuel indéfini. Je vois la plus grande partie des tribus de l’Amérique méridionale amenées depuis des siècles au giron de l’Église, et cependant toujours sauvages, toujours inintelligentes de la civilisation européenne qui se pratique sous leurs yeux. Je ne suis pas surpris que, dans le nord du nouveau continent, les Cherokees aient été en grande partie convertis par des ministres méthodistes ; mais je le serais beaucoup si cette peuplade venait jamais à former, en restant pure, bien entendu, un des États de la confédération américaine, et à exercer quelque influence dans le congrès. Je trouve encore tout naturel que les luthériens danois et les Moraves aient ouvert les yeux des Esquimaux à la lumière religieuse ; mais je ne le trouve pas moins que leurs néophytes soient restés d’ailleurs absolument dans le même état social où ils végétaient auparavant. Enfin, pour terminer, c’est, à mes yeux, un fait simple et naturel que de savoir les Lapons suédois dans l’état de barbarie de leurs ancêtres, bien que, depuis des siècles, les doctrines salutaires de l’Évangile leur aient été apportées. Je crois sincèrement que tous ces peuples pourront produire, ont produit peut-être déjà, des personnes remarquables par leur piété et la pureté de leurs mœurs, mais je ne m’attends pas à en voir sortir jamais de savants théologiens, des militaires intelligents, des mathématiciens habiles, des artistes de mérite, en un mot cette élite d’esprits raffinés dont le nombre et la succession perpétuelle font la force et la fécondité des races dominatrices, bien plus encore que la rare apparition de ces génies hors ligne qui ne sont suivis par les peuples, dans les voies où ils s’engagent, que si ces peuples sont eux-mêmes conformés de manière à pouvoir les comprendre et avancer sous leur conduite. Il est donc nécessaire et juste de désintéresser entièrement le christianisme dans la question. Si toutes les races sont également capables de le reconnaître et de goûter ses bienfaits, il ne s’est pas donné la mission de les rendre pareilles entre elles : son royaume, on peut le dire hardiment, dans le sens dont il s’agit ici, n’est pas de ce monde.

Malgré ce qui précède, je crains que quelques personnes, trop accoutumées, par une participation naturelle aux idées du temps, à juger les mérites du christianisme à travers les préjugés de notre époque, n’aient quelque peine à se détacher de notions inexactes, et, tout en acceptant en gros les observations que je viens d’exposer, ne se sentent portées à donner à l’action indirecte de la religion sur les mœurs, et des mœurs sur les institutions, et des institutions sur l’ensemble de l’ordre social, une puissance déterminante que je conclus à ne pas lui reconnaître. Ces contradicteurs penseront que, ne fût-ce que par l’influence personnelle des propagateurs de la foi, il y a, dans leur seule fréquentation, de quoi modifier sensiblement la situation politique des convertis et leurs notions de bien-être matériel. Ils diront, par exemple, que ces apôtres, sortis presque constamment, bien que non pas nécessairement, d’une nation plus avancée que celle à laquelle ils apportent la foi, vont se trouver portés d’eux-mêmes, et comme par instinct, à réformer les habitudes purement humaines de leurs néophytes, en même temps qu’ils redresseront leurs voies morales. Ont-ils affaire à des sauvages, à des peuples réduits, par leur ignorance, à supporter de grandes misères ? ils s’efforceront de leur apprendre les arts utiles et de leur montrer comment on échappe à la famine par des travaux de campagne, dont ils voudront leur fournir les instruments. Puis ces missionnaires, allant plus loin encore, leur apprendront à construire de meilleurs abris, à élever du bétail, à diriger le cours des eaux, soit pour aménager les irrigations, soit pour prévenir les inondations. De proche en proche, ils en viendront à leur donner assez de goût des choses purement intellectuelles pour leur apprendre à se servir d’un alphabet, et peut-être encore, comme cela est arrivé chez les Cherokees (1)[31], à en inventer un eux-mêmes. Enfin, s’ils obtiennent des succès vraiment hors ligne, ils amèneront leur peuplade bien élevée à imiter de si près les mœurs qu’ils lui auront prêchées, que désormais, complètement façonnée à l’exploitation des terres, elle possédera, comme ces mêmes Cherokees dont je parle, et comme les Creeks de la rive sud de l’Arkansas, des troupeaux bien entretenus et même de nombreux esclaves noirs pour travailler aux plantations.

J’ai choisi exprès les deux peuples sauvages que l’on cite comme les plus avancés ; et, loin de me rendre à l’avis des égalitaires, je n’imagine pas, en observant ces exemples, qu’il puisse s’en trouver de plus frappants de l’incapacité générale des races à entrer dans une voie que leur nature propre n’a pas suffi à leur faire trouver.

Voilà deux peuplades, restes isolés de nombreuses nations détruites ou expulsées par les blancs, et d’ailleurs deux peuplades qui se trouvent naturellement hors de pair avec les autres, puisqu’on les dit descendues de la race alléghanienne, à laquelle sont attribués les grands vestiges d’anciens monuments découverts au nord du Mississipi (2)[32]. Il y a là déjà, dans l’esprit de ceux qui prétendent constater l’égalité entre les Cherokees et les races européennes, une grande déviation à l’ensemble de leur système, puisque le premier mot de leur démonstration consiste à établir que les nations alléghaniennes ne se rapprochent des Anglo-Saxons que parce qu’elles sont supérieures elles-mêmes aux autres races de l’Amérique septentrionale. En outre, qu’est-il arrivé à ces deux tribus d’élite ? Le gouvernement américain leur a pris les territoires sur lesquels elles vivaient anciennement, et, au moyen d’un traité de transplantation, il les a fait émigrer l’une et l’autre sur un terrain choisi, où il leur a marqué à chacune leur place. Là, sous la surveillance du ministère de la guerre et sous la conduite des missionnaires protestants, ces indigènes ont dû embrasser, bon gré mal gré, le genre de vie qu’ils pratiquent aujourd’hui. L’auteur où je puise ces détails, et qui les tire lui-même du grand ouvrage de M. Gallatin (1)[33], assure que le nombre des Cherokees va augmentant. Il allègue pour preuve qu’au temps où Adair les visita, le nombre de leurs guerriers était estimé à 2 300, et qu’aujourd’hui le chiffre total de leur population est porté à 15 000 âmes, y compris, à la vérité, 1 200 nègres esclaves, devenus leur propriété ; et, comme il ajoute aussi que leurs écoles sont, ainsi que leurs églises, dirigées par les missionnaires ; que ces missionnaires, en leur qualité de protestants, sont mariés, sinon tous, au moins pour la plupart, ont des enfants ou des domestiques de race blanche, et probablement aussi une sorte d’état-major de commis et d’employés européens de tous métiers, il devient très difficile d’apprécier si réellement il y a eu accroissement dans le nombre des indigènes, tandis qu’il est très facile de constater la pression vigoureuse que la race européenne exerce ici sur ses élèves (2)[34].

Placés dans une impossibilité reconnue de faire la guerre, dépaysés, entourés de tous côtés par la puissance américaine incommensurable pour leur imagination, et, d’autre part, convertis à la religion de leurs dominateurs, et l’ayant adoptée, je pense, sincèrement ; traités avec douceur par leurs instituteurs spirituels et bien convaincus de la nécessité de travailler comme ces maîtres-là l’entendent et le leur indiquent, à moins de vouloir mourir de faim, je comprends qu’on réussisse à en faire des agriculteurs. On doit finir par leur inculquer la pratique de ces idées que tous les jours, et constamment, et sans relâche, on leur représente.

Ce serait ravaler bien bas l’intelligence même du dernier rameau, du plus humble rejeton de l’espèce humaine, que de se déclarer surpris, lorsque nous voyons qu’avec certains procédés de patience, et en mettant habilement en jeu la gourmandise et l’abstinence, on parvient à apprendre à des animaux ce que leur instinct ne les portait pas le moins du monde à savoir. Quand les foires de village ne sont remplies que de bêtes savantes auxquelles on fait exécuter les tours les plus bizarres, faudrait-il se récrier de ce que les hommes soumis à une éducation rigoureuse, et éloignés de tout moyen de s’y soustraire comme de s’en distraire, parviennent à remplir celles des fonctions de la vie civilisée qu’en définitive, dans l’état sauvage, ils pourraient encore comprendre, même avec la volonté de ne pas les pratiquer ? Ce serait mettre ces hommes au-dessous, bien au-dessous du chien qui joue aux cartes et du cheval gastronome ! À force de vouloir tirer à soi tous les faits pour les transformer en arguments démonstratifs de l’intelligence de certains groupes humains, on finit par se montrer par trop facile à satisfaire, et par ressentir des enthousiasmes peu flatteurs pour ceux-là mêmes qui les excitent.

Je sais que des hommes très érudits, très savants, ont donné lieu à ces réhabilitations un peu grossières, en prétendant qu’entre certaines races humaines et les grandes espèces de singes il n’y avait que des nuances pour toute séparation. Comme je repousse sans réserve une telle injure, il m’est également permis de ne pas tenir compte de l’exagération par laquelle on y répond. Sans doute, à mes yeux, les races humaines sont inégales ; mais je ne crois d’aucune qu’elle ait la brute à côté d’elle et semblable à elle. La dernière tribu, la plus grossière variété, le sous-genre le plus misérable de notre espèce est au moins susceptible d’imitation, et je ne doute pas qu’en prenant un sujet quelconque parmi les plus hideux Boschimens, on ne puisse obtenir, non pas de ce sujet même, s’il est déjà adulte, mais de son fils, à tout le moins de son petit-fils, assez de conception pour apprendre et exercer un état, voire même un état qui demande un certain degré d’étude. En conclura-t-on que la nation à laquelle appartient cet individu pourra être civilisée à notre manière ? C’est raisonner légèrement et conclure vite. Il y a loin entre la pratique des métiers et des arts, produits d’une civilisation avancée, et cette civilisation elle-même. Et d’ailleurs les missionnaires protestants, chaînon indispensable qui rattache la tribu sauvage à convertir au centre initiateur, est-on bien certain qu’ils soient suffisants pour la tâche qu’on leur impose ? Sont-ils donc les dépositaires d’une science sociale bien complète ? J’en doute ; et si la communication venait soudain à se rompre entre le gouvernement américain et les mandataires spirituels qu’il entretient chez les Cherokees, le voyageur, au bout de quelques années, retrouverait dans les fermes des indigènes des institutions bien inattendues, bien nouvelles, résultat du mélange de quelques blancs avec ces peaux rouges, et il ne reconnaîtrait plus qu’un bien pâle reflet de ce qui s’enseigne à New York.

On parle souvent de nègres qui ont appris la musique, de nègres qui sont commis dans des maisons de banque, de nègres qui savent lire, écrire, compter, danser, parler comme des blancs; et l’on admire, et l’on conclut que ces gens-là sont propres à tout ! Et à côté de ces admirations et de ces conclusions hâtives, les mêmes personnes s’étonneront du contraste que présente la civilisation des nations slaves avec la nôtre. Elles diront que les peuples russe, polonais, serbe, cependant bien autrement parents à nous que les nègres, ne sont civilisés qu’à la surface ; elles prétendront que, seules, les hautes classes s’y trouvent en possession de nos idées, grâce encore à ces incessants mouvements de fusion avec les familles anglaise, française, allemande ; et elles feront remarquer une invincible inaptitude des masses à se confondre dans le mouvement du monde occidental, bien que ces masses soient chrétiennes depuis tant de siècles, et que plusieurs même l’aient été avant nous ! Il y a donc une grande différence entre l’imitation et la conviction. L’imitation n’indique pas nécessairement une rupture sérieuse avec les tendances héréditaires, et l’on n’est vraiment entré dans le sein d’une civilisation que lorsqu’on se trouve en état d’y progresser soi-même, par soi-même et sans guide (1)[35]. Au lieu de nous vanter l’habileté des sauvages, de quelque partie du monde que ce soit, à guider la charrue quand on le leur a enseigné, ou à épeler ou lire quand on le leur a appris, qu’on nous montre, sur un des points de la terre en contact séculaire avec les Européens, et il en est certainement beaucoup, un seul lieu où les idées, les institutions, les mœurs d’une de nos nations aient été si bien adoptées avec nos doctrines religieuses, que tout y progresse par un mouvement aussi propre, aussi franc, aussi naturel qu’on le voit dans nos États ; un seul lieu où l’imprimerie produise des effets analogues à ce qui est chez nous, où nos sciences se perfectionnent, où des applications nouvelles de nos découvertes s’essayent, où nos philosophies enfantent d’autres philosophies, des systèmes politiques, une littérature, des arts, des livres, des statues et des tableaux !

Non ! je ne suis pas si exigeant, si exclusif. Je ne demande plus qu’avec notre foi un peuple embrasse tout ce qui fait notre individualité ; je supporte qu’il la repousse ; j’admets qu’il en choisisse une toute différente. Eh bien ! que je le voie du moins, au moment où il ouvre les yeux aux clartés de l’Évangile, comprendre subitement combien sa marche terrestre est aussi embarrassée et misérable que l’était naguère sa vie spirituelle ; que je le voie se créer à lui-même un nouvel ordre social à sa guise, rassemblant des idées jusqu’alors restées infécondes, admettant des notions étrangères qu’il transforme. Je l’attends à l’œuvre ; je lui demande seulement de s’y mettre. Aucun ne commence. Aucun n’a jamais essayé. On ne m’indiquera pas, en compulsant tous les registres de l’histoire, une seule nation venue à la civilisation européenne par suite de l’adoption du christianisme, pas une seule que le même grand fait ait portée à se civiliser d’elle-même lorsqu’elle ne l’était pas déjà.

Mais, en revanche, je découvrirai dans les vastes régions de l’Asie méridionale et dans certaines parties de l’Europe, des États formés de plusieurs masses superposées de religionnaires différents. Les hostilités des races se maintiendront inébranlablement à côté, au milieu des hostilités des cultes, et l’on distinguera le Patan devenu chrétien de l’Hindou converti, avec autant de facilité que l’on peut séparer aujourd’hui le Russe d’Orenbourg des tribus nomades christianisées au milieu desquelles il vit. Encore une fois, le christianisme n’est pas civilisateur, et il a grandement raison de ne pas l’être.


CHAPITRE VIII.

Définition du mot civilisation ; le développement social résulte d’une double source.

Ici trouvera sa place une digression indispensable. Je me sers à chaque instant d’un mot qui enferme dans sa signification un ensemble d’idées important à définir. Je parle souvent de la civilisation, et, à bon droit sans doute, car c’est par l’existence relative ou l’absence absolue de cette grande particularité que je puis seulement graduer le mérite respectif des races. Je parle de la civilisation européenne, et je la distingue de civilisations que je dis être différentes. Je ne dois pas laisser subsister le moindre vague, et d’autant moins que je ne me trouve pas d’accord avec l’écrivain célèbre qui, en France, s’est spécialement occupé de fixer le caractère et la portée de l’expression que j’emploie.

M. Guizot, si j’ose me permettre de combattre sa grande autorité, débute, dans son livre sur la Civilisation en Europe, par une confusion de mots d’où découlent d’assez graves erreurs positives. Il énonce cette pensée que la civilisation est un fait.

Ou le mot fait doit être entendu ici dans un sens beaucoup moins précis et positif que le commun usage ne l’exige, dans un sens large et un peu flottant, j’oserais presque dire élastique et qui ne lui a jamais appartenu, ou bien, il ne convient pas pour caractériser la notion comprise dans le mot civilisation. La civilisation n’est pas un fait, c’est une série, un enchaînement de faits plus ou moins logiquement unis les uns aux autres, et engendrés par un concours d’idées souvent assez multiples ; idées et faits se fécondant sans cesse. Un roulement incessant est quelquefois la conséquence des premiers principes ; quelquefois aussi cette conséquence est la stagnation ; dans tous les cas, la civilisation n’est pas un fait, c’est un faisceau de faits et d’idées, c’est un état dans lequel une société humaine se trouve placée, un milieu dans lequel elle a réussi à se mettre, qu’elle a créé, qui émane d’elle, et qui à son tour réagit sur elle.

Cet état a un grand caractère de généralité qu’un fait ne possède jamais ; il se prête à beaucoup de variations qu’un fait ne saurait pas subir sans disparaître, et, entre autres, il est complètement indépendant des formes gouvernementales, se développant aussi bien sous le despotisme que sous le régime de la liberté, et ne cessant pas même d’exister lorsque des commotions civiles modifient ou même transforment absolument les conditions de la vie politique.

Ce n’est pas à dire cependant qu’il faille estimer peu de chose les formes gouvernementales. Leur choix est intimement lié à la prospérité du corps social : faux, il l’entrave ou la détruit ; judicieux, il la sert et la développe. Seulement, il ne s’agit pas ici de prospérité ; la question est plus grave : il s’agit de l’existence même des peuples et de la civilisation, phénomène intimement lié à certaines conditions élémentaires, indépendantes de l’état politique, et qui puisent leur raison d’être, les motifs de leur direction, de leur expansion, de leur fécondité ou de leur faiblesse, tout enfin ce qui les constitue, dans des racines bien autrement profondes. Il va donc sans dire que, devant des considérations aussi capitales, les questions de conformation politique, de prospérité ou de misère se trouvent rejetées à la seconde place ; car, partout et toujours, ce qui prend la première, c’est cette question fameuse d’Hamlet : être ou ne pas être. Pour les peuples aussi bien que pour les individus, elle plane au-dessus de tout. Comme M. Guizot ne paraît pas s’être mis en face de cette vérité, la civilisation est pour lui, non pas un état, non pas un milieu, mais un fait ; et le principe générateur dont il le tire est un autre fait d’un caractère exclusivement politique.

Ouvrons le livre de l’éloquent et illustre professeur : nous y trouvons un faisceau d’hypothèses choisies pour mettre la pensée dominante en relief. Après avoir indiqué un certain nombre de situations dans lesquelles peuvent se trouver les sociétés, l’auteur se demande « si l’instinct général y reconnaîtrait l’état d’un peuple qui se civilise ; si c’est là le sens que le genre humain « attache naturellement au mot civilisation (1)[36]. »

La première hypothèse est celle-ci : « Voici un peuple dont la vie extérieure est douce, commode : il paye peu d’impôt, il ne souffre point ; la justice lui est bien rendue dans les relations privées ; en un mot, l’existence matérielle et morale de  ce peuple est tenue avec grand soin dans un état d’engourdissement, d’inertie, je ne veux pas dire d’oppression, parce qu’il n’en a pas le sentiment, mais de compression. Ceci n’est pas sans exemple. Il y a un grand nombre de petites républiques aristocratiques, où les sujets « ont été ainsi traités comme des troupeaux, bien tenus et matériellement heureux, mais sans activité intellectuelle et morale. Est-ce là la « civilisation ? Est-ce là un peuple qui se civilise ? »

Je ne sais pas si c’est là un peuple qui se civilise, mais certainement ce peut être un peuple très civilisé, sans quoi il faudrait repousser parmi les hordes sauvages ou barbares toutes ces républiques aristocratiques de l’antiquité et des temps modernes qui se trouvent, ainsi que M. Guizot le remarque lui-même, comprises dans les limites de son hypothèse ; et l’instinct public, le sens général, ne peuvent manquer d’être blessés d’une méthode qui rejette les Phéniciens, les Carthaginois, les Lacédémoniens, du sanctuaire de la civilisation, pour en faire de même ensuite des Vénitiens, des Génois, des Pisans, de toutes les villes libres impériales de l’Allemagne, en un mot, de toutes les municipalités puissantes des derniers siècles. Outre que cette conclusion paraît en elle-même trop violemment paradoxale pour que le sentiment commun auquel il est fait appel soit disposé à l’admettre, elle me semble affronter encore une difficulté plus grande. Ces petits États aristocratiques auxquels, en vertu de leur forme de gouvernement, M. Guizot refuse l’aptitude à la civilisation, ne se sont jamais trouvés, pour la plupart en possession d’une culture spéciale et qui n’appartînt qu’à eux. Tout puissants qu’on en ait vu plusieurs, ils se confondaient, sous ce rapport, avec des peuples différemment gouvernés, mais de race très parente, et ne faisaient que participer à un ensemble de civilisation, Ainsi, les Carthaginois et les Phéniciens, éloignés les uns des autres, n’en étaient pas moins unis dans un mode de culture semblable et qui avait son type en Assyrie. Les républiques italiennes s’unissaient dans le mouvement d’idées et d’opinions dominant au sein des monarchies voisines. Les villes impériales souabes et thuringiennes, fort indépendantes au point de vue politique, étaient tout à fait annexées au progrès ou à la décadence générale de la race allemande. Il résulte de ces observations que M. Guizot, en distribuant ainsi aux peuples des numéros de mérite calculés sur le degré et la forme de leurs libertés, crée dans les races des disjonctions injustifiables et des différences qui n’existent pas. Une discussion poussée trop loin ne serait pas à sa place ici, et je passe rapidement ; si pourtant il y avait lieu d’entamer la controverse, ne devrait-on pas se refuser à admettre pour Pise, pour Gênes, pour Venise et les autres, une infériorité vis-à-vis de pays tels que Milan, Naples et Rome ?

Mais M. Guizot va lui-même au-devant de cette objection. S’il ne reconnaît pas la civilisation chez un peuple doucement gouverné, mais retenu dans une situation de compression », il ne l’admet pas davantage chez un autre peuple « dont l’existence matérielle est moins douce, moins commode, supportable cependant ; dont, en revanche, on n’a point négligé les besoins moraux, intellectuels... ; dont on cultive les sentiments élevés, purs ; dont les croyances religieuses, morales, ont atteint un certain degré de développement, mais chez qui le principe de la liberté est étouffé ; où l’on mesure à chacun sa part de vérité ; où l’on ne permet à personne de la chercher à lui tout seul. C’est l’état où sont tombées la plupart des populations de l’Asie, où les dominations théocratiques retiennent l’humanité ; c’est l’état des Hindous, par exemple  (1)[37]

Ainsi, dans la même exclusion que les peuples aristocratiques, il faut repousser encore les Hindous, les Égyptiens, les Étrusques, les Péruviens, les Thibétains, les Japonais, et même la moderne Rome et ses territoires.

Je ne touche pas à deux dernières hypothèses, par la raison que, grâce aux deux premières, voilà l’état de civilisation déjà tellement restreint que, sur le globe, presque aucune nation ne se trouve plus autorisée à s’en prévaloir légitimement. Du moment que, pour posséder le droit d’y prétendre, il faut jouir d’institutions également modératrices du pouvoir et de la liberté, et dans lesquelles le développement matériel et le progrès moral se coordonnent de telle façon et non de telle autre ; où le gouvernement, comme la religion, se confine dans des limites tracées avec précision ; où les sujets, enfin, doivent de toute nécessité posséder des droits d’une nature définie, je m’aperçois qu’il n’y a de peuples civilisés que ceux dont les institutions politiques sont constitutionnelles et représentatives. Dès lors, je ne pourrai pas même sauver tous les peuples européens de l’injure d’être repoussés dans la barbarie, et si, de proche en proche, et mesurant toujours le degré de civilisation à la perfection d’une seule et unique forme politique, je dédaigne ceux des États constitutionnels qui usent mal de l’instrument parlementaire, pour réserver le prix exclusivement à ceux-là qui s’en servent bien, je me trouverai amené à ne considérer comme vraiment civilisée, dans le passé et dans le présent, que la seule nation anglaise.

Certainement je suis plein de respect et d’admiration pour le grand peuple dont la victoire, l’industrie, le commerce racontent en tous lieux la puissance et les prodiges. Mais je ne me sens pas disposé pourtant à ne respecter et à n’admirer que lui seul : il me semblerait trop humiliant et trop cruel pour l’humanité d’avouer que, depuis le commencement des siècles, elle n’a réussi à faire fleurir la civilisation que sur une petite île de l’Océan occidental, et n’a trouvé ses véritables lois que depuis le règne de Guillaume et de Marie. Cette conception, on l’avouera, peut sembler un peu étroite. Puis voyez le danger ! Si l’on veut attacher l’idée de civilisation à une forme politique, le raisonnement, l’observation, la science vont bientôt perdre toute chance de décider dans cette question, et la passion seule des partis en décidera. Il se trouvera des esprits qui, au gré de leurs préférences, refuseront intrépidement aux institutions britanniques l’honneur d’être l’idéal du perfectionnement humain : leur enthousiasme sera pour l’ordre établi à Saint-Pétersbourg ou à Vienne. Beaucoup enfin, et peut-être le plus grand nombre, entre le Rhin et les monts Pyrénées, soutiendront que, malgré quelques taches, le pays le plus policé du monde c’est encore la France. Du moment que déterminer le degré de culture devient une affaire de préférence, une question de sentiment, s’entendre est impossible. L’homme le plus noblement développé sera, pour chacun, celui-là qui pensera comme lui sur les devoirs respectifs des gouvernants et des sujets, tandis que les malheureux doués de visées différentes seront les barbares et les sauvages. Je crois que personne n’osera affronter cette logique, et l’on avouera, d’un commun accord, que le système où elle prend sa source est, à tout le moins, bien incomplet.

Pour moi, je ne le trouve pas supérieur, il me semble inférieur même à la définition donnée par le baron Guillaume de Humboldt : « La civilisation est l’humanisation des peuples dans leurs institutions extérieures, dans leurs mœurs et dans le sentiment intérieur qui s’y rapporte (1)[38]. »

Je rencontre là un défaut précisément opposé à celui que je me suis permis de relever dans la formule de M. Guizot. Le lien est trop lâche, le terrain indiqué trop large. Du moment que la civilisation s’acquiert au moyen d’un simple adoucissement des mœurs, plus d’une peuplade sauvage, et très sauvage, aura le droit de réclamer le pas sur telle nation d’Europe dont le caractère offrira tant soit peu d’âpreté. Il est dans les îles de la mer du Sud, et ailleurs, plus d’une tribu fort inoffensive, d’habitudes très douces, d’humeur très accorte, que cependant on n’a jamais songé, tout en la louant, à mettre au-dessus des Norvégiens assez durs, ni même à côté des Malais féroces qui, vêtus de brillantes étoffes fabriquées par eux-mêmes, et parcourant les flots sur des barques habilement construites de leurs propres mains, sont tout à la fois la terreur du commerce maritime et ses plus intelligents courtiers dans les parages orientaux de l’océan Indien. Cette observation ne pouvait pas échapper à un esprit aussi éminent que celui de M. Guillaume de Humboldt ; aussi, à côté de la civilisation et sur un degré supérieur, il imagine la culture, et il déclare que, par elle, les peuples, adoucis déjà, gagnent la science et l’art (1)[39].

D’après cette hiérarchie, nous trouvons le monde peuplé, au second âge (2)[40], d’êtres affectueux et sympathiques, de plus érudits, poètes et artistes, mais, par l’effet de toutes ces qualités réunies, étrangers aux grossières besognes, aux nécessités de la guerre, comme à celles du labourage et des métiers.

En réfléchissant au petit nombre des loisirs que l’existence perfectionnée et assurée des époques les plus heureuses donne à leurs contemporains pour se livrer aux pures occupations de l’esprit, en regardant combien est incessant le combat qu’il faut livrer à la nature et aux lois de l’univers pour seulement parvenir à subsister, on s’aperçoit vite que le philosophe berlinois a moins prétendu à dépeindre les réalités qu’à tirer du sein des abstractions certaines entités qui lui paraissaient belles et grandes, qui le sont en effet, et à les faire agir et se mouvoir dans une sphère idéale comme elles-mêmes. Les doutes qui pourraient rester à cet égard disparaissent bientôt quand on parvient au point culminant du système, consistant en un troisième et dernier degré supérieur aux deux autres. Ce point suprême est celui où se place l’homme formé, c’est-à-dire l’homme qui, dans sa nature, possède « quelque chose de plus haut, de plus intime à la fois, c’est-à-dire une façon, de comprendre qui répand harmonieusement sur la sensibilité et le caractère les impressions qu’elle reçoit de l’activité intellectuelle et morale dans son ensemble (1)[41]. »

Cet enchaînement, un peu laborieux, va donc de l’homme civilisé ou adouci, humanisé, à l’homme cultivé, savant, poète et artiste, pour arriver enfin au plus haut développement où notre espèce puisse parvenir, à l’homme formé, qui, si je comprends bien à mon tour, sera représenté avec justesse par ce qu’on nous dit qu’était Gœthe dans sa sérénité olympienne. L’idée d’où sort cette théorie n’est rien autre que la profonde différence remarquée par M. Guillaume de Humboldt entre la civilisation d’un peuple et la hauteur relative du perfectionnement des grandes individualités ; différence telle que les civilisations étrangères à la nôtre ont pu, de toute évidence, posséder des hommes très supérieurs sous certains rapports à ceux que nous admirons le plus : la civilisation brahmanique, par exemple.

Je partage sans réserve l’avis du savant dont j’expose ici les idées. Rien n’est plus exact : notre état social européen ne produit ni les meilleurs ni les plus sublimes penseurs, ni les plus grands poètes, ni les plus habiles artistes. Néanmoins je me permets de croire, contrairement à l’opinion de l’illustre philologue, que, pour juger et définir la civilisation en général, il faut se débarrasser avec soin, ne fût-ce que pour un moment, des préventions et des jugements de détail concernant telle ou telle civilisation en particulier. Il ne faut être ni trop large, comme pour l’homme du premier degré, que je persiste à ne pas trouver civilisé, uniquement parce qu’il est adouci ; ni trop étroit, comme pour le sage du troisième. Le travail améliorateur de l’espèce humaine est ainsi trop réduit. Il n’aboutit qu’à des résultats purement isolés et typiques.

Le système de M. Guillaume de Humboldt fait, du reste, le plus grand honneur à la délicatesse grandiose qui était le trait dominant de cette généreuse intelligence, et on peut le comparer, dans sa nature essentiellement abstraite, à ces mondes fragiles imaginés par la philosophie hindoue. Nés du cerveau d’un Dieu endormi, ils s’élèvent dans l’atmosphère pareils aux bulles irisées que souffle dans le savon le chalumeau d’un enfant, et se brisent et se succèdent au gré des rêves dont s’amuse le céleste sommeil.

Placé par le caractère de mes recherches sur un terrain plus rudement positif, j’ai besoin d’arriver à des résultats que la pratique et l’expérience puissent palper un peu mieux. Ce que l’angle de mon rayon visuel s’efforce d’embrasser, ce n’est pas, avec M. Guizot, l’état plus ou moins prospère des sociétés ; ce n’est pas non plus, avec M. G. de Humboldt, l’élévation isolée des intelligences individuelles : c’est l’ensemble de la puissance, aussi bien matérielle que morale, développée dans les masses. Troublé, je l’avoue, par le spectacle des déviations où se sont égarés deux des hommes les plus admirés de ce siècle, j’ai besoin, pour suivre librement une route écartée de la leur, de me recorder avec moi-même et de prendre du plus haut possible les déductions indispensables afin d’arriver d’un pas ferme à mon but. Je prie donc le lecteur de me suivre avec patience et attention dans les méandres où je dois m’engager, et je vais m’efforcer d’éclairer de mon mieux l’obscurité naturelle de mon sujet.

Il n’y a pas de peuplade si abrutie chez laquelle ne se démêle un double instinct : celui des besoins matériels, et celui de la vie morale. La mesure d’intensité des uns et de l’autre donne naissance à la première et la plus sensible des différences entre les races. Nulle part, voire dans les tribus les plus grossières, les deux instincts ne se balancent à forces égales. Chez les unes, le besoin physique domine de beaucoup ; chez les autres, les tendances contemplatives l’emportent au contraire. Ainsi les basses hordes de la race jaune nous apparaissent dominées par la sensation matérielle, sans cependant être absolument privées de toute lueur portée sur les choses surhumaines. Au contraire, chez la plupart des tribus nègres du degré correspondant, les habitudes sont agissantes moins que pensives, et l’imagination y donne plus de prix aux choses qui ne se voient pas qu’à celles qui se touchent. Je n’en tirerai pas la conséquence d’une supériorité de ces dernières races sauvages sur les premières, au point de vue de la civilisation, car elles ne sont pas, l’expérience des siècles le prouve, plus susceptibles d’y atteindre les unes que les autres. Les temps ont passé et ne les ont vues rien faire pour améliorer leur sort, enfermées qu’elles sont toutes dans une égale incapacité de combiner assez d’idées avec assez de faits pour sortir de leur abaissement. Je me borne à remarquer que, dans le plus bas degré des peuplades humaines, je trouve ce double courant, diversement constitué, dont je vais avoir à suivre la marche à mesure que je monterai.

Au-dessus des Samoyèdes, comme des nègres Fidas et Pélagiens, il faut placer ces tribus qui ne se contentent pas tout à fait d’une cabane de branchages et de rapports sociaux basés sur la force seule, mais qui comprennent et désirent un état meilleur. Elles sont élevées d’un degré au-dessus des plus barbares. Appartiennent-elles à la série des races plus actives que pensantes, on les verra perfectionner leurs instruments de travail, leurs armes, leur parure ; avoir un gouvernement où les guerriers domineront sur les prêtres, où la science des échanges acquerra un certain développement, où l’esprit mercantile paraîtra déjà assez accusé. Les guerres, toujours cruelles, auront cependant une tendance caractérisée vers le pillage ; en un mot, le bien-être, les jouissances physiques, seront le but principal des individus. Je trouve la réalisation de ce tableau dans plusieurs des nations mongoles ; je la découvre encore, bien qu’avec des différences honorables, chez les Quichuas et les Aymaras du Pérou ; et j’en rencontrerai l’antithèse, c’est-à-dire plus de détachement des intérêts matériels, chez les Dahomeys de l’Afrique occidentale et chez les Cafres.

Maintenant je poursuis la marche ascendante. J’abandonne ces groupes dont le système social n’est pas assez vigoureux pour savoir s’imposer, avec la fusion du sang, à des multitudes bien grandes. J’arrive à celles dont le principe constitutif possède une virtualité si forte, qu’il relie et enserre tout ce qui avoisine son centre d’action, se l’incorpore et élève sur d’immenses contrées la domination incontestée d’un ensemble d’idées et de faits plus ou moins bien coordonné, en un mot ce qui peut s’appeler une civilisation. La même différence, la même classification que j’ai fait ressortir pour les deux premiers cas, se retrouve ici tout entière, bien plus reconnaissable encore ; et même ce n’est qu’ici qu’elle porte des fruits véritables, et que ses conséquences ont de la portée. Du moment où, de l’état de peuplade, une agglomération d’hommes étend assez ses relations, son horizon, pour passer à celui de peuple, on remarque chez elle que les deux courants, matériel et intellectuel, ont augmenté de force, suivant que les groupes qui sont entrés dans son sein et qui s’y fusionnent appartiennent en plus grande quantité à l’un ou à l’autre. Ainsi, quand la faculté pensive domine, il arrive tels résultats ; quand c’est la faculté active, il s’en produit tels autres, La nation déploie des qualités de nature différente, suivant que règne celui-ci ou celui-là des deux éléments. On pourrait ici appliquer le symbolisme hindou, en représentant ce que j’ai appelé le courant intellectuel par Prakriti, principe femelle, et le courant matériel par Pouroucha, principe mâle, à condition toutefois, bien entendu, de ne comprendre sous ces mots qu’une idée de fécondation réciproque, sans mettre d’un côté un éloge et de l’autre un blâme (1)[42].

On remarquera, en outre, qu’aux différentes époques de la vie d’un peuple et dans une stricte dépendance avec les inévitables mélanges du sang, l’oscillation devient plus forte entre les deux principes, et il arrive que l’un l’emporte alternativement sur l’autre, Les faits qui résultent de cette mobilité sont très importants, et modifient d’une manière sensible le caractère d’une civilisation en agissant sur sa stabilité.

Je partagerai donc, pour les placer plus particulièrement, mais jamais absolument, qu’on s’en souvienne, sous l’action d’un des courants, tous les peuples en deux classes. À la tête de la catégorie mâle, j’inscrirai les Chinois ; et comme prototype de la classe adverse, je choisirai les Hindous.

À la suite des Chinois, il faudra inscrire la plupart des peuples de l’Italie ancienne, les premiers Romains de la république, les tribus germaniques. Dans le camp contraire, je vois les nations de l’Égypte, celles de l’Assyrie. Elles prennent place derrière les hommes de l’Hindoustan.

En suivant le cours des siècles, on s’aperçoit que presque tous les peuples ont transformé leur civilisation par suite des oscillations des deux principes. Les Chinois du nord, population d’abord presque absolument matérialiste, se sont alliés peu à peu à des tribus d’un autre sang, dans le Yunnan surtout, et ce mélange a rendu leur génie moins exclusivement utilitaire. Si ce développement est resté stationnaire, ou du moins fort lent depuis des siècles, c’est que la masse des populations mâles dépassait de beaucoup le faible appoint de sang contraire qu’elles se sont partagé.

Pour nos groupes européens, l’élément utilitaire qu’apportaient les meilleures des tribus germaniques s’est fortifié sans cesse dans le nord, par l’accession des Celtes et des Slaves. Mais, à mesure que les peuples blancs sont descendus davantage vers le sud, les influences mâles se sont trouvées moins en force, se sont perdues dans un élément trop féminin (il faut faire quelques exceptions comme, par exemple, pour le Piémont et le nord de l’Espagne), et cet élément féminin a triomphé.

Passons maintenant de l’autre côté. Nous voyons les Hindous pourvus à un haut degré du sentiment des choses supernaturelles, et plus méditatifs qu’agissants. Comme leurs plus anciennes conquêtes les ont mis surtout en contact avec des races pourvues d’une organisation de même ordre, le principe mâle n’a pu se développer suffisamment. La civilisation n’a pas pris dans ces milieux un essor utilitaire proportionné à ses succès de l’autre genre. Au contraire, Rome antique, naturellement utilitaire, n’abonde dans le sens opposé que lorsqu’une fusion complète avec les Grecs, les Africains et les Orientaux, transforme sa première nature et lui crée un tempérament tout nouveau.

Pour les Grecs, le travail intérieur fut encore plus comparable à celui des Hindous.

De l’ensemble de tels faits, je tire cette conclusion, que toute activité humaine, soit intellectuelle, soit morale, prend primitivement sa source dans l’un des deux courants, mâle ou femelle, et que c’est seulement chez les races assez abondamment pourvues d’un de ces deux éléments, sans qu’aucun soit jamais complètement dépourvu de l’autre, que l’état social peut parvenir à un degré satisfaisant de culture, et par conséquent à la civilisation.

Je passe maintenant à d’autres points qui sont encore dignes de remarque.



CHAPITRE IX.

Suite de la définition du mot civilisation ; caractères différents des sociétés humaines ; notre civilisation n’est pas supérieure à celles qui ont existé avant elle.

Lorsqu’une nation, appartenant à la série féminine ou masculine, possède un instinct civilisateur assez fort pour imposer sa loi à des multitudes, assez heureux surtout pour cadrer avec leurs besoins et leurs sentiments en s’emparant de leurs convictions, la culture qui doit en résulter existe de ce moment même. C’est là, pour cet instinct, le plus essentiel, le plus pratique des mérites, et ce qui seulement le rend usuel et peut lui donner la vie ; car les intérêts individuels sont, de leur nature, portés à s’isoler. L’association ne manque jamais de les léser partiellement ; ainsi, pour qu’une conviction puisse avoir lieu d’une manière intime et féconde, il faut qu’elle s’accorde dans ses vues avec la logique particulière et les sentiments du peuple qu’elle sollicite.

Quand une façon de comprendre le droit est acceptée par des masses, c’est qu’en réalité elle donne satisfaction, sur les points principaux, aux besoins considérés comme les plus chers. Les nations mâles voudront surtout du bien-être les nations féminines se préoccuperont davantage des exigences d’imagination mais, du moment, je le répète, que des multitudes s’enrôlent sous une bannière, ou, ce qui est plus exact ici, du moment qu’un régime particulier parvient à se faire accepter, il y a civilisation naissante.

Un second caractère indélébile de cet état, c’est le besoin de la stabilité, et il découle directement de ce qui précède ; car, aussitôt que les hommes ont admis, en commun, que tel principe doit les réunir, et ont consenti à des sacrifices individuels pour faire régner ce principe, leur premier sentiment est de le respecter, pour ce qu’il leur rapporte comme pour ce qu’il leur coûte, et de le déclarer inamovible. Plus une race se maintient pure, moins sa base sociale est attaquée, parce que la logique de la race demeure la même. Cependant il s’en faut que ce besoin de stabilité ait longtemps satisfaction. Avec les mélanges de sang, viennent les modifications dans les idées nationales ; avec ces modifications, un malaise qui exige des changements corrélatifs dans l’édifice. Quelquefois ces changements amènent des progrès véritables, et surtout à l’aurore des sociétés où le principe constitutif est, en général, absolu, rigoureux, par suite de la prédominance trop complète d’une seule race. Ensuite, quand les variations se multiplient au gré de multitudes hétérogènes et sans convictions communes, l’intérêt général n’a plus toujours à s’applaudir des transformations. Toutefois, aussi longtemps que le groupe aggloméré subsiste sous la direction des impressions premières, il ne cesse pas de poursuivre, à travers l’idée du mieux-être qui l’emporte, une chimère de stabilité. Varié, inconstant, changeant à chaque heure, il se croit éternel et en marche vers une sorte de but paradisiaque. Il conserve, même en la démentant à chaque heure par ses actes, cette doctrine, que l’un des traits principaux de la civilisation, c’est d’emprunter à Dieu, en faveur des intérêts humains, quelque chose de son immutabilité; et si cette ressemblance visiblement n’existe pas, il se rassure et se console en se persuadant que demain il va y atteindre.

À côté de la stabilité et du concours des intérêts individuels se touchant sans se détruire, il faut placer un troisième et un quatrième caractère, l’anathème de la violence, puis la sociabilité.

Enfin, de la sociabilité et du besoin de se défendre moins avec le poing qu’avec la tête, naissent les perfectionnements de l’intelligence, qui, à leur tour, amènent les perfectionnements matériels, et c’est à ces deux derniers traits que l’œil reconnaît surtout un état social avancé (1)[43].

Je crois maintenant pouvoir résumer ma pensée sur la civilisation, en la définissant comme un état de stabilité relative, où des multitudes s’efforcent de chercher pacifiquement la satisfaction de leurs besoins, et raffinent leur intelligence et leurs mœurs.

Dans cette formule tous les peuples que j’ai cités jusqu’ici comme civilisés entrent les uns aussi bien que les autres. Il s’agit maintenant de savoir si, les conditions indiquées étant remplies, toutes les civilisations sont égales. C’est ce que je ne pense pas ; car, les besoins et la sociabilité de toutes les nations d’élite n’ayant pas la même intensité ni la même direction, leur intelligence et leurs mœurs prennent, dans leur qualité, des degrés très divers. De quoi l’Hindou a-t-il besoin matériellement ? de riz et de beurre pour sa nourriture, d’une toile de coton pour son vêtement. On sera tenté, sans doute, d’attribuer cette sobriété extrême aux conditions climatériques. Mais les Thibétains habitent un climat rigoureux ; cependant leur sobriété est encore très notable. Ce qui domine pour l’un et l’autre de ces peuples, c’est le développement philosophique et religieux chargé de donner un aliment aux exigences, bien autrement inquiètes, de l’âme et de l’esprit. Ainsi, là, aucun équilibre entre les deux principes mâle et femelle ; la prédominance étant du côté de la partie intellectuelle, lui donne trop de poids, et il en résulte que tous les travaux de cette civilisation sont presque uniquement portés vers un résultat au détriment de l’autre. Des monuments immenses, des montagnes de pierre, seront sculptés au prix d’efforts et de peines qui épouvantent l’imagination. Des constructions gigantesques couvriront la terre : dans quel but ? celui d’honorer les dieux, et on ne fera rien pour l’homme, à moins que ce ne soient des tombes. À côté des merveilles produites par le ciseau du sculpteur, la littérature, non moins puissante, créera d’admirables chefs-d’œuvre. Dans la théologie, dans la métaphysique, elle sera aussi ingénieuse, aussi subtile que variée, et la pensée humaine descendra, sans s’effrayer, jusqu’à d’incommensurables profondeurs. Dans la poésie lyrique, la civilisation féminine sera l’orgueil de l’humanité.

Mais si du domaine de la rêverie idéaliste je passe aux inventions matériellement utiles et aux sciences qui en sont la théorie génératrice, d’un sommet je tombe dans un abîme, et le jour éclatant fait place à la nuit. Les inventions utiles demeurent rares, mesquines, stériles ; le talent d’observation n’existe pour ainsi dire pas. Tandis que les Chinois trouvaient beaucoup, les Hindous n’imaginaient qu’assez peu, et n’en prenaient guère souci ; les Grecs, de même, nous transmettaient des connaissances souvent indignes d’eux, et les Romains, une fois arrivés au point culminant de leur histoire, tout en faisant plus, ne purent aller bien loin, car le mélange asiatique, dans lequel ils s’absorbaient avec une rapidité effrayante, leur refusait les qualités indispensables pour une patiente investigation des réalités. Ce qu’on peut dire d’eux toutefois, c’est que leur génie administratif, leur législation et les monuments utiles dont ils pourvoyaient le sol de leurs territoires, attestent suffisamment le caractère positif que revêtit leur pensée sociale à un certain moment, et prouve que si le midi de l’Europe n’avait pas été si promptement couvert par les colonisations incessantes de l’Asie et de l’Afrique, la science positive y aurait gagné, et l’initiative germanique aurait, par la suite, récolté moins de gloire.

Les vainqueurs du Ve siècle apportèrent en Europe un esprit de la même catégorie que l’esprit chinois, mais bien autrement doué. On le vit armé, dans une plus grande mesure, de facultés féminines. Il réalisa un plus heureux accord des deux mobiles. Partout où domina cette branche de peuples, les tendances utilitaires, ennoblies, sont imméconnaissables. En Angleterre, dans l’Amérique du Nord, en Hollande, en Hanovre, ces dispositions dominent les autres instincts nationaux. Il en est de même en Belgique, et encore dans le nord de la France, où tout ce qui est d’application positive a constamment trouvé des facilités merveilleuses à se faire comprendre. À mesure qu’on avance vers le sud, ces prédispositions s’affaiblissent. Ce n’est pas à l’action plus vive du soleil qu’il faut l’attribuer, car certes les Catalans, les Piémontais habitent des régions plus chaudes que les Provençaux et les habitants du bas Languedoc ; c’est à l’influence du sang.

La série des races féminines ou féminisées tient la plus grande place sur le globe ; cette observation s’applique à l’Europe en particulier. Qu’on en excepte la famille teutonique et une partie des Slaves, on ne trouve, dans notre partie du monde, que des groupes faiblement pourvus du sens utilitaire, et qui, ayant déjà joué leur rôle dans les époques antérieures, ne pourraient plus le recommencer. Les masses, nuancées dans leurs variétés, présentent, du Gaulois au Celtibérien, du Celtibérien au mélange sans nom des nations italiennes et romanes, une échelle descendante non pas quant à toutes les aptitudes du principe mâle, du moins quant aux principales.

Le mélange des tribus germaniques avec les races de l’ancien monde, cette union de groupes mâles à un si haut degré avec des races et des débris de races consommés dans les détritus d’anciennes idées, a créé notre civilisation ; la richesse, la diversité, la fécondité, dont nous faisons honneur à nos sociétés, est un résultat naturel des éléments tronqués et disparates qu’il était dans le propre de nos tribus paternelles de savoir, jusqu’à un certain point, mêler, travestir et utiliser.

Partout où s’étend notre mode de culture, il porte deux caractères communs : l’un, c’est d’avoir été au moins touché par le contact germanique ; l’autre, d’être chrétien. Mais, je le dis encore, ce second trait, bien que le plus apparent et celui qui d’abord saute aux yeux, parce qu’il se produit à l’extérieur de nos États, dont il semble en quelque sorte le vernis, n’est pas absolument essentiel, attendu que beaucoup de nations sont chrétiennes, et un plus grand nombre encore pourra le devenir, sans faire partie de notre cercle de civilisation. Le premier caractère est, au contraire, positif, décisif. Là où l’élément germanique n’a jamais pénétré, il n’y a pas de civilisation à notre manière.

Ceci m’amène naturellement à traiter cette question : Peut-on affirmer que les sociétés européennes soient entièrement civilisées ? que les idées, les faits qui se produisent à leurs surfaces, aient leur raison d’être bien profondément enracinée dans les masses, et que les conséquences de ces idées et de ces principes répondent aux instincts du plus grand nombre ? On y doit encore ajouter cette demande, qui en est le corollaire : Les dernières couches de nos populations pensent-elles et agissent-elles dans le sens de ce qu’on appelle la civilisation européenne ?

On a admiré avec raison l’extrême homogénéité d’idées et de vues qui, dans les États grecs de la belle époque, dirigeait le corps entier des citoyens. Sur chaque point essentiel, les données, souvent hostiles, partaient pourtant de la même source : on voulait plus ou moins de démocratie, plus ou moins d’oligarchie en politique ; en religion, on adorait de préférence ou la Cérès Éleusinienne ou la Minerve du Parthénon ; en matière de goût littéraire, on pouvait préférer Eschyle à Sophocle, Alcée à Pindare ; au fond, les idées sur lesquelles on disputait étaient toutes ce qu’on pourrait appeler nationales ; la discussion n’en attaquait que la mesure. À Rome, avant les guerres puniques, il en était de même, et la civilisation du pays était uniforme, incontestée. Dans sa façon de procéder, elle s’étendait du maître à l’esclave ; tout le monde y participait à des degrés divers, mais ne participait qu’à elle.

Depuis les guerres puniques chez les successeurs de Romulus, et chez tous les Grecs depuis Périclès et surtout depuis Philippe, ce caractère d’homogénéité tendit de plus en plus à s’altérer. Le mélange plus grand des nations amena le mélange des civilisations, et il en résulta un produit extrêmement multiple, très savant, beaucoup plus raffiné que l’antique culture, qui avait cet inconvénient capital, en Italie comme dans l’Hellade, de n’exister que pour les classes supérieures, et de laisser les couches du dessous tout à fait ignorantes de sa nature, de ses mérites et de ses voies. La civilisation romaine, après les grandes guerres d’Asie, fut sans doute une manifestation puissante du génie humain ; cependant, à l’exception des rhéteurs grecs, qui en fournissaient la partie transcendantale, des jurisconsultes syriens, qui vinrent lui composer un système de lois athée, égalitaire et monarchique, des hommes riches, engagés dans l’administration publique ou dans les entreprises d’argent, et enfin des gens de loisir et de plaisir, elle eut ce malheur de ne jamais être que subie par les masses, attendu que les peuples d’Europe ne comprenaient rien à ses éléments asiatiques et africains, que ceux de l’Égypte n’avaient pas davantage l’intelligence de ce qu’elle leur apportait de la Gaule et de l’Espagne, et que ceux de Numidie n’appréciaient pas plus ce qui leur venait du reste du monde. De sorte qu’au-dessous de ce qu’on pourrait appeler les classes sociales, vivaient des multitudes innombrables, civilisées autrement que le monde officiel, ou n’ayant pas du tout de civilisation. C’était donc la minorité du peuple romain qui, en possession du secret, y attachait quelque prix. Voilà un exemple d’une civilisation acceptée et régnante, non plus par la conviction des peuples qu’elle couvre, mais par leur épuisement, leur faiblesse, leur abandon.

En Chine, un tout autre spectacle se présente. Le territoire est sans doute immense ; mais, d’un bout à l’autre de cette vaste étendue, circule, chez la race nationale (je laisse les autres à l’écart), un même esprit, une même intelligence de la civilisation possédée. Quels qu’en puissent être les principes, soit qu’on en approuve ou blâme les fins, il faut avouer que les multitudes y prennent une part démonstrative de l’intelligence qu’elles en ont. Et ce n’est pas que ce pays soit libre dans le sens où nous l’entendons, qu’une émulation démocratique pousse tout le monde à bien faire, afin de parvenir à la place que les lois lui garantissent. Non ; j’éloigne tout tableau idéal. Les paysans comme les bourgeois sont fort peu assurés, dans l’empire du Milieu, de sortir de leur position par la seule puissance du mérite. À cette extrémité du monde, et malgré les promesses officielles du système des examens appliqué au recrutement des emplois publics, il n’est personne qui ne se doute que les familles de fonctionnaires absorbent les places, et que les suffrages scolaires coûtent souvent plus d’argent que d’efforts de science (1)[44] ; mais les ambitions lésées, en gémissant sur les torts de cette organisation, n’en imaginent pas de meilleure, et l’ensemble de la civilisation existante est pour le peuple entier l’objet d’une imperturbable admiration.

Chose assez remarquable, l’instruction est en Chine très répandue, générale ; elle atteint et dépasse des classes dont on ne se figure pas aisément, chez nous, qu’elles puissent même sentir des besoins de ce genre. Le bon marché des livres (2)[45], la multiplicité et le bas prix des écoles, mettent les gens qui le veulent en état de s’instruire, au moins dans une mesure suffisante. Les lois, leur esprit, leurs tendances, sont très bien connues, et même le gouvernement se pique d’ouvrir à tous l’entendement sur cette science utile. L’instinct commun a la plus profonde horreur des bouleversements politiques. Un juge fort compétent en cette matière, qui non seulement a habité Canton, mais y a étudié les affaires avec l’attention d’un homme intéressé à les connaître, M. John Francis Davis, commissaire de S. M. Britannique en Chine, affirme qu’il a vu là une nation dont l’histoire ne présente pas une seule tentative de révolution sociale, ni de changement dans les formes du pouvoir. À son avis, on ne peut mieux la définir qu’en la déclarant composée tout entière de conservateurs déterminés (1)[46].

C’est là un contraste bien frappant avec la civilisation du monde romain, où les modifications gouvernementales se suivirent dans une si effrayante rapidité jusqu’à l’arrivée des nations du Nord. Sur tous les points de cette grande société on trouvait toujours et facilement des populations assez désintéressées de l’ordre existant pour se montrer prêtes à servir les plus folles tentatives. Il n’y eut rien d’inessayé pendant cette longue période de plusieurs siècles, pas de principe respecté. La propriété, la religion, la famille soulevèrent, là comme ailleurs, des doutes considérables sur leur légitimité et des masses nombreuses se trouvèrent disposées, soit au nord, soit au sud, à appliquer de force les théories des novateurs. Rien, non rien, ne reposa, dans le monde gréco-romain, sur une base solide, pas même l’unité impériale, si indispensable pourtant, ce semble, au salut commun, et ce ne furent pas seulement les armées, avec leurs nuées d’Augustes improvisés, qui se chargèrent d’ébranler constamment ce palladium de la société ; les empereurs eux-mêmes, à commencer par Dioclétien, croyaient si faiblement à la monarchie, qu’ils essayèrent volontairement le dualisme dans le pouvoir, puis se mirent à quatre pour gouverner. Je le répète, pas une institution, pas un principe ne fut stable dans cette misérable société, qui ne possédait pas de meilleure raison d’être que l’impossibilité physique d’échouer d’un côté ou de l’autre, jusqu’au moment où des bras vigoureux vinrent, en la démantelant, la forcer de devenir quelque chose de défini.

Ainsi nous trouvons chez deux grands êtres sociaux, l’Empire Céleste et le monde romain, une parfaite opposition. À la civilisation de l’Asie orientale j’ajouterai la civilisation brahmanique, dont il faut en même temps admirer l’intensité et la diffusion. Si, en Chine, un certain niveau de connaissances atteint tout le monde, ou presque tout le monde, il en est de même parmi les Hindous : chacun, dans sa caste, est animé d’un esprit séculaire, et connaît nettement ce qu’il doit apprendre, penser et croire. Chez les bouddhistes du Thibet et des autres parties de la haute Asie, rien de plus rare que de rencontrer un paysan ne sachant pas lire. Tout le monde y a des convictions pareilles sur les sujets importants.

Trouvons-nous la même homogénéité dans nos nations européennes ? La question ne vaut pas la peine d’être posée. À peine l’empire gréco-romain nous offre-t-il des nuances, des couleurs aussi tranchées, non pas entre les différents peuples, mais je dis dans le sein des mêmes nationalités. Je glisserai sur ce qui concerne la Russie et une grande partie des États autrichiens ; ma démonstration y serait trop facile. Voyons l’Allemagne, ou bien l’Italie, l’Italie méridionale surtout ; l’Espagne, bien qu’à un moindre degré, présenterait un pareil tableau ; la France, de même.

Prenons la France : je ne dirai pas seulement que la différence des manières y frappe si bien les observateurs les plus superficiels, que l’on s’est aperçu depuis longtemps qu’entre Paris et le reste du territoire il y a un abîme, et qu’aux portes mêmes de la capitale, commence une nation tout autre que celle qui est dans les murs. Rien de plus vrai ; les gens qui se fient à l’unité politique établie chez nous pour en conclure l’unité des idées et la fusion du sang, se livrent à une grande illusion.

Pas une loi sociale, pas un principe générateur de la civilisation compris de la même manière dans tous nos départements. Il est inutile de faire comparaître ici le Normand, le Breton, l’Angevin, le Limousin, le Gascon, le Provençal ; tout le monde doit savoir combien ces peuples se ressemblent peu et varient dans leurs jugements. Ce qu’il faut signaler, c’est que, tandis qu’en Chine, au Thibet et dans l’Inde, les notions les plus essentielles au maintien de la civilisation sont familières à toutes les classes, il n’en est aucunement de même chez nous. La première, la plus élémentaire de nos connaissances, la plus abordable, reste un mystère fort négligé par la masse de nos populations rurales : car très généralement on n’y sait ni lire ni écrire, et on n’attache aucune importance à l’apprendre, parce qu’on n’en voit pas l’utilité, parce qu’on n’en trouve pas l’application. Sur ce point-là, je crois peu aux promesses des lois, aux beaux semblants des institutions, beaucoup à ce que j’ai vu moi-même, et aux faits constatés par de bons observateurs. Les gouvernements ont épuisé les efforts les plus louables pour tirer les paysans de leur ignorance ; non seulement les enfants trouvent, dans leurs villages, toutes facilités pour s’instruire, mais les adultes même, saisis, à l’âge de vingt ans, par la conscription, rencontrent, dans les écoles régimentaires, les meilleurs moyens d’acquérir les connaissances les plus indispensables. Malgré ces précautions, malgré cette paternelle sollicitude et ce perpétuel compelle intrare dont, tous les jours, l’administration répète l’avis à ses agents, les classes agricoles n’apprennent rien. J’ai vu, et toutes les personnes qui ont habité la province l’ont vu comme moi, les parents n’envoyer leurs enfants à l’école qu’avec une répugnance marquée, et taxer de temps perdu les heures qui s’y passent ; les en retirer en hâte, sous le plus léger prétexte, ne jamais permettre que les premières années de force s’y prolongent ; et quand une fois l’école est quittée, le jeune homme n’a rien de plus pressé que d’oublier ce qu’il y a appris. Il s’en fait, en quelque sorte, un point d’honneur, ce en quoi il est imité par les soldats congédiés, qui, dans plus d’une partie de la France, non seulement ne veulent plus avoir su lire et écrire, mais, affectant même d’oublier le français, y parviennent souvent. J’approuverais donc, avec plus de tranquillité d’âme, tant d’efforts généreux vainement dépensés pour instruire nos populations rurales, si je n’étais convaincu que la science qu’on veut leur donner ne leur convient pas, et qu’il y a, au fond de leur nonchalance apparente, un sentiment invinciblement hostile à notre civilisation. J’en trouve une preuve dans cette résistance passive ; mais ce n’est pas la seule, et là où on parvient, avec l’aide de circonstances qui semblent favorables, à faire céder cette obstination, une autre preuve plus convaincante encore m’apparaît et me poursuit. Sur quelques points, on réussit mieux dans les tentatives d’instruction. Nos départements de l’est et nos grandes villes manufacturières comptent beaucoup d’ouvriers qui apprennent volontiers à lire et à écrire. Ils vivent dans un milieu qui leur en démontre l’utilité. Mais aussitôt que ces hommes possèdent à un degré suffisant les premiers éléments de l’instruction, qu’en font-ils pour la plupart ? Des moyens d’acquérir telles idées et tels sentiments non plus instinctivement, mais désormais activement hostiles à l’ordre social. Je ne fais une exception que pour nos populations agricoles et même ouvrières du nord-est, où les connaissances élémentaires sont beaucoup plus répandues que partout ailleurs, conservées une fois acquises, et ne portent généralement que de bons fruits. On remarquera que ces populations tiennent de beaucoup plus près que toutes les autres à la race germanique, et je ne m’étonne pas de les voir ce qu’elles sont. Ce que je dis ici de nos départements du nord-est s’applique à la Belgique et à la Néerlande.

Si, après avoir constaté le peu de goût pour notre civilisation, nous considérons le fond des croyances et des opinions, l’éloignement devient encore plus remarquable. Quant aux croyances, c’est encore là qu’il faut remercier la foi chrétienne de n’être pas exclusive et de n’avoir pas voulu imposer un formulaire trop étroit. Elle aurait rencontré des écueils bien dangereux. Les évêques et les curés ont à lutter, non moins aujourd’hui qu’il y a un siècle, qu’il y en a cinq, qu’il y en a quinze, contre des préventions et des tendances transmises héréditairement, et d’autant plus à redouter que, ne s’avouant presque jamais, elles ne se laissent ni combattre ni vaincre. Il n’est pas de prêtre éclairé, ayant évangélisé des villages, qui ne sache avec quelle astuce profonde le paysan, même dévot, continue à cacher, à caresser au fond de son esprit, quelque idée traditionnelle dont l’existence ne se révèle que malgré lui et dans de rares instants. Lui en parle-t-on ? il nie, n’accepte jamais la discussion et demeure inébranlablement convaincu. Il a dans son pasteur toute confiance, toute, jusqu’à ce qu’on pourrait appeler sa religion secrète exclusivement, et de là cette taciturnité qui, dans toutes nos provinces, est le caractère le plus marqué du paysan vis-à-vis de ce qu’il appelle le bourgeois, et cette ligne de démarcation si infranchissable entre lui et les propriétaires les plus aimés de son canton. Voilà, à l’encontre de la civilisation, l’attitude de la majorité de ce peuple qui passe pour y être le plus attaché ; je serais porté à croire que si, dressant une sorte de statistique approximative, on disait qu’en France 10 millions d’âmes agissent dans notre sphère de sociabilité, et que 26 millions restent en dehors, on serait au-dessous de la vérité.

Et encore si nos populations rurales n’étaient que grossières et ignorantes, on pourrait se préoccuper médiocrement de cette séparation, et se consoler par l’espoir vulgaire de les conquérir peu à peu et de les fondre dans les multitudes déjà éclairées. Mais il en est de ces masses absolument comme de certains sauvages : au premier abord, on les juge irréfléchissantes et à demi brutes, parce que l’extérieur est humble et effacé ; puis à mesure qu’on pénètre, si peu que ce soit, au sein de leur vie particulière, on s’aperçoit qu’elles n’obéissent pas, dans leur isolement volontaire, à un sentiment d’impuissance. Leurs affections et leurs antipathies ne vont pas au hasard, et tout, chez elles, concorde dans un enchaînement logique d’idées fort arrêtées. En parlant tout à l’heure de la religion, j’aurais pu faire remarquer aussi quelle distance immense sépare nos doctrines morales de celles des paysans (1)[47],  combien ce qu’ils appelleraient délicatesse est différent de ce que nous entendons sous ce nom ; et, enfin, avec quelle ténacité ils continuent à regarder tout ce qui n’est pas, comme eux, paysan, sous le même aspect que les hommes de la plus lointaine antiquité considéraient l’étranger. À la vérité, ils ne le tuent pas, grâce à la terreur, même singulière et mystérieuse, que leur inspirent des lois qu’ils n’ont point faites ; mais ils le haïssent franchement, s’en défient, et, quant à ce qui est de le rançonner, s’en donnent à cœur joie, lorsqu’ils le peuvent sans trop de risques. Sont-ils donc méchants ? Non, pas entre eux ; on les voit échanger de bons procédés et des complaisances. Seulement ils se regardent comme une autre espèce, espèce, à les en croire, opprimée, faible, qui doit avoir son recours à la ruse, mais qui garde aussi son orgueil très tenace, très méprisant. Dans quelques-unes de nos provinces, le laboureur s’estime de beaucoup meilleur sang et de plus vieille souche que son ancien seigneur. L’orgueil de famille, chez certains paysans, égale aujourd’hui, pour le moins, ce qu’on observait dans la noblesse du moyen âge (1)[48].

Qu’on n’en doute pas, le fond de la population française n’a que peu de points communs avec sa surface ; c’est un abîme au-dessus duquel la civilisation est suspendue, et les eaux profondes et immobiles, dormant au fond du gouffre, se montreront, quelque jour, irrésistiblement dissolvantes. Les événements les plus tragiques ont ensanglanté le pays, sans que la nation agricole y ait cherché une autre part que celle qu’on la forçait d’y prendre. Là où son intérêt personnel et direct ne s’est pas trouvé en jeu, elle a laissé passer les orages sans s’y mêler, même par la sympathie. Effrayées et scandalisées à ce spectacle, beaucoup de personnes ont prononcé que les paysans étaient essentiellement pervers ; c’est tout à la fois une injustice et une très fausse appréciation. Les paysans nous regardent presque comme des ennemis. Ils n’entendent rien à notre civilisation, ils n’y contribuent pas de leur gré, et, en tant qu’ils le peuvent, ils se croient autorisés à profiter de ses désastres. Si on les considère en dehors de cet antagonisme, quelquefois actif, le plus souvent inerte, on ne révoque plus en doute que de hautes qualités morales, quoique souvent très singulièrement appliquées, ne résident chez eux.

J’applique à toute l’Europe ce que je viens de dire de la France, et j’en infère que, pareil en ceci à l’empire romain, le monde moderne embrasse infiniment plus qu’il n’étreint. On ne peut donc accorder beaucoup de confiance à la durée de notre état social, et le peu d’attachement qu’il inspire, même dans des couches de population supérieures aux classes rurales, m’en paraît une démonstration patente. Notre civilisation est comparable à ces îlots temporaires poussés au-dessus des mers par la puissance des volcans sous-marins. Livrés à l’action destructive des courants et abandonnés de la force qui les avait d’abord soutenus, ils fléchissent un jour, et vont engloutir leurs débris dans les domaines des flots conquérants. Triste fin, et que bien des races généreuses ont dû subir avant nous ! Il n’y a pas à détourner le mal, il est inévitable. La sagesse ne peut que prévoir, et rien davantage. La prudence la plus consommée n’est pas capable de contrarier un seul instant les lois immuables du monde.

Ainsi, inconnue, dédaignée ou haïe du plus grand nombre des hommes assemblés sous son ombre, notre civilisation est pourtant un des monuments les plus glorieux que le génie de l’espèce ait jamais édifié. Ce n’est pas, à la vérité, par l’invention qu’elle se signale. Cette qualité mise à part, disons qu’elle a poussé loin l’esprit compréhensif et la puissance de la conquête, qui en est une conséquence. Comprendre tout, c’est tout prendre. Si elle n’a pas créé les sciences exactes, elle leur a donné du moins leur exactitude et les a débarrassées des divagations dont, par un singulier phénomène, elles étaient peut-être encore plus mêlées que toutes les autres connaissances. Grâce à ses découvertes, elle connaît mieux le monde matériel que ne faisaient les sociétés précédentes. Elle a deviné une partie de ses lois principales, elle sait les exposer, les décrire et leur emprunter des forces vraiment merveilleuses pour centupler celles de l’homme. De proche en proche et par la rectitude avec laquelle elle manie l’induction, elle a reconstruit d’immenses fragments de l’histoire, dont les anciens ne s’étaient jamais doutés, et, plus elle s’éloigne des époques primitives, plus elle les voit et pénètre leurs mystères. Ce sont là de grandes supériorités, et qu’on ne saurait lui disputer sans injustice.

Ceci admis, est-on bien en droit d’en conclure, comme on le fait généralement avec trop de facilité, que notre civilisation ait la préexcellence sur toutes celles qui ont existé et existent en dehors d’elle ? Oui et non. Oui, parce qu’elle doit à la prodigieuse diversité des éléments qui la composent, de reposer sur un esprit puissant de comparaison et d’analyse, qui lui rend plus facile l’appropriation de presque tout ; oui, parce que cet éclectisme favorise ses développements dans les sens les plus divers ; oui, encore, parce que, grâce aux conseils du génie germanique, trop utilitaire pour être destructeur, elle s’est fait une moralité dont les sages exigences étaient inconnues généralement jusqu’à elle. Mais, si l’on pousse cette idée de son mérite jusqu’à la déclarer supérieure absolument et sans réserve, je dis non, car précisément elle n’excelle en presque rien.

Dans l’art du gouvernement, on la voit soumise, en esclave, aux oscillations incessantes amenées par les exigences des races si tranchées qu’elle renferme. En Angleterre, en Hollande, à Naples, en Russie, les principes sont encore assez stables, parce que les populations sont plus homogènes, ou du moins appartiennent à des groupes de la même catégorie et ont des instincts similaires. Mais, partout ailleurs, surtout en France, dans l’Italie centrale, en Allemagne, où la diversité ethnique est sans bornes, les théories gouvernementales ne peuvent jamais s’élever à l’état de vérités, et la science politique est en perpétuelle expérimentation. Notre civilisation, rendue ainsi incapable de prendre une croyance ferme en elle-même, manque donc de cette stabilité qui est un des principaux caractères que j’ai dû comprendre plus haut dans la formule de définition. Comme on ne trouve pas cette triste impuissance au milieu des sociétés bouddhiques et brahmaniques, comme le Céleste Empire ne la connaît pas non plus, c’est un avantage que ces civilisations ont sur la nôtre. Là, tout le monde est d’accord quant à ce qu’il faut croire en matière politique. Sous une sage administration, quand les institutions séculaires portent de bons fruits, on se réjouit. Lorsque, entre des mains maladroites, elles nuisent au bien-être public, on les plaint comme on se plaint soi-même. Mais, en aucun temps, le respect ne cesse de les entourer. On veut quelquefois les épurer, jamais les mettre à néant ni les remplacer par d’autres. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir là une garantie de longévité que notre civilisation est bien loin de comporter.

Au point de vue des arts, notre infériorité vis-à-vis de l’Inde est marquée, tout autant qu’en face de l’Égypte, de la Grèce et de l’Amérique. Ni dans le grandiose, ni dans le beau, nous n’avons rien de comparable aux chefs-d’œuvre des races antiques, et lorsque, nos jours étant consommés, les ruines de nos monuments et de nos villes couvriront la face de nos contrées, certainement le voyageur ne découvrira rien, dans les forêts et les marécages des bords de la Tamise, de la Seine et du Rhin, qui rivalise avec les somptueuses ruines de Philæ, de Ninive, du Parthénon, de Salsette, de la vallée de Tenochtitlan. Si, dans le domaine des sciences positives, les siècles futurs ont à apprendre de nous, il n’en est pas ainsi pour la poésie. L’admiration désespérée que nous avons vouée, avec tant de justice, aux merveilles intellectuelles des civilisations étrangères, en est une preuve surabondante.

Parlant maintenant du raffinement des mœurs, il est de toute évidence que nous y sommes primés de tous côtés. Nous le sommes par notre propre passé, où il se trouve des moments pendant lesquels le luxe, la délicatesse des habitudes et la somptuosité de la vie étaient compris d’une manière infiniment plus dispendieuse, plus exigeante et plus large que de nos jours, À la vérité, les jouissances étaient moins généralisées. Ce qu’on appelle bien-être n’appartenait comparativement qu’à peu de monde. Je le crois : mais, s’il faut admettre, fait incontestable, que l’élégance des mœurs élève autant l’esprit des multitudes spectatrices qu’elle ennoblit l’existence des individus favorisés, et qu’elle répand sur tout le pays dans lequel elle s’exerce un vernis de grandeur et de beauté, devenu le patrimoine commun, notre civilisation, essentiellement mesquine dans ses manifestations extérieures, n’est pas comparable à ses rivales.

Je terminerai ce chapitre en faisant observer que le caractère primitivement organisateur de toute civilisation est identique avec le trait le plus saillant de l’esprit de la race dominatrice ; que la civilisation s’altère, change, se transforme à mesure que cette race subit elle-même de tels effets ; que c’est dans la civilisation que se continue, pendant une durée plus ou moins longue, l’impulsion donnée par une race qui cependant a disparu, et, par conséquent, que le genre d’ordre établi dans une société est le fait qui accuse le mieux les aptitudes particulières et le degré d’élévation des peuples ; c’est le miroir le plus clair où ils puissent refléter leur individualité.

Je m’aperçois que j’ai fait une digression bien longue, et dont les ramifications se sont étendues plus loin que je ne comptais. Je ne le regrette pas trop. J’ai pu émettre, à cette occasion, certaines idées qui devaient nécessairement passer sous les yeux du lecteur. Cependant il est temps que je rentre dans le courant naturel de mes déductions. La série est encore loin d’être complète.

J’ai posé d’abord cette vérité, que la vie ou la mort des sociétés résultait de causes internes. J’ai dit quelles étaient ces causes. Je me suis adressé à leur nature intime pour les pouvoir reconnaître. J’ai démontré la fausseté des origines qu’on leur attribue généralement. En cherchant un signe qui pût les dénoncer constamment, et servir à constater, dans tous les cas, leur existence, j’ai trouvé l’aptitude à créer la civilisation, mise en regard de l’impossibilité de concevoir cet état. C’est de cette recherche que je sors en ce moment. Maintenant quel est le premier point dont je dois m’occuper ? C’est incontestablement, après avoir reconnu en elle-même la cause latente de la vie ou de la mort des sociétés à un signe naturel et constant, d’étudier la nature intime de cette cause. J’ai dit qu’elle dérivait du mérite relatif des races. La logique exige donc que je précise immédiatement ce que j’entends par le mot race, et c’est ce qui fera l’objet du chapitre suivant.


CHAPITRE X.

Certains anatomistes attribuent à l’humanité des origines multiples.

Il faut interroger, d’abord, le mot race dans sa portée physiologique.

L’opinion d’un grand nombre d’observateurs, procédant de la première impression et jugeant sur les extrêmes (1)[49], déclare que les familles humaines sont marquées de différences tellement radicales, tellement essentielles, qu’on ne peut faire moins que de leur refuser l’identité d’origine. À côté de la descendance adamique, les érudits ralliés à ce système supposent plusieurs autres généalogies. Pour eux l’unité primordiale n’existe pas dans l’espèce, ou, pour mieux dire, il n’y a pas une seule espèce ; il y en a trois, quatre, et davantage, d’où sont issues des générations parfaitement distinctes, qui, par leurs mélanges, ont formé des hybrides.

Pour appuyer cette théorie, on s’empare assez aisément de la conviction commune en plaçant sous les yeux du critique les dissemblances évidentes, claires, frappantes des groupes humains. Lorsque l’observateur se voit mettre en face d’un sujet à carnation jaunâtre, à barbe et cheveux rares, à masque large, à crâne pyramidal, aux yeux fortement obliques, à la peau des paupières si étroitement tendue vers l’angle externe que l’œil s’ouvre à peine, à la stature assez humble et aux membres lourds (1)[50], cet observateur reconnaît un type bien caractérisé, bien marqué, et dont il est certainement facile de garder les principaux traits dans la mémoire.

Un autre individu paraît : c’est un nègre de la côte occidentale d’Afrique, grand, d’aspect vigoureux, aux membres lourds, avec une tendance marquée à l’obésité (2)[51]. La couleur n’est plus jaunâtre, mais entièrement noire ; les cheveux ne sont plus rares et effilés, mais, au contraire, épais, grossiers, laineux et poussant avec exubérance ; la mâchoire inférieure avance en saillie, le crâne affecte cette forme que l’on a appelée prognathe, et quant à la stature, elle n’est pas moins particulière. « Les os longs sont déjetés en dehors, le tibia et le péroné sont, en avant, plus convexes que chez les Européens, les mollets sont très hauts et atteignent jusqu’au jarret ; les pieds sont très plats, et le calcanéum, au lieu d’être arqué, se continue presque en ligne droite avec les autres os du pied, qui est remarquablement large. La main présente aussi, dans sa disposition générale, quelque chose d’analogue (3)[52]. »

Quand l’œil s’est fixé un instant sur un individu ainsi conformé, l’esprit se rappelle involontairement la structure du singe et se sent enclin à admettre que les races nègres de l’Afrique occidentale sont sorties d’une souche qui n’a rien de commun, sinon certains rapports généraux dans les formes, avec la famille mongole.

Viennent ensuite des tribus dont l’aspect flatte moins encore que celui du nègre congo l’amour-propre de l’humanité. C’est un mérite particulier de l’Océanie que de fournir les spécimens à peu près les plus dégradés, les plus hideux, les plus repoussants de ces êtres misérables, formés, en apparence, pour servir de transition entre l’homme et la brute pure et simple. Vis-à-vis de plusieurs tribus australiennes, le nègre africain, lui-même, se rehausse, prend de la valeur, semble trahir une meilleure descendance. Chez beaucoup des malheureuses populations de ce monde dernier trouvé, la grosseur de la tête, l’excessive maigreur des membres, la forme famélique du corps, présentent un aspect hideux. Les cheveux sont plats ou ondulés, plus souvent laineux, la carnation est noire, sur un fond gris (1)[53].

Enfin, si, après avoir examiné ces types pris dans tous les coins du globe, on revient aux habitants de l’Europe, du sud et de l’ouest de l’Asie, on leur trouve une telle supériorité de beauté, de justesse dans la proportion des membres, de régularité dans les traits du visage, que, tout de suite, on est tenté d’accepter la conclusion des partisans de la multiplicité des races. Non seulement, les derniers peuples que je viens de nommer sont plus beaux que le reste de l’humanité, compendium assez triste, il faut en convenir, de bien des laideurs (2)[54] ; non seulement ces peuples ont eu la gloire de fournir les modèles admirables de la Vénus, de l’Apollon et de l’Hercule Farnèse ; mais, de plus, entre eux, une hiérarchie visible est établie de toute antiquité, et, dans cette noblesse humaine, hmaine, les Européens sont les plus éminents par la beauté des formes et la vigueur du développement musculaire. Rien donc qui semble plus raisonnable que de déclarer les familles dont l’humanité se compose aussi étrangères, l’une à l’autre, que le sont, entre eux, les animaux d’espèces différentes.

Telle fut aussi la conclusion tirée des premières remarques, et, tant que l’on ne prononça que sur des faits généraux, il ne sembla pas que rien pût l’infirmer.

Camper, un des premiers, systématisa ces études. Il ne se contenta plus de décider uniquement d’après des témoignages superficiels ; il voulut asseoir ses démonstrations d’une manière mathématique, et chercha à préciser, anatomiquement, les différences caractéristiques des catégories humaines. En réussissant, il établissait une méthode stricte qui ne laissait plus de place aux doutes, et ses opinions acquéraient cette rigueur sans laquelle il n’y a point véritablement de science. Il imagina donc de prendre la face latérale de la tête osseuse, et de mesurer l’ouverture du profil au moyen de deux lignes appelées, par lui, lignes faciales. Leur intersection formait un angle, qui, par sa plus ou moins grande ouverture, devait donner la mesure du degré d’élévation de la race. L’une de ces lignes allait de la base du nez au méat auditif ; l’autre était tangente à la saillie du front par le haut, et par en bas à la partie la plus proéminente de la mâchoire inférieure. Au moyen de l’angle ainsi formé, on établissait, non seulement pour l’homme, mais pour toutes les classes d’animaux, une échelle dont l’Européen formait le sommet ; et plus l’angle était aigu, plus les sujets s’éloignaient du type qui, dans la pensée de Camper, résumait le plus de perfection. Ainsi, les oiseaux formaient avec les poissons, le plus petit angle. Les mammifères des différentes classes l’agrandissaient. Une certaine espèce de singe montait jusqu’à 42 degrés, même jusqu’à 50. Puis venait la tête du nègre d’Afrique, qui, ainsi que celle du Kalmouk, en présentait 70. L’Européen atteignait 80, et, pour citer les paroles mêmes de l’inventeur, paroles si flatteuses pour notre congénère : « C’est, dit-il, de cette différence de 10 degrés que dépend sa beauté plus grande, ce qu’on peut appeler sa beauté comparative. Quant à cette beauté absolue qui nous frappe à un si haut degré dans quelques œuvres de la statuaire antique, comme dans la tête de l’Apollon et dans la Méduse de Sosiclès, elle résulte d’une ouverture encore plus grande de l’angle, qui, dans ce cas, atteint jusqu’à 100 degrés (1)[55]. »

Cette méthode était séduisante par sa simplicité. Malheureusement, elle eut contre elle les faits, accident arrivé à bien des systèmes. Owen établit, par une série d’observations sans réplique, que Camper n’avait étudié la conformation de la tête osseuse des singes que sur de jeunes sujets, et que, chez les individus parvenus à l’âge adulte, la croissance des dents, l’élargissement des mâchoires et le développement de l’arcade zygomatique n’étant pas accompagnés d’un agrandissement correspondant du cerveau, les différences avec la tête humaine sont tout autres que celles dont Camper avait établi les chiffres, puisque l’angle facial de l’orang noir ou du chimpanzé le plus favorisé de la nature ne dépasse par 30 et 35 degrés au plus. De ce chiffre aux 70 degrés du nègre et du Kalmouk, il y a trop loin pour que la série imaginée par Camper demeure admissible.

La phrénologie avait marié beaucoup de ses démonstrations à la théorie du savant hollandais. On aimait à reconnaître, dans la série ascendante des animaux vers l’homme, des développements correspondants dans les instincts. Cependant les faits furent encore contraires à ce point de vue. On objecta, entre autres que l’éléphant, dont l’intelligence est incontestablement supérieure à celle des orangs-outangs, présente un angle facial beaucoup plus aigu que le leur, et, parmi les singes eux-mêmes, il s’en faut que les plus intelligents, les plus susceptibles de recevoir une sorte d’éducation domestique, appartiennent aux plus grandes espèces.

Outre ces deux graves défauts, la méthode de Camper présentait encore un côté très attaquable. Elle ne s’appliquait pas à toutes les variétés de la race humaine. Elle laissait en dehors de ses catégories les tribus à tête pyramidale, et c’est là cependant un caractère assez frappant.

Blumenbach, ayant beau jeu contre son prédécesseur, proposa, à son tour, un système : c’était d’étudier la tête de l’homme par en haut. Il appela son invention, norma verticalis, la méthode verticale. Il assurait que la comparaison de la largeur supérieure des têtes faisait ressortir les principales différences dans la configuration générale du crâne. Suivant lui, l’étude de cette partie du corps soulève tant de remarques, surtout quant aux points déterminant le caractère national, qu’il est impossible de soumettre toutes ces diversités à une mesure unique de lignes et d’angles, et que, pour parvenir à une classification satisfaisante, il faut considérer les têtes sous l’aspect qui peut embrasser, d’un seul coup d’œil, le plus grand nombre de variétés. Or, son idée devait présenter cet avantage. Elle se résumait ainsi : « Placer la série des crânes que l’on veut comparer de manière à ce que les os malaires se trouvent sur une même ligne horizontale, comme cela a lieu quand ces crânes reposent sur la mâchoire inférieure ; puis se placer derrière en amenant l’œil successivement au-dessus du vertex de chacun ; de ce point, en effet, on saisira les variétés dans la forme des parties qui contribuent le plus au caractère national, soit qu’elles consistent dans la direction des os maxillaires et malaires, soit qu’elles dépendent de la largeur ou de l’étroitesse du contour « ovale présenté par le vertex ; soit, enfin, qu’elles se trouvent dans la « configuration aplatie ou bombée de l’os frontal (1)[56]. »

La conséquence de ce système fut, pour Blumenbach, une division de l’humanité en cinq grandes catégories, partagées à leur tour en un certain nombre de genres et de types.

Plusieurs doutes s’attachèrent à cette classification. On put lui reprocher, avec raison, comme à celle de Camper, de négliger plusieurs caractères importants, et ce fut, en partie, pour en éviter les objections principales qu’Owen proposa d’examiner les crânes non plus par leur sommet, mais par leur base. Un des résultats principaux de cette nouvelle façon de procéder était de trouver définitivement une ligne de démarcation si nette et si forte entre l’homme et l’orang, qu’il devenait à jamais impossible de retrouver entre les deux espèces le lien imaginé par Camper. En effet, le premier coup d’œil jeté sur deux crânes, l’un d’orang, l’autre d’homme, examinés par leurs bases, suffit pour faire apercevoir des différences capitales. Le diamètre antéro-postérieur est plus allongé chez l’orang que chez l’homme ; l’arcade zygomatique, au lieu de se trouver comprise dans la moitié antérieure de la base crânienne, forme, dans la région moyenne, juste un tiers de la longueur totale du diamètre ; enfin, la position du trou occipital, si intéressante par ses rapports avec le caractère général des formes de l’individu, et surtout par l’influence qu’elle exerce sur les habitudes, n’est nullement la même. Chez l’homme, elle occupe presque le milieu de la base du crâne ; chez l’orang, elle se trouve repoussée au milieu du tiers postérieur (1)[57].

Le mérite des observations d’Owen est grand, sans doute ; je préférerais cependant le plus récent des systèmes cranioscopiques, qui en est, en même temps, le plus ingénieux, à bien des égards, celui du savant américain M. Morton, adopté par M. Carus (2)[58]. Voici en quoi il consiste :

Pour démontrer la différence des races, les deux savants que je cite sont partis de cette idée, que plus les crânes sont vastes, plus, en thèse générale, les individus auxquels appartiennent ces crânes se montrent supérieurs (3)[59]. La question posée est donc celle-ci : Le développement du crâne est-il égal chez toutes les catégories humaines ?

Pour obtenir la solution voulue, M. Morton a pris un certain nombre de têtes appartenant à des blancs, à des Mongols, à des nègres, à des Peaux-Rouges de l’Amérique du Nord, et, bouchant avec du coton toutes les ouvertures, sauf le foramen magnum, il a rempli complètement l’intérieur de grains de poivre soigneusement séchés ; puis il a comparé les quantités ainsi contenues. Cet examen lui a fourni le tableau suivant (1)[60] :

Nombres de crânes mesurés Moyenne du chiffre de capacité Maximum du chiffre de capacité Minimum du chiffre de capacité
Peuples blancs 52 87 109 75
Peuples jaunes Mongols 10 83 93 69
Malais 18 81 89 64
Peaux-rouges 147 82 100 60
Nègres 29 78 94 65

Les résultats inscrits dans les deux premières colonnes sont certainement très curieux. En revanche, j’attache peu de prix à ceux des deux dernières ; car pour que la violente perturbation qu’elles semblent apporter dans les observations de la seconde colonne fût réelle, il faudrait, d’abord, que M. Morton eût opéré sur un nombre beaucoup plus considérable de crânes, et, ensuite, qu’il eût spécifié la position sociale des personnes auxquelles les crânes auraient appartenu. Ainsi il a pu avoir d’assez beaux sujets pour les blancs et les Peaux-Rouges : il s’est procuré là des têtes ayant appartenu à des hommes au-dessus du niveau tout à fait vulgaire ; tandis que, pour les noirs, il n’est pas probable qu’il ait eu à sa disposition des crânes de chefs de peuplades, et, pour les jaunes, des têtes de mandarins. C’est ce qui m’explique comment il a pu attribuer le chiffre 100 à un indigène américain, tandis que le Mongol le plus intelligent qu’il ait examiné ne dépasse pas 93, et se laisse ainsi primer par le nègre même, qui atteint 94. De tels résultats sont tout à fait incomplets, fortuits et sans valeur scientifique et, dans de telles questions, on ne saurait éviter avec trop de soin des jugements fondés sur l’examen des individualités. Je serais donc porté à rejeter tout à fait la seconde moitié des calculs de M. Morton.

Je me sens également disposé à contester un détail des autres. Ainsi, dans la seconde colonne, entre les chiffres 87, indicatif de la capacité du crâne blanc, 83 du jaune et 78 du noir, il y a gradation claire et évidente. Mais les mesures de 83, 81 et 82, données pour les Mongols, les Malais et les Peaux-Rouges, sont des moyennes qui, évidemment, se confondent, et d’autant mieux que M. Carus n’hésite pas à comprendre les Mongols et les Malais dans une seule et même race, c’est-à-dire, à réunir les chiffres 83 et 81. Pourquoi, dès lors, prendre 82 pour caractéristique d’une race distincte, et créer ainsi tout à fait arbitrairement, une quatrième grande subdivision humaine ?

Cette anomalie soutient d’ailleurs la partie faible du système de M. Carus. Le savant saxon aime à supposer que, ainsi que l’on voit notre planète passer par les quatre états de jour, de nuit, de crépuscule du soir et de crépuscule du matin, de même, il faut qu’il y ait dans l’espèce humaine, quatre subdivisions correspondantes à ces variations de la lumière. Il aperçoit là un symbole (1)[61], tentation toujours bien dangereuse pour un esprit raffiné M. Carus y a cédé, comme beaucoup de ses savants compatriotes l’eussent fait à sa place. Les peuples blancs sont les peuples du jour ; les noirs, ceux de la nuit ; les jaunes, ceux du matin ou du crépuscule d’orient ; les rouges, ceux du soir ou du crépuscule d’occident. On devine assez tous les rapprochements ingénieux qui viennent se rattacher à ce tableau. Ainsi, les nations européennes, par l’éclat de leurs sciences et la netteté de leur civilisation, ont les rapports les plus évidents avec l’état lumineux, et, tandis que les noirs dorment dans les ténèbres de l’ignorance, les Chinois vivent dans un demi-jour qui leur donne une existence sociale incomplète, cependant puissante. Pour les Peaux-Rouges, disparaissant peu à peu de ce monde, où trouver une plus belle image de leur sort que le soleil qui se couche !

Malheureusement, comparaison n’est pas raison, et, pour s’être abandonné indûment à ce courant poétique, M. Carus a gâté quelque peu sa belle théorie. Du reste, il faut avouer encore ici ce que j’ai dit pour toutes les autres doctrines ethnologiques, celles de Camper, de Blumenbach, d’Owen : M. Carus ne parvient pas à systématiser régulièrement l’ensemble des diversités physiologiques remarquées dans les races (1)[62].

Les partisans de l’unité ethnique n’ont pas manqué de s’emparer de cette impuissance, et de prétendre que, du moment où les observations sur la conformation de la tête osseuse semblent ne pouvoir être classées de manière à formuler un système démonstratif de la séparation originelle des types, il faut en considérer les divergences, non plus comme de grands traits radicalement distinctifs, mais comme les simples résultats de causes secondes indépendantes, tout à fait destituées du caractère spécifique.

C’est chanter victoire un peu vite. La difficulté de trouver une méthode n’autorise pas toujours à conclure à l’impossibilité de la découvrir. Les unitaires cependant n’ont pas admis cette réserve. Pour étayer leur opinion, ils ont fait remarquer que certaines tribus appartenant à une même race, loin de présenter le même type physique, s’en écartent, au contraire, assez notablement. Pour exemple, sans tenir compte de la quotité des éléments dans chaque mélange, ils ont cité les différentes branches de la famille métisse malayo-polynésienne, et ils ont ajouté que, si des groupes dont l’origine est commune (2)[63] peuvent cependant revêtir des formes crâniennes et faciales totalement différentes, il en résulte que les plus grandes diversités dans ce genre ne prouvent pas la multiplicité première des origines ; que, dès lors, si étranges que puissent paraître, à des yeux européens, les types nègres ou mongols, ce n’est pas une démonstration de cette multiplicité d’origines, et que les causes de la séparation des familles humaines devant être cherchées moins haut et moins loin, on peut considérer les déviations physiologiques comme les simples résultats de certaines causes locales agissant pendant un laps de temps plus ou moins long[64].

Poursuivis par tant d’objections bonnes et mauvaises, les partisans de la multiplicité des races ont cherché à agrandir le cercle de leurs arguments ; et, cessant de s’en tenir à la seule étude des crânes, ils ont passé à celle de l’individu humain tout entier. Pour montrer, ce qui est vrai, que les différences n’existent pas uniquement dans l’aspect de la face et dans la construction osseuse des têtes, ils ont allégué des faits non moins graves, comme la forme du bassin, la proportion relative des membres, la couleur de la peau, la nature du système pileux.

Camper et d’autres anatomistes avaient reconnu, depuis longtemps, que le bassin du nègre présentait quelques particularités. Le docteur Vrolik, étendant plus loin ses recherches, a observé que, pour les Européens, les différences entre le bassin de l’homme et celui de la femme sont beaucoup moins marquées, et dans la race nègre il voit, chez les deux sexes, un caractère très saillant d’animalité. Le savant d’Amsterdam, partant de l’idée que la conformation du bassin influe nécessairement sur celle du fœtus, conclut à des différences originelles (1)[65].

M. Weber est venu attaquer cette théorie ; toutefois, avec peu d’avantages. Il lui a fallu reconnaître que certaines formes de bassin se rencontraient plus fréquemment dans une race que dans une autre, et tout ce qu’il a pu faire, c’est de montrer que la règle n’est pas sans exception, et que tels sujets américains, africains, mongols, présentent des formes ordinaires aux Européens. Ce n’est pas là prouver beaucoup, d’autant que M. Weber, en parlant de ces exceptions, ne paraît pas avoir été préoccupé de l’idée que leur conformation particulière pouvait n’être que le résultat d’un mélange de sang.

Pour ce qui est de la dimension des membres, les adversaires de l’unité de l’espèce prétendent que l’Européen est mieux proportionné. On leur répond que la maigreur des extrémités, chez les nations qui se nourrissent particulièrement de végétaux, ou dont l’alimentation est imparfaite, n’a rien qui doive surprendre ; et cette réplique est bonne assurément. Mais lorsqu’on objecte, en outre, le développement extraordinaire du buste chez les Quichuas, les critiques, décidés à ne pas le reconnaître comme caractère spécifique, réfutent l’argument d’une manière moins concluante : car prétendre, ainsi qu’ils le font, que cette ampleur de la poitrine s’explique, chez les montagnards du Pérou, par l’élévation de la chaîne des Andes, ce n’est pas donner une raison bien sérieuse (1)[66]. Il est dans le monde nombre de populations de montagnes, et qui sont constituées tout différemment que les Quichuas (2)[67].

Viennent ensuite les observations sur la couleur de la peau. Les Unitaires soutiennent que là ne peut se trouver aucun caractère spécifique : d’abord, parce que cette coloration tient à des circonstances climatériques, et n’est pas permanente, assertion plus que hardie ; ensuite, parce que la couleur se prête à l’établissement de gradations infinies, par lesquelles on passe insensiblement du blanc au jaune, du jaune au noir, sans pouvoir découvrir une ligne de démarcation suffisamment tranchée. Ce fait prouve simplement l’existence d’innombrables hybrides, observation à laquelle les Unitaires ont le tort fondamental d’être constamment inattentifs. Sur le caractère spécifique des cheveux, M. Flourens apporte sa grande autorité en faveur de l’unité originelle des races.

Après avoir passé rapidement en revue les arguments inconsistants, j’arrive à la véritable citadelle scientifique des Unitaires. Ils possèdent un argument d’une grande force, et je l’ai réservé pour le dernier : je veux dire la facilité avec laquelle les différents rameaux de l’espèce humaine produisent des hybrides, et la fécondité de ces mêmes hybrides.

Les observations des naturalistes semblent avoir démontré que, dans le monde animal ou végétal, les métis ne peuvent naître que d’espèces assez parentes, et que, même dans ce cas, leurs produits sont condamnés d’avance à la stérilité. On a observé, en outre, qu’entre les espèces rapprochées, bien que la fécondation soit possible, l’accouplement est répugnant et ne s’obtient, en général, que par la ruse ou la force ; ce qui indiquerait que, dans l’état libre, le nombre des hybrides est encore plus limité que l’intervention de l’homme n’est parvenue à le faire. On en a conclu qu’il fallait mettre au nombre des caractères spécifiques la faculté de produire des individus féconds.

Comme rien n’autorise à croire que l’espèce humaine soit exempte de cette règle, rien non plus, jusqu’ici, n’a pu ébranler la force de l’objection qui, plus que toutes les autres, tient en échec le système des adversaires de l’unité. On affirme, il est vrai, que, dans certaines parties de l’Océanie, les femmes indigènes, devenues mères de métis européens, ne sont plus aptes à être fécondées par leurs compatriotes. En admettant ce renseignement comme exact il serait digne de servir de point de départ à des investigations plus approfondies ; mais, quant à présent, on ne saurait encore s’en servir pour infirmer les principes admis sur la génération des hybrides. Il ne prouve rien contre les déductions qu’on en tire.


CHAPITRE XI.

Les différences ethniques sont permanentes.

Les Unitaires affirment que la séparation des races est apparente, et due uniquement à des circonstances locales telles que celles dont nous éprouvons aujourd’hui l’influence, ou à des déviations accidentelles de conformation dans l’auteur d’une branche. Toute l’humanité est, pour eux, accessible aux mêmes perfectionnements ; partout le type originel commun, plus ou moins voilé, persiste avec une égale force, et le nègre, le sauvage américain, le Tongouse du nord de la Sibérie peuvent et doivent, sous l’empire d’une éducation similaire, parvenir à rivaliser avec l’Européen pour la beauté des formes. Cette théorie est inadmissible.

On a vu plus haut quel était le plus solide rempart scientifique des Unitaires : c’est la fécondité des croisements humains. Cette observation, qui paraît présenter jusqu’ici à la réfutation de grandes difficultés, ne sera peut-être pas toujours aussi invincible, et elle ne suffirait pas à m’arrêter si je ne la voyais appuyée par un autre argument, d’une nature bien différente, qui, je l’avoue, me touche davantage : on dit que la Genèse n’admet pas, pour notre espèce, plusieurs origines.

Si le texte est positif, péremptoire, clair, incontestable, il faut baisser la tête : les plus grands doutes doivent céder, la raison n’a qu’à se déclarer imparfaite et vaincue, l’origine de l’humanité est une, et tout ce qui semble démontrer le contraire n’est qu’une apparence à laquelle on ne doit pas s’arrêter. Car mieux vaut laisser l’obscurité s’épaissir sur un point d’érudition que de se hasarder contre une autorité pareille. Mais si la Bible n’est pas explicite ? Si les livres saints, consacrés à tout autre chose qu’à l’éclaircissement de questions ethniques, ont été mal compris, et que, sans leur faire violence, on puisse en extraire un autre sens, alors je n’hésiterai pas à passer outre.

Qu’Adam soit l’auteur de notre espèce blanche, il faut l’admettre certainement. Il est bien clair que les Écritures veulent qu’on l’entende ainsi, puisque de lui descendent des générations qui incontestablement ont été blanches. Ceci posé, rien ne prouve que, dans la pensée des premiers rédacteurs des généalogies adamites, les créatures qui n’appartenaient pas à la race blanche aient passé pour faire partie de l’espèce. Il n’est pas dit un mot des nations jaunes, et ce n’est que par une interprétation dont je réussirai, je pense, dans le livre suivant, à faire ressortir le caractère arbitraire, que l’on attribue au patriarche Cham la couleur noire. Sans doute, les traducteurs, les commentateurs, en affirmant qu’Adam a été l’auteur de tout ce qui porte le nom d’homme, ont fait entrer dans les familles de ses fils l’ensemble des peuples venus depuis. Suivant eux, les Japhétides sont la souche des nations européennes, les Sémites occupent l’Asie antérieure, les Chamites, dont on fait, sans bonnes raisons, je le répète, une race originairement mélanienne, occupent les régions africaines. Voilà pour une partie du globe : c’est à merveille ; et la population du reste du monde, qu’en fait-on ? Elle demeure en dehors de cette classification.

Je n’insiste pas, en ce moment, sur cette idée. Je ne veux pas entrer en lutte apparente, même avec de simples interprétations, du moment qu’elles sont accréditées. Je me contente d’indiquer qu’on pourrait peut-être, sans sortir des limites imposées par l’Église, en contester la valeur ; puis je me rabats à chercher si, en admettant, telle quelle, la partie fondamentale de l’opinion des Unitaires, il n’y aurait pas encore moyen d’expliquer les faits autrement qu’ils ne font, et d’examiner si les différences physiques et morales les plus essentielles ne peuvent pas exister entre les races humaines et avoir toutes leurs conséquences, indépendamment de l’unité ou de la multiplicité d’origine première ?

On admet l’identité ethnique pour toutes les variétés canines (1)[68] ; qui donc, cependant, ira entreprendre la thèse difficile de constater chez tous ces animaux, sans distinction de genres, les mêmes formes, les mêmes tendances, les mêmes habitudes, les mêmes qualités ? Il en est de même pour d’autres espèces, telles que les chevaux, la race bovine, les ours, etc. Partout : identité quant à l’origine, diversité pour tout le reste, et diversité si profondément établie qu’elle ne peut se perdre que par les croisements, et même alors les types ne reviennent pas à une identité réelle de caractère. Tandis que, tant que la pureté de race se maintient, les traits spéciaux restent permanents et se reproduisent, de génération en génération, sans offrir de déviations sensibles.

Ce fait, qui est incontestable, a conduit à se demander si, dans les espèces animales soumises à la domesticité et en ayant contracté les habitudes, on pouvait reconnaître les formes et les instincts de la souche primitive. La question paraît devoir demeurer insoluble. Il est impossible de déterminer quelles devaient être les formes et le naturel de l’individu primitif, et de combien s’en éloignent ou s’en rapprochent les déviations placées aujourd’hui sous nos yeux, Un très grand nombre de végétaux offrent le même problème. L’homme surtout, la créature la plus intéressante à connaître dans ses origines, semble se refuser à tout déchiffrement, sous ce rapport.

Les différentes races n’ont pas douté que l’auteur antique de l’espèce n’eût précisément leurs caractères. Sur ce point, sur celui-là seul, leurs traditions sont unanimes. Les blancs se sont fait un Adam et une Ève que Blumenbach aurait déclarés caucasiques ; et un livre, frivole en apparence, mais rempli d’observations justes et de faits exacts, les Mille et une Nuits, raconte que certains nègres donnent pour noirs Adam et sa femme ; que, ces auteurs de l’humanité ayant été créés à l’image de Dieu, Dieu est noir aussi, et les anges de même, et que le prophète de Dieu était naturellement trop favorisé pour montrer une peau blanche à ses disciples.

Malheureusement, la science moderne n’a pu rien faire pour simplifier le dédale de ces opinions. Aucune hypothèse vraisemblable n’a réussi à éclairer cette obscurité, et, en toute vraisemblance, les races humaines diffèrent autant de leur générateur commun, si en effet elles en ont eu un, qu’elles le font entre elles. Reste à expliquer, sur le terrain modeste et étroit où je me confine, en admettant l’opinion des Unitaires, cette déviation du type primitif.

Les causes en sont fort difficiles à démêler. L’opinion des Unitaires l’attribue, je l’ai dit, à l’influence du climat, de la position topographique et des habitudes. Il est impossible de se ranger à un pareil avis (1)[69], attendu que les modifications dans la constitution des races, depuis le commencement des temps historiques, sous l’empire des circonstances ici indiquées, ne paraissent pas avoir eu l’importance qu’il faudrait leur prêter pour expliquer suffisamment tant et de si profondes dissemblances. On va le comprendre à l’instant.

Je suppose que deux tribus, pareilles encore au type primitif, se trouvent habiter, l’une une contrée alpestre, située dans l’intérieur d’un continent, l’autre une île de la région maritime. La condition de l’air ambiant sera toute différente pour les deux populations, la nourriture le sera de même. Si, de plus, j’attribue des moyens d’alimentation abondants à l’une, précaires à l’autre ; qu’en outre, je place la première sous l’action d’un climat froid, la seconde sous celle d’un soleil tropical, il est bien certain que j’aurai accumulé les contrastes locaux les plus essentiels. Le cours du temps venant ajouter ce qu’on lui suppose de forces à l’activité naturelle des agents physiques, peu à peu les deux groupes finiront certainement par revêtir quelques caractères propres qui aideront à les distinguer. Mais, fût-ce au bout d’une série de siècles, rien d’essentiel, rien d’organique n’aura changé dans leurs conformation ; et la preuve, c’est qu’on rencontre des populations séparées par le monde entier, placées dans des conditions de climat et d’existence très disparates, dont les types offrent cependant la ressemblance la plus parfaite. Tous les ethnologistes en conviennent. On a même voulu que les Hottentots fussent une colonie chinoise, tant ils ressemblent aux habitants du Céleste Empire, supposition d’ailleurs inacceptable (1)[70]. On découvre, de même, une grande similitude entre le portrait qui nous est resté des anciens Étrusques et le type des Araucans de l'Amérique méridionale. La figure, les formes corporelles des Cherokees semblent se confondre tout à fait avec celles de plusieurs populations italiennes, telles que les Calabrais. La physionomie accusée des habitants de l’Auvergne, surtout chez les femmes, est bien plus éloignée du caractère commun des nations européennes que celui de plusieurs tribus indiennes de l’Amérique du Nord. Ainsi, du moment que, sous des climats éloignés et différents, et dans des conditions de vie si peu pareilles, la nature peut produire des types qui se ressemblent, il est bien clair que ce ne sont pas les agents extérieurs aujourd’hui agissants qui imposent aux types humains leurs caractères.

Néanmoins, on ne saurait méconnaître que les circonstances locales peuvent au moins favoriser l’intensité plus ou moins grande de certaines nuances de carnation, la tendance à l’obésité, le développement relatif des muscles de la poitrine, l’allongement des membres inférieurs ou des bras, la mesure de la force physique. Mais, encore une fois, il n’y a rien là d’essentiel, et à juger d’après les très faibles modifications que ces causes, lorsqu’elles changent de nature, apportent dans la conformation des individus, il n’y a pas à croire non plus, et c’est encore une preuve qui a du poids, qu’elles aient exercé jamais beaucoup d’action.

Si nous ne savons pas quelles révolutions ont pu survenir dans l’organisation physique des peuples jusqu’à l’aurore des temps historiques, nous pouvons du moins remarquer que cette période ne comprend environ que la moitié de l’âge attribué à notre espèce ; et si donc, pendant trois ou quatre mille ans, l’obscurité est impénétrable, il nous reste trois mille autres années, jusqu’au début desquelles nous pouvons remonter pour quelques nations, et tout prouve que les races alors connues, et restées, depuis ce temps, dans un état de pureté relative, n’ont pas notablement changé d’aspect, bien que quelques-unes aient cessé d’habiter les mêmes lieux, d’être soumises, par conséquent, aux mêmes causes extérieures. Je citerai les Arabes. Comme les monuments égyptiens nous les représentent, ainsi les trouvons-nous encore, non seulement dans les déserts arides de leur pays, mais dans les contrées fertiles, souvent humides, du Malabar et de la côte de Coromandel, dans les îles de la mer des Indes, sur plusieurs points de la côte septentrionale de l’Afrique, où ils sont, à la vérité, plus mélangés que partout ailleurs ; et leur trace se rencontre encore dans quelques parties du Roussillon, du Languedoc et de la plage espagnole, bien que deux siècles, à peu près, se soient écoulés depuis leur invasion, La seule influence des milieux, si elle avait la puissance, comme on le suppose, de faire et de défaire les démarcations organiques, n’aurait pas laissé subsister une telle longévité de types. En changeant de lieux, les descendants de la souche ismaélite auraient également changé de conformation.

Après les Arabes, je citerai les Juifs, plus remarquables encore en cette affaire, parce qu’ils ont émigré dans des climats extrêmement différents, de toute façon, de celui de la Palestine, et qu’ils n’ont pas conservé davantage leur ancien genre de vie. Leur type est pourtant resté semblable à lui-même, n’offrant que des altérations tout à fait insignifiantes, et qui n’ont suffi, sous aucune latitude, dans aucune condition de pays, à altérer le caractère général de la race. Tels on voit les belliqueux Réchabites des déserts arabes, tels nous apparaissent aussi les pacifiques Israélites portugais, français, allemands et polonais. J’ai eu l’occasion d’examiner un homme appartenant à cette dernière catégorie. La coupe de son visage trahissait parfaitement son origine. Ses yeux surtout étaient inoubliables. Cet habitant du Nord, dont les ancêtres directs vivaient, depuis plusieurs générations, dans la neige, semblait avoir été bruni, de la veille, par les rayons du soleil syrien. Ainsi, force est d’admettre que le visage du Sémite a conservé, dans ses traits principaux et vraiment caractéristiques, l’aspect qu’on lui voit sur les peintures égyptiennes exécutées il y a trois ou quatre mille ans et plus ; et cet aspect se retrouve dans les circonstances climatériques les plus multiples, les mieux tranchées, également frappant, également reconnaissable. L’identité des descendants avec les ancêtres ne s’arrête pas aux traits du visage : elle persiste, de même, dans la conformation des membres et dans la nature du tempérament. Les Juifs allemands sont, en général, plus petits, et présentent une structure plus grêle que les hommes de race européenne, parmi lesquels ils vivent depuis des siècles. En outre, l’âge de la nubilité est, pour eux, beaucoup plus précoce que pour leurs compatriotes d’une autre race (1)[71].

Voilà, du reste, une assertion diamétralement opposée au sentiment de M. Prichard. Ce physiologiste, dans son zèle à prouver l’unité de l’espèce, cherche à démontrer que l’époque de la puberté, dans les deux sexes, est la même partout et pour toutes les races (2)[72]. Les raisons qu’il met en avant sont tirées de l’Ancien Testament pour les Juifs, et, pour les Arabes, de la loi religieuse du Coran par laquelle l’âge du mariage des femmes est fixé à 15 ans et même à 18, dans l’opinion d’Abou-Hanifah.

Ces deux arguments paraissent fort discutables. D’abord, les témoignages bibliques ne sont guère recevables en cette matière, puisqu’ils émettent souvent des faits en dehors de la marche habituelle des choses, et que, pour en citer un, l’enfantement de Sarah, arrivé dans son extrême vieillesse, et quand Abraham lui-même comptait 100 ans, est un événement sur lequel ne peut s’appuyer un raisonnement ordinaire (3)[73]. Passant à l’opinion et aux prescriptions de la loi musulmane, je remarque que le Coran n’a pas eu uniquement l’intention de constater l’aptitude physique avant d’autoriser le mariage : il a voulu aussi que la femme fût assez avancée d’intelligence et d’éducation pour être en état de comprendre les devoirs d’un état si sérieux. La preuve en est que le Prophète met beaucoup de soin à ordonner, à l’égard des jeunes filles, la continuation de l’enseignement religieux jusqu’à l’époque des noces. À un tel point de vue, il était tout simple que ce moment fût retardé autant que possible, et que le législateur trouvât très important de développer la raison avant de se montrer aussi hâtif, dans ses autorisations, que la nature l’était dans les siennes. Ce n’est pas tout. Contre les graves témoignages qu’invoque M. Prichard, il en est d’autres plus concluants, quoique plus légers, et qui tranchent la question en faveur de mon opinion.

Les poètes, attachés seulement, dans leurs récits d’amour, à montrer leurs héroïnes à la fleur de leur beauté, sans se soucier du développement moral, les poètes orientaux ont toujours fait leurs amantes bien plus jeunes que l’âge indiqué par le Coran. Zélika Leïla n’ont certes pas quatorze ans. Dans l’Inde, la différence est plus marquée encore. Sakontala serait en Europe une toute jeune fille, une enfant. Le bel âge de l’amour pour une femme de ce pays-là, c’est de neuf à douze ans. Voilà donc une opinion très générale, bien établie, bien admise dans les races indiennes, persanes et arabes, que le printemps de la vie, chez les femmes, éclôt à une époque un peu précoce pour nous. Longtemps nos écrivains ont pris l’avis, en cette matière, des anciens modèles de Rome. Ceux-ci, d’accord avec leurs instituteurs de la Grèce, acceptaient quinze ans pour le bel âge. Depuis que les idées du Nord (1)[74] ont influé sur notre littérature, nous n’avons plus vu dans les romans que des adolescentes de dix-huit ans, et même au delà.

Si, maintenant, on retourne à des arguments moins gais, on ne les trouvera pas en moindre abondance. Outre ce qui a déjà été dit, plus haut, sur les Juifs allemands, on pourra relever que, dans plusieurs parties de la Suisse, le développement physique de la population est tellement tardif, que, pour les hommes, il n’est pas toujours achevé à la vingtième année. Une autre série d’observations, très facile à aborder, serait offerte par les bohémiens ou zingaris (1)[75]. Les individus de cette race présentent exactement la même précocité physique que les Hindous, leurs parents ; et sous les cieux les plus âpres, en Russie, en Moldavie, on les voit conserver, avec leurs notions et leurs habitudes anciennes, l’aspect, la forme des visages et les proportions corporelles des parias. Je ne prétends cependant pas combattre M. Prichard sur tous les points. Il est une de ses observations que j’adopte avec empressement : c’est que « la différence du climat n’a que peu ou point d’effet pour produire des diversités importantes dans les époques des changements physiques auxquels la constitution humaine est assujettie (2)[76]. » Cette remarque est très fondée, et je ne chercherais pas à l’infirmer, me bornant à ajouter seulement qu’elle semble contredire un peu les principes défendus par le savant physiologiste et antiquaire américain.

On n’aura pas manqué de s’apercevoir que la question de permanence dans les types est, ici, la clef de la discussion. S’il est démontré que les races humaines sont, chacune, enfermées dans une sorte d’individualité d’où rien ne les peut faire sortir que le mélange, alors la doctrine des Unitaires se trouve bien pressée et ne peut se soustraire à reconnaître que, du moment où les types sont si complètement héréditaires, si constants, si permanents, en un mot, malgré les climats et le temps, l’humanité n’est pas moins complètement et inébranlablement partagée, que si les distinctions spécifiques prenaient leur source dans une diversité primitive d’origine.

Cette assertion, si importante, nous est devenue facile à soutenir désormais. On l’a vue appuyée par le témoignage des sculptures égyptiennes, au sujet des Arabes, et par l’observation des Juifs et des Zingaris. Ce serait se priver, sans nul motif, d’un précieux secours que de ne pas rappeler, en même temps, que les peintures des temples et des hypogées de la vallée du Nil attestent également la permanence du type nègre à chevelure crépue, à tête prognathe, à grosses lèvres, et que la récente découverte des bas-reliefs de Khorsabad (1)[77], venant confirmer ce que proclamaient déjà les monuments figurés de Persépolis, établit, à son tour, d’une manière incontestable, l’identité physiologique des populations assyriennes avec telles nations qui occupent aujourd’hui le même territoire.

Si l’on possédait, sur un plus grand nombre de races encore vivantes, des documents semblables, les résultats demeureraient les mêmes. La permanence des types n’en serait que plus démontrée. Il suffit cependant d’avoir établi le fait pour tous les cas où l’étude en est possible. C’est maintenant aux adversaires à proposer leurs objections.

Les ressources leur manquent, et dans la défense qu’ils essayent, ils se démentent eux-mêmes, dès le premier mot, ou se mettent en contradiction avec les réalités les plus palpables. Ainsi, ils allèguent que les Juifs ont changé de type suivant les climats, et les faits démontrent le contraire. Leur raison, c’est qu’il y a en Allemagne beaucoup d’Israélites blonds avec des yeux bleus. Pour que cette allégation ait de la valeur, au point de vue où se placent les Unitaires, il faut que le climat soit reconnu comme étant la cause unique ou du moins principale de ce phénomène, et précisément les savants de cette école assurent, d’autre part, que la couleur de la peau, des yeux et des cheveux ne dépend, en aucune façon, de la situation géographique, ni des influences du froid ou du chaud (2)[78]. Ils trouvent et signalent, avec raison, des yeux bleus et des cheveux blonds chez les Cinghalais (1)[79] ; ils y observent même une grande variété de teint passant du brun clair au noir. D’autre part encore, ils avouent que les Samoyèdes et les Tongouses, bien que vivant sur les bords de la mer Glaciale, sont extrêmement basanés (2)[80]. Le climat n’est donc pour rien dans la carnation fixe, non plus que dans la couleur des cheveux et des yeux. Il faut dès lors laisser ces marques ou comme indifférentes en elles-mêmes, ou comme annexées à la race, et puisqu’on sait d’une manière très précise que les cheveux rouges ne sont pas rares en Orient et ne l’ont jamais été, personne, non plus, ne peut être surpris d’en voir aujourd’hui à des Juifs allemands. Il n’y a là de quoi rien établir, ni la permanence des types ni le contraire.

Les Unitaires ne sont pas plus heureux lorsqu’ils appellent à leur aide les preuves historiques. Ils n’en fournissent que deux : l’une s’applique aux Turcs, l’autre aux Madjars. Pour les premiers, l’origine asiatique est considérée comme hors de question. On croit pouvoir en dire autant de leur étroite parenté avec les rameaux finniques des Ostiaks et des Lapons. Dès lors ils ont eu primitivement la face jaune, les pommettes saillantes, la taille petite des Mongols. Ce point établi, on se tourne vers leurs descendants actuels, et, voyant ceux-ci pourvus du type européen, avec la barbe épaisse et longue, les yeux coupés en amande et non plus bridés, on conclut victorieusement que les races ne sont pas permanentes, puisque les Turcs se sont ainsi transformés (1)[81]. « À la vérité, disent les Unitaires, quelques personnes ont prétendu qu’il y avait eu des mélanges avec les familles grecque, géorgienne et circassienne. Mais, ajoutent-ils aussitôt, ces mélanges n’ont pu être que très partiels : tous les Turcs n’étaient pas assez riches pour acheter leurs femmes dans le Caucase ; tous n’avaient pas des harems peuplés d’esclaves blanches, et, d’autre part, la haine des Grecs pour leurs conquérants et les antipathies religieuses n’ont pas favorisé les alliances, puisque les deux peuples, bien que vivant ensemble, sont encore aujourd’hui aussi séparés qu’au premier jour de la conquête (2)[82]. »

Ces raisons sont plus spécieuses que solides. On ne saurait admettre que sous bénéfice d’inventaire l’origine finnique de la race turque. Cette origine n’a été démontrée, jusqu’ici, qu’au moyen d’un seul et unique argument : la parenté des langues, J’établirai plus bas combien cet argument, lorsqu’il se présente isolé, laisse de prise à la critique et de place au doute. En supposant, toutefois, que les premiers auteurs de la nation aient appartenu au type jaune, les moyens abondent d’établir qu’ils ont eu les meilleures raisons de s’en éloigner.

Entre le moment où les premières hordes touraniennes descendirent vers le sud-ouest et le jour où elles s’emparèrent de la cité de Constantin, entre ces deux dates que tant de siècles séparent, il s’est passé bien des événements ; les Turcs occidentaux ont eu bien des fortunes diverses. Tour à tour, vainqueurs et vaincus, esclaves ou maîtres, ils se sont installés au milieu de nationalités très diverses. Suivant les annalistes (03)[83], leurs ancêtres Oghouzes, descendus de l’Altaï, habitaient, au temps d’Abraham, ces steppes immenses de la haute Asie qui s’étendent du Kataï au lac Aral, de la Sibérie au Thibet, précisément l’ancien et mystérieux domaine où vivaient encore à cette époque, de nombreuses nations germaniques (1)[84]. Circonstance assez singulière : aussitôt que les écrivains de l’Orient commencent à parler des peuples du Turkestan, c’est pour vanter la beauté de leur taille et de leur visage (2)[85]. Toutes les hyperboles leur sont, à ce sujet, familières, et comme ces écrivains avaient, sous les yeux, pour leur servir de point de comparaison, les plus beaux types de l’ancien monde, il n’est pas très probable qu’ils se soient enthousiasmés à l’aspect de créatures aussi incontestablement laides et repoussantes que le sont d’ordinaire les individus de sang mongol. Ainsi, malgré la linguistique, peut-être mal appliquée (3)[86], il y aurait là quelque chose à dire. Admettons pourtant que les Oghouzes de l’Altaï aient été, comme on le suppose, un peuple finnois, et descendons à l’époque musulmane où les tribus turques se trouvaient établies dans la Perse et l’Asie Mineure sous différentes dénominations et dans des situations non moins variées.

Les Osmanlis n’existaient pas encore, et les Seldjoukis, d’où ils devaient sortir, étaient fortement mélangés déjà avec les races de l’islamisme. Les princes de cette nation, tels que Ghaïaseddin-Keïkosrew, en 1237, épousaient librement des femmes arabes. Ils faisaient mieux encore, puisque la mère d’un autre dynaste seldjouki, Aseddin, était chrétienne ; et, du moment que les chefs, en tous pays, plus jaloux que le vulgaire de garder la pureté généalogique, se montraient si dégagés de préjugés, il est, au moins, permis de supposer que les sujets n’étaient pas plus scrupuleux. Comme leurs courses perpétuelles leur donnaient tous les moyens d’enlever des esclaves sur le vaste territoire qu’ils parcouraient, nul doute que dès le XIIIe siècle l’ancien rameau oghouze, auquel appartenaient de loin les Seldjoukis du Roum, ne fût extrêmement imprégné de sang sémitique.

Ce fut de ce rameau que sortit Osman, fils d’Ortoghroul et père des Osmanlis. Les familles ralliées autour de sa tente étaient peu nombreuses. Son armée ne valait guère mieux qu’une bande, et si les premiers successeurs de ce Romulus errant purent réussir à l’augmenter, ce ne fut qu’en usant du procédé pratiqué par le frère de Rémus, c’est-à-dire, en ouvrant leurs tentes à tous ceux qui en souhaitèrent l’entrée.

Je veux supposer que la ruine de l’empire seldjouki contribua à leur envoyer des recrues de leur race. Cette race était bien altérée, on le voit, et d’ailleurs la ressource fut insuffisante, puisqu’à dater de ce moment les Turcs firent la chasse aux esclaves dans le but avoué d’épaissir leurs rangs. Au commencement du XIVe siècle, Ourkan, conseillé par Khalil Tjendereli le Noir, instituait la milice des janissaires. D’abord, il n’y en eut que mille. Mais, sous Mahomet IV, les nouvelles milices comptaient cent quarante mille soldats, et, comme jusqu’à cette époque, on fut soigneux de ne remplir les compagnies que d’enfants chrétiens enlevés en Pologne, en Allemagne et en Italie, ou recrutés dans la Turquie d’Europe, puis convertis à l’islamisme, ce furent au moins cinq cent mille chefs de famille qui, dans une période de quatre siècles, vinrent infuser un sang européen dans les veines de la nation turque.

Là ne se bornèrent pas les adjonctions ethniques. La piraterie, pratiquée sur une si grande échelle dans tout le bassin de la Méditerranée, avait surtout pour but de recruter les harems, et, ce qui est plus concluant encore, pas de bataille n’était livrée et gagnée qui n’augmentât de même le peuple croyant. Une bonne partie des captifs mâles abjurait, et dès lors comptait parmi les Turcs. Puis les environs du champ de combat parcourus par les troupes livraient toutes les femmes que les vainqueurs pouvaient saisir. Souvent ce butin se trouva tellement abondant, qu’il ne se plaçait qu’avec peine ; on échangeait la plus belle fille pour une botte (1)[87]. En rapprochant ces observations du chiffre bien connu de la population turque, tant d’Asie que d’Europe, et qui n’a jamais dépassé 12 millions, on restera convaincu que la question de la permanence du type n’a rien absolument à emprunter, en fait d’arguments pour ou contre, à l’histoire d’un peuple aussi mélangé que les Turcs. Et cette vérité est si claire, qu’en retrouvant, ce qui arrive quelquefois, dans des individus osmanlis, quelques traits assez reconnaissables de la race jaune, ce n’est pas à une origine finnique directe qu’il faut attribuer cette rencontre ; c’est simplement aux effets d’une alliance slave ou tatare, livrant, de seconde main ce qu’elle avait reçu elle-même d’étranger. Voilà ce qu’on peut observer sur l’ethnologie des Ottomans. Je passe maintenant aux Madjars.

La prétention des Unitaires est fondée sur le raisonnement que voici : « Les « Madjars sont d’origine finnoise, parents des Lapons, des Samoyèdes, des Esquimaux, tous gens de petite taille, à faces larges et à pommettes saillantes, à teints jaunâtres ou bruns sales. Cependant les Madjars ont une stature élevée et bien prise, des membres longs, souples et vigoureux, des traits pareils à ceux des nations blanches et d’une évidente beauté. Les Finnois ont toujours été faibles, inintelligents, opprimés. Les Madjars tiennent parmi les conquérants du monde un rang illustre. Ils ont fait des esclaves et ne l’ont pas été ; donc … puisque les Madjars sont Finnois, et, au physique comme au moral, diffèrent de si loin de tous les autres rameaux de leur souche primitive, c’est qu’ils ont énormément changé (1)[88].  »

Le changement serait tellement extraordinaire, s’il avait eu lieu, qu’il serait inexplicable, même pour les Unitaires, en supposant, d’ailleurs, les types doués de la mobilité la plus excessive ; car la métamorphose se serait opérée entre la fin du IXe siècle et notre époque, c’est-à-dire dans un espace de 800 ans seulement, pendant lequel on sait que les compatriotes de saint Étienne se sont assez peu mêlés aux nations au milieu desquelles ils vivent. Heureusement pour le sens commun, il n’y a pas lieu à s’étonner, puisque le raisonnement que je vais combattre, parfait d’ailleurs, pèche dans l’essentiel ; les Hongrois ne sont certainement pas des Finnois.

Dans une notice fort bien écrite, M. A. de Gérando (2)[89] a désormais réduit à rien les théories de Schlotzer et de ses partisans, et prouvé, par les raisons les plus solides, tirées des historiens grecs et arabes, par l’opinion des annalistes hongrois, par des faits constatés et des dates qui bravent toute critique, par des raisons philologiques enfin, la parenté des Sicules avec les Huns et l’identité primitive de la tribu transylvaine avec les derniers envahisseurs de la Pannonie. Les Hongrois sont donc des Huns.

Ici se produira sans doute une objection nouvelle. On dira qu’il en résulte seulement pour les Madjars une parenté différente, mais non moins intime avec la race jaune. C’est une erreur. Si la dénomination de Huns est un nom de nation, c’est aussi, historiquement parlant, un mot collectif, et qui ne désigne pas une masse homogène. Dans la foule des tribus enrôlées sous la bannière des ancêtres d’Attila, on a distingué, entre autres, de tout temps, certaines bandes appelées les Huns blancs, où l’élément germanique dominait[90].

À la vérité, le contact avec les groupes jaunes avait altéré la pureté du sang : mais c’est aussi ce que le faciès un peu anguleux et osseux du Madjar confesse avec une remarquable sincérité. La langue est très voisine, dans ses affinités, des dialectes turcs : les Madjars sont donc des Huns blancs, et cette nation, dont on a fait improprement un peuple jaune, parce qu’elle était confondue, par des alliances volontaires ou forcées, avec cette race, se trouve ainsi composée de métis à base germanique. La langue a des racines et une terminologie tout étrangères à leur espèce dominante, absolument comme il en était pour les Scythes jaunes, qui parlaient un dialecte arian[91], et pour les Scandinaves de la Neustrie, gagnés, après quelques années de conquête, au dialecte celto-latin de leurs sujets (1)[92]. Rien, dans tout cela, n’autorise à supposer que le temps, l’effet des climats divers et du changement d’habitudes aient, d’un Lapon ou d’un Ostiak, d’un Tongouse ou d’un Permien, fait un saint Étienne. En vertu de cette réfutation des seuls arguments présentés par les Unitaires, je conclus que la permanence des types chez les races est au-dessus de toute contestation, et si forte, si inébranlable, que le changement de milieu le plus complet ne peut rien pour la détruire, tant qu’il n’y a pas mélange d’une branche humaine avec quelque autre.

Ainsi, quelque parti qu’on veuille prendre sur l’unité ou la multiplicité des origines de l’espèce, les différentes familles sont aujourd’hui parfaitement séparées les unes des autres, puisque aucune influence extérieure ne saurait les amener à se ressembler, à s’assimiler, à se confondre.

Les races actuelles sont donc des branches bien distinctes d’une ou de plusieurs souches primitives perdues, que les temps historiques n’ont jamais connues, dont nous ne sommes nullement en état de nous figurer les caractères même les plus généraux ; et ces races, différant entre elles par les formes extérieures et les proportions des membres, par la structure de la tête osseuse, par la conformation interne du corps, par la nature du système pileux, par la carnation, etc., ne réussissent à perdre leurs traits principaux qu’à la suite et par la puissance des croisements.

Cette permanence des caractères génériques suffit pleinement à produire les effets de dissemblance radicale et d’inégalité, à leur donner la portée de lois naturelles, et à appliquer à la vie physiologique des peuples les mêmes distinctions que j’appliquerai plus tard à leur vie morale.

Puisque je me suis résigné, par respect pour un agent scientifique que je ne puis détruire, et, plus encore, par une interprétation religieuse que je n’oserais attaquer, à laisser de côté les doutes véhéments qui m’assiègent au sujet de la question d’unité primordiale, je vais maintenant tâcher d’exposer, autant que faire se peut, par les moyens qui me restent, les causes probables de divergences physiologiques si indélébiles.

Personne ne sera tenté de le nier, il plane au-dessus d’une question de cette gravité une mystérieuse obscurité, grosse de causes à la fois physiques et immatérielles. Certaines raisons relevant du domaine divin, et dont l’esprit effrayé sent le voisinage sans en deviner la nature, dominent au fond des plus épaisses ténèbres du problème, et il est bien vraisemblable que les agents terrestres, auxquels on demande la clef du secret, ne sont eux-mêmes que des instruments, des ressorts inférieurs de la grande œuvre. Les origines de toutes choses, de tous les mouvements, de tous les faits, sont, non pas des infiniment petits, comme on s’amuse souvent à le dire, mais tellement immenses, au contraire, tellement vastes et démesurées vis-à-vis de notre faiblesse, que nous pouvons les soupçonner et indiquer que peut-être elles existent, sans jamais pouvoir espérer les toucher du doigt ni les révéler d’une manière sûre. De même que, dans une chaîne de fer destinée à supporter un grand poids, il arrive fréquemment que l’anneau le plus rapproché de l’objet est le plus petit, de même la cause dernière peut sembler souvent presque insignifiante, et si on s’arrête à la considérer isolément, on oublie la longue série qui la précède et la soutient, et qui, forte et puissante, prend son attache hors de la vue. Il ne faut donc pas, avec l’anecdote antique, s’émerveiller de la puissance de la feuille de rose qui fit déborder l’eau : il est plus juste de considérer que l’accident gisait au fond du liquide surabondamment renfermé dans les flancs du vase. Rendons tout respect aux causes premières, génératrices, célestes et lointaines, sans lesquelles rien n’existerait, et qui, confidentes du motif divin, ont droit à une part de la vénération rendue à leur auteur omnipotent ; cependant, abstenons-nous d’en parler ici. Il n’est pas à propos de sortir de la sphère humaine où seulement on peut espérer de rencontrer des certitudes, et il convient de se borner à saisir la chaîne, sinon par son dernier et moindre anneau, du moins par sa partie visible et tangible, sans avoir la prétention, trop difficile à soutenir, de remonter au delà de la portée du bras. Ce n’est pas de l’irrévérence ; c’est, au contraire, le sentiment sincère d’une faiblesse insurmontable.

L’homme est un nouveau venu dans le monde. La géologie, ne procédant que par inductions, il est vrai, toutefois avec une persistance bien remarquable, constate son absence dans toutes les formations antérieures du globe ; et, parmi les fossiles, elle ne le rencontre pas. Lorsque, pour la première fois, nos parents apparurent sur la terre déjà vieille, Dieu, suivant les livres saints, leur apprit qu’ils en seraient les maîtres, et que tout plierait sous leur autorité. Cette promesse de domination s’adressait moins aux individus qu’à leur descendance ; car ces faibles créatures semblaient pourvues de bien peu de ressources, je ne dirai pas pour dompter toute la nature, mais seulement pour résister à ses moindres forces[93]. Les cieux éthérés avaient vu, dans les périodes précédentes, sortir, du limon terrestre et des eaux profondes, des êtres bien autrement imposants que l’homme. Sans doute, la plupart des races gigantesques avaient disparu dans les révolutions terribles où le monde inorganique témoigna d’une puissance si fort éloignée de toute proportion avec celle de la nature animée. Pourtant un grand nombre de ces bêtes monstrueuses vivaient encore. Les éléphants et les rhinocéros hantaient par troupeaux tous les climats, et le mastodonte même laisse encore les traces de son existence dans les traditions américaines[94].

Ces monstres attardés devaient suffire et au delà pour imprimer aux premiers individus de notre espèce, avec un sentiment craintif de leur infériorité, des pensées bien modestes sur leur royauté problématique. Et ce n’étaient pas les animaux seuls auxquels il fallait disputer et enlever l’empire. On pouvait, à la rigueur, les combattre, employer contre eux la ruse, à défaut de la force, et, sinon les vaincre, du moins les éviter et les fuir. Il n’en était pas de même de cette immense nature qui, de toutes parts, embrassait, enfermait les familles primitives et leur faisait sentir lourdement son effrayante domination[95]. Les causes cosmiques auxquelles on doit attribuer les antiques bouleversements agissaient toujours, bien qu’affaiblies. Des cataclysmes partiels dérangeaient encore les positions relatives des terres et des océans. Tantôt le niveau des mers s’élevait et engloutissait de vastes plages ; tantôt une terrible éruption volcanique soulevait du sein des flots quelque contrée montagneuse qui venait s’annexer à un continent. Le monde était encore en travail, et Jéhovah ne l’avait pas calmé en lui disant : Tout est bien !

Dans cette situation, les conditions atmosphériques se ressentaient nécessairement du manque général d’équilibre. Les luttes entre la terre, l’eau, le feu, amenaient des variations rapides et tranchées d’humidité, de sécheresse, de froid, de chaud, et les exhalaisons d’un sol encore tout frémissant exerçaient sur les êtres une action irrésistible. Toutes ces causes enveloppant le globe d’un souffle de combats, de souffrances, de peines, redoublaient nécessairement la pression que la nature exerçait sur l’homme, et l’influence des milieux et les différences climatériques ont alors possédé, pour réagir sur nos premiers parents, une tout autre efficacité qu’aujourd’hui. Cuvier affirme dans son Discours sur les Révolutions du Globe, que l’état actuel des forces inorganiques ne pourrait, en aucune façon, déterminer des convulsions terrestres, des soulèvements, des formations semblables à celles dont la géologie constate les effets. Ce que cette nature, si terriblement douée, exerçait alors sur elle-même de modifications devenues aujourd’hui impossibles, elle le pouvait aussi sur l’espèce humaine, et ne le peut plus désormais. Son omnipotence s’est tellement perdue, ou du moins tellement amoindrie et rapetissée, que dans une série d’années équivalant à peu près à la moitié du temps que notre espèce a passé sur la terre, elle n’a produit aucun changement de quelque importance, encore bien moins rien de comparable à ces traits arrêtés qui ont séparé à jamais les différentes races[96].

Deux points ne sont pas douteux : c’est que les principales différences qui séparent les branches de notre espèce ont été fixées dans la première moitié de notre existence terrestre, et, ensuite que, pour concevoir un moment où, dans cette première moitié, ces séparations physiologiques aient pu s’effectuer, il faut remonter aux temps où l’influence des agents extérieurs a été plus active que nous ne la voyons être dans l’état ordinaire du monde, dans sa santé normale. Cette époque ne saurait être autre que celle qui a immédiatement entouré la création, alors qu’émue encore par les dernières catastrophes, elle était soumise sans réserve aux influences horribles de leurs derniers tressaillements.

En s’en tenant à la doctrine des Unitaires, il est impossible d’assigner à la séparation des types une date postérieure.

Il n’y a pas à tirer parti de ces déviations fortuites qui se produisent quelquefois dans certains individus, et qui, si elles se perpétuaient, créeraient, incontestablement, des variétés très dignes d’attention. Sans parler de plusieurs affections, comme la gibbosité, on a relevé des faits curieux qui semblent, au premier abord, propres à expliquer la diversité des races. Pour n’en citer qu’un seul, M. Prichard parle, d’après M. Baker[97], d’un homme couvert sur tout le corps, à l’exception de la face, d’une sorte de carapace de couleur obscure, analogue à une immense verrue fort dure, insensible et calleuse, et qui, lorsqu’on l’entamait, ne donnait point de sang. À différentes époques, ce tégument singulier, ayant atteint une épaisseur de trois quarts de pouce, se détachait, tombait, et était remplacé par un autre tout pareil. Quatre fils naquirent de cet homme. Ils étaient semblables à leur père. Un seul survécut : mais M. Baker, qui le vit dans son enfance, ne dit pas s’il est parvenu à l’âge adulte. Il conclut seulement que, puisque le père avait produit de tels rejetons, une famille particulière aurait pu se former, qui aurait conservé un type spécial, et que, le temps et l’oubli aidant, on se serait cru autorisé, plus tard, à considérer cette variété d’hommes comme présentant des caractères spécifiques particuliers.

La conclusion est admissible. Seulement, les individus, si différents de l’espèce en général, ne se perpétuent pas. Leur postérité rentre dans la règle commune ou s’éteint bientôt. Tout ce qui dévie de l’ordre naturel et normal ne peut qu’emprunter la vie et n’est pas apte à la conserver. Sans quoi, les accidents les plus étranges auraient écarté, depuis longtemps, l’humanité des conditions physiologiques observées de tous temps chez elle. Il faut en inférer qu’une des conditions essentielles, constitutives, de ces anomalies est précisément d’être transitoires, et on ne saurait dès lors faire rentrer dans de telles catégories la chevelure du nègre, sa peau noire, la couleur jaune du Chinois, sa face large, ses yeux bridés. Ce sont autant de caractères permanents qui n’ont rien d’anormal et qui, en conséquence, ne proviennent pas d’une déviation accidentelle.

Résumons ici tout ce qui précède.

Devant les difficultés que présentent l’interprétation la plus répandue du texte biblique et l’objection tirée de la loi qui régit la génération des hybrides, il est impossible de se prononcer catégoriquement et d’affirmer, pour l’espèce, la multiplicité d’origines.

Il faut donc se contenter d’assigner des causes inférieures à ces variétés si tranchées dont la permanence est incontestablement le caractère principal, permanence qui ne peut se perdre que par l’effet des croisements. Ces causes, on peut les apercevoir dans l’énergie climatérique que possédait notre globe aux premiers temps où parut la race humaine. Il n’y a pas de doute que les conditions de force de la nature inorganique étaient, alors, tout autrement puissantes qu’on ne les a connues depuis, et il a pu s’accomplir, sous leur pression, des modifications ethniques devenues impossibles. Probablement aussi, les êtres exposés à cette action redoutable s’y prêtaient beaucoup mieux que ne le pourraient les types actuels. L’homme, étant nouvellement créé, présentait des formes encore incertaines, peut-être même n’appartenait d’une manière bien tranchée ni à la variété blanche, ni à la noire, ni à la jaune. Dans ce cas, les déviations qui portèrent les caractères primitifs de l’espèce vers les variétés aujourd’hui établies, eurent beaucoup moins de chemin à faire que n’en aurait maintenant la race noire, par exemple, pour être ramenée au type blanc, ou la jaune pour être confondue avec la noire. Dans cette supposition, on devrait se représenter l’individu adamite comme également étranger à tous les groupes humains actuels ; ceux-ci auraient rayonné autour de lui et se seraient éloignés, les uns des autres, du double de la distance existant entre lui et chacun d’eux. Qu’auraient dès lors conservé les individus de toutes races du spécimen primitif ? Uniquement les caractères les plus généraux qui constituent notre espèce : la vague ressemblance de formes que les groupes les plus distants ont en commun ; la possibilité d’exprimer leurs besoins au moyen de sons articulés par la voix ; mais rien davantage. Quant au surplus des traits les plus spéciaux de ce premier type, nous les aurions tous perdus, aussi bien les peuples noirs que les peuples non noirs ; et, quoique descendus primitivement de lui, nous aurions reçu d’influences étrangères tout ce qui constitue désormais notre nature propre et distincte. Dès lors, produits tout à la fois de la race adamique primitive et des milieux cosmogoniques, les races humaines n’auraient entre elles que des rapports très faibles et presque nuls. Le témoignage persistant de cette fraternité primordiale serait la possibilité de donner naissance à des hybrides féconds, et il serait unique. Il n’y aurait rien de plus, et en même temps que les différences des milieux primordiaux auraient distribué à chaque groupe son caractère isolé, ses formes, ses traits, sa couleur d’une manière permanente, elles auraient brisé décidément l’unité primitive, demeurée à l’état de fait stérile quant à son influence sur le développement ethnique. La permanence rigoureuse, indélébile des traits et des formes, cette permanence que les plus lointains documents historiques affirment et garantissent, serait le cachet, la confirmation de cette éternelle séparation des races.


CHAPITRE XII.

Comment les races se sont séparées physiologiquement, et quelles variétés elles ont ensuite formées par leurs mélanges. Elles sont inégales en force et en beauté.

Il est bon d’éclairer complètement la question des influences cosmogoniques, puisque les arguments qui en sortent sont ceux dont je me contente ici. Le premier doute à écarter est le suivant : Comment les hommes, réunis sur un seul point par suite d’une origine commune, ont-ils pu être exposés à des actions physiques totalement diverses ? Et si leurs groupes, quand les différences de races ont commencé, étaient déjà assez nombreux pour se répandre dans des climats distincts, comment se fait-il qu’ayant à lutter contre des difficultés immenses, telles que traversées de forêts profondes et de contrées marécageuses, de déserts de sable ou de neige, passages de fleuves, rencontres de lacs et d’océans, ils soient parvenus à réaliser des voyages que l’homme civilisé, avec toute sa puissance, n’accomplit encore qu’avec grand-peine ? Pour répondre à ces objections, il faut examiner quelle a pu être la première station de l’espèce.

C’est une notion fort ancienne, et adoptée par de grands esprits des temps modernes, tels que Georges Cuvier, que les différents systèmes de montagnes ont dû servir de points de départ à certaines catégories de races. Ainsi les blancs, et même quelques variétés africaines, qui, par la forme de la tête osseuse, se rapprochent des proportions de nos familles, auraient eu leur première résidence dans le Caucase. La race jaune serait descendue des hauteurs glacées de l’Altaï. À leur tour, les tribus de nègres prognathes auraient, sur les versants méridionaux de l’Atlas, construit leurs premières cabanes, tenté leurs premières migrations ; et, de cette façon, ce que les temps originels auraient le mieux connu, ce seraient précisément ces lieux redoutables, de difficile accès, pleins de sombres horreurs, torrents, cavernes, glaces, neiges éternelles, infranchissables abîmes ; tandis que toutes les terreurs de l’inconnu se seraient trouvées, pour nos plus antiques parents, dans les plaines découvertes, sur les grandes rives des fleuves, des lacs et des mers.

Le motif premier qui semble avoir conduit les philosophes anciens à émettre cette théorie, et les modernes à la renouveler, c’est l’idée que, pour traverser les grandes crises physiques de notre globe, l’espèce humaine a dû se rallier sur des sommets où les flots des déluges ne pouvaient l’atteindre. Mais cette application agrandie et généralisée de la tradition de l’Ararat, bien que convenant peut-être à des époques postérieures aux temps primitifs, à des temps où les populations avaient déjà couvert la face du monde, devient tout à fait inadmissible pour les temps où précisément l’espèce a dû naître dans le calme au moins relatif de la nature, et, soit dit en passant, elle est tout à fait contraire aux notions d’unité de l’espèce. De plus, les montagnes ont toujours été, dès les temps les plus reculés, l’objet d’une profonde crainte, d’un respect superstitieux. C’est là que toutes les mythologies ont placé le séjour des dieux. C’est sur la cime nuageuse de l’Olympe, c’est sur le mont Mérou que les Grecs et les Brahmes ont rêvé leurs assemblées divines ; c’est sur le haut du Caucase que Prométhée souffrait le châtiment mystérieux d’un crime plus mystérieux encore ; et, si les hommes avaient commencé par habiter ces hautes retraites, il est peu probable que leur imagination les eût ainsi relevées si fort que de les porter jusque dans le ciel. On vénère médiocrement ce que l’on a vu, connu, foulé aux pieds : il n’y aurait eu de divinités que dans les eaux et les plaines. Je suis donc induit à admettre l’idée contraire, et à supposer que les terrains découverts et plats ont été les témoins des premiers pas de l’homme. Du reste, c’est la notion biblique (1)[98], et du moment où le premier séjour se trouve ainsi établi, les difficultés des migrations sont sensiblement diminuées ; car les terrains plats, généralement coupés par des fleuves, aboutissent à des mers, et il n’est plus besoin de se préoccuper de la traversée bien autrement difficile des forêts, des déserts et des grands marécages.

Il y a deux genres de migrations : les unes volontaires ; de celles-là il ne saurait être question dans les âges tout à fait génésiaques. Les autres sont imprévues et plus possibles et plus probables encore chez des sauvages imprudents, maladroits, que chez des nations perfectionnées. Il suffit d’une famille embarquée sur un radeau qui dérive, de quelques malheureux surpris par une irruption de la mer, cramponnés à des troncs d’arbres et saisis par les courants, pour donner la raison d’une transplantation lointaine. Plus l’homme est faible, plus il est le jouet des forces inorganiques. Moins il a d’expérience, plus il obéit en esclave à des accidents qu’il n’a pas su prévoir et qu’il ne peut éviter. On connaît des exemples frappants de la facilité avec laquelle des êtres de notre espèce peuvent être transportés, malgré eux, à des distances considérables. Ainsi l’on raconte qu’en 1696, deux pirogues d’Ancorso, montées d’une trentaine de sauvages, hommes et femmes, furent saisies par le mauvais temps, et, après avoir vogué quelque temps à la dérive, arrivèrent enfin à l’une des îles Philippines, Samal, distante de trois cents lieues du point d’où les pirogues étaient parties. Autre exemple : Quatre naturels d’Ulea, se trouvant dans un canot, furent emportés par un coup de vent, errèrent pendant huit mois en mer, et finirent par arriver à l’une des îles de Radack, à l’extrémité orientale de l’archipel des Carolines, ayant ainsi fait involontairement une traversée de 550 lieues. Ces malheureux vivaient uniquement de poisson ; ils recueillaient les gouttes de pluie avec le plus grand soin. Cette ressource venait-elle à leur manquer, ils plongeaient au fond de la mer et buvaient de cette eau, qui, dit-on, est moins salée. Il va sans dire qu’en arrivant à Radack, les navigateurs étaient dans l’état le plus déplorable ; cependant ils se remirent assez promptement, et recouvrèrent la santé (1)[99].

Ces deux citations suffisent pour rendre admissible l’idée d’une rapide diffusion de certains groupes humains dans des climats très différents, et sous l’empire des circonstances locales les plus opposées. Si, cependant, il fallait encore d’autres preuves, on pourrait parler de la facilité avec laquelle les insectes, les testacés, les plantes, se répandent partout, et certainement il n’est pas nécessaire de démontrer que ce qui arrive pour les catégories d’êtres que je viens de nommer est, à plus forte raison, moins difficile pour l’homme (2)[100]. Les testacés terrestres sont entraînés dans la mer par la destruction des falaises, puis emportés jusqu’à des plages lointaines au moyen des courants. Les zoophytes, attachés à la coquille des mollusques, ou laissant flotter leurs bourgeons sur la surface de l’Océan, vont, où les vents les emportent, établir de lointaines colonies ; et ces mêmes arbres d’espèces inconnues, ces mêmes poutres sculptées qui, dans le XVe siècle, vinrent s’échouer, après tant d’autres inobservées, sur les côtes des Canaries, et servant de texte aux méditations de Christophe Colomb, contribuèrent à la découverte du nouveau monde, portaient probablement aussi, sur leurs surfaces, des œufs d’insectes, que la chaleur d’une sève nouvelle devait faire éclore bien loin du lieu de leur origine et du terrain où vivaient leurs congénères.

Ainsi nulle difficulté à ce que les premières familles humaines aient pu habiter promptement des climats très divers, des lieux très éloignés les uns des autres. Mais, pour que la température et les circonstances locales qui en résultent soient diverses, il n’est pas nécessaire, même dans l’état actuel du globe, que les lieux se trouvent à de longues distances. Sans parler des pays de montagnes, comme la Suisse, où, dans l’espace d’une à deux lieues de terrain, les conditions de l’atmosphère et du sol varient tellement que l’on y trouve confondues, en quelque sorte, la flore de la Laponie et celle de l’Italie méridionale ; sans rappeler que l’Isola Madre, sur le lac Majeur, nourrit des orangers en pleine terre, de grands cactus et des palmiers nains à la vue du Simplon, personne n’ignore combien la température de la Normandie est plus rude que celle de l’île de Jersey. Dans un triangle étroit, et sans qu’il soit besoin de faire appel aux déductions de l’orographie, nos côtes de l’ouest présentent le spectacle le plus varié en fait d’existences végétales (1)[101].

Quelle ne devait pas être la valeur des contrastes, sur l’espace le plus resserré, dans les époques redoutables au lendemain desquelles se reporte la naissance de notre espèce! Un seul et même lieu devenait aisément le théâtre des plus grandes révolutions atmosphériques, lorsque la mer s’en éloignait ou s’en approchait par l’inondation ou la mise à sec des régions voisines ; lorsque des montagnes s’élevaient, tout à coup, en masses énormes, ou s’abaissaient au niveau commun du globe, de manière à laisser des plaines remplacer leurs crêtes ; lorsque, enfin, des tressaillements dans l’axe de la terre et, par suite, dans l’équilibre général et dans l’inclinaison des pôles sur l’écliptique, venaient troubler l’économie générale de la planète.

On doit ainsi considérer comme écartée toute objection tirée de la difficulté du changement de lieux et de température aux premiers âges du monde, et rien ne s’oppose à ce que la famille humaine ait pu, soit étendre fort loin quelques-uns de ses groupes, soit, en les conservant réunis tous dans un espace assez resserré, les voir subir des influences très multiples. C’est de cette manière que purent se former les types secondaires dont sont descendues les branches actuelles de l’espèce. Quant à l’homme de la création première, quant à l’Adamite, puisqu’il est impossible de rien savoir de ses caractères spécifiques, ni combien chacune des familles nouvelles a conservé ou perdu de sa ressemblance, laissons-le, tout à fait, en dehors de la controverse. De cette façon, nous ne remontons pas plus haut dans notre examen que les races de seconde formation. Je rencontre ces races bien caractérisées au nombre de trois seulement : la blanche, la noire et la jaune (1)[102]. Si je me sers de dénominations empruntées à la couleur de la peau, ce n’est pas que je trouve l’expression juste ni heureuse, car les trois catégories dont je parle n’ont pas précisément pour trait distinctif la carnation, toujours très multiple dans ses nuances, et on a vu plus haut qu’il s’y joignait des faits de conformation plus importants encore. Mais, à moins d’inventer moi-même des noms nouveaux, ce que je ne me crois pas en droit de faire, il faut bien me résoudre à choisir, dans la terminologie en usage, des désignations non pas absolument bonnes, mais moins défectueuses que les autres, et je préfère décidément celles que j’emploie ici et qui, après avertissement préalable, sont assez inoffensives, à tous ces appellatifs tirés de la géographie ou de l’histoire, qui ont jeté tant de désordre sur un terrain déjà assez embarrassé par lui-même. Ainsi, j’avertis, une fois pour toutes, que j’entends par blancs ces hommes que l’on désigne aussi sous le nom de race caucasique, sémitique, japhétide. J’appelle noirs, les Chamites, et jaunes, le rameau altaïque, mongol, finnois, tatare. Tels sont les trois éléments purs et primitifs de l’humanité. Il n’y a pas plus de raisons d’admettre les vingt-huit variétés de Blumenbach que les sept de M. Prichard, l’un et l’autre classant dans leurs séries des hybrides notoires. Chacun des trois types originaux, en son particulier, ne présenta probablement jamais une unité parfaite. Les grandes causes cosmogoniques n’avaient pas seulement créé dans l’espèce des variétés tranchées : elles avaient aussi, sur les points où leur action s’était exercée, déterminé, dans le sens de chacune des trois variétés principales, l’apparition de plusieurs genres qui possédèrent, outre les caractères généraux de leur branche, des traits distinctifs particuliers. Il n’y eut pas besoin de croisements ethniques pour amener ces modifications spéciales ; elles préexistèrent à tous les alliages. C’est vainement qu’on chercherait aujourd’hui à les constater dans l’agglomération métisse qui constitue ce qu’on nomme la race blanche. Cette impossibilité doit exister aussi pour la jaune. Peut-être le type mélanien s’est-il conservé pur quelque part ; du moins, il est certainement resté plus original, et il démontre ainsi, sur le vu même, ce que nous pouvons, pour les deux autres catégories humaines, admettre, non pas d’après le témoignage de nos sens, mais d’après les inductions fournies par l’histoire.

Les nègres ont continué d’offrir différentes variétés originelles, telles que le type prognathe à chevelure laineuse, celui du nègre hindou du Kamaoun et du Dekkhan, celui du Pélagien de la Polynésie. Très certainement des variétés se sont formées entre ces genres au moyen de mélanges, et c’est de là que dérivent, tant pour les noirs que pour les blancs et les jaunes, ce qu’on peut appeler les types tertiaires.

On a relevé un fait bien digne de remarque, dont on prétend se servir aujourd’hui comme d’un critérium sûr pour reconnaître le degré de pureté ethnique d’une population. C’est la ressemblance des visages, des formes, de la constitution et, partant, des gestes et du maintien. Plus une nation serait exempte d’alliage et plus tous ses membres auraient en commun ces similitudes que j’énumère. Plus au contraire elle se serait croisée, et plus on trouverait de différences dans la physionomie, la taille, le port, l’apparence enfin des individualités. Le fait est incontestable, et le parti à en tirer est précieux ; mais ce n’est pas tout à fait celui que l’on pense.

La première observation qui a fait découvrir ce fait, a eu lieu sur des Polynésiens ; or, les Polynésiens ne sont pas une race pure, tant s’en faut, puisqu’ils sont issus de mélanges différemment gradués entre les noirs et les jaunes. La transmission intégrale du type dans les différents individus n’indique donc pas la pureté de la race, mais seulement ceci : que les éléments, plus ou moins nombreux, dont cette race est composée, sont arrivés à se fondre parfaitement ensemble, de manière à ce que la combinaison en est, à la fin, devenue homogène, et que chaque individu de l’espèce n’ayant pas, dans les veines, d’autre sang que son voisin, il n’y a pas moyen qu’il en diffère physiquement. De même que les frères et sœurs se ressemblent souvent, comme provenant d’éléments semblables, ainsi, lorsque deux races productrices sont parvenues à s’amalgamer si complètement qu’il n’y a plus dans la nation de groupes ayant plus de l’essence de l’une que de l’autre, il s’établit, par équilibre, une sorte de pureté fictive, un type artificiel, et tous les nouveau-nés en apportent l’empreinte.

De cette façon, le type tertiaire, dont j’ai défini le mode de formation, put avoir de bonne heure le cachet faussement attribué à la pureté absolue et vraie de race, c’est-à-dire la ressemblance de ses individualités, et cela fut possible dans un délai d’autant plus court que deux variétés d’un même type furent relativement peu différentes entre elles. C’est pour ce motif que, dans une famille, si le père appartient à une nation autre que celle de la mère, les enfants ressembleront soit à l’un, soit à l’autre de leurs auteurs, et auront peine à établir une identité de caractères physiques entre eux ; tandis que, si les parents sont issus tous deux d’une même souche nationale, cette identité se produira sans aucune peine.

Il est encore une loi à signaler avant d’aller plus loin : les croisements n’amènent pas seulement la fusion de deux variétés. Ils déterminent la création de caractères nouveaux, qui deviennent dès lors le côté le plus important par lequel on puisse envisager un sous-genre. On va en voir bientôt des exemples. Je n’ai pas besoin d’ajouter, ce qui s’entend assez de soi, que le développement de cette originalité nouvelle ne peut être complet sans cette condition que la fusion des types générateurs sera préalablement parfaite, sans quoi la race tertiaire ne pourrait passer pour véritablement fondée. On devine donc qu’il faut ici des conditions de temps d’autant plus considérables, que les deux nations fusionnées seront plus nombreuses. Jusqu’à ce que le mélange soit complet et que la ressemblance et l’identité physiologique des individualités aient été établies, il n’y a pas sous-genre nouveau, il n’y a pas développement normal d’une originalité propre, bien que composite ; il n’existe que la confusion et le désordre qui naissent toujours de la combinaison inachevée d’éléments naturellement étrangers l’un à l’autre.

Nous n’avons qu’une très faible connaissance historique des races tertiaires. Ce n’est qu’aux débuts les plus brumeux des chroniques humaines que nous pouvons entrevoir, sur certains points, l’espèce blanche dans cet état qui ne paraît, nulle part, avoir duré longtemps. Les penchants essentiellement civilisateurs de cette race d’élite la poussaient constamment à se mélanger avec les autres peuples. Quant aux deux types jaune et noir, là où on les trouve à cet état tertiaire, ils n’ont pas d’histoire, car ce sont des sauvages (1)[103].

Aux races tertiaires en succèdent d’autres que j’appellerai quartenaires. Elles proviennent de l’hymen de deux grandes variétés. Les Polynésiens nés du mélange du type jaune avec le type noir (2)[104], les mulâtres, produits par les blancs et les noirs, voilà des générations qui appartiennent au type quartenaire. Inutile de faire remarquer, une fois de plus, que le nouveau type unit d’une manière plus ou moins parfaite des caractères spéciaux aux traits qui rappellent sa double descendance.

Du moment qu’une race quartenaire est encore modifiée par l’intervention d’un type nouveau, le mélange ne se pondère plus que difficilement, ne se combine plus que lentement et a grand-peine à se régulariser. Les caractères originels entrés dans sa composition, déjà considérablement affaiblis, sont de plus en plus neutralisés. Ils tendent à disparaître dans une confusion qui devient le principal cachet du nouveau produit. Plus ce produit se multiplie et se croise, plus cette disposition augmente. Elle arrive à l’infini. La population où on la voit s’accomplir est trop nombreuse pour que l’équilibre ait quelque chance de s’établir avant des séries de siècles. Elle ne présente qu’un spectacle effrayant d’anarchie ethnique. Dans les individualités, on retrouve, çà et là, tel trait dominant qui rappelle d’une manière sûre que cette population a dans les veines du sang de toute provenance. Tel homme aura la chevelure du nègre, tel autre le faciès mongol ; celui-ci les yeux du Germain, celui-là la taille du Sémite, et ce seront tous des parents ! Voilà le phénomène offert par les grandes nations civilisées, et on l’observe surtout dans leurs ports de mer, leurs capitales et leurs colonies, lieux où les fusions s’accomplissent avec le plus de facilité. À Paris, à Londres, à Cadix, à Constantinople, on trouvera, sans sortir de l’enceinte des murs, et en se bornant à l’observation de la population qui se dit indigène, des caractères appartenant à toutes les branches de l’humanité. Dans les basses classes, depuis la tête prognathe du nègre jusqu’à la face triangulaire et aux yeux bridés du Chinois, on verra tout ; car, depuis la domination des Romains principalement, les races les plus lointaines et les plus disparates ont fourni leur contingent au sang des habitants de nos grandes villes. Les invasions successives, le commerce, les colonies implantées, la paix et la guerre ont contribué, à tour de rôle, à augmenter le désordre, et si l’on pouvait remonter un peu haut sur l’arbre généalogique du premier homme venu, on aurait chance d’être étonné de l’étrangeté de ses aïeux (1)[105].

Après avoir établi la différence physique des races, il reste encore à décider si ce fait est accompagné d’inégalité, soit dans la beauté des formes soit dans les mesures de la force musculaire. La question ne saurait rester longtemps douteuse.

J’ai déjà constaté que, de tous les groupes humains, ceux qui appartiennent aux nations européennes et à leur descendance sont les plus beaux. Pour en être pleinement convaincu, il suffit de comparer les types variés répandus sur le globe, et l’on voit que depuis la construction et le visage, en quelque sorte, rudimentaire du Pélagien et du Pécherai jusqu’à la taille élevée, aux nobles proportions de Charlemagne, jusqu’à l’intelligente régularité des traits de Napoléon, jusqu’à l’imposante majesté qui respire sur le visage royal de Louis XIV, il y a une série de gradations par laquelle les peuples qui ne sont pas du sang des blancs approchent de la beauté, mais ne l’atteignent pas.

Ceux qui y touchent de plus près sont nos plus proches parents : telles la famille ariane dégénérée de l’Inde et de la Perse, et les populations sémitiques les moins rabaissées par le contact noir (2)[106]. À mesure que toutes ces races s’éloignent trop du type blanc, leurs traits et leurs membres subissent des incorrections de formes, des défauts de proportion qui, en s’amplifiant, de plus en plus, chez celles qui nous sont devenues étrangères, finissent par produire cette excessive laideur, partage antique, caractère ineffaçable du plus grand nombre des branches humaines. On n’en est plus à écouter la doctrine reproduite par Helvétius dans son livre de l’Esprit, et qui consiste à faire de la notion du beau une idée purement factice et variable. Que tous ceux qui pourraient conserver encore quelques scrupules à cet égard consultent l’admirable essai de M. Gioberti (1)[107], il ne leur restera rien à contester. Nulle part on n’a mieux démontré que le beau est une idée absolue et nécessaire, qui ne saurait avoir une application facultative, et c’est en vertu des principes solides établis par le philosophe piémontais que je n’hésite pas à reconnaître la race blanche pour supérieure en beauté à toutes les autres, qui, entre elles, diffèrent encore dans la mesure où elles se rapprochent ou s’éloignent du modèle qui leur est offert. Il y a donc inégalité de beauté dans les groupes humains, inégalité logique, expliquée, permanente et indélébile.

Y a-t-il aussi inégalité de forces ? Sans contredit, les sauvages de l’Amérique, comme les Hindous, sont de beaucoup nos inférieurs sur ce point. Les Australiens se trouvent dans le même cas. Les nègres ont également moins de vigueur musculaire (2)[108]. Tous ces peuples supportent infiniment moins les fatigues. Mais il y a lieu de distinguer entre la force purement musculaire, celle qui n’a besoin pour vaincre que de se déployer à un seul moment donné, et cette puissance de résistance dont le caractère le plus remarquable est la durée. Cette dernière est plus typique que la première, qui rencontrerait au besoin des rivales, même dans les races les plus notoirement faibles. La pesanteur du poing, si on voulait la prendre comme unique critérium de la force, trouve chez des peuplades nègres fort abruties, chez des Nouveaux-Zélandais très débilement constitués, chez des Lascars, chez des Malais, quelques individus qui peuvent l’exercer de manière à contre-balancer les exploits de la populace anglaise ; tandis qu’à prendre les nations en masse, et en les jugeant d’après la somme de travaux qu’elles endurent sans fléchir, la palme appartient à nos peuples de race blanche.

Parmi ces peuples même, pour la force comme pour la beauté, l’inégalité se rencontre encore dans les différents groupes tout aussi bien, quoiqu’à un degré inférieur. Les Italiens sont plus beaux que les Allemands et que les Suisses, plus beaux que les Français et que les Espagnols. De même les Anglais présentent un caractère de beauté corporelle supérieur à celui des nations slaves.

Quant à la force du poing, les Anglais priment toutes les autres races européennes ; tandis que les Français et les Espagnols possèdent une puissance supérieure de résistance à la fatigue, aux privations, aux intempéries des climats les plus durs. La question a été mise hors de doute pour les Français, lors de la funeste campagne de Russie. Là où les Allemands et les troupes du Nord, habituées cependant aux rigueurs de la température, s’affaissèrent, presque en totalité, sous la neige, nos régiments, tout en payant un horrible tribut aux rigueurs de la retraite, purent cependant sauver le plus de monde. On a voulu attribuer cette prérogative à la supériorité de l’éducation morale et du sentiment guerrier. L’explication est peu satisfaisante. Les officiers allemands, qui périrent par centaines, avaient tout autant d’honneur et une conception aussi élevée du devoir que nos soldats, et ils n’en succombèrent pas moins. Concluons donc que les populations françaises possèdent certaines qualités physiques supérieures à celles de la famille allemande et qui leur permettent de braver, sans mourir, les neiges de la Russie comme les sables brûlants de l’Égypte.


CHAPITRE XIII.

Les races humaines sont intellectuellement inégales ; l’humanité n’est pas perfectible à l’infini.

Pour bien apprécier les différences intellectuelles des races, le premier soin doit être de constater jusqu’à quel degré de stupidité l’humanité peut descendre. Nous connaissons déjà le plus bel effort qu’elle puisse produire : c’est la civilisation.

La plupart des observateurs scientifiques ont eu jusqu’ici une tendance marquée à rabaisser, au delà de la vérité, les types les plus infimes.

Presque tous les premiers renseignements sur une tribu sauvage la dépeignent sous des couleurs faussement horribles, et lui assignent une telle impuissance d’intelligence et de raisonnement, qu’elle tombe au niveau du singe et au-dessous de l’éléphant. Ce jugement, il est vrai, a ses contrastes. Un navigateur est-il bien reçu dans une île, croit-il trouver, chez les habitants, de la douceur et un accueil hospitalier, réussit-il à en déterminer quelques-uns à travailler, un tant soit peu, avec les matelots, aussitôt les éloges s’accumulent sur l’heureuse peuplade ; elle est déclarée bonne à tout, propre à tout, capable de tout, et quelquefois l’enthousiasme, franchissant toutes limites, jure avoir trouvé chez elle des esprits supérieurs.

Il faut en appeler du jugement trop favorable comme du trop sévère. Parce que certains Taïtiens auront contribué au radoubage d’un baleinier, leur nation n’est pas pour cela civilisable. Parce que tel homme de Tonga-Tabou aura montré de la bienveillance à des étrangers, il n’est pas nécessairement accessible à tous les progrès, et, de même, on n’est pas autorisé à ravaler jusqu’à la brute tel indigène d’une côte longtemps inconnue, parce qu’il aura reçu les premiers visiteurs à coups de flèche, ou même parce qu’on l’aura trouvé mangeant des lézards crus et des boules de terre. Ce genre de repas n’annonce pas, sans doute, une intelligence bien relevée ni des mœurs bien cultivées. Mais, qu’on en soit certain toutefois, chez le cannibale le plus répugnant, il reste une étincelle du feu divin, et la compréhension peut s’allumer chez lui au moins jusqu’à un certain degré. Pas de tribus si humbles qui ne portent, sur les choses dont elles sont entourées, des jugements quelconques, vrais ou faux, justes ou erronés, qui, par le fait seul qu’ils existent, prouvent suffisamment la persistance d’un rayon intellectuel dans toutes les branches de l’humanité. C’est par là que les sauvages les plus dégradés sont accessibles aux enseignements de la religion et qu’ils se distinguent, d’une manière toute particulière et toujours reconnaissable, des brutes les plus intelligentes.

Cependant, cette vie morale, placée au fond de la conscience de chaque individu de notre espèce, est-elle capable de se dilater à l’infini ? Tous les hommes ont-ils, à un degré égal, le pouvoir illimité de progresser dans leur développement intellectuel ? Autrement dit, les différentes races humaines sont-elles douées de la puissance de s’égaler les unes les autres ? Cette question est, au fond, celle de la perfectibilité indéfinie de l’espèce et de l’égalité des races entre elles. Sur les deux points, je réponds non.

L’idée de la perfectibilité à l’infini séduit beaucoup les modernes et ils s’appuient sur cette remarque que notre mode de civilisation possède des avantages et des mérites que nos prédécesseurs, différemment cultivés, n’avaient pas. On cite tous les faits qui distinguent nos sociétés. J’en ai parlé déjà ; je me prête volontiers à les énumérer de nouveau.

On assure donc que nous possédons, sur tout ce qui relève du domaine de la science, des opinions plus vraies ; que nos mœurs sont, en général, douces, et notre morale préférable à celles des Grecs et des Romains. Nous avons aussi, ajoute-t-on, au sujet de la liberté politique, des idées et des sentiments, des opinions, des croyances, des tolérances qui prouvent mieux que tout le reste notre supériorité. Il ne manque pas de théoriciens à belles espérances pour soutenir que les conséquences de nos institutions doivent nous conduire tout droit à ce jardin des Hespérides, si cherché et si peu trouvé depuis que les plus anciens navigateurs en ont constaté l’absence aux îles Canaries.

Un examen un peu plus sérieux de l’histoire fait justice de ces hautes prétentions.

Nous sommes, à la vérité, plus savants que les anciens. C’est que nous avons profité de leurs découvertes. Si nous possédons plus de connaissances, c’est uniquement parce que nous sommes leurs continuateurs, leurs élèves et leurs héritiers. S’ensuit-il que la découverte des forces de la vapeur et la solution de quelques problèmes de la mécanique nous acheminent vers l’omniscience ? Tout au plus, ces succès nous conduiront à pénétrer dans tous les secrets du monde matériel. Lorsque nous aurons achevé cette conquête, pour laquelle il y a encore à faire bien et bien des choses qui ne sont pas même commencées, ni entrevues, aurons-nous avancé d’un seul pas au delà de la pure et simple constatation des lois physiques ? Nous aurons, je le veux, beaucoup augmenté nos forces pour réagir sur la nature et la plier à nos besoins. Nous aurons encore traversé la terre de part en part, ou reconnu définitivement ce trajet impraticable. Nous aurons appris à nous diriger dans les airs, et, en nous rapprochant de quelques milliers de mètres des limites de l’air respirable, découvert et éclairci certains problèmes astronomiques ou autres ; rien de plus. Tout cela ne nous mène pas à l’infini. Et eussions-nous compté tous les systèmes planétaires qui se meuvent dans l’espace, serions-nous plus près de cet infini ? Avons-nous appris, sur les grands mystères, une chose ignorée des anciens ? Nous avons, ce me semble, changé les méthodes employées avant nous, pour tourner autour du secret. Nous n’avons pas fait un pas de plus dans ses ténèbres.

Puis, en admettant que nous soyons plus éclairés sur certains faits, combien, d’autre part, nous avons perdu de notions familières à nos plus lointains ancêtres ! Est-il douteux qu’au temps d’Abraham, on ne sût de l’histoire primordiale beaucoup plus que nous n’en connaissons ? Combien de choses découvertes par nous, à grand-peine, ou par hasard, ne sont en définitive que des connaissances oubliées et retrouvées ! Et comme, sur bien des points, nous sommes inférieurs à ce qu’on a été jadis ! Que pourrait-on comparer, ainsi que je le disais plus haut pour un autre objet, oui, que pourrait-on comparer, en choisissant dans nos plus splendides travaux, à ces merveilles que l’Égypte, l’Inde, la Grèce, l’Amérique nous montrent encore, attestant la magnificence sans bornes de tant d’autres édifices que le poids des siècles a fait disparaître, bien moins que les ineptes ravages de l’homme ? Que sont nos arts auprès de ceux d’Athènes ? Que sont nos penseurs auprès de ceux d’Alexandrie et de l’Inde ? Que sont nos poètes auprès de Valmiki, de Kalidasa, d’Homère et de Pindare ?

En somme, nous faisons autrement. Nous appliquons notre esprit à d’autres buts, à d’autres recherches que les autres groupes civilisés de l’humanité ; mais, en changeant de terrain, nous n’avons pu conserver dans toute leur fertilité les terres qu’ils cultivaient déjà. Il y a donc eu abandon d’un côté, en même temps qu’il y avait conquête de l’autre. C’était une triste compensation, et, loin d’annoncer un progrès, elle n’indique qu’un déplacement. Pour qu’il y eût acquisition réelle, il faudrait qu’ayant au moins gardé dans toute leur intégrité les principales richesses des sociétés antérieures, nous eussions réussi à édifier, à côté de leurs travaux, certains grands résultats qu’elles et nous avons cherchés également ; que nos sciences et nos arts, appuyés sur leurs arts et leurs sciences, eussent trouvé quelque nouveauté profonde touchant la vie et la mort, la formation des êtres, les principes primordiaux du monde. Or, sur toutes ces questions, la science moderne n’a plus ces lueurs qui se projetaient, on a lieu de le penser, à l’aurore des temps antiques, et, de son propre cru et de ses propres efforts, elle n’est parvenue encore qu’à cet humiliant aveu : « Je cherche et ne trouve pas. » Il n’y a donc guère de progrès réels dans les conquêtes intellectuelles de l’homme. Notre critique seule est incontestablement meilleure que celle de nos devanciers. C’est un grand point ; mais critique veut dire classement, et non pas acquisition.

Pour ce qui est de nos idées prétendues neuves sur la politique, on peut sans inconvénient prendre avec elles des libertés plus vives encore qu’avec nos sciences.

Cette fécondité de théories, dont nous aimons à nous faire honneur, on la retrouve tout aussi grande à Athènes après Périclès. Le moyen de s’en convaincre, c’est de relire ces comédies d’Aristophane, amplifications satiriques, dont Platon recommandait la lecture à qui voulait connaître les mœurs publiques de la ville de Minerve. On récuse la comparaison depuis que l’on s’est avisé de prétendre qu’entre notre ordre social actuel et l’état de l’antiquité grecque la servitude crée une différence fondamentale. La démagogie n’en était que plus profonde, si l’on veut, et voilà tout. On parlait alors des esclaves sur le même ton où l’on parle aujourd’hui des ouvriers et des prolétaires, et combien n’était-il pas avancé, ce peuple athénien qui fit tant pour plaire à sa plèbe servile après le combat des Arginuses !

Transportons-nous à Rome. Ouvrons les lettres de Cicéron. Quel tory modéré que cet orateur romain ! quelle similitude parfaite entre sa république et nos sociétés constitutionnelles, quant au langage des partis et aux luttes parlementaires ! Là, aussi, dans les bas-fonds, s’agitait une population d’esclaves dépravés, toujours la révolte dans le cœur, quand ils ne l’avaient pas au bout des poings. Laissons cette tourbe. Nous le pouvons d’autant mieux que la loi ne lui reconnaissait pas d’existence civile, qu’elle ne comptait pas dans la politique, et n’agissait sur les décisions, aux jours d’émeute, que comme auxiliaire des perturbateurs de naissance libre.

Eh bien ! les esclaves rejetés dans le néant, n’avons-nous pas, sur le Forum, tout ce qui constitue un état social à la moderne ? La populace, qui demandait du pain, des jeux, des distributions gratuites et le droit de jouir ; la bourgeoisie, qui voulait et obtint le partage des emplois publics ; le patriciat, transformé successivement et reculant toujours, et toujours perdant de ses droits, jusqu’au moment où ses défenseurs mêmes acceptèrent, comme unique système de défense, de refuser toute prérogative en ne réclamant que la liberté pour tous ? Ne sont-ce pas là des ressemblances parfaites ?

Croit-on que dans les opinions qui s’expriment aujourd’hui, si variées qu’elles puissent être, il en existe une seule, il se trouve même une nuance qui n’ait été connue à Rome ? Je parlais tout à l’heure des lettres écrites de Tusculum : c’est la pensée d’un conservateur progressiste. Vis-à-vis de Sylla, Pompée et Cicéron étaient des libéraux. Ils ne l’étaient pas encore assez pour César. Ils l’étaient trop pour Caton. Plus tard, sous le principat, nous voyons, dans Pline le Jeune, un royaliste modéré, ami du repos quand même. Il ne veut ni de trop de liberté, ni d’excès de pouvoir, et, positif dans ses doctrines, tenant très peu aux grandeurs évanouies de l’âge des Fabius, il leur préférait la prosaïque administration de Trajan. Ce n’était pas l’avis de tout le monde. Beaucoup de gens pensaient, redoutant quelque résurrection de l’ancien Spartacus, que l’empereur ne pouvait trop faire sentir sa puissance. Quelques provinciaux, au rebours, demandaient et obtenaient ce que nous appellerions des garanties constitutionnelles ; tandis que les opinions socialistes ne trouvaient pas de moindres interprètes que le césar gaulois C. Junius Posthumus, qui s’écriait dans ses déclamations : Dives et pauper, inimici, « le riche et le pauvre sont des ennemis-nés.

Bref, tout homme ayant quelque prétention à participer aux lumières du temps soutenait avec force l’égalité du genre humain, le droit universel à posséder les biens de cette terre, la nécessité évidente de la civilisation gréco-latine, sa perfection, sa douceur, ses progrès futurs plus grands encore que ses avantages actuels, et, pour couronner le tout, son éternité. Ces idées n’étaient pas seulement la consolation et l’orgueil des païens ; c’était aussi l’espoir solide des premiers, des plus illustres Pères de l’Église, dont Tertullien se faisait l’interprète (1)[109].

Enfin, pour achever le tableau d’un dernier trait frappant, le plus nombreux de tous les partis était celui des indifférents, de ces gens trop faibles, trop dégoûtés, trop craintifs ou trop indécis pour saisir une vérité au milieu de toutes les théories disparates qu’ils voyaient sans cesse miroiter à leurs yeux, et qui, jouissant de l’ordre quand il existait, supportant, tant bien que mal, le désordre quand il venait, admiraient, en tous temps, le progrès des jouissances matérielles inconnues à leurs pères, et, sans trop vouloir penser au reste, se consolaient en répétant à satiété :

On travaille aujourd’hui d’un air miraculeux.

Il y aurait plus de raisons de croire à des perfectionnements dans la science politique, si nous avions inventé quelque rouage inconnu jusqu’à nous, et qui n’ait pas été auparavant pratiqué, au moins dans l’essentiel. Cette gloire nous manque. Les monarchies limitées ont été connues de tous temps. On en voit même des modèles curieux chez certaines peuplades américaines restées cependant barbares. Les républiques démocratiques et aristocratiques de toutes formes et pondérées suivant les méthodes les plus variées ont existé dans le nouveau monde comme dans l’ancien. Tlascala est, en ce genre, un spécimen complet tout comme Athènes, Sparte, et La Mecque avant Mahomet. Et quand même, d’ailleurs, il serait vrai que nous eussions appliqué à la science gouvernementale quelque perfectionnement secondaire de notre invention, en serait-ce assez pour justifier une prétention si grosse que celle de la perfectibilité illimitée ? Soyons modestes, comme le fut un jour le plus sage des rois : Nil novi sub sole (1)[110].

Voyons nos mœurs, maintenant. On les dit plus douces que celles des autres grandes sociétés humaines : c’est encore une affirmation qui tente bien fort la critique.

Il est des rhétoriciens qui voudraient aujourd’hui faire disparaître du code des nations le recours à la guerre. Ils ont pris cette théorie dans Sénèque. Certains sages de l’Orient professaient aussi, à cet égard, des idées toutes conformes à celles des Frères moraves. Mais quand bien même les amis de la paix universelle réussiraient à dégoûter l’Europe de l’appel aux armes, il leur faudrait encore amener les passions humaines à se transformer pour toujours. Ni Sénèque ni les brahmanes n’ont obtenu cette victoire. Il est douteux qu’elle nous soit réservée, et pour ce qui est de notre mansuétude, regardez dans nos champs, dans nos rues, la trace sanglante qu’elle y creuse.

Nos principes sont purs et élevés, je le veux. La pratique y répond-elle ?

Attendons, pour nous vanter, que nos pays, qui depuis le commencement de la civilisation moderne ne sont pas encore restés cinquante ans sans massacres, puissent se glorifier, comme l’Italie romaine, de deux siècles de paix, qui n’ont d’ailleurs, hélas ! rien prouvé pour l’avenir[111] !

La perfectibilité humaine n’est donc pas démontrée par l’état de notre civilisation. L’homme a pu apprendre certaines choses, il en a oublié beaucoup d’autres. Il n’a pas ajouté un sens à ses sens, un membre à ses membres, une faculté à son âme. Il n’a fait que tourner d’un autre côté du cercle qui lui est dévolu, et la comparaison de ses destinées à celles de nombreuses familles d’oiseaux et d’insectes n’est pas même propre à inspirer toujours des pensées bien consolantes sur son bonheur d’ici-bas.

Depuis le moment où les termites, les abeilles, les fourmis noires ont été créées, elles ont trouvé spontanément le genre de vie qui leur convenait. Les termites et les fourmis, dans leurs communautés, ont d’abord découvert, pour leurs demeures, un mode de construction, et pour leurs provisions un emmagasinement, pour leurs œufs un système de soins, dont les naturalistes pensent qu’il n’admet pas de variations ni de perfectionnements[112]. Du moins tel qu’il est, il a constamment suffi aux besoins des pauvres êtres qui l’emploient. De même les abeilles, avec leur gouvernement monarchique exposé à des renversements de souveraines, jamais à des révolutions sociales, n’ont pas, un seul jour, ignoré la manière de vivre la plus appropriée à ce que désire leur nature. Il a été loisible longtemps aux métaphysiciens d’appeler les animaux des machines, et de reporter à Dieu, anima brutorum, la cause de leurs mouvements. Aujourd’hui que, d’un œil un peu plus soigneux, on étudie les mœurs de ces prétendus automates, on ne s’est pas borné à abandonner cette doctrine dédaigneuse : on a reconnu à l’instinct une portée qui l’approche de la dignité de la raison.

Que dire lorsque, dans les royaumes des abeilles, on voit les souveraines exposées à la colère des sujettes, ce qui suppose, ou l’esprit de mutinerie chez ces dernières, ou l’inaptitudeà remplir de légitimes obligations chez les reines ? Que dire, lorsqu’on voit les termites épargner leurs ennemis vaincus, puis les enchaîner et les employer à l’utilité publique en les forçant d’avoir soin des jeunes individus ?

Sans doute nos États, à nous, sont plus compliqués, satisfont à plus de besoins ; mais, lorsque je regarde le sauvage errant, sombre, sale, farouche, désœuvré, traînant paresseusement ses pas et le bâton pointu qui lui sert de lance sur un sol sans culture ; quand je le contemple, suivi de sa femme, unie à lui par un hymen dont une violence férocement inepte a constitué toute la cérémonie[113] ; quand je vois cette femme portant son enfant, qu’elle va tuer elle-même s’il tombe malade, ou seulement s’il l’ennuie[114] ; que tout à coup, la faim se faisant sentir, ce misérable groupe, à la recherche d’un gibier quelconque, s’arrête charmé devant une de ces demeures d’intelligentes fourmis, donne du pied dans l’édifice, en ravit et en dévore les œufs, puis, le repas fait, se retire tristement dans un creux de rocher, je me demande si les insectes qui viennent de périr n’ont pas été plus favorablement doués que la stupide famille du destructeur ; si l’instinct des animaux, borné à un court ensemble de besoins, ne les rend pas plus heureux que cette raison avec laquelle notre humanité s’est trouvée nue sur la terre, et plus exposée cent fois que les autres espèces aux souffrances que peuvent causer l’air, le soleil, la neige et la pluie conjurés. Pauvre humanité ! elle n’est jamais parvenue à inventer un moyen de vêtir tout le monde et de mettre tout le monde à l’abri de la soif et de la faim. Certes le moindre des sauvages en sait plus long que les animaux ; mais les animaux connaissent ce qui leur est utile, et nous l’ignorons. Ils s’y tiennent, et nous ne le pouvons garder, quand parfois nous l’avons découvert. Ils sont toujours, en temps normal, assurés, par leurs instincts, de trouver le nécessaire. Nous, nous voyons de nombreuses hordes qui, depuis le commencement des siècles, n’ont pu sortir d’un état précaire et souffreteux. En tant qu’il n’est question que du bien-être terrestre, nous n’avons de mieux que les animaux, rien de mieux qu’un horizon plus étendu à parcourir, mais fini et borné comme le leur.

Je n’ai pas assez insisté sur cette triste condition humaine, de toujours perdre d’un côté quand nous gagnons de l’autre ; c’est là cependant le grand fait qui nous condamne à errer dans nos domaines intellectuels, sans réussir jamais, tout limités qu’ils sont, à les posséder dans leur entier. Si cette loi fatale n’existait pas, on comprendrait qu’à un jour donné, lointain peut-être, en tous cas, probable, l’homme, se trouvant en possession de toute l’expérience des âges successifs, sachant ce qu’il peut savoir, s’étant emparé de ce qu’il peut prendre, aurait enfin appris à appliquer ses richesses, vivrait au milieu de la nature, sans combat avec ses semblables non plus qu’avec la misère, et, tranquille à la fin, se reposerait, sinon à l’apogée des perfections, au moins dans un état suffisant d’abondance et de joie.

Une telle félicité, toute restreinte qu’elle serait, ne nous est même pas promise, puisqu’à mesure que l’homme apprend, il désapprend ; puisqu’il ne peut gagner sous le rapport intellectuel et moral sans perdre sous le rapport physique, et qu’il ne tient assez fortement aucune de ses conquêtes pour être assuré de les garder toujours.

Nous croyons, nous, que notre civilisation ne périra jamais, parce que nous avons l’imprimerie, la vapeur, la poudre à canon. L’imprimerie, qui n’est pas moins connue au Tonquin, dans l’empire d’Annam et au Japon[115] que dans l’Europe actuelle, a-t-elle, par hasard, donné aux peuples de ces contrées une civilisation même passable ? Ils ont cependant des livres, beaucoup de livres, des livres qui se vendent à bien plus bas prix que les nôtres. D’où vient que ces peuples soient si abaissés, si faibles, si rapprochés du degré où l’homme civilisé, corrompu, faible et lâche, ne vaut pas, en puissance intellectuelle, tel barbare qui, l’occasion s’offrant, va l’opprimer[116] ? D’où cela vient-il ? Uniquement de ce que l’imprimerie est un moyen, et non pas un principe. Si vous l’employez à reproduire des idées saines, vigoureuses, salutaires, elle fonctionnera de la manière la plus fructueuse, et contribuera à soutenir la civilisation. Si, au contraire, les intelligences sont tellement abâtardies que personne n’apporte plus sous les presses des œuvres philosophiques, historiques, littéraires, capables de nourrir fortement le génie d’une nation ; si ces presses avilies ne servent plus qu’à multiplier les malsaines et venimeuses compositions de cerveaux énervés, les productions empoisonnées d’une théologie de sectaires, d’une politique de libellistes, d’une poésie de libertins, comment et pourquoi l’imprimerie sauverait-elle la civilisation ?

On suppose sans doute que, par la facilité avec laquelle elle peut répandre en grand nombre les chefs-d’œuvre de l’esprit, l’imprimerie contribue à les conserver, et même, dans les temps où la stérilité intellectuelle ne permet pas de leur donner de rivaux, de les offrir au moins aux méditations des gens honnêtes. Il en est ainsi en effet. Toutefois, pour aller chercher un livre du passé et s’en servir à sa propre amélioration, il faut déjà posséder, sans ce livre, le meilleur des biens : la force d’une âme éclairée. Dans les temps mauvais, témoins du départ des vertus publiques, on fait peu de cas des anciennes compositions, et personne ne se soucie de troubler le silence des bibliothèques. C’est valoir beaucoup déjà que de songer à fréquenter ces lieux augustes, et à de telles époques on ne vaut rien…

D’ailleurs on s’exagère beaucoup la longévité assurée aux productions de l’esprit par la découverte de Gutenberg. À l’exception de quelques ouvrages reproduits pendant une certaine période, tous les livres meurent aujourd’hui, comme jadis mouraient les manuscrits. Tirées à quelques centaines d’exemplaires, les œuvres de la science surtout disparaissent avec rapidité du domaine commun. On peut encore les trouver, bien qu’avec peine, dans les grandes collections. Il en était absolument de même des richesses intellectuelles de l’antiquité, et, encore une fois, ce n’est pas l’érudition qui sauve un peuple arrivé à la décrépitude.

Cherchons ce que sont devenues ces myriades d’excellents ouvrages publiés depuis le jour où fonctionna la première presse. La plupart sont oubliés. Ceux dont on parle encore n’ont plus guère de lecteurs, et tel qui se recherchait il y a cinquante ans voit son titre même disparaître peu à peu de toutes les mémoires.

Pour rehausser le mérite de l’imprimerie, on a trop nié la diffusion des manuscrits. Elle était plus grande qu’on ne se l’imagine. Aux temps de l’empire romain, les moyens d’instruction étaient très répandus, les livres étaient même communs, si l’on en doit juger d’après ce nombre extraordinaire de grammairiens déguenillés qui pullulaient jusque dans les plus petites villes, sortes de gens comparables aux avocats, aux romanciers, aux journalistes de notre époque, et dont le Satyricon de Pétrone nous raconte les mœurs dévergondées, la misère et le goût passionné des jouissances. Quand la décadence fut complète, tous ceux qui voulaient des livres en trouvaient encore. Virgile était lu partout. Les paysans, qui l’entendaient vanter, le prenaient pour un dangereux enchanteur. Les moines le copiaient. Ils copiaient aussi Pline, Dioscoride, Platon et Aristote. Ils copiaient de même Catulle et Martial. Dans le moyen âge, on peut, au grand nombre qui nous en reste après tant de guerres, de dévastations, d’incendies d’abbayes et de châteaux, deviner combien les œuvres littéraires, scientifiques, philosophiques, sorties de la plume des contemporains, avaient été multipliées au delà de ce qu’on pense. On s’exagère donc les mérites réels de l’imprimerie envers la science, la poésie, la moralité et la vraie civilisation, et l’on serait plus exact si, glissant modestement sur cette thèse, on s’attachait surtout à parler des services journaliers rendus par cette invention aux intérêts religieux et politiques de toutes venues. L’imprimerie, je le répète, est un merveilleux instrument ; mais, lorsque la main et la tête font défaut, l’instrument ne saurait bien fonctionner par lui-même.

Une longue démonstration n’est pas nécessaire pour établir que la poudre à canon ne peut non plus sauver une société en danger de mort. C’est une connaissance qui ne s’oubliera certainement pas. D’ailleurs il est douteux que les peuples sauvages qui la possèdent aujourd’hui comme nous, et s’en servent autant, la considèrent jamais à un autre point de vue que celui de la destruction.

Pour la vapeur et toutes les découvertes industrielles, je dirai aussi, comme de l’imprimerie, que ce sont de grands moyens ; j’ajouterai que l’on a vu quelquefois des procédés nés de découvertes scientifiques se perpétuer à l’état de routine, quand le mouvement intellectuel qui les avait fait naître s’était arrêté pour toujours, et avait laissé perdre le secret théorique d’où ces procédés émanaient. Enfin, je rappellerai que le bien-être matériel n’a jamais été qu’une annexe extérieure de la civilisation, et qu’on n’a jamais entendu dire d’une société qu’elle avait vécu uniquement parce qu’elle connaissait les moyens d’aller vite et de se bien vêtir.

Toutes les civilisations qui nous ont précédés ont pensé, comme nous, s’être cramponnées au rocher du temps par leurs inoubliables découvertes. Toutes ont cru à leur immortalité. Les familles des Incas, dont les palanquins parcouraient avec rapidité ces admirables chaussées de cinq cents lieues de long qui unissent encore Cuzco à Quito, étaient convaincues certainement de l’éternité de leurs conquêtes. Les siècles, d’un coup d’aile, ont précipité leur empire, à côté de tant d’autres, dans le plus profond du néant. Ils avaient, eux aussi, ces souverains du Pérou, leurs sciences, leurs mécaniques, leurs puissantes machines dont nous admirons avec stupeur les œuvres sans pouvoir en deviner le secret. Ils connaissaient, eux aussi, le secret de transporter des masses énormes. Ils construisaient des forteresses où l’on entassait les uns sur les autres des blocs de pierre de trente-huit pieds de long sur dix-huit de large. Les ruines de Tihuanaco, nous montrent un tel spectacle, et ces matériaux monstrueux étaient apportés de plusieurs lieues de distance. Savons-nous comment s’y prenaient les ingénieurs de ce peuple évanoui pour résoudre un tel problème ? Nous ne le savons pas plus que les moyens appliqués à la construction des gigantesques murailles cyclopéennes dont les débris résistent encore, sur tant de points de l’Europe méridionale, aux efforts du temps.

Ainsi, ne prenons pas les résultats d’une civilisation pour ses causes. Les causes se perdent, les résultats s’oublient quand disparaît l’esprit qui les avait fait éclore, ou, s’ils persistent, c’est grâce à un nouvel esprit qui va s’en emparer, et souvent leur donner une portée différente de celle qu’ils avaient d’abord. L’intelligence humaine, constamment vacillante, court d’un point à un autre, n’a point d’ubiquité, exalte la valeur de ce qu’elle tient, oublie ce qu’elle lâche, et, enchaînée dans le cercle qu’elle est condamnée à ne jamais franchir, ne réussit à féconder une partie de ses domaines qu’en laissant l’autre en friche, toujours à la fois supérieure et inférieure à ses ancêtres. L’humanité ne se surpasse donc jamais elle-même ; l’humanité n’est donc pas perfectible à l’infini.


CHAPITRE XIV.

Suite de la démonstration de l’inégalité intellectuelle des races. Les civilisations diverses se repoussent mutuellement. Les races métisses ont des civilisations également métisses.

Si les races humaines étaient égales entre elles, l’histoire nous présenterait un tableau bien touchant, bien magnifique et bien glorieux. Toutes intelligentes, toutes l’œil ouvert sur leurs intérêts véritables, toutes habiles au même degré à trouver le moyen de vaincre et de triompher, elles auraient, dès les premiers jours du monde, égayé la face du globe par une foule de civilisations simultanées et identiques également florissantes. En même temps que les plus anciens peuples sanscrits fondaient leur empire, et, par la religion et par le glaive, couvraient l’Inde septentrionale de moissons, de villes, de palais et de temples ; en même temps que le premier empire d’Assyrie illustrait les plaines du Tigre et de l’Euphrate par ses somptueuses constructions, et que les chars et la cavalerie de Nemrod défiaient les peuples des quatre vents, on aurait vu, sur la côte africaine, parmi les tribus des nègres à tête prognathe, surgir un état social raisonné, cultivé, savant dans ses moyens, puissant dans ses résultats.

Les Celtes voyageurs auraient apporté au fond de l’extrême occident de l’Europe, avec quelques débris de la sagesse orientale des âges primitifs, les éléments indispensables d’une grande société, et auraient certainement trouvé chez les populations ibériennes alors répandues sur la face de l’Italie, dans les îles de la Méditerranée, dans la Gaule et l’Espagne, des rivaux aussi bien renseignés qu’eux-mêmes sur les traditions anciennes, aussi experts dans les arts nécessaires et dans les inventions d’agrément.

L’humanité unitaire se serait promenée noblement à travers le monde, riche de son intelligence, fondant partout des sociétés similaires, et peu de temps eût suffi pour que toutes les nations, jugeant leurs besoins de la même façon, considérant la nature du même œil, lui demandant les mêmes choses, se trouvassent dans un contact étroit et pussent lier ces relations, ces échanges multiples, si nécessaires partout et si profitables aux progrès de la civilisation.

Certaines tribus, malheureusement confinées sous des climats stériles, au fond des gorges de montagnes rocheuses, sur le bord de plages glacées, dans des steppes incessamment balayées par les vents du nord, auraient pu avoir à lutter plus longtemps que les nations favorisées contre l’ingratitude de la nature. Mais enfin ces tribus, n’ayant pas moins que les autres d’intelligence et de sagesse, n’auraient pas tardé à découvrir qu’il est des remèdes contre l’âpreté des climats. On les aurait vues déployer l’intelligente activité que montrent aujourd’hui les Danois, les Norwégiens, les Islandais. Elles auraient dompté le sol rebelle, contraint malgré lui de produire. Dans les régions montagneuses, elles auraient, comme les Suisses, exploité les avantages de la vie pastorale, ou, comme les Cachemiriens, recouru aux ressources de l’industrie, et si leur pays avait été si mauvais, sa situation géographique si défavorable que l’impossibilité d’en tirer jamais parti leur eût été bien démontrée, elles auraient réfléchi que le monde était grand, possédait bien des vallons, bien des plaines douces à leurs habitants, et, quittant leur rétive patrie, elles n’auraient pas tardé à rencontrer des terres où déployer fructueusement leur intelligente activité.

Alors les nations d’ici-bas, également éclairées, également riches, les unes par le commerce, se multipliant dans leurs cités maritimes, les autres par l’agriculture, florissant dans leurs vastes campagnes, celles-ci par l’industrie exercée dans les lieux alpestres, celles-là par le transit, résultat heureux de leur situation mitoyenne, toutes ces nations, malgré des dissensions passagères, des guerres civiles, des séditions, malheurs inséparables de la condition humaine, auraient imaginé bientôt, entre leurs intérêts, un système de pondération quelconque. Les civilisations identiques d’origine se prêtant beaucoup, s’empruntant de même, auraient fini par se ressembler à peu près de tous points, et l’on aurait vu s’établir cette confédération universelle, rêve de tant de siècles, et que rien ne pourrait empêcher de se réaliser, si, en effet, toutes les races étaient pourvues de la même dose et de la même forme de facultés.

On sait de reste que ce tableau est fantastique. Les premiers peuples, dignes de ce nom, se sont agglomérés sous l’empire d’une idée d’association que les barbares, vivant plus ou moins loin d’eux, non seulement n’avaient pas eue aussi promptement, mais n’ont pas eue depuis. Ils ont émigré de leur premier domaine et ont rencontré d’autres peuplades : ces peuplades ont été domptées, elles n’ont jamais ni embrassé sciemment ni compris l’idée qui dominait dans la civilisation qu’on venait leur imposer. Bien loin de témoigner que l’intelligence de toutes les tribus humaines fût semblable, les nations civilisables ont toujours prouvé le contraire, d’abord en asseyant leur état social sur des bases complètement diverses, ensuite en montrant les unes pour les autres un éloignement décidé. La force de l’exemple n’a rien éveillé chez les groupes qui ne se trouvaient pas poussés par un ressort intérieur. L’Espagne et les Gaules ont vu tour à tour les Phéniciens, les Grecs, les Carthaginois établir sur leurs côtes des villes florissantes. Ni l’Espagne ni les Gaules n’ont consenti à imiter les mœurs, les gouvernements de ces marchands célèbres, et, quand les Romains sont venus, ces vainqueurs ne sont parvenus à transformer leur nouveau domaine qu’en le saturant de colonies. Les Celtes et les Ibères ont prouvé alors que la civilisation ne s’acquiert pas sans le mélange du sang.

Les peuplades américaines, à quel spectacle ne leur est-il pas donné d’assister en ce moment ? Elles se trouvent placées aux côtés d’un peuple qui veut grandir de nombre pour augmenter de puissance. Elles voient sur leurs rivages passer et repasser des milliers de navires. Elles savent que la force de leurs maîtres est irrésistible. L’espoir de voir, un jour, leurs contrées natales délivrées de la présence des conquérants n’existe chez aucune d’elles. Toutes ont conscience que leur continent tout entier est désormais le patrimoine de l’Européen. Elles n’ont qu’à regarder pour se convaincre de la fécondité de ces institutions exotiques qui ne font plus dépendre la prolongation de la vie de l’abondance du gibier et de la richesse de la pêche. Elles savent, puisqu’elles achètent de l’eau-de-vie, des couvertures, des fusils, que même leurs goûts grossiers trouveraient plus aisément satisfaction dans les rangs de cette société qui les appelle, qui les sollicite à venir, qui les paye et les flatte pour avoir leur concours. Elles s’y refusent, elles aiment mieux fuir de solitudes en solitudes ; elles s’enfoncent de plus en plus dans l’intérieur des terres. Elles abandonnent tout, jusqu’aux os de leurs pères. Elles mourront, elles le savent ; mais une mystérieuse horreur les maintient sous le joug de leurs invincibles répugnances, et, tout en admirant la force et la supériorité de la race blanche, leur conscience, leur nature entière, leur sang enfin, se révoltent à la seule idée d’avoir rien de commun avec elle.

Dans l’Amérique espagnole on croit rencontrer moins d’aversion chez les indigènes. C’est que le gouvernement métropolitain avait jadis laissé ces peuples sous l’administration de leurs caciques. Il ne cherchait pas à les civiliser. Il leur permettait de conserver leurs usages et leurs lois, et, pourvu qu’ils fussent chrétiens, il ne leur demandait qu’un tribut d’argent. Lui-même ne colonisait guère. La conquête une fois achevée, il s’abandonna à une tolérance indolente, et n’opprima que par boutades. C’est pourquoi les Indiens de l’Amérique espagnole sont moins malheureux et continuent à vivre, tandis que les voisins des Anglo-Saxons périront sans miséricorde.

Ce n’est pas seulement pour les sauvages que la civilisation est incommunicable, c’est aussi pour les peuples éclairés. La bonne volonté et la philanthropie française en font, en ce moment, l’épreuve dans l’ancienne régence d’Alger d’une manière non moins complète que les Anglais dans l’Inde et les Hollandais à Batavia. Pas d’exemples, pas de preuves plus frappantes, plus concluantes de la dissemblance et de l’inégalité des races entre elles.

Car si l’on raisonnait seulement d’après la barbarie de certains peuples, et que, déclarant cette barbarie originelle, on en conclût que toute espèce de culture leur est refusée, on s’exposerait à des objections sérieuses. Beaucoup de nations sauvages ont conservé des traces d’une situation meilleure que celle où nous les voyons plongées. Il est des tribus, fort brutales d’ailleurs, qui, pour la célébration des mariages, pour la répartition des héritages, pour l’administration politique, ont des règlements traditionnels d’une complication curieuse, et dont les rites, aujourd’hui privés de sens, dérivent évidemment d’un ordre d’idées supérieur. On en cite, comme témoignage, les tribus de Peaux-Rouges errant dans les vastes solitudes que l’on suppose avoir vu jadis les établissements des Alléghaniens[117]. Il est d’autres peuples qui possèdent des procédés de fabrication dont ils ne peuvent être les inventeurs : tels les naturels des îles Mariannes. Ils les conservent sans réflexion, et les mettent en usage, pour ainsi dire, machinalement.

Il y a donc lieu d’y regarder de près lorsque, voyant une nation dans l’état de barbarie, on se sent porté à conclure qu’elle y a toujours été. Pour ne commettre aucune erreur, tenons compte de plusieurs circonstances.

Il y a des peuples qui, saisis par l’activité d’un race parente, s’y soumettent à peu près, en acceptent certaines conséquences, en retiennent certains procédés ; puis, lorsque la race dominatrice vient à disparaître, soit par expulsion, soit par immersion complète dans le sein des vaincus, ceux-ci laissent périr la culture presque entière, les principes surtout, et n’en gardent que le peu qu’ils en ont pu comprendre. Ce fait ne peut d’ailleurs arriver qu’entre des nations alliées par le sang. Ainsi ont agi les Assyriens envers les créations chaldéennes ; les Grecs syriens et égyptiens, vis-à-vis des Grecs d’Europe ; les Ibères, les Celtes, les Illyriens, à l’encontre des idées romaines. Si donc les Cherokees, les Catawhas, les Muskhogees, les Séminoles, les Natchez, etc., ont gardé une certaine empreinte de l’intelligence alléghanienne, je n’en conclurai pas qu’ils sont les descendants directs et purs de la partie initiatrice de la race, ce qui entraînerait la conséquence qu’une race peut avoir été civilisée et ne l’être plus : je dirai que, si quelqu’une de ces tribus tient encore ethniquement à l’ancien type dominateur, c’est par un lien indirect et très bâtard, sans quoi les Chérokees ne seraient jamais tombés dans la barbarie, et, quant aux autres peuplades moins bien douées, elles ne me représentent que le fond de la population étrangère, conquise, vaincue, agglomérée de force, sur laquelle reposait jadis l’état social. Dès lors, il n’est pas étonnant que ces détritus sociaux aient conservé, sans les comprendre, des habitudes, des lois, des rites combinés par plus habile qu’eux, et dont ils n’ont jamais su la portée et le secret, n’y devinant rien de plus qu’un objet de superstitieux respect. Ce raisonnement s’applique à la perpétuité des débris d’arts mécaniques. Les procédés qu’on y admire peuvent provenir primitivement d’une race d’élite depuis longtemps disparue. Quelquefois aussi la source en remonte plus loin. Ainsi, pour ce qui concerne l’exploitation des mines chez les Ibères, les Aquitains et les Bretons des îles Cassitérides, le secret de cette science était dans la haute Asie, d’où les ancêtres des populations occidentales l’avaient jadis apporté dans leur émigration.

Les habitants des Carolines sont les insulaires à peu près les plus intéressants de la Polynésie. Leurs métiers à tisser, leurs barques sculptées, leur goût pour la navigation et le commerce tracent entre eux et les nègres pélagiens une ligne profonde de démarcation. L’on découvre sans peine d’où leur viennent leurs talents. Ils les doivent au sang malais infusé dans leurs veines, et comme, en même temps, ce sang est loin d’être pur, les dons ethniques n’ont pu que se conserver parmi eux sans fructifier et en se dégradant.

Ainsi, de ce que chez un peuple barbare il existe des traces de civilisation, il n’est pas prouvé par là que ce peuple ait jamais été civilisé. Il a vécu sous la domination d’une tribu parente et supérieure, ou bien, se trouvant dans son voisinage, il a humblement et faiblement profité de ses leçons. Les races aujourd’hui sauvages l’ont toujours été, et, à raisonner par analogie, on est tout à fait en droit de conclure qu’elles continueront à l’être jusqu’au jour où elles disparaîtront.

Ce résultat est inévitable aussitôt que deux types, entre lesquels il n’existe aucune parenté, se trouvent dans un contact actif, et je n’en connais pas de meilleure démonstration que le sort des familles polynésiennes et américaines. Il est donc établi, par les raisonnements qui précèdent :

1° Que les tribus actuellement sauvages l’ont toujours été, quel que soit le milieu supérieur qu’elles aient pu traverser, et qu’elles le seront toujours ; 2° que, pour qu’une nation sauvage puisse même supporter le séjour dans un milieu civilisé, il faut que la nation qui crée ce milieu soit un rameau plus noble de la même race ; 3° que la même circonstance est encore nécessaire pour que des civilisations diverses puissent, non pas se confondre, ce qui n’arrive jamais, seulement se modifier fortement l’une par l’autre, se faire de riches emprunts réciproques, donner naissance à d’autres civilisations composées de leurs éléments ; 4° que les civilisations issues de races complètement étrangères l’une à l’autre ne peuvent que se toucher à la surface, ne se pénètrent jamais et s’excluent toujours. Comme ce dernier point n’a pas été suffisamment éclairci, je vais y insister.

Des conflits ont mis en présence la civilisation persane avec la civilisation grecque, l’égyptienne avec la grecque et la romaine, la romaine avec la grecque ; puis la civilisation moderne de l’Europe avec toutes celles qui existent aujourd’hui dans le monde, et notamment la civilisation arabe.

Les rapports de l’intelligence grecque avec la culture persane étaient aussi multipliés que forcés. D’abord, une grande partie de la population hellénique, et la plus riche, sinon la plus indépendante, était concentrée dans ces villes du littoral syrien, dans ces colonies de l’Asie Mineure et du Pont, qui, très promptement réunies aux États du grand roi, vécurent sous la surveillance des satrapes, en conservant, jusqu’à un certain point, leur isonomie. La Grèce continentale et libre entretenait, de son côté, des rapports très intimes avec la côte d’Asie.

Les civilisations des deux pays vinrent-elles à se confondre ? On sait que non. Les Grecs traitaient leurs puissants antagonistes de barbares, et probablement ceux-ci le leur rendaient bien. Les mœurs politiques, la forme des gouvernements, la direction donnée aux arts, la portée et le sens intime du culte public, les mœurs privées de nations entremêlées sur tant de points demeurèrent pourtant distinctes. À Ecbatane, on ne comprenait qu’une autorité unique, héréditaire, limitée par certaines prescriptions traditionnelles, absolue dans le reste. Dans l’Hellade, le pouvoir était subdivisé en une foule de petites souverainetés. Le gouvernement, aristocratique chez les uns, démocratique chez les autres, monarchique chez ceux-ci, tyrannique chez ceux-là, affichait à Sparte, à Athènes, à Sicyone, en Macédoine, la plus étrange bigarrure. Chez les Perses, le culte de l’État, beaucoup plus rapproché de l’émanatisme primitif, montrait la même tendance à l’unité que le gouvernement, et surtout avait une portée morale et métaphysique qui ne manquait pas de profondeur. Chez les Grecs, le symbolisme, ne se prenant qu’aux apparences variées de la nature, se contentait de glorifier les formes. La religion abandonnait aux lois civiles le soin de commander à la conscience, et du moment qu’étaient parachevés les rites voulus, les honneurs rendus au dieu ou au héros topique, la foi avait rempli sa mission. Puis ces rites, ces honneurs, ces dieux et ces héros changeaient à chaque demi-lieue. Au cas où, dans quelques sanctuaires, comme à Olympie, par exemple, ou à Dodone, on voudrait reconnaître, non plus l’adoration d’une des forces ou d’un des éléments de la nature, mais celle du principe cosmique lui-même, cette sorte d’unité ne ferait que rendre le fractionnement plus remarquable, comme n’étant pratiquée que dans des lieux isolés. D’ailleurs l’oracle Dodonéen, le Jupiter d’Olympie étaient des cultes étrangers.

Pour les usages, il n’est pas besoin de faire ressortir à quel point ils différaient de ceux de la Perse. C’était s’exposer au mépris public, lorsqu’on était jeune, riche, voluptueux et cosmopolite, que de vouloir imiter les façons de vivre de rivaux bien autrement luxueux et raffinés que les Hellènes. Ainsi, jusqu’au temps d’Alexandre, c’est-à-dire, pendant la belle et grande période de la puissance grecque, pendant la période féconde et glorieuse, la Perse, malgré toute sa prépondérance, ne put convertir la Grèce à sa civilisation.

Avec Alexandre, ce fait reçut une confirmation singulière. En voyant l’Hellade conquérir l’empire de Darius, on crut, sans doute, un moment, que l’Asie allait devenir grecque, et d’autant mieux, que le vainqueur s’était permis, dans une nuit d’égarement, contre les monuments du pays, des actes d’une agression tellement violente qu’elle semblait témoigner d’autant de mépris que de haine. Mais l’incendiaire de Persépolis changea bientôt d’avis, et si complètement que l’on put deviner son projet de se substituer purement et simplement à la dynastie des Achéménides et de gouverner comme son prédécesseur ou comme le grand Xerxès, avec la Grèce de plus dans ses États. De cette façon, la sociabilité persane aurait absorbé celle des Hellènes.

Cependant, malgré toute l’autorité d’Alexandre, rien de semblable n’arriva. Ses généraux, ses soldats ne s’accommodèrent pas de le voir revêtir la robe longue et flottante, ceindre la mitre, s’entourer d’eunuques et renier son pays. Il mourut. Quelques-uns de ses successeurs continuèrent son système. Ils furent pourtant forcés de le mitiger, et pourquoi encore purent-ils établir ce moyen terme qui devint l’état normal de la côte asiatique et des hellénisants d’Égypte ? Parce que leurs sujets se composèrent d’une population bigarrée de Grecs, de Syriens, d’Arabes, qui n’avait nul motif pour accepter autre chose qu’un compromis en fait de culture. Mais là où les races restèrent distinctes, point de transaction. Chaque pays garda ses mœurs nationales.

De même encore, jusqu’aux derniers jours de l’empire romain, la civilisation métisse qui régnait dans tout l’Orient, y compris alors la Grèce continentale, était devenue beaucoup plus asiatique que grecque, parce que les masses tenaient beaucoup plus du premier sang que du second. L’intelligence semblait, il est vrai, se piquer de formes helléniques. Il n’est cependant pas malaisé de découvrir, dans la pensée de ces temps et de ces pays, un fond oriental qui vivifie tout ce qu’a fait l’école d’Alexandrie, comme les doctrines unitaires des jurisconsultes gréco-syriens. Ainsi la proportion, quant à la quantité respective du sang, est gardée : la prépondérance appartient à la part la plus abondante.

Avant de terminer ce parallèle, qui s’applique au contact de toutes les civilisations, quelques mots seulement sur la situation de la culture arabe vis-à-vis de la nôtre.

Quant à la répulsion réciproque, il n’y a pas à en douter. Nos pères du moyen âge ont pu admirer de près les merveilles de l’État musulman, lorsqu’ils ne se refusaient pas à envoyer leurs étudiants dans les écoles de Cordoue. Cependant rien d’arabe n’est resté en Europe hors des pays qui ont gardé quelque peu de sang ismaélite, et l’Inde brahmanique ne s’est pas montrée de meilleure composition que nous. Comme nous, soumise à des maîtres mahométans, elle a résisté avec succès à leurs efforts.

Aujourd’hui, c’est notre tour d’agir sur les débris de la civilisation arabe. Nous les balayons, nous les détruisons : nous ne réussissons pas à les transformer, et, pourtant, cette civilisation n’est pas elle-même originale, et devrait dès lors moins résister. La nation arabe, si faible de nombre, n’a fait notoirement que s’assimiler des lambeaux des races soumises par son sabre. Ainsi les Musulmans, population extrêmement mélangée, ne possèdent pas autre chose qu’une civilisation de ce même caractère métis dont il est facile de retrouver tous les éléments. Le noyau des vainqueurs, on le sait, n’était pas, avant Mahomet, un peuple nouveau ni inconnu. Ses traditions lui étaient communes avec les familles chamites et sémites d’où il tirait son origine. Il s’était frotté aux Phéniciens comme aux Juifs. Il avait dans les veines du sang des uns et des autres, et leur avait servi de courtier pour le commerce de la mer Rouge, de la côte orientale d’Afrique et de l’Inde. Auprès des Perses et des Romains, il avait joué le même rôle. Plusieurs de ses tribus avaient pris part à la vie politique de la Perse sous les Arsacides et les fils de Sassan, tandis que tel de ses princes, comme Odénat, s’instituait César, que telle de ses filles, comme Zénobie, fille d’Amrou, souveraine de Palmyre, se couvrait d’une gloire toute romaine, et que tel de ses aventuriers, comme Philippe, put même s’élever jusqu’à revêtir la pourpre impériale. Cette nation bâtarde n’avait donc jamais cessé, dès l’antiquité la plus haute, d’entretenir des relations suivies avec les sociétés puissantes qui l’avoisinaient. Elle avait pris part à leurs travaux et, semblable à un corps moitié plongé dans l’eau, moitié exposé au soleil, elle tenait, tout à la fois, d’une culture avancée et de la barbarie.

Mahomet inventa la religion la plus conforme aux idées de son peuple, où l’idolâtrie trouvait de nombreux adeptes, mais où le christianisme, dépravé par les hérétiques et les judaïsants, ne faisait guère moins de prosélytes. Le thème religieux du prophète koréischite fut une combinaison telle, que l’accord entre la loi de Moïse et la foi chrétienne, ce problème si inquiétant pour les premiers catholiques et toujours assez présent à la conscience des populations orientales, s’y trouva plus balancé que dans les doctrines de l’Église. C’était déjà un appât d’une saveur séduisante, et du reste, toute nouveauté théologique avait chance de gagner des croyants parmi les Syriens et les Égyptiens. Pour couronner l’œuvre, la religion nouvelle se présentait le sabre à la main, autre garantie de succès chez des masses sans lien commun, et pénétrées du sentiment de leur impuissance.

C’est ainsi que l’islamisme sortit de ses déserts. Arrogant, peu inventeur, et déjà, d’avance, conquis, aux deux tiers, à la civilisation gréco-asiatique, à mesure qu’il avançait, il trouvait, sur les deux plages de l’est et du sud de la Méditerranée, toutes ses recrues saturées d’avance de cette combinaison compliquée. Il s’en imprégna davantage. Depuis Bagdad jusqu’à Montpellier, il étendit son culte emprunté à l’Église, à la Synagogue, aux traditions défigurées de l’Hedjaz et de l’Yémen, ses lois persanes et romaines, sa science gréco-syrienne[118] et égyptienne, son administration, dès le premier jour, tolérante comme il convient, lorsque rien d’unitaire ne réside dans un corps d’État. On a eu grand tort de s’étonner des rapides progrès des Musulmans dans le raffinement des mœurs. Le gros de ce peuple avait simplement changé d’habits, et on l’a méconnu quand il s’est mis à jouer le rôle d’apôtre sur la scène du monde, où, depuis longtemps, on ne le remarquait plus sous ses noms anciens. Il faut tenir compte encore d’un fait capital. Dans cette agrégation de familles si diverses, chacun apportait sans doute sa quote-part à la prospérité commune. Qui, pourtant, avait donné l’impulsion, qui soutint l’élan tant qu’on le vit durer, ce qui ne fut pas long ? Uniquement, le petit noyau de tribus arabes sorties de l’intérieur de la péninsule, et qui fournirent non pas des savants, mais des fanatiques, des soldats, des vainqueurs et des maîtres.

La civilisation arabe ne fut pas autre chose que la civilisation gréco-syrienne, rajeunie, ravivée par le souffle d’un génie assez court, mais plus neuf, et altérée par un mélange persan de plus. Ainsi faite, disposée à beaucoup de concessions, elle ne s’accorde cependant avec aucune formule sociale sortie d’autres origines que les siennes ; non, pas plus que la culture grecque ne s’était accordée avec la romaine, parente si proche et qui resta renfermée tant de siècles dans les limites du même empire. C’est là ce que je voulais dire sur l’impossibilité des civilisations possédées par des groupes ethniques étrangers l’un à l’autre, de se confondre jamais.

Quand l’histoire établit si nettement cet irréconciliable antagonisme entre les races et leurs modes de culture, il est bien évident que la dissemblance et l’inégalité résident au fond de ces répugnances constitutives, et du moment que l’Européen ne peut pas espérer de civiliser le nègre, et qu’il ne réussit à transmettre au mulâtre qu’un fragment de ses aptitudes ; que ce mulâtre, à son tour, uni au sang des blancs, ne créera pas encore des individus parfaitement aptes à comprendre quelque chose de mieux qu’une culture métisse d’un degré plus avancé vers les idées de la race blanche, je suis autorisé à établir l’inégalité des intelligences chez les différentes races.

Je répète encore ici qu’il ne s’agit nullement de retomber dans une méthode malheureusement trop chère aux ethnologistes, et, pour le moins, ridicule. Je ne discute pas, comme eux, sur la valeur morale et intellectuelle des individus pris isolément.

Pour la valeur morale, je l’ai mise complètement hors de question quand j’ai constaté l’aptitude de toutes les familles humaines à reconnaître, dans un degré utile, les lumières du christianisme. Lorsqu’il s’agit du mérite intellectuel, je me refuse absolument à cette façon d’argumenter qui consiste à dire : Tout nègre est inepte[119], et ma principale raison pour m’en abstenir, c’est que je serais forcé de reconnaître, par compensation, que tout Européen est intelligent, et je me tiens à cent lieues d’un pareil paradoxe.

Je n’attendrai pas que les amis de l’égalité des races viennent me montrer tel passage de tel livre de missionnaire ou de navigateur, d’où il conte qu’un Yolof s’est montré charpentier vigoureux, qu’un Hottentot est devenu bon domestique, qu’un Cafre danse et joue du violon, et qu’un Bambara sait l’arithmétique.

J’admets, oui, j’admets, avant qu’on me le prouve, tout ce qu’on pourra raconter de merveilleux, dans ce genre, de la part des sauvages les plus abrutis. J’ai nié l’excessive stupidité, l’ineptie chronique, même chez les tribus le plus bas ravalées. Je vais même plus loin que mes adversaires, puisque je ne révoque pas en doute qu’un bon nombre de chefs nègres dépassent, par la force et l’abondance de leurs idées, par la puissance de combinaison de leur esprit, par l’intensité de leurs facultés actives, le niveau commun auquel nos paysans, voire même nos bourgeois convenablement instruits et doués peuvent atteindre. Encore une fois, et cent fois, ce n’est pas sur le terrain étroit des individualités que je me place. Il me paraît trop indigne de la science de s’arrêter à de si futiles arguments. Si Mungo-Park ou Lander ont donné à quelque nègre un certificat d’intelligence, qui me répond qu’un autre voyageur, rencontrant le même phénix, n’aura pas fondé sur sa tête une conviction diamétralement opposée ? Laissons donc ces puérilités, et comparons, non pas les hommes, mais les groupes. C’est lorsqu’on aura bien reconnu de quoi ces derniers sont ou non capables, dans quelle limite s’exercent leurs facultés, à quelles hauteurs intellectuelles ils parviennent, et quelles autres nations les dominent depuis le commencement des temps historiques, que l’on sera, peut-être un jour, autorisé à entrer dans le détail, à rechercher pourquoi les grandes individualités de telle race sont inférieures aux beaux génies de telle autre. Ensuite, comparant entre elles les puissances des hommes vulgaires de tous les types, on s’enquerra des côtés par où ces puissances s’égalent et de ceux par où elles se priment. Ce travail difficile et délicat ne pourra s’accomplir tant qu’on n’aura pas balancé de la manière la plus exacte, et, en quelque sorte, par des procédés mathématiques, la situation relative des races. Je ne sais même si jamais on obtiendra des résultats d’une clarté incontestable, et si, libre de ne plus prononcer uniquement sur des faits généraux, on se verra maître de serrer les nuances de si près que l’on puisse définir, reconnaître et classer les couches inférieures de chaque nation et les individualités passives. Dans ce cas, on prouvera sans peine que l’activité, l’énergie, l’intelligence des sujets les moins doués dans les races dominatrices, surpassent l’intelligence, l’énergie, l’activité des sujets correspondants produits par les autres groupes[120].

Voici donc l’humanité partagée en deux fractions très dissemblables, très inégales, ou, pour mieux dire, en une série de catégories subordonnées les unes aux autres, et où le degré d’intelligence marque le degré d’élévation.

Dans cette vaste hiérarchie, il est deux faits considérables agissant incessamment sur chaque série. Ces faits, causes éternelles du mouvement qui rapproche les races et tend à les confondre, sont, comme je l’ai déjà indiqué[121] : la similitude approximative des principaux caractères physiques, et l’aptitude générale à exprimer les sensations et les idées par les modulations de la voix.

J’ai surabondamment parlé du premier de ces phénomènes en le renfermant dans ses limites vraies.

Je vais m’occuper, maintenant, du second et rechercher quels rapports existent entre la puissance ethnique et la valeur du langage : autrement dit, si les plus beaux idiomes appartiennent aux fortes races ; dans le cas contraire, comment l’anomalie peut s’expliquer.


CHAPITRE XV.

Les langues, inégales entre elles, sont dans un rapport parfait avec le mérite relatif des races.

S’il était possible que des peuples grossiers, placés au bas de l’échelle ethnique, ayant aussi peu marqué dans le développement mâle que dans l’action féminine de l’humanité, eussent cependant inventé des langages philosophiquement profonds, esthétiquement beaux et souples, riches d’expressions diverses et précises, de formes caractérisées et heureuses, également propres aux sublimités, aux grâces de la poésie, comme à la sévère précision de la politique et de la science, il est indubitable que ces peuples auraient été doués d’un génie bien inutile : celui d’inventer et de perfectionner un instrument sans emploi au milieu de facultés impuissantes.

Il faudrait croire alors que la nature a des caprices sans but, et avouer que certaines impasses de l’observation aboutissent non pas à l’inconnu, rencontre fréquente, non pas à l’indéchiffrable, mais tout simplement à l’absurde.

Le premier coup d’œil jeté sur la question semble favoriser cette solution fâcheuse. Car, en prenant les races dans leur état actuel, on est obligé de convenir que la perfection des idiomes est bien loin d’être partout proportionnelle au degré de civilisation. À ne considérer que les langues de l’Europe moderne, elles sont inégales entre elles, et les plus belles, les plus riches n’appartiennent pas nécessairement aux peuples les plus avancés. Si on compare, en outre, ces langues à plusieurs de celles qui ont été répandues dans le monde, à différentes époques, on les voit sans exception rester bien en arrière.

Spectacle plus singulier, des groupes entiers de nations arrêtées à des degrés de culture plus que médiocre sont en possession de langages dont la valeur n’est pas niable. De sorte que le réseau des langues, composé de mailles de différents prix, semblerait jeté au hasard sur l’humanité : la soie et l’or couvrant parfois de misérables êtres incultes et féroces ; la laine, le chanvre et le crin embarrassant des sociétés inspirées, savantes et sages. Heureusement, ce n’est là qu’une apparence et, en y appliquant la doctrine de la diversité des races, aidée du secours de l’histoire, on ne tarde pas à en avoir raison, de manière à fortifier encore les preuves données plus haut sur l’inégalité intellectuelle des types humains.

Les premiers philologues commirent une double erreur : la première, de supposer que, parallèlement à ce que racontent les Unitaires de l’identité d’origine de tous les groupes, toutes les langues se trouvent formées sur le même principe ; la seconde, d’assigner l’invention du langage à la pure influence des besoins matériels.

Pour les langues, le doute n’est même pas permis. Il y a diversité complète dans les modes de formation et, bien que les classifications proposées par la philologie puissent être encore susceptibles de révision, on ne saurait garder, une seule minute, l’idée que la famille altaïque, l’ariane, la sémitique ne procèdent pas de sources parfaitement étrangères les unes aux autres. Tout y diffère. La lexicologie a, dans ces différents milieux linguistiques, des formes parfaitement caractérisées à part. La modulation de la voix y est spéciale : ici, se servant surtout des lèvres pour créer les sons ; là, les rendant par la contraction de la gorge ; dans un autre système, les produisant par l’émission nasale et comme du haut de la tête. La composition des parties du discours n’offre pas des marques moins distinctes, réunissant ou séparant les nuances de la pensée, et présentant, surtout dans les flexions des substantifs et dans la nature du verbe, les preuves les plus frappantes de la différence de logique et de sensibilité qui existe entre les catégories humaines. Que résulte-t-il de là ? C’est que, lorsque le philosophe s’efforçant de se rendre compte, par des conjectures purement abstraites, de l’origine des langages, débute dans ce travail par se mettre en présence de l’homme idéalement conçu, de l’homme dépourvu de tous caractères spéciaux de race, de l’homme enfin, il commence par un véritable non-sens, et continue infailliblement de même. Il n’y a pas d’homme idéal, l’homme n’existe pas, et si je suis persuadé qu’on ne le découvre nulle part, c’est surtout lorsqu’il s’agit de langage. Sur ce terrain, je connais le possesseur de la langue finnoise, celui du système arian ou des combinaisons sémitiques ; mais l’homme absolu, je ne le connais pas. Ainsi, je ne puis pas raisonner d’après cette idée, que tel point de départ unique ait conduit l’humanité dans ses créations idiomatiques. Il y a eu plusieurs points de départ parce qu’il y avait plusieurs formes d’intelligence et de sensibilité[122].

Passant maintenant à la seconde opinion, je ne crois pas moins à sa fausseté. Suivant cette doctrine, il n’y aurait eu développement que dans la mesure où il y aurait eu nécessité. Il en résulterait que les races mâles posséderaient un langage plus précis, plus abondant, plus riche que les races femelles, et comme, en outre, les besoins matériels s’adressent à des objets qui tombent sous les sens et se manifestent surtout par des actes, la lexicologie serait la partie principale des idiomes.

Le mécanisme grammatical et la syntaxe n’auraient jamais eu occasion de dépasser les limites des combinaisons les plus élémentaires et les plus simples. Un enchaînement de sons bien ou mal liés suffit toujours pour exprimer un besoin, et le geste, commentaire facile, peut suppléer à ce que l’expression laisse d’obscur[123], comme le savent bien les Chinois. Et ce n’est pas seulement la synthèse du langage qui serait demeurée dans l’enfance. Il aurait fallu subir un autre genre de pauvreté non moins sensible, en se passant d’harmonie, de nombre et de rythme. Qu’importe, en effet, le mérite mélodique là où il s’agit seulement d’obtenir un résultat positif ? Les langues auraient été l’assemblage irréfléchi, fortuit, de sons indifféremment appliqués.

Cette théorie dispose de quelques arguments. Le chinois, langue d’une race masculine, semble, d’abord, n’avoir été conçu que dans un but utilitaire. Le mot ne s’y est pas élevé au-dessus du son. Il est resté monosyllabe. Là, point de développements lexicologiques. Pas de racine donnant naissance à des familles de dérivés. Tous les mots sont racines, ils ne se modifient pas par eux-mêmes, mais entre eux, et suivant un mode très grossier de juxtaposition. Là se rencontre une simplicité grammaticale d’où il résulte une extrême uniformité dans le discours, et qui exclut, pour des intelligences habituées aux formes riches, variées, abondantes, aux intarissables combinaisons d’idiomes plus heureux, jusqu’à l’idée même de la perfection esthétique. Il faut cependant ajouter que rien n’autorise à admettre que les Chinois eux-mêmes éprouvent cette dernière impression, et, par conséquent, puisque leur langage a un but de beauté pour ceux qui le parlent, puisqu’il est soumis à certaines règles propres à favoriser le développement mélodique des sons, s’il peut être taxé, au point de vue comparatif, d’atteindre à ces résultats moins bien que d’autres langues, on n’est pas en droit de méconnaître que, lui aussi, les poursuit. Dès lors, il y a dans les premiers éléments du chinois autre chose et plus qu’un simple amoncellement d’articulations utilitaires[124].

Néanmoins, je ne repousse pas l’idée d’attribuer aux races masculines une infériorité esthétique assez marquée[125], qui se reproduirait dans la construction de leurs idiomes. J’en trouve l’indice, non seulement dans le chinois et son indigence relative, mais encore dans le soin avec lequel certaines races modernes de l’Occident ont dépouillé le latin de ses plus belles facultés rythmiques, et le gothique de sa sonorité. Le faible mérite de nos langues actuelles, même des plus belles, comparées au sanscrit, au grec, au latin même, n’a pas besoin d’être démontré, et concorde parfaitement avec la médiocrité de notre civilisation et de celle du Céleste Empire, en matière d’art et de littérature. Cependant, tout en admettant que cette différence puisse servir, avec d’autres traits, à caractériser les langues des races masculines, comme il existe pourtant dans ces langues un sentiment, moindre sans doute, cependant puissant encore, de l’eurythmie, et une tendance réelle à créer et à maintenir des lois d’enchaînement entre les sons et des conditions particulières de formes et de classes pour les modifications parlées de la pensée, j’en conclus que, même au sein des idiomes des races masculines, le sentiment du beau et de la logique, l’étincelle intellectuelle se fait encore apercevoir et préside donc partout à l’origine des langages, aussi bien que le besoin matériel.

Je disais, tout à l’heure, que, si cette dernière cause avait pu régner seule, un fond d’articulations formées au hasard aurait suffi aux nécessités humaines, dans les premiers temps de l’existence de l’espèce. Il paraît établi que cette hypothèse n’est pas soutenable.

Les sons ne se sont pas appliqués fortuitement à des idées. Le choix en a été dirigé par la reconnaissance instinctive d’un certain rapport logique entre des bruits extérieurs recueillis par l’oreille de l’homme, et une idée que son gosier ou sa langue voulait rendre. Dans le dernier siècle, on avait été frappé de cette vérité. Par malheur, l’exagération étymologique, dont on usait alors, s’en empara, et l’on ne tarda pas à se heurter contre des résultats tellement absurdes, qu’une juste impopularité vint les frapper et en faire justice. Pendant longtemps, ce terrain, si follement exploité par ses premiers explorateurs, a effrayé les bons esprits. Maintenant, on y revient, et, en profitant des sévères leçons de l’expérience pour se montrer prudent et retenu, on pourra y recueillir des observations très dignes d’être enregistrées. Sans pousser des remarques, vraies en elles-mêmes, jusqu’au domaine des chimères, on peut admettre, en effet, que le langage primitif a su, autant que possible, profiter des impressions de l’ouïe pour former quelques catégories de mots, et que, dans la création des autres, il a été guidé par le sentiment de rapports mystérieux entre certaines notions de nature abstraite et certains bruits particuliers. C’est ainsi, par exemple, que le son de l’i semble propre à exprimer la dissolution ; celui du w, le vague physique et moral, le vent, les vœux ; celui de l’m, la condition de la maternité[126]. Cette doctrine, contenue dans de très prudentes limites, trouve assez fréquemment son application pour qu’on soit contraint de lui reconnaître quelque réalité. Mais, certes, on ne saurait en user avec trop de réserve, sous peine de s’aventurer dans des sentiers sans clarté, où le bon sens se fourvoie bientôt.

Ces indications, si faibles qu’elles soient, démontrent que le besoin matériel n’a pas seul présidé à la formation des langages, et que les hommes y ont mis en jeu leurs plus belles facultés. Ils n’ont pas appliqué arbitrairement les sons aux choses et aux idées. Ils n’ont procédé, en cette matière, qu’en vertu d’un ordre préétabli dons ils trouvaient en eux-mêmes la révélation. Dès lors, tel de ces premiers langages, si rude, si pauvre et si grossier qu’on se le représente, n’en contenait pas moins tous les éléments nécessaires pour que ses rameaux futurs pussent se développer un jour dans un sens logique, raisonnable et nécessaire.

M. Guillaume de Humboldt a remarqué, avec sa perspicacité ordinaire, que chaque langue existe dans une grande indépendance de la volonté des hommes qui la parlent. Se nouant étroitement à leur état intellectuel, elle est, tout à fait, au-dessus de la puissance de leurs caprices, et il n’est pas en leur pouvoir de l’altérer arbitrairement, Des essais dans ce genre en fournissent de curieux témoignages.

Les tribus des Boschismans ont inventé un système d’altération de leur langage, destiné à le rendre inintelligible à tous ceux qui ne sont pas initiés au procédé modificateur. Quelques peuplades du Caucase pratiquent la même coutume. Malgré tous les efforts, le résultat obtenu ne dépasse pas la simple adjonction ou intercalation d’une syllabe subsidiaire au commencement, au milieu ou à la fin des mots. À part cet élément parasite, la langue est demeurée la même, aussi peu altérée dans le fond que dans les formes.

Une tentative plus complète a été relevée par M. Sylvestre de Sacy, à propos de la langue balaïbalan. Ce bizarre idiome avait été composé par les Soufis, à l’usage de leurs livres mystiques, et comme moyen d’entourer de plus de mystères les rêveries de leurs théologiens. Ils avaient inventé, au hasard, les mots qui leur paraissaient résonner le plus étrangement à l’oreille. Cependant, si cette prétendue langue n’appartenait à aucune souche, si le sens attribué aux vocables était entièrement factice, la valeur eurythmique des sons, la grammaire, la syntaxe, tout ce qui donne le caractère typique fut invinciblement le calque exact de l’arabe et du persan. Les Soufis produisirent donc un jargon sémitique et arian tout à la fois, un chiffre, et rien de plus. Les dévots confrères de Djelat-Eddin-Roumi n’avaient pas pu inventer une langue. Ce pouvoir, évidemment, n’a pas été donné à la créature[127].

J’en tire cette conséquence, que le fait du langage se trouve intimement lié à la forme de l’intelligence des races, et, dès sa première manifestation, a possédé, ne fût-ce qu’en germe, les moyens nécessaires de répercuter les traits divers de cette intelligence à ses différents degrés[128].

Mais, là où l’intelligence des races a rencontré des impasses et éprouvé des lacunes, la langue en a eu aussi. C’est ce que démontrent le chinois, le sanscrit, le grec, le groupe sémitique. J’ai déjà relevé, pour le chinois, une tendance plus particulièrement utilitaire conforme à la voie où chemine l’esprit de la variété. La plantureuse abondance d’expressions philosophiques et ethnologiques du sanscrit, sa richesse et sa beauté eurythmiques sont encore parallèles au génie de la nation. Il en est de même dans le grec, tandis que le défaut de précision des idiomes parlés par les peuples sémites s’accorde parfaitement avec le naturel de ces familles.

Si, quittant les hauteurs un peu vaporeuses des âges reculés, nous descendons sur des collines historiques plus rapprochées de nos temps, nous assistons, cette fois, à la naissance même d’une multitude d’idiomes, et ce grand phénomène nous fait voir plus nettement encore avec quelle fidélité le génie ethnique se mire dans les langages.

Aussitôt qu’a lieu le mélange des peuples, les langues respectives subissent une révolution, tantôt lente, tantôt subite, toujours inévitable. Elles s’altèrent, et, au bout de peu de temps, meurent. L’idiome nouveau qui les remplace est un compromis entre les types disparus, et chaque race y apporte une part d’autant plus forte qu’elle a fourni plus d’individus à la société naissante[129]. C’est ainsi que, dans nos populations occidentales, depuis le XIIIe siècle, les dialectes germaniques ont dû céder, non pas devant le latin, mais devant le roman[130], à mesure que renaquit la puissance gallo-romaine. Quant au celtique, il n’avait point reculé devant la civilisation italienne, c’est devant la colonisation qu’il avait fui, et encore peut-on dire avec vérité qu’il avait remporté en fin de compte, grâce au nombre de ceux qui le parlaient, plus qu’une demi-victoire puisqu’il lui avait été donné, quand la fusion des Galls, des Romains et des hommes du Nord s’était opérée définitivement, de préparer à la langue moderne sa syntaxe, d’éteindre en elle les accentuations rudes venues de la Germanie et les plus vives sonorités apportées de la Péninsule, et de faire triompher l’eurythmie assez terne qu’il possédait lui-même. Le développement graduel de notre français n’est que l’effet de ce travail latent, patient et sûr. Les causes qui ont dépouillé l’allemand moderne des formes assez éclatantes remarquées dans le gothique de l’évêque Ulphila, ne sont pas autres, non plus, que la présence d’une épaisse population kymrique sous le petit nombre d’éléments germaniques demeurés au delà du Rhin[131], après les grandes migrations qui suivirent le Ve siècle de notre ère.

Les mélanges de peuples présentant sur chaque point des caractères particuliers issus du quantum des éléments ethniques, les résultats linguistiques sont également nuancés. On peut poser en thèse générale qu’aucun idiome ne demeure pur après un contact intime avec un idiome différent ; que même, lorsque les principes respectifs offrent le plus de dissemblances, l’altération se fait au moins sentir dans la lexicologie ; que, si la langue parasite a quelque force, elle ne manque pas d’attaquer le mode d’eurythmie, et même les côtés les plus faibles du système grammatical, d’où il résulte que le langage est une des parties les plus délicates et les plus fragiles de l’individualité des peuples. On aura donc souvent le singulier spectacle d’une langue noble et très cultivée passant, par son union avec un idiome barbare, à une sorte de barbarie relative, se dépouillant par degrés de ses plus belles facultés, s’appauvrissant de mots, se desséchant de formes, et témoignant ainsi d’un irrésistible penchant à s’assimiler, de plus en plus, au compagnon de mérite inférieur que l’accouplement des races lui aura donné. C’est ce qui est arrivé au valaque et au rhétien, au kawi et au birman. L’un et l’autre de ces derniers idiomes sont imprégnés d’éléments sanscrits, et, malgré la noblesse de cette alliance, les juges compétents les déclarent inférieurs en mérite au delaware (1)[132].

Issue du tronc des Lenni-Lénapes, l’association de tribus qui parle ce dialecte vaut primitivement plus que les deux groupes jaunes remorqués par la civilisation hindoue, et si, malgré cette prérogative, elle est au-dessous d’eux, c’est que les Asiatiques en question vivent sous l’impression des inventions sociales d’une race noble, et profitent de ces mérites, tout en étant peu de chose par eux-mêmes. Le contact sanscrit a suffi pour les élever assez haut, tandis que les Lénapes, que rien de semblable n’a fécondés jamais, n’ont pu monter, en civilisation, au-dessus de la valeur qu’on leur voit. C’est ainsi, pour me servir d’une comparaison facile à apprécier, que les jeunes mulâtres élevés dans les collèges de Londres et de Paris, peuvent, tout en restant mulâtres et très mulâtres, présenter, sous certains rapports, une apparence de culture plus satisfaisante que tels habitants de l’Italie méridionale dont la valeur intime est incontestablement plus grande. Il faut donc, lorsqu’on rencontre un peuple sauvage en possession d’un idiome supérieur à celui de nations plus civilisées, distinguer soigneusement si la civilisation de ces dernières leur appartient en propre, ou si elle ne provient que d’une infiltration de sang étranger. Dans ce dernier cas, l’imperfection du langage primitif et l’abâtardissement du langage importé s’accordent parfaitement avec l’existence d’un certain degré de culture sociale (1)[133].

J’ai dit ailleurs que, chaque civilisation ayant une portée particulière, il ne fallait pas s’étonner si le sens poétique et philosophique était plus développé chez les Hindous sanscrits et chez les Grecs que chez nous, tandis que l’esprit pratique, critique, érudit, distingue davantage nos sociétés. Pris en masse, nous sommes doués d’une vertu active plus énergique que les illustres dominateurs de l’Asie méridionale et de l’Hellade. En revanche, il nous faut leur céder le pas sur le terrain du beau, et il est, dès lors, naturel que nos idiomes tiennent l’humble rang de nos esprits. Un essor plus puissant vers les sphères idéales se reflète naturellement dans la parole dont les écrivains de l’Inde et de l’Ionie ont fait usage, de sorte que le langage, tout en étant, je le crois, je l’admets, un très bon critérium de l’élévation générale des races, l’est pourtant, d’une manière plus spéciale, de leur élévation esthétique, et il prend surtout ce caractère lorsqu’il s’applique à la comparaison des civilisations respectives.

Pour ne pas laisser ce point douteux, je me permettrai de discuter une opinion émise par M. le baron Guillaume de Humboldt, au sujet de la supériorité du mexicain sur le péruvien (2)[134], supériorité évidente, dit-il, bien que la civilisation des Incas ait été fort au-dessus de celle des habitants de l’Anahuac.

Les mœurs des Péruviens se montraient, sans doute, plus douces, leurs idées religieuses aussi inoffensives qu’étaient féroces celles des sujets de Montézuma. Malgré tout cela, l’ensemble de leur état social était loin de présenter autant d’énergie, autant de variété. Tandis que leur despotisme, assez grossier, ne réalisait qu’une sorte de communisme hébétant, la civilisation aztèque avait essayé des formes de gouvernement très raffinées. L’état militaire y était beaucoup plus vigoureux, et, bien que les deux empires ignorassent également l’usage de l’écriture, il semblerait que la poésie, l’histoire et la morale, fort cultivées au moment où apparut Cortez, auraient joué un plus grand rôle au Mexique qu’au Pérou, dont les institutions penchaient vers un épicuréisme nonchalant peu favorable aux travaux de l’intelligence. Il devient alors tout simple d’avoir à constater la supériorité du peuple le plus actif sur le peuple le plus modeste.

Au reste, l’opinion de M. Guillaume de Humboldt est, ici, conséquente à la manière dont il définit la civilisation (1)[135]. Sans renouveler la controverse, il m’était indispensable de ne pas laisser ce point dans l’ombre ; car, si deux civilisations avaient pu se développer jamais parallèlement à des langues en contradiction avec leurs mérites respectifs, il faudrait abandonner l’idée de toute solidarité entre la valeur des idiomes et celle des intelligences. Ce fait est impossible à concéder dans une mesure différente de ce que j’ai dit plus haut pour le sanscrit et le grec comparés à l’anglais, au français, à l’allemand.

D’ailleurs, en suivant cette voie, ce ne serait pas une médiocre difficulté que de déterminer pour les populations métisses les causes de l’état idiomatique où on les trouve. On ne possède pas toujours, sur la quotité des mélanges ou sur leur qualité, des lumières suffisantes pour pouvoir en examiner le travail organisateur. Cependant l’influence de ces causes premières persiste, et, si elle n’est pas démasquée, elle peut aisément conduire à des conclusions erronées. Précisément parce que le rapport de l’idiome à la race est assez étroit, il se conserve beaucoup plus longtemps que les peuples ne gardent leurs corps d’État. Il se fait reconnaître après que les peuples ont changé de nom. Seulement, s’altérant comme leur sang, il ne disparaît, il ne meurt qu’avec la dernière parcelle de leur nationalité (1)[136]. Le grec moderne est dans ce cas ; mutilé autant que possible, dépouillé de la meilleure part de ses richesses grammaticales, troublé et souillé dans sa lexicologie, appauvri même, à ce qu’il semble, quant au nombre de ses sons, il n’en a pas moins conservé son empreinte originelle (2)[137]. C’est, en quelque sorte, dans l’univers intellectuel, ce qu’est, sur la terre, ce Parthénon si dégradé, qui, après avoir servi d’église aux popes, puis, devenu poudrière, avoir éclaté, en mille endroits de son fronton et de ses colonnes, sous les boulets vénitiens de Morosini, présente encore à l’admiration des siècles l’adorable modèle de la grâce sérieuse et de la majesté simple.

Il arrive aussi qu’une parfaite fidélité à la langue des aïeux n’est pas dans le caractère de toutes les races. C’est encore là une difficulté de plus quand on cherche à démêler, à l’aide de la philologie, soit l’origine, soit le mérite relatif des types humains. Non seulement il arrive aux idiomes de subir des altérations dont il n’est pas toujours facile de retrouver la cause ethnique ; il se rencontre encore des nations qui, pressées par le contact des langues étrangères, abandonnent la leur. C’est ce qui est advenu, après les conquêtes d’Alexandre, à la partie éclairée des populations de l’Asie occidentale, telles que les Cariens, les Cappadociens et les Arméniens, et c’est ce que j’ai signalé aussi pour nos Gaulois. Les uns et les autres ont cependant inculqué dans les langues victorieuses un principe étranger qui les a, à la fin, transfigurées à leur tour. Mais, tandis que ces peuples maintenaient encore, bien que d’une manière imparfaite, leur propre instrument intellectuel ; que d’autres, beaucoup plus tenaces, tels que les Basques, les Berbères de l’Atlas, les Ekkhilis de l’Arabie méridionale, parlent jusqu’à nos jours comme parlaient leurs plus anciens parents, il est des groupes, les Juifs par exemple, qui semblent n’y avoir jamais tenu, et cette indifférence éclate dès les premiers pas de la migration des favoris de Dieu. Tharé, venant d’Ur des Chaldéens, n’avait certainement pas appris, dans le pays de sa parenté, la langue chananéenne qui devint nationale pour les enfants d’Israël. Ceux-ci s’étaient donc dépouillés de leur idiome natif pour en accepter un autre différent, et qui, subissant, quelque peu, je le veux croire, l’influence des souvenirs premiers, devint, dans leur bouche, un dialecte particulier de cette langue très ancienne, mère de l’arabe le plus ancien, héritage légitime des tribus alliées, de fort près, aux Chamites noirs (1)[138]. Cette langue, les Juifs ne devaient pas s’y montrer plus fidèles qu’à la première. Au retour de la captivité, les bandes de Zorobabel l’avaient oubliée sur les bords des fleuves de Babylone, pendant leur séjour, pourtant bien court, de soixante et dix ans. Le patriotisme, fort contre l’exil, avait conservé sa chaleur : le reste avait été abandonné avec une bizarre facilité par ce peuple tout à la fois jaloux de lui-même et cosmopolite à l’excès. Dans Jérusalem reconstruite, la multitude reparut, parlant un jargon araméen ou chaldéen qui, d’ailleurs, n’était peut-être pas sans ressemblance avec l’idiome des pères d’Abraham.

Aux temps de Jésus-Christ, ce dialecte résistait avec peine à l’invasion d’un patois grec qui, de tous côtés, pénétrait l’intelligence juive. Ce n’était plus guère que sous ce nouveau costume, plus ou moins élégant, affichant plus ou moins de prétentions attiques, que les écrivains juifs d’alors produisaient leurs ouvrages. Les derniers livres canoniques de l’Ancien Testament, comme les écrits de Philon et de Josèphe, sont des œuvres hellénistiques.

Lorsque la destruction de la ville sainte eut dispersé la nation désormais déshéritée des bontés de l’Éternel, l’Orient ressaisit l’intelligence de ses fils. La culture hébraïque rompit avec Athènes comme avec Alexandrie, et la langue, les idées du Talmud, les enseignements de l’école de Tibériade furent de nouveau sémitiques, quelquefois arabes et souvent chananéens, pour employer l’expression d’Isaïe. Je parle de la langue désormais sacrée, de celle des rabbins, de la religion, de celle dès lors considérée comme nationale. Mais pour le commerce de la vie, les Juifs usèrent des idiomes des pays où ils se trouvèrent transportés. Il est encore à noter que partout ces exilés se firent remarquer par leur accent particulier. Le langage qu’ils avaient adopté et appris dès la première enfance ne réussit jamais à assouplir leur organe vocal. Cette observation confirmerait ce que dit M. Guillaume de Humboldt d’un rapport si intime de la race avec la langue, qu’à son avis, les générations ne s’accoutument pas à bien prononcer les mots que ne savaient pas leurs ancêtres (1)[139].

Quoi qu’il en soit, voilà, dans les Juifs, une preuve remarquable de cette vérité, qu’on ne doit pas toujours, à première vue, établir une concordance exacte entre une race et la langue dont elle est en possession, attendu que cette langue peut ne pas lui appartenir originairement. Après les Juifs, je pourrais citer encore l’exemple des Tsiganes et de bien d’autres peuples (1)[140].

On voit avec quelle prudence il convient d’user de l’affinité et même de la similitude des langues pour conclure à l’identité des races, puisque, non seulement des nations nombreuses n’emploient que des langages altérés dont les principaux éléments n’ont pas été fournis par elles, témoin la plupart des populations de l’Asie occidentale et presque toutes celles de l’Europe méridionale, mais encore que plusieurs autres en ont adopté de complètement étrangers, à la confection desquels elles n’ont presque pas contribué. Ce dernier fait est sans doute plus rare. Il se présente même comme une anomalie. Il suffit cependant qu’il puisse avoir lieu pour qu’on ait à se tenir en garde contre un genre de preuves qui souffre de telles déviations. Toutefois, puisque le fait est anormal, puisqu’il ne se rencontre pas aussi fréquemment que son opposite, c’est-à-dire la conservation séculaire d’idiomes nationaux par de très faibles groupes humains ; puisque l’on voit aussi combien les langues ressemblent au génie particulier du peuple qui les crée, et combien elles s’altèrent justement dans la mesure où le sang de ce peuple se modifie ; puisque le rôle qu’elles jouent dans la formation de leurs dérivées est proportionnel à l’influence numérique de la race qui les apporte dans le nouveau mélange, tout donne le droit de conclure qu’un peuple ne saurait avoir une langue valant mieux que lui-même, à moins de raisons spéciales. Comme on ne saurait trop insister sur ce point, je vais en faire ressortir l’évidence par une nouvelle espèce de démonstration.

On a vu déjà que, dans une nation d’essence composite, la civilisation n’existe pas pour toutes les couches successives (1)[141]. En même temps que les anciennes causes ethniques poursuivent leur travail dans le bas de l’échelle sociale, elles n’y admettent, elles n’y laissent pénétrer que faiblement, et d’une façon tout à fait transitoire, les influences du génie national dirigeant. J’appliquais naguère ce principe à la France, et je disais que, sur ses 36 millions d’habitants, il y en avait, au moins, 20 qui ne prenaient qu’une part forcée, passive, temporaire, au développement civilisateur de l’Europe moderne. Excepté la Grande-Bretagne, servie par une plus grande unité dans ses types, conséquence de son isolement insulaire, cette triste proportion est plus considérable encore sur le reste du continent. Puisqu’une fois déjà j’ai choisi la France pour exemple, je m’y tiens, et crois trouver que mon opinion sur l’état ethnique de ce pays, et celle que je viens d’exprimer à l’instant pour toutes les races en général, quant à la parfaite concordance du type et de la langue, s’y confirment l’une l’autre d’une manière frappante.

Nous savons peu, ou, pour mieux dire, nous ne savons pas, preuves en main, par quelles phases le celtique et le latin rustique (2)[142] ont d’abord dû passer avant de se rapprocher et de finir par se confondre. Saint Jérôme et son contemporain Sulpice Sévère nous apprennent pourtant, le premier dans ses Commentaires sur l’Épître de saint Paul aux Galates, le second dans son Dialogue sur les mérites des moines d’Orient, que, de leur temps, on parlait au moins deux langues vulgaires dans la Gaule : le celtique, conservé si pur sur les bords du Rhin, que le langage des Gallo-Grecs, éloignés de la mère patrie depuis six cents ans, y ressemblait de tous points (1)[143] ; puis ce qu’on appelait le gaulois, et qui, de l’avis d’un commentateur, ne pouvait être qu’un romain déjà altéré. Mais ce gaulois, différent de ce qui se parlait à Trèves, n’était pas non plus la langue de l’ouest ni celle de l’Aquitaine. Ce dialecte du IVe siècle, probablement partagé lui-même en deux grandes divisions, ne trouve donc de place que dans le centre et le midi de la France actuelle. C’est à cette source commune qu’il faut reporter les courants, différemment latinisés, qui ont formé plus tard, avec d’autres mélanges, et dans des proportions diverses, la langue d’oïl et le roman proprement dit. Je parlerai d’abord de ce dernier.

Pour lui donner naissance, il ne s’agissait que de créer une altération assez facile de la terminologie latine, modifiée par un certain nombre d’idées grammaticales empruntées au celtique et à d’autres langues jadis inconnues dans l’ouest de l’Europe. Les colonies impériales avaient apporté bon nombre d’éléments italiens, africains, asiatiques. Les invasions bourguignonnes, et, surtout les gothiques, fournirent un nouvel apport doué d’une grande vivacité d’harmonie, de sons larges et brillants. Les irruptions sarrasines en renforcèrent la puissance. De sorte que le roman, se distinguant tout à fait du gaulois, quant à son mode d’eurythmie, revêtit bientôt un cachet très spécial. Sans doute, nous ne le trouvons pas, dans la formule de serment des fils de Louis le Débonnaire, arrivé à sa perfection, comme plus tard, dans les poésies de Raimbaud de Vachères ou de Bertrand de Born. Cependant on le reconnaît déjà pour ce qu’il est, ses caractères principaux lui sont acquis, sa direction lui est nettement indiquée. C’était bien, dès lors, dans ses différents dialectes, limousin, provençal, auvergnat, la langue d’une population aussi mélangée d’origine qu’il y en ait jamais eu au monde. Cette langue souple, fine, spirituelle, railleuse, pleine d’éclat, mais sans profondeur, sans philosophie, clinquant et non pas or, n’avait pu, dans aucune des mines opulentes qui lui avaient été ouvertes, que glaner à la surface. Elle était sans principes sérieux  : elle devait rester un instrument d’universelle indifférence, partant, de scepticisme et de moquerie. Elle ne manqua pas à cette vocation. La race ne tenait à rien qu’aux plaisirs et aux brillantes apparences. Brave à l’excès, joyeuse avec autant d’emportement, passionnée sans sujet et vive sans conviction, elle eut un instrument tout propre à servir ses tendances, et qui d’ailleurs, objet de l’admiration du Dante, ne servit jamais, en poésie, qu’à rimer des satires, des chansons d’amour, des défis de guerre, et, en religion, à soutenir des hérésies comme celle des Albigeois, manichéisme licencieux, dénué de valeur même littéraire, dont un auteur anglais, peu catholique, félicite la papauté d’avoir délivré le moyen âge (1)[144]. Telle fut, jadis, la langue romane, telle on la trouve encore aujourd’hui. Elle est jolie, non pas belle, et il suffit de l’examiner pour voir combien peu elle est apte à servir une grande civilisation.

La langue d’oil se forma-t-elle dans des conditions semblables ? L’examen va prouver que non, et, de quelque manière que la fusion des éléments celtique, latin, germanique, se soit faite, ce qu’on ne peut parfaitement apprécier (2)[145], faute de monuments appartenant à la période de création, il est du moins certain qu’elle naissait d’un antagonisme décidé entre trois idiomes différents, et que le produit représenté par elle devait être pourvu d’un caractère et d’un fond d’énergie tout à fait étranger aux nombreux compromis, aux transactions assez molles d’où était sorti le roman. Cette langue d’oïl fut, à un moment de sa vie, assez rapprochée des principes germaniques. On y découvre, dans les restes écrits parvenus jusqu’à nous, un des meilleurs caractères des langues arianes : c’est le pouvoir, limité, il est vrai, moins grand que dans le sanscrit, le grec et l’allemand, mais considérable encore, de former des mots composés. On y reconnaît, pour les noms, des flexions indiquées par des affixes, et, comme conséquence, une facilité d’inversion perdue pour nous, et dont la langue française du XVIe siècle, ayant imparfaitement hérité, ne jouissait qu’aux dépens de la clarté du discours. Sa lexicologie contenait également de nombreux éléments apportés par la race franque (1)[146]. Ainsi, la langue d’oïl débutait par être presque autant germanique que gauloise, et le celtique y apparaissait au second plan, comme décidant peut-être des raisons mélodiques du langage. Le plus bel éloge qu’on puisse en faire se trouve dans la réussite de l’ingénieux essai de M. Littré, qui a pu traduire littéralement et vers pour vers, en français du XIIIe siècle, le premier chant de l’Iliade, tour de force impraticable dans notre français d’aujourd’hui (2)[147].

Cette langue ainsi dessinée appartenait évidemment à un peuple qui faisait grandement contraste avec les habitants du sud de la Gaule. Plus profondément attaché aux idées catholiques, portant dans la politique des notions vives d’indépendance, de liberté, de dignité, et dans toutes ses institutions une recherche très caractérisée de l’utile, la littérature populaire de cette race eut pour mission de recueillir, non pas les fantaisies de l’esprit ou du cœur, les boutades d’un scepticisme universel, mais bien les annales nationales, telles qu’on les comprenait alors et qu’on les jugeait vraies. Nous devons à cette glorieuse disposition de la nation et de la langue les grandes compositions rimées, surtout Garin le Loherain, témoignage, renié depuis, de la prédominance du Nord. Malheureusement, comme les compilateurs de ces traditions, et même leurs premiers auteurs, avaient, avant tout, l’intention de conserver des faits historiques ou de servir des passions positives, la poésie proprement dite, l’amour de la forme et la recherche du beau ne tiennent pas toujours assez de place dans leurs grands récits. La littérature de la langue d’oïl eut, avant tout, la prétention d’être utilitaire. C’est ainsi que les races, le langage et les écrits se trouvent ici en accord parfait.

Mais il était naturel que l’élément germanique, beaucoup moins abondant que le fond gaulois et que la mixture romaine, perdît peu à peu du terrain dans le sang. En même temps, il en perdit dans la langue et, d’une part, le celtique, d’autre part, le latin gagnèrent à mesure qu’il se retira. Cette belle et forte langue, dont nous ne connaissons guère que l’apogée, et qui se serait encore perfectionnée en suivant sa voie, commença à déchoir et à se corrompre vers la fin du XIIIe siècle. Au XVe, ce n’était plus qu’un patois d’où les éléments germaniques avaient complètement disparu. Ce qui restait de ce trésor dépensé, n’apparaissant désormais que comme une anomalie au milieu des progrès du celtique et du latin, n’offrait plus qu’un aspect illogique et barbare. Au XVIe siècle, le retour des études classiques trouva le français dans ce délabrement, et voulut s’en emparer pour le perfectionner dans le sens des langues anciennes. Tel fut le but avoué des littérateurs de cette belle époque. Ils ne réussirent guère, et le XVIIe siècle, plus sage, ou s’apercevant qu’il ne pouvait maîtriser la puissance irrésistible des choses, ne s’occupa qu’à améliorer, par elle-même, une langue qui se précipitait chaque jour davantage vers les formes les plus naturelles à la race prédominante, c’est-à-dire vers celles qui avaient autrefois constitué la vie grammaticale du celtique.

Bien que la langue d’oïl d’abord, la française ensuite aient, dû à la simplicité plus grande des mélanges de races et d’idiomes d’où elles sont issues un plus grand caractère d’unité que le roman, elles ont eu cependant des dialectes qui ont vécu et se maintiennent. Ce n’est pas trop d’honneur pour ces formes que de les appeler des dialectes, et non pas des patois. Leur raison d’être ne se trouve pas dans la corruption du type dominant dont elles ont toujours été au moins les contemporaines. Elle réside dans la proportion différente des éléments celtique, romain et germanique qui ont constitué ou constituent encore notre nationalité. En deçà de la Seine, le dialecte picard est, par l’eurythmie et la lexicologie, tout près du flamand, dont les affinités germaniques sont si évidentes qu’il n’est pas besoin de les relever. En cela, le flamand est resté fidèle aux prédilections de la langue d’oïl, qui put, à un certain moment, sans cesser d’être elle-même, admettre, dans les vers d’un poème, les formes et les expressions presque pures du langage parlé à Arras (1)[148].

À mesure qu’on s’avance au delà de la Seine et en deçà de la Loire, les idiomes provinciaux tiennent, de plus en plus, de la nature celtique. Dans le bourguignon, dans les dialectes du Pays de Vaud et de la Savoie, la lexicologie même, chose bien digne de remarque, en a gardé de nombreuses traces, qui ne se trouvent pas dans le français, où généralement le latin rustique domine (2)[149].

Je relevais ailleurs (3)[150] comment, à dater du XVe siècle, l’influence du nord de la France avait cédé devant la prépondérance croissante des races d’outre-Loire. Il n’y a qu’à rapprocher ce que je dis ici, touchant le langage, de ce qu’alors je disais du sang, pour voir combien est serrée la relation entre l’élément physique et l’instrument phonétique de l’individualité d’une population (4)[151].

Je me suis un peu étendu sur un fait particulier à la France. Si l’on veut le généraliser à toute l’Europe, on ne lui trouvera guère de démentis. Partout on verra que les modifications et les changements successifs d’un idiome ne sont pas, comme on le dit communément, l’œuvre des siècles : s’il en était ainsi, l’ekkhili, le berbère, l’euskara, le bas-breton, auraient depuis longtemps disparu, et ils vivent. Modifications et changements sont amenés, avec un parallélisme bien frappant, par les révolutions survenues dans le sang des générations successives.

Je ne passerai pas, non plus, sous silence un détail qui doit trouver ici son explication. J’ai dit comment certains groupes ethniques pouvaient, sous l’empire d’une aptitude et de nécessités particulières, renoncer à leur idiome naturel pour en accepter un qui leur était plus ou moins étranger. J’ai cité les Juifs, j’ai cité les Parsis. Il existe encore des exemples plus singuliers de cet abandon. Nous voyons des peuples sauvages en possession de langages supérieurs à eux-mêmes, et c’est l’Amérique qui nous offre ce spectacle.

Ce continent a eu cette singulière destinée, que ses populations les plus actives se sont développées, pour ainsi dire, en secret. L’art de l’écriture a fait défaut à ses civilisations. Les temps historiques n’y commencent que très tard, pour rester presque toujours obscurs. Le sol du nouveau monde possède un grand nombre de tribus qui, voisines à voisines, se ressemblent peu, bien qu’appartenant toutes à des origines communes diversement combinées (1)[152].

M. d’Orbigny nous apprend que, dans l’Amérique centrale, le groupe qu’il appelle rameau chiquitéen, est un composé de nations comptant, pour la plus nombreuse, environ quinze mille âmes, et pour celles qui le sont moins, entre trois cents et cinquante membres, et que toutes ces nations, même les infiniment petites, possèdent des idiomes distincts. Un tel état de choses ne peut résulter que d’une immense anarchie ethnique.

Dans cette hypothèse, je ne m’étonne nullement de voir plusieurs d’entre ces peuplades, comme les Chiquitos, maîtresses d’une langue compliquée et, à ce qu’il semble, assez savante. Chez ces indigènes, les mots dont l’homme se sert ne sont pas toujours les mêmes que ceux dont use la femme. En tous cas, l’homme, lorsqu’il emploie les expressions de la femme, en modifie les désinences. Ceci est assurément fort raffiné. Malheureusement, à côté de ce luxe lexicologique, le système de numération se présente restreint aux nombres les plus élémentaires. Très probablement, dans une langue en apparence si travaillée, ce trait d’indigence n’est que l’effet de l’injure des siècles, servie par la barbarie des possesseurs actuels. On se rappelle involontairement, en contemplant de telles bizarreries, ces palais somptueux, merveilles de la Renaissance, que les effets des révolutions ont adjugés définitivement à de grossiers villageois. L’œil y admire encore des colonnettes délicates, des rinceaux élégants, des porches sculptés, des escaliers hardis, des arêtes imposantes, luxe inutile à la misère qui les habite ; tandis que les toits crevés laissent entrer la pluie, que les planchers s’effondrent et que la pariétaire disjoint les murs qu’elle envahit.

Je puis établir désormais que la philologie, dans ses rapports avec la nature particulière des races, confirme toutes les observations de la physiologie et de l’histoire. Seulement, ses assertions se font remarquer par une extrême délicatesse, et lorsqu’on ne peut s’appuyer que sur elles, rien de plus hasardé que de s’en contenter pour conclure. Sans doute, sans nul doute, l’état d’un langage répond à l’état intellectuel du groupe qui le parle, mais non pas toujours à sa valeur intime. Pour obtenir ce rapport, il faut considérer uniquement la race par laquelle et pour laquelle ce langage a été primitivement créé. Or l’histoire ne paraît nous adresser, à part la famille noire et quelques peuplades jaunes, qu’à des races quartenaires, tout au plus. En conséquence, elle ne nous conduit que devant des idiomes dérivés, dont on ne peut préciser nettement la loi de formation que lorsque ces idiomes appartiennent à des époques comparativement récentes. Il s’ensuit que des résultats ainsi obtenus, et qui ont besoin constamment de la confirmation historique, ne sauraient fournir une classe de preuves bien infaillibles. À mesure qu’on s’enfonce dans l’antiquité et que la lumière vacille davantage, les arguments philologiques deviennent plus hypothétiques encore. Il est fâcheux de s’y voir réduit lorsqu’on cherche à éclairer la marche d’une famille humaine et à reconnaître les éléments ethniques qui la composent. Nous savons que le sanscrit, le zend, sont des langues parentes. C’est un grand point. Quant à leur racine commune, rien ne nous est révélé. De même pour les autres langues très anciennes. De l’euskara, nous ne connaissons rien que lui-même. Comme il n’a pas, jusqu’à présent, d’analogue, nous ignorons sa généalogie, nous ignorons s’il doit être considéré comme tout à fait primitif, ou bien s’il ne faut voir en lui qu’un dérivé. Il ne saurait donc rien nous apprendre de positif sur la nature simple ou composite du groupe qui le parle.

En matière d’ethnologie, il est bon d’accepter avec gratitude les secours philologiques. Pourtant il ne faut les recevoir que sous réserve, et, autant que possible, ne rien fonder sur eux seuls (1)[153].

Cette règle est commandée par une nécessaire prudence. Cependant tous les faits qui viennent d’être passés en revue établissent que l’identité est originairement entière entre le mérite intellectuel d’une race et celui de sa langue naturelle et propre ; que les langues sont, par conséquent, inégales en valeur et en portée, dissemblables dans les formes et dans le fond, comme les races ; que leurs modifications ne proviennent que de mélanges avec d’autres idiomes, comme les modifications des races ; que leurs qualités et leurs mérites s’absorbent et disparaissent, absolument comme le sang des races, dans une immersion trop considérable d’éléments hétérogènes ; enfin que, lorsqu’une langue de caste supérieure se trouve chez un groupe humain indigne d’elle, elle ne manque pas de dépérir et de se mutiler. Si donc il est souvent difficile, dans un cas particulier, de conclure, de prime abord, de la valeur de la langue à celle du peuple qui s’en sert, il n’en reste pas moins incontestable qu’en principe on le peut faire. Je pose donc cet axiome général : La hiérarchie des langues correspond rigoureusement à la hiérarchie des races.


CHAPITRE XVI.

Récapitulation ; caractères respectifs des trois grandes races ; effets sociaux des mélanges ; supériorité du type blanc et, dans ce type, de la famille ariane.

J’ai montré la place réservée qu’occupe notre espèce dans le monde organique. On a pu voir que de profondes différences physiques, que des différences morales non moins accusées, la séparaient de toutes les autres classes d’êtres vivants. Ainsi mise à part, je l’ai étudiée en elle-même, et la physiologie, bien qu’incertaine dans ses voies, peu sûre dans ses ressources, et défectueuse dans ses méthodes, m’a néanmoins permis de distinguer trois grands types nettement distincts, le noir, le jaune et le blanc.

La variété mélanienne est la plus humble et gît au bas de l’échelle. Le caractère d’animalité empreint dans la forme de son bassin lui impose sa destinée, dès l’instant de la conception. Elle ne sortira jamais du cercle intellectuel le plus restreint. Ce n’est cependant pas une brute pure et simple, que ce nègre à front étroit et fuyant, qui porte, dans la partie moyenne de son crâne, les indices de certaines énergies grossièrement puissantes. Si ces facultés pensantes sont médiocres ou même nulles, il possède dans le désir, et par suite dans la volonté, une intensité souvent terrible. Plusieurs de ses sens sont développés avec une vigueur inconnue aux deux autres races : le goût et l’odorat principalement (1)[154].

Mais là, précisément, dans l’avidité même de ses sensations, se trouve le cachet frappant de son infériorité. Tous les aliments lui sont bons, aucun ne le dégoûte, aucun ne le repousse. Ce qu’il souhaite, c’est manger, manger avec excès, avec fureur ; il n’y a pas de répugnante charogne indigne de s’engloutir dans son estomac. Il en est de même pour les odeurs, et sa sensualité s’accommode non seulement des plus grossières, mais des plus odieuses. À ces principaux traits de caractère il joint une instabilité d’humeur, une variabilité de sentiments que rien ne peut fixer, et qui annule, pour lui, la vertu comme le vice. On dirait que l’emportement même avec lequel il poursuit l’objet qui a mis sa sensitivité en vibration et enflammé sa convoitise, est un gage du prompt apaisement de l’une et du rapide oubli de l’autre. Enfin il tient également peu à sa vie et à celle d’autrui ; il tue volontiers pour tuer, et cette machine humaine, si facile à émouvoir, est, devant la souffrance, ou d’une lâcheté qui se réfugie volontiers dans la mort, ou d’une impassibilité monstrueuse.

La race jaune se présente comme l’antithèse de ce type. Le crâne, au lieu d’être rejeté en arrière, se porte précisément en avant. Le front, large, osseux, souvent saillant, développé en hauteur, plombe sur un faciès triangulaire, où le nez et le menton ne montrent aucune des saillies grossières et rudes qui font remarquer le nègre. Une tendance générale à l’obésité n’est pas là un trait tout à fait spécial, pourtant il se rencontre plus fréquemment chez les tribus jaunes que dans les autres variétés. Peu de vigueur physique, des dispositions à l’apathie. Au moral, aucun de ces excès étranges, si communs chez les Mélaniens. Des désirs faibles, une volonté plutôt obstinée qu’extrême, un goût perpétuel mais tranquille pour les jouissances matérielles ; avec une rare gloutonnerie, plus de choix que les nègres dans les mets destinés à la satisfaire. En toutes choses, tendances à la médiocrité ; compréhension assez facile de ce qui n’est ni trop élevé ni trop profond (1)[155] ; amour de l’utile, respect de la règle, conscience des avantages d’une certaine dose de liberté. Les jaunes sont des gens pratiques dans le sens étroit du mot. Ils ne rêvent pas, ne goûtent pas les théories, inventent peu, mais sont capables d’apprécier et d’adopter ce qui sert. Leurs désirs se bornent à vivre le plus doucement et le plus commodément possible. On voit qu’ils sont supérieurs aux nègres. C’est une populace et une petite bourgeoisie que tout civilisateur désirerait choisir pour base de sa société : ce n’est cependant pas de quoi créer cette société ni lui donner du nerf, de la beauté et de l’action.

Viennent maintenant les peuples blancs. De l’énergie réfléchie, ou pour mieux dire, une intelligence énergique ; le sens de l’utile, mais dans une signification de ce mot beaucoup plus large, plus élevée, plus courageuse, plus idéale que chez les nations jaunes ; une persévérance qui se rend compte des obstacles et trouve, à la longue, les moyens de les écarter ; avec une plus grande puissance physique, un instinct extraordinaire de l’ordre, non plus seulement comme gage de repos et de paix, mais comme moyen indispensable de conservation, et, en même temps, un goût prononcé de la liberté, même extrême ; une hostilité déclarée contre cette organisation formaliste où s’endorment volontiers les Chinois, aussi bien que contre le despotisme hautain, seul frein suffisant aux peuples noirs.

Les blancs se distinguent encore par un amour singulier de la vie. Il paraît que, sachant mieux en user, ils lui attribuent plus de prix, ils la ménagent davantage, en eux-mêmes et dans les autres. Leur cruauté, quand elle s’exerce, a la conscience de ses excès, sentiment très problématique chez les noirs. En même temps, cette vie occupée, qui leur est si précieuse, ils ont découvert des raisons de la livrer sans murmure. Le premier de ces mobiles, c’est l’honneur, qui, sous des noms à peu près pareils, a occupé une énorme place dans les idées, depuis le commencement de l’espèce. Je n’ai pas besoin d’ajouter que ce mot d’honneur et la notion civilisatrice qu’il renferme sont, également, inconnus aux jaunes et aux noirs.

Pour terminer le tableau, j’ajoute que l’immense supériorité des blancs, dans le domaine entier de l’intelligence, s’associe à une infériorité non moins marquée dans l’intensité des sensations. Le blanc est beaucoup moins doué que le noir et que le jaune sous le rapport sensuel. Il est ainsi moins sollicité et moins absorbé par l’action corporelle, bien que sa structure soit remarquablement plus vigoureuse (1)[156].

Tels sont les trois éléments constitutifs du genre humain, ce que j’ai appelé les types secondaires, puisque j’ai cru devoir laisser en dehors de la discussion l’individu adamite. C’est de la combinaison des variétés de chacun de ces types, se mariant entre elles, que les groupes tertiaires sont issus. Les quatrièmes formations sont nées du mariage d’un de ces types tertiaires ou d’une tribu pure avec un autre groupe ressortant d’une des deux espèces étrangères.

Au-dessous de ces catégories, d’autres se sont révélées et se révèlent chaque jour. Les unes très caractérisées, formant de nouvelles originalités distinctes, parce qu’elles proviennent de fusions achevées ; les autres incomplètes, désordonnées, et, on peut le dire, antisociales, parce que leurs éléments, ou trop disparates, ou trop nombreux, ou trop infimes, n’ont pas eu le temps ni la possibilité de se pénétrer d’une manière féconde. À la multitude de toutes ces races métisses si bigarrées qui composent désormais l’humanité entière, il n’y a pas à assigner d’autres bornes que la possibilité effrayante de combinaisons des nombres.

Il serait inexact de prétendre que tous les mélanges sont mauvais et nuisibles. Si les trois grands types, demeurant strictement séparés, ne s’étaient pas unis entre eux, sans doute la suprématie serait toujours restée aux plus belles des tribus blanches, et les variétés jaunes et noires auraient rampé éternellement aux pieds des moindres nations de cette race. C’est un état en quelque sorte idéal, puisque l’histoire ne l’a pas vu. Nous ne pouvons l’imaginer qu’en reconnaissant l’incontestable prédominance de ceux de nos groupes demeurés les plus purs.

Mais tout n’aurait pas été gain dans une telle situation. La supériorité relative, en persistant d’une manière plus évidente, n’aurait pas, il faut le reconnaître, été accompagnée de certains avantages que les mélanges ont produits, et qui, bien que ne contre-balançant pas, tant s’en faut, la somme de leurs inconvénients, n’en sont pas moins dignes d’être, quelquefois, applaudis. C’est ainsi que le génie artistique, également étranger aux trois grands types, n’a surgi qu’à la suite de l’hymen des blancs avec les nègres. C’est encore ainsi que, par la naissance de la variété malaise, il est sorti des races jaunes et noires une famille plus intelligente que sa double parenté, et que de l’alliance jaune et blanche il est issu, de même, des intermédiaires très supérieurs aux populations purement finnoises aussi bien qu’aux tribus mélaniennes.

Je ne le nie pas : ce sont là de bons résultats. Le monde des arts et de la noble littérature résultant des mélanges du sang, les races inférieures améliorées, ennoblies, sont autant de merveilles auxquelles il faut applaudir. Les petits ont été élevés. Malheureusement les grands, du même coup, ont été abaissés, et c’est un mal que rien ne compense ni ne répare. Puisque j’énumère tout ce qui est en faveur des mélanges ethniques, j’ajouterai encore qu’on leur doit bien des raffinements de mœurs, de croyances, surtout des adoucissements de passions et de penchants. Mais ce sont autant de bénéfices transitoires, et si je reconnais que le mulâtre, dont on peut faire un avocat, un médecin, un commerçant, vaut mieux que son grand-père nègre, entièrement inculte et propre à rien, je dois avouer aussi que les Brahmanes de l’Inde primitive, les héros de l’Iliade, ceux du Schahnameh, les guerriers scandinaves, tous fantômes si glorieux des races les plus belles, désormais disparues, offraient une image plus brillante et plus noble de l’humanité, étaient surtout des agents de civilisation et de grandeur plus actifs, plus intelligents, plus sûrs que les populations métisses, cent fois métisses, de l’époque actuelle, et cependant, déjà, ils n’étaient pas purs.

Quoi qu’il en soit, l’état complexe des races humaines est l’état historique, et une des principales conséquences de cette situation a été de jeter dans le désordre une grande partie des caractères primitifs de chaque type. On a vu, par suite d’hymens multipliés, les prérogatives, non seulement diminuer d’intensité comme les défauts, mais aussi se séparer, s’éparpiller et se faire souvent contraste. La race blanche possédait originairement le monopole de la beauté, de l’intelligence et de la force. À la suite de ses unions avec les autres variétés, il se rencontra des métis beaux sans être forts, forts sans être intelligents, intelligents avec beaucoup de laideur et de débilité. Il se trouva aussi que la plus grande abondance possible du sang des blancs, quand elle s’accumulait, non pas d’un seul coup, mais par couches successives, dans une nation, ne lui apportait plus ses prérogatives naturelles. Elle ne faisait souvent qu’augmenter le trouble déjà existant dans les éléments ethniques et ne semblait conserver de son excellence native qu’une plus grande puissance dans la fécondation du désordre. Cette anomalie apparente s’explique aisément, puisque chaque degré de mélange parfait produit, outre une alliance d’éléments divers, un type nouveau, un développement de facultés particulières. Aussitôt qu’à une série de créations de ce genre d’autres éléments viennent s’adjoindre encore, la difficulté d’harmoniser le tout crée l’anarchie, et plus cette anarchie augmente, plus les meilleurs, les plus riches, les plus heureux apports perdent leur mérite et, par le seul fait de leur présence, augmentent un mal qu’ils se trouvent impuissants à calmer. Si donc les mélanges sont, dans une certaine limite, favorables à la masse de l’humanité, la relèvent et l’ennoblissent, ce n’est qu’aux dépens de cette humanité même, puisqu’ils l’abaissent, l’énervent, l’humilient, l’étêtent dans ses plus nobles éléments, et quand bien même on voudrait admettre que mieux vaut transformer en hommes médiocres des myriades d’êtres infimes que de conserver des races de princes dont le sang, subdivisé, appauvri, frelaté, devient l’élément déshonoré d’une semblable métamorphose, il resterait encore ce malheur que les mélanges ne s’arrêtent pas ; que les hommes médiocres, tout à l’heure formés aux dépens de ce qui était grand, s’unissent à de nouvelles médiocrités, et que de ces mariages, de plus en plus avilis, naît une confusion qui, pareille à celle de Babel, aboutit à la plus complète impuissance, et mène les sociétés au néant auquel rien ne peut remédier.

C’est là ce que nous apprend l’histoire. Elle nous montre que toute civilisation découle de la race blanche, qu’aucune ne peut exister sans le concours de cette race, et qu’une société n’est grande et brillante qu’à proportion qu’elle conserve plus longtemps le noble groupe qui l’a créée, et que ce groupe lui-même appartient au rameau le plus illustre de l’espèce. Pour exposer ces vérités dans un jour éclatant, il suffit d’énumérer, puis d’examiner les civilisations qui ont régné dans le monde, et la liste n’en est pas longue.

Du sein de ces multitudes de nations qui ont passé ou vivent encore sur la terre, dix seulement se sont élevées à l’état de sociétés complètes. Le reste, plus ou moins indépendant, gravite à l’entour comme les planètes autour de leurs soleils. Dans ces dix civilisations, s’il se trouve, soit un élément de vie étranger à l’impulsion blanche, soit un élément de mort qui ne provienne pas des races annexées aux civilisateurs, ou du fait des désordres introduits par les mélanges, il est évident que toute la théorie exposée dans ces pages est fausse. Au contraire, si les choses se trouvent telles que je les annonce, la noblesse de notre espèce reste prouvée de la manière la plus irréfragable, et il n’y a plus moyen de la contester. C’est là que se rencontrent donc, tout à la fois, la seule confirmation suffisante et le détail désirable des preuves du système. C’est là, seulement, que l’on peut suivre, avec une exactitude satisfaisante, le développement de cette affirmation fondamentale, que les peuples ne dégénèrent que par suite et en proportion des mélanges qu’ils subissent, et dans la mesure de qualité de ces mélanges ; que, quelle que soit cette mesure, le coup le plus rude dont puisse être ébranlée la vitalité d’une civilisation, c’est quand les éléments régulateurs des sociétés et les éléments développés par les faits ethniques en arrivent à ce point de multiplicité qu’il leur devient impossible de s’harmoniser, de tendre, d’une manière sensible, vers une homogénéité nécessaire, et, par conséquent, d’obtenir, avec une logique commune, ces instincts et ces intérêts communs, seules et uniques raisons d’être d’un lien social. Pas de plus grand fléau que ce désordre, car, si mauvais qu’il puisse rendre le temps présent, il prépare un avenir pire encore.

Pour entrer dans ces démonstrations, je vais aborder la partie historique de mon sujet. C’est une tâche vaste, j’en conviens ; cependant, elle se présente si fortement enchaînée dans toutes ses parties, et, là, si concordante, convergeant si strictement vers le même but, que, loin d’être embarrassé de sa grandeur, il me semble en tirer un puissant secours pour mieux établir la solidité des arguments que je vais moissonner. Il me faudra, sans doute, parcourir, avec les migrations blanches, une grande partie de notre globe. Mais ce sera toujours rayonner autour des régions de la haute Asie, point central d’où la race civilisatrice est primitivement descendue. J’aurai à rattacher, tour à tour, au domaine de l’histoire, des contrées qui, entrées une fois dans sa possession, ne pourront plus s’en séparer. Là, je verrai se déployer, dans toutes leurs conséquences, les lois ethniques et leur combinaison. Je constaterai avec quelle régularité inexorable et monotone elles imposent leur application. De l’ensemble de ce spectacle, à coup sûr bien imposant, de l’aspect de ce paysage animé qui embrasse, dans son cadre immense, tous les pays de la terre où l’homme s’est montré vraiment dominateur ; enfin, de ce concours de tableaux également émouvants et grandioses, je tirerai, pour établir l’inégalité des races humaines et la prééminence d’une seule sur toutes les autres, des preuves incorruptibles comme le diamant, et sur lesquelles la dent vipérine de l’idée démagogique ne pourra mordre. Je vais donc quitter, ici, la forme de la critique et du raisonnement pour prendre celle de la synthèse et de l’affirmation. Il ne me reste plus qu’à faire bien connaître le terrain sur lequel je m’établis. Ce sera court.

J’ai dit que les grandes civilisations humaines ne sont qu’au nombre de dix et que toutes sont issues de l’initiative de la race blanche (1)[157]. Il faut mettre en tête de la liste :

I. La civilisation indienne. Elle s’est avancée dans la mer des Indes, dans le nord et à l’est du continent asiatique, au delà du Brahmapoutra. Son foyer se trouvait dans un rameau de la nation blanche des Arians.

II. Viennent ensuite les Égyptiens. Autour d’eux se rallient les Éthiopiens, les Nubiens, et quelques petits peuples habitant à l’ouest de l’oasis d’Ammon. Une colonie ariane de l’Inde, établie dans le haut de la vallée du Nil, a créé cette société.

III. Les Assyriens, auxquels se rattachent les Juifs, les Phéniciens les Lydiens les Carthaginois, les Hymiarites, ont dû leur intelligence sociale à ces grandes invasions blanches auxquelles on peut conserver le nom de descendants de Cham et de Sem. Quant aux Zoroastriens-Iraniens qui dominèrent dans l’Asie antérieure sous le nom de Mèdes, de Perses et de Bactriens, c’était un rameau de la famille ariane.

IV. Les Grecs étaient issus de la même souche ariane, et ce furent les éléments sémitiques qui la modifièrent.

V. Le pendant de ce qui arrive pour l’Égypte se rencontre en Chine. Une colonie ariane, venue de l’Inde, y apporta les lumières sociales. Seulement, au lieu de se mêler, comme sur les bords du Nil, avec des populations noires, elle se fondit dans des masses malaises et jaunes, et reçut, en outre, par le nord-ouest, d’assez nombreux apports d’éléments blancs, également arians, mais non plus hindous (2)[158].

VI. L’ancienne civilisation de la péninsule italique, d’où sortit la culture romaine, fut une marqueterie de Celtes, d’Ibères, d’Arians et de Sémites.

VII. Les races germaniques transformèrent, au Ve siècle, le génie de l’Occident. Elles étaient arianes.

VIII, IX, X. Sous ces chiffres, je classerai les trois civilisations de l’Amérique, celles des Alléghaniens, des Mexicains et des Péruviens.

Sur les sept premières civilisations, qui sont celles de l’ancien monde, six appartiennent, en partie du moins, à la race ariane, et la septième, celle d’Assyrie, doit à cette même race la renaissance iranienne, qui est restée son plus illustre monument historique. Presque tout le continent d’Europe est occupé, actuellement, par des groupes où existe le principe blanc, mais où les éléments non-arians sont les plus nombreux. Point de civilisation véritable chez les nations européennes, quand les rameaux arians n’ont pas dominé.

Dans les dix civilisations, pas une race mélanienne n’apparaît au rang des initiateurs. Les métis seuls parviennent au rang des initiés.

De même, point de civilisations spontanées chez les nations jaunes, et la stagnation lorsque le sang arian s’est trouvé épuisé.

Voilà le thème dont je vais suivre le rigoureux développement dans les annales universelles. La première partie de mon ouvrage se termine ici.


  1. M. A. de Humboldt, Examen critique de l’histoire de la géographie du nouveau continent. Paris, in-8-.
  2. Amédée Thierry, La Gaule sous l’administration romaine, t. I, p. 244.
  3. Prescott, History of the conquest of Mejico. In-8°, Paris, 1844.
  4. C. F. Weber, M. A. Lucani Pharsalia. In-8°. Leipzig, 1828, t. I, p. 122-123, note.
  5. Prichard, Histoire naturelle de l’homme (trad. de M. Roulin. In-8°. Paris, 1843). – Le Dr Martius est encore plus explicite. Voir Martius und Spix, Reise in Brasilien. In-4°. Munich, t. I, p. 379-380.
  6. Balzac, Lettre à madame la duchesse de Montausier.
  7. Odyssée, XV.
  8. Augustin Thierry, Récits des temps mérovingiens. Voir, entre autres, l'histoire de Mummolus.
  9. César, démocrate et sceptique, savait mettre son langage en désaccord avec ses opinions lorsque la circonstance le requérait. Rien de curieux comme l'oraison funèbre qu'il prononça pour sa tante : « L'origine maternelle de ma tante Julia, dit-il, remonte aux rois ; la paternelle se rattache aux dieux immortels ; car les rois Marciens, dont fut le nom de sa mère, étaient issus d'Ancus Marcius, et c'est de Vénus que viennent les Jules, race à laquelle appartient notre famille. Ainsi, dans ce sang, il y avait tout à la fois la sainteté des rois, les plus puissants des hommes, et l'adorable majesté (cerimonia) des dieux, qui tiennent les rois eux-mêmes en leur pouvoir. » (Suétone, Julius, 5.)

    On n'est pas plus monarchique ; mais aussi, pour un athée, on n'est pas plus religieux.

  10. Act. Apost. XXVI, 24, 29, 31.
  11. On comprend assez qu'il ne s'agit pas ici de l'existence politique d'un centre de souveraineté, mais de la vie d'une société entière, de la perpétuité d'une civilisation. C'est ici le lieu d'appliquer la distinction indiquée plus haut, p. 11.
  12. Cet attachement des nations arabes à l'isolement ethnique se manifeste quelquefois d'une manière bien bizarre. Un voyageur (M. Fulgence Fresnel, si je ne me trompe) raconte qu'à Djiddah, où les mœurs sont très relâchées, la même Bédouine qui ne refuse rien à la plus légère séduction d'argent, se trouverait déshonorée, si elle épousait en légitime mariage soit le Turk, soit l'Européen auquel elle se prête en le méprisant.
  13.     The man
    Of virtuous soul commands not, not obeys,
    Power, like a desolating pestilence,
    Pollutes whate’er it touches; and obedience,
    Bane of all genius, virtue, freedom, truth,
    Makes slaves of men, and of the human frame
    A mechanized automaton.

    Shelley. (Queen Mab.)
  14. M. le comte de Saint-Priest, dans un excellent article de la Revue des Deux Mondes, a très justement démontré que le parti écrasé par le cardinal de Richelieu n'avait rien de commun avec la féodalité ni avec les grands systèmes aristocratiques. MM. de Montmorency, de Cinq-Mars, de Marillac, ne cherchaient à bouleverser l'État que pour obtenir des honneurs et des faveurs. Le grand cardinal est tout à fait innocent du meurtre de la noblesse française, qu'on lui a tant reproché.
  15. Macaulay, History of England. In-8o, Paris, 1840, t. I.
  16. M. Al. de Humboldt, Examen critique de l’histoire de la géogr. du N. C., t. II, p. 129-130.
  17. Voir, quant aux détails les plus récents, les articles publiés par M. Gustave d'Alaux dans la Revue des Deux Mondes.
  18. La colonie de Saint-Domingue, avant son émancipation, était un des lieux de la terre où la richesse et l’élégance des mœurs avaient poussé le plus loin leurs raffinements. Ce que la Havane est devenue en fait d'activité commerciale, Saint-Domingue le montrait avec surcroît. Les esclaves affranchis y ont mis bon ordre.
  19. Voir, à ce sujet, Prichard, d'Orbigny, A. de Humboldt, etc.
  20. Voir plus haut, p. 61.
  21. (2) Consulter, entre autres, Carus : Ueber ungleiche Befaehigung der verschiedenen Menschheitstaemme für hoehere geistige Entwickelung, in-8o ; Leipzig, 1849, p. 96 et passim.
  22. (1) Prichard, Histoire naturelle de l'homme, t. II, p. 80 et pass. Voir surtout les recherches de E. G. Squier, consignées dans ses Observations on the aboriginal monuments of the Mississipi Valley, New York, 1847, et dans plusieurs publications, revues et journaux qui ont récemment paru en Amérique.
  23. (1) La construction très particulière de ces tumulus, et les nombreux ustensiles et instruments qu'ils recèlent, occupent beaucoup, en ce moment, la perspicacité et le talent des antiquaires américains. J'aurai occasion, dans le quatrième volume de cet ouvrage, d'exprimer une opinion sur la valeur de ces reliques, au point de vue de la civilisation ; pour le moment, je me bornerai à en dire que leur excessive antiquité est impossible à révoquer en doute. M. Squier est parfaitement fondé à en trouver une preuve dans ce fait seul, que les squelettes découverts dans les tumulus tombent en poussière au moindre contact de l'air, bien que les conditions, quant à la qualité du sol, soient des meilleures, tandis que les corps enterrés sous les cromlechs bretons, et qui ont au moins 1 800 ans de sépulture, sont parfaitement solides. On peut donc concevoir aisément qu'entre ces très anciens possesseurs du sol de l'Amérique et les tribus Lenni-Lénapés et autres, il n'y ait pas de rapports. Avant de clore cette note, je ne puis me dispenser de louer l'industrieuse habileté que déploient les savants américains dans l'étude des antiquités de leur grand continent. Fort embarrassés par l'excessive fragilité des crânes exhumés, ils ont imaginé, après plusieurs autres essais infructueux, de couler dans les cadavres, avec des précautions inouïes, une préparation bitumineuse qui, en se solidifiant aussitôt, préserve les ossements de la dissolution. Il paraît que ce procédé, fort délicat à employer et qui demande autant d'adresse que de promptitude, obtient généralement un entier succès.
  24. (1) L'Inde antique a nécessité, de la part des premiers colons de race blanche, de très grands travaux de défrichement. Voir Lassen, Indische Alterthumskunde, t. I. Pour l'Egypte, voir ce que dit M. de Bunsen, Aegyptens Stelle in der Weltgeschichte, de la fertilisation du Fayoum, oeuvre gigantesque des premiers souverains.
  25. (2) Suncellus. Pherein de auton purous agrious ai krithas, ai ôxron, kai synsamon, kai tas en tois elesi phuomenas ridzas esthiesthai.
  26. Salvador, Histoire des Juifs. In-8°. Paris.
  27. (1) M. Saint-Marc Girardin, Revue des Deux Mondes.
  28. Voici, sur le sujet débattu dans ce chapitre, l'opinion, un peu durement exprimée, d'un savant historien et philologue : « Un assez grand nombre d'écrivains s'est laissé persuader que le pays faisait le peuple ; que les Bavarois ou les Saxons avaient été prédestinés par la nature de leur sol à devenir ce qu'ils sont aujourd'hui ; que le christianisme protestant ne convenait pas aux régions du sud ; que le catholicisme n'allait pas à celles du nord, et autres choses semblables. Des hommes qui interprètent l'histoire d'après leurs maigres connaissances, ou même leurs cœurs étroits et leurs esprits myopes, voudraient bien aussi établir que la nation qui fait l'objet de nos récits (les Juifs) a possédé telle ou telle qualité, bien ou mal comprise, pour avoir habité la Palestine et non pas l'Inde ou la Grèce. Mais si ces grands docteurs, habiles à tout prouver, voulaient réfléchir que le sol de la terre sainte a porté dans son espace resserré les religions et les idées des peuples les plus différents, et qu'entre ces peuples si variés et leurs héritiers actuels, il existe encore des nuances à l'infini, bien que la contrée soit restée la même, ils verraient alors combien peu le territoire matériel a d'influence sur le caractère et la civilisation d'un peuple. »
    (Ewald, Geschichte des Volkes Israël, t. I, p. 259)
  29. Act. Apost., II, 4, 8, 9, 10, 11.
  30. Évangiles apocryphes. Histoire de Joseph le Charpentier, chap. I. In-12. Paris, 1849.
  31. Prichard, Histoire naturelle de l'homme, t. II, p 120.
  32. Id, ibid., t. II, p. 119 et pass.
  33. (1) Gallatin, Synopsis of the Indian tribes of North-America.
  34. (2) Je n'ai pas voulu taquiner M. Prichard sur la valeur de ses assertions, et je les discute sans les contredire. J'aurais pu cependant me borner à les nier complètement, et j'aurais eu pour moi l'imposante autorité de M. A. de Tocqueville, qui, dans son admirable ouvrage De la Démocratie en Amérique, s'exprime ainsi au sujet des Cherokees : « Ce qui a singulièrement favorisé le développement rapide des habitudes européennes chez ces Indiens, a été la présence des métis. Participant aux lumières de son père, sans abandonner entièrement les coutumes sauvages de sa race maternelle, le métis forme le lien naturel entre la civilisation et la barbarie. Partout où les métis se sont multipliés, on a vu les sauvages modifier peu à peu leur état social et changer leurs mœurs. » (De la Démocratie en Amérique, in-12 ; Bruxelles, 1837 ; t. III, p. 142.) M. A. de Tocqueville termine en présageant que, tout métis qu'ils sont, et non aborigènes, comme l'affirme M. Prichard, les Cherokees et les Creeks n'en disparaîtront pas moins, avant peu, devant les envahissements des blancs.
  35. Carus, en raisonnant sur les listes de nègres remarquables données primitivement par Blumenbach et qu'on peut enrichir, fait très bien remarquer qu'il n'y a jamais eu ni politique, ni littérature, ni conception supérieure de l'art chez les peuples noirs ; que lorsque des individus de cette variété se sont signalés d'une manière quelconque, ce n'a jamais été que sous l'influence des blancs, et qu'il n'est pas un seul d'entre eux que l'on puisse comparer, je ne dirai pas à un de nos hommes de génie, mais aux héros des peuples jaunes, à Confucius, par exemple.
    Carus, Ueber die ungleiche Befæhigung der Menscheitsstæmmen zur geistigen Entwickelung, p. 24-25.
  36. M. Guizot, Histoire de la civilisation en Europe, p 11 et passim.
  37. M. Guizot, Histoire de la civilisation en Europe, p. 11 et passim.
  38. (1) W. V. Humboldt, Ueber die Kawi-Sprache auf der Insel Java ; Einleitung, t. 1, p. XXXVII, Berlin, in-4o. « Die Civilisation ist die Vermenschlichung der Voelker in ihren äusseren Einrichtungen und Gebräuchen und der darauf Bezug haben den innern Gesinnung. »
  39. (1) G. V. Humboldt, Ueber die Kawi-Sprache, Einll., p. XXXVII : « Die Kultur fùgt dieser Veredelung des gesellschaftlichen Zustandes Wissenschaft und Kunst hinzu. »
  40. (2) C’est-à-dire sur le second degré de perfectionnement.
  41. (I) W. V. Humboldt, ouvrage cité, p. XXXVII : « Wenn wir in unserer Sprache Bildung sagen, so meinen wir damit etwas zuglcich Höheres und mehr inuerliches, nämlich die Sinnesarl, die sich aus der Erkenntniss und dem Gefûhle des gesammten geistigen und sittlichen Strebens harmonisch auf die Empfindung und dem Kharakter ergieszt. ».
  42. (1) M. Klemm (Allgemeine Kulturgeschichte der Menschheit, Leipzig, 1840) imagine une distinction de l'humanité en races actives et races passives. Je n’ai pas eu ce livre entre les mains, et ne puis savoir si l'idée de son auteur est en rapport avec la mienne. Il serait naturel qu'en battant les mêmes sentiers, nous fussions tombés sur la même vérité.
  43. C’est là aussi que se trouve la source principale des faux jugements sur l'état des peuples étrangers. De ce que l'extérieur de leur civilisation ne ressemble pas à la partie correspondante de la nôtre, nous sommes souvent portés à conclure hâtivement, ou qu'ils sont barbares ou qu'ils sont nos inférieurs en mérite. Rien n'est plus superficiel, et partant ne doit être plus suspect, qu'une conclusion tirée de pareilles prémisses.
  44. (1) « Il n’y a encore que la Chine où un pauvre étudiant puisse se présenter au concours impérial et en sortir grand personnage. C’est le côté brillant de l’organisation sociale des Chinois, et leur théorie est incontestablement la meilleure de toutes ; malheureusement l’application est loin d’être parfaite. Je ne parle pas ici des erreurs de jugement et de la corruption des examinateurs, ni même de la vente des titres littéraires, expédient auquel le gouvernement a quelquefois recours en temps de détresse financière... » (F. J. Mohl, Rapport annuel fait à la Société asiatique, 1846, p. 49.)
  45. (2) John F. Davis, The Chinese, in-16, London, 1840, p. 274. « Three or four volumes of any ordinary work of the octavo size and shape, may be had for a sum équivalent to two shillings. A Canton bookseller’s manuscript catalogue marked the price of the four books of Confucius, including the commentary at a price rather under half a crown. The cheapness of their common litteratur is occasioned partly by the mode of printing, but party also by the low price of paper. »
  46. (1) Ouvr. cité, p. 100 : « They are, in short, a nation of steady conservatives. »
  47. (1) Une nourrice tourangelle avait mis un oiseau dans les mains de son nourrisson, enfant de trois ans, et l'excitait à lui arracher plumes et ailes. Comme les parents lui reprochaient cette leçon de méchanceté : « C'est pour le rendre fier, » répliqua-t-elle. Cette réponse de 1847 descend des maximes d'éducation en vigueur au temps de Vercingétorix.
  48. (1) Il s'agissait, il y a très peu d'années, d'élire un marguillier dans une très petite et très obscure paroisse de la Bretagne française, cette partie de l'ancienne province que les vrais Bretons appellent le pays gallais. Le conseil de fabrique, composé de paysans, délibéra pendant deux jours sans pouvoir se décider à faire un choix, attendu que le candidat présenté, fort honnête homme, très bon chrétien, riche et considéré, était pourtant étranger. On n'en démordait pas, et pourtant cet étranger était né dans le pays, son père également ; mais on se souvenait encore que son grand-père, mort depuis longues années et que personne de l'assemblée n'avait connu, était venu d'ailleurs. — Une fille de cultivateur-propriétaire se mésallie quand elle épouse un tailleur, un meunier eu même un fermier à gages, fût-il plus riche qu'elle, et la malédiction paternelle punit souvent ce crime-là. Ne sont-ce pas des opinions bien chapitrales ?
  49. M. Flourens, Éloge de Blumenbach, Mémoires de l’Académie des sciences, Paris, 1847, in-4o, p. XIII. Ce savant se prononce, avec raison, contre cette méthode.
  50. Prichard, Histoire nat. de l'homme, t. I, p 133, 146, 192.
  51. Id., ibid, t. I, p 108, 134, 174.
  52. Id., ibid, passim.
  53. Prichard, ouvrage cité, t. II, p. 71
  54. (2) C'est parce que Meiners était extrêmement frappé de cet aspect repoussant de la plus grande partie des variétés humaines, qu'il avait imaginé une classification des plus simples ; elle n'était composée que de deux catégories : la belle, c'est-à-dire la race blanche, et la laide, qui renfermait toutes les autres. (Meiners, Grundriss der Geschichte der Menschheit.) On s'apercevra que je n'ai pas cru devoir passer en revue tous les systèmes ethnologiques. Je ne me suis arrêté qu'aux plus importants.
  55. Prichard, ouvrage cité, p. 152
  56. Prichard, ouvrage cité, p.157.
  57. Prichard, ouvrage cité, t. I, p; 60.
  58. Carus, Ueber ungleiche Befaehigng etc., p. 19
  59. Id., ibid, p 20.
  60. Ouvrage cité, p. 19.
  61. Carus, ouvrage cité, p. 12.
  62. (1) Il en est de légères qui sont pourtant fort caractéristiques. Je mettrais de ce nombre un certain renflement des chairs aux côtés de la lèvre inférieure qui se rencontre chez les Allemands et les Anglais, je retrouve aussi cet indice d'une origine germanique dans quelques figures de l'école flamande, dans la Madone de Rubens du musée de Dresde, dans les Satyres et Nymphes de la même collection, dans une joueuse de luth de Miéris, etc. Aucune méthode craniascopique n'est en état de relever de tels détails, qui ont cependant leur valeur dans nos races si mélangées.
  63. (2) Prichard, ouvrage cité, t. II, p. 35.
  64. Job Ludolf, dont les données sur cette matière étaient nécessairement fort incomplètes et inférieures à celles que nous possédons aujourd'hui, n'en combat pas moins, en termes très piquants, et avec des raisons sans réplique pour ce qui concerne les nègres, l'opinion acceptée par M. Prichard. Je ne résiste pas au plaisir de citer : « De nigredine Ethiopum hic agere nostri non est instituti, plerique ardoribus solis atque zonæ torridæ id tribuant. Verum etiam intra solis orbitam populi dantur, si non plane albi, saltem non prorsus nigri. Multi extra utrumque tropicum a media mundi linea longius obsunt quam Persæ aut Syri, veluti promontorii Bonæ Spei habitantes, et tamen isti surit nigerrimi. Si Africæ tantum et Chami posteris id inspectare velis, Malabares et Ceilonii aliique remotiores Asiæ populi æque nigri excipiendi erunt. Quod si causam ad cœli solique naturam referas, non homines albi in illis regionibus renascentes non nigrescunt ? Aut qui ad occultas qualitates confugiunt, melius fecerint si sese nescire, fateantur. – Jobus Ludolfus, Commentarium ad Historiam Æthiopicam, in-fol., Norimb., p. 56. – J'ajouterai encore un passage de M. Pickering ; ce passage est court et concluant. Parlant des séjours de la race noire, le voyageur américain s'exprime ainsi : « Excluding the northern and southern extremes with the tableland of Abyssinia, it holds all the more temperate, and fertile parts of the Continent. » Ainsi, là où il se trouve moins de noirs purs, c'est là qu'il fait le moins chaud... Pickering, The Races of Man, and their geographical distribution, dans l'ouvrage intitulé : United States exploring Expedition during the years 1838, 1839, 1840, 1841 and 1842, under the command of Charles Wilkes, U. S. N. ; Philadelphia, 1848, in-4o, vol. IX.
  65. Prichard, Histoire natur. de l'homme, t. 1, p. 166.
  66. (1) Prichard, Histoire naturelle de l'homme, t. II, p. 180 et passim.
  67. (2) Ni les Suisses ni les Tyroliens, ni les Highlanders de l'Écosse, ni les Slaves des Balkans, ni les tribus de l'Hymalaya n'offrent l'aspect monstrueux des Quichuas.
  68. M. Frédéric Cuvier, entre autres Annales du Muséum, t. XI, p. 458.
  69. (1) Les unitaires se servent constamment, pour appuyer cette thèse, de la comparaison de l’homme avec les animaux. Je viens de me prêter à ce mode de raisonnement. Cependant, je n’en voudrais pas abuser, et je ne le saurais faire, en conscience, lorsqu’il s’agit d’expliquer les modifications des espèces au moyen de l’influence des climats ; car, sur ce point, la différence entre les animaux et l’homme est radicale, et on pourrait dire spécifique. Il y a une géographie des animaux, comme une géographie des plantes ; il n’y a pas de géographie des hommes. Il est telle latitude où tels végétaux, tels quadrupèdes, tels reptiles, tels poissons, tels mollusques peuvent vivre ; et l’homme, de toutes les variétés, existe également partout. C’est là plus qu’il n’en faut pour expliquer une immense diversité d’organisation. Je conçois, sans nulle difficulté, que les espèces qui ne peuvent franchir tel degré du méridien ou telle élévation du relief de la terre sans mourir, subissent avec soumission l’influence des climats et en ressentent rapidement les effets dans leurs formes et leurs instincts ; mais c’est précisément parce que l’homme échappe complètement à cet esclavage, que je refuse de comparer perpétuellement sa position, vis-à-vis des forces de la nature, à celle des animaux.
  70. (1) C'est Barrow qui a émis cette idée, se fondant sur quelques ressemblances dans les formes de la tête et sur la carnation, en effet jaunâtre, des indigènes du cap de Bonne-Espérance. Un voyageur dont le nom m'échappe a même corroboré cette opinion de la remarque que les Hottentots portent, en général, une coiffure qui ressemble au chapeau conique des Chinois.
  71. (1) Müller, Handbuch der Physiologie des Menschen, t. II, p. 639.
  72. (2) Prichard, Histoire naturelle de l'homme, t. II, p. 249, et passim.
  73. (3) Gen., XXI, 5.
  74. (1) Il faut faire exception pour Shakespeare, composant sur des canevas italiens. Ainsi, dans Roméo et Juliette, voici comment parle Capulet :

    My child is yet a stranger in the world,
    She hath not seen the change of fourteen years,
    Let two more summers wither in their pride,
    Ere we may think her ripe to be a bride.

    Ce à quoi Paris répond :

    Younger than she are happy mothers made.
  75. (1) D’après M. Krapff, missionnaire protestant dans l’Afrique orientale, les Wanikas se marient à douze ans avec des filles du même âge. (Zeitschrift der deutschen morgenlœndischen Gesellchaft , t. III, p. 317.) Au Paraguay, les jésuites avaient établi la coutume, qui s’est conservée, de marier leurs néophytes, à 10 ans les filles, à 13 les garçons. On voit, dans ce pays, des veuves et des veufs de 11 et 12 ans. (A. d’Orbigny, L’Homme américain, t. I, p. 40.) — Dans le Brésil méridional, les femmes se marient vers 10 à 11 ans. La menstruation paraît de très bonne heure et passe de même. (Martius et Spix, Reise in Brasilien, t. I, p. 384.) On pourrait multiplier ces citations à l’infini ; je n’en ajouterai qu’une : c’est que, dans le roman d’Yo-Kiao-li, l’héroïne chinoise a 16 ans, et que son père est désolé qu’à un tel âge, elle ne soit pas encore mariée.
  76. (2) Prichard, ouvrage cité, t. II, p. 253.
  77. (1) Botta, Monuments de Ninive ; Paris, 1850.
  78. (2) Edinburgh Review, Ethnology or the Science of Races, October 1848, p. 444 et passim : < There is probably no evidence of original diversity of race which is so generally and unhesitatingly relied upon, as that derived from the colour of the skin and the charakter of the hair ... but it will not, we think, stand the test of a serious examination ... Among the Kabyles of Algier and Tunis, the Tuarikes of Sahara, the Shelahs or mountaineers of Southern Horocco and other people of the same race, there are very considerable difference of complexion (p. 448). »
  79. (1) Ed. Rew., I. c, p. 453 : « The Cinghalese are described by Dr Davy, as varying in colour from light brown to black, the prévalent hue of their hair and eyes is black, but hazel eyes and brown hair are not very uncommon ; grey eyes and red hair are occasionally seen, though rarely, and sometimes the light blue or red eye and flaxen hair of the Albino. »
  80. (2) Ibid., I. c. : « The Samoiedes, Tungusians, and others living on the borders of the Icy sea have a dirty brown or swarthy complexion. »
  81. (1) Ethnology, p. 439.
  82. (2) Ibid., p. 439.
  83. (3) Hammer, Geschichte des Osmanischen Reichs, t. I, p. 2.
  84. (1) Ritter, Erdkunde, Asien, t. I, p. 433 et passim., p. 1115, etc. Tassen, Zeitschrift für die Kunde des Morgenlandes, t, II, p. 65 ; Benfey, Encyclopædie de Ersch et Gruber. Indien, p. 12. M. le baron Alexandre de Humboldt, en parlant de ce fait, le signale comme une des découvertes les plus importantes de nos temps. (Asie centrale, t. II, p, 639.) Au point de vue des sciences historiques, rien n’est plus vrai.
  85. (2) Nouschirwan, dont le règne tombe dans la première moitié du sixième siècle de notre ère, épousa Schahrouz, fille du Khakan des Turcs. C’était la plus belle personne de son temps. (Haneberg, Zeitsch f. d. K. des Morgen I., t. I, p. 187.) Le Schahnameh fournit beaucoup de faits du même genre.
  86. (3) De même que les Scythes, peuples mongols, avaient accepté une langue ariane, il n’y aurait rien de surprenant à ce que les Oghouzes fussent une nation ariane, tout en parlant un idiome finnois ; et cette hypothèse est singulièrement appuyée par une phrase naïve du voyageur Rubruquis, envoyé par saint Louis auprès du souverain des Mongols : « Je fus frappé, dit ce bon moine, de la ressemblance du prince avec feu M. Jean de Beaumont, dont le teint coloré avait la même fraîcheur. » M. le baron Alexandre de Humboldt, intéressé, à bon droit, par cette remarque, ajoute avec non moins de sens : « Cette observation physionomique mérite quelque attention, si l’on se rappelle que la famille de Tchinguiz était vraisemblablement de race turque non mongole. » Et poursuivant cette donnée, le judicieux érudit corrobore le résultat par ces mots : « L’absence des traits mongols frappe aussi dans les portraits que nous possédons des Baburides, dominateurs de l’Inde. » (Asie centrale, t. I, p. 248 et note.)
  87. (1) Hammer, ouvrage cité, t. I, p. 448. — « Der Kampf war heiss (gegen die Ungarn), die Beute gross. Es wurde eine solche Anzahl von Knaben und Msedchen erbeutet, dass die schœnste Sklavinn für einen Stiefel eingetauscht ward, dass Aaschikpaschazadeh, der Geschichtschreiber, welcher selbst mitkaempfte und mitplünderte, fünf Sklaven hernach zu Skopi nicht theuerer als um fünfhundert Aspern verkaufen kœnnte. »
  88. (1) Ethnology, p. 439. — « The Ungarian nobility… is proved by historical and philological évidence to have been a branch of the great Northern-Asiatic stock, closely allied in blood to the stupid ann feeble Ostiaks and the untamable Laplanders. »
  89. (2) Essai historique sur l’origine des Hongrois, Paris, in-8o, 1844.
  90. Il semblerait qu’il y a beaucoup à modifier, désormais, dans les opinions reçues au sujet des peuples de l’Asie centrale. Maintenant que l’on ne peut plus nier que le sang des nations jaunes s’y trouve affecté par des mélanges plus ou moins considérables avec celui de peuples blancs, fait dont on ne se doutait pas autrefois, toutes les notions anciennes se trouvent atteintes et sujettes à révision. M. Alexandre de Humboldt fait une remarque très importante, à ce sujet, en parlant des Kirghiz-Kasakes, cités par Ménandre de Byzance et par Constantin Porphyrogénète, et il montre, très justement, que, lorsque le premier de ces écrivains parle d’une concubine kirghize (xerxis), présent du chagan turc Dithouboul à l’ambassadeur Zémarch, envoyé par l’empereur Justin II, en 569, il s’agit d’une fille métisse. C’est le pendant exact des belles filles turques si vantées par les Persans et qui n’avaient pas, plus que celle-là, le type mongol. (Voir Asie centrale, t. I, p. 237 et passim., et t, II, p. 130-131).
  91. Schaffarik, Slawische Alterthümer, t. I, p. 279 et passim.
  92. (1) Aug. Thierry, Histoire de la conquête de l'Angleterre ; Paris, in-12, 1846; t. I, p. 155.
  93. Lyell's, Principles of Geology, t. I, p. 178.
  94. Link, die Urwelt und das Alterthum, t. I, p. 84.
  95. Link, ouvrage cité, t. 1, p. 91.
  96. Cuvier, Discours sur les Révolutions du Globe. — Voici, également, sur ces matières, l'opinion exprimée par M. le baron Alexandre de Humboldt : « Dans les temps qui ont précédé l'existence de la race humaine, l'action de l'intérieur du globe sur la croûte solide, augmentant d'épaisseur, a dû modifier la température de l'atmosphère et rendre le globe entier habitable aux productions que l'on regarde comme exclusivement tropicales ; depuis que, par l'effet du rayonnement et du refroidissement, les rapports de position de notre planète avec un corps central (le soleil) ont commencé à déterminer presque exclusivement les climats à diverses latitudes. C'est dans ces temps primitifs aussi que les fluides élastiques, ou forces volcaniques de l'intérieur, plus puissantes qu'aujourd'hui, se sont fait jour à travers la croûte oxydée et peu solidifiée de la planète. » (Asie centrale, t. I, p. 47.).
  97. Prichard, ouvrage cité, t. 1, p. 124.
  98. (1) (1) Gen. II, 8 et passim : « Plantaverat autem Dominus Deus paradisum voluptatis a principio, in quo posuit hominem quem formaverat. — 10. Et fluvius egrediebatur de loco voluptatis, ad irrigandum paradisum. — 15. Tulit ergo Dominus Deus hominem, et posuit eum in paradiso voluptatis, ut operaretur et custodiret illum. »
  99. (1) Lyell’s, Principles of Geology, t. II, p. 119.
  100. (2) M. Alexandre de Humboldt ne pense pas que cette hypothèse puisse s’appliquer à la migration des plantes. « Ce que nous savons, dit cet érudit, de l’action délétère qu’exerce l’eau de mer dans un trajet de 500 à 600 lieues sur l’excitabilité germinative de la plupart des grains, n’est d’ailleurs pas en faveur du système trop généralisé sur la migration des végétaux au moyen des « courants pélagiques. » (Examen critique de l’Histoire de la géographie du nouveau continent, t. II, p. 78.)
  101. M. Alexandre de Humboldt expose la loi déterminante de cette vérité lorsqu'il dit (Asie centrale, t. III, p. 23) : « La première base de la climatologie est la connaissance précise des inégalités de la surface d'un continent. Sans cette connaissance hypsométrique, on attribuerait à l'élévation du sol ce qui est l'effet d'autres causes, qui influent, dans les basses régions, dans une surface qui a une même courbure avec la surface de l'océan, sur l'inflexion des lignes isothermes (ou d'égale chaleur d'été). » En appelant l'attention sur cette grande multiplicité d'influences qui agissent sur la température d'un point géographique indiqué, le grand érudit berlinois conduit l'esprit à concevoir sans peine que, dans des lieux très voisins, et indépendamment de l'élévation du sol, il se forme des phénomènes climatériques très divers. Ainsi, il est un point de l'Irlande, dans le nord-est de l'île, sur la côte de Glenarn, qui, contrastant avec ce qui est possible aux environs, nourrit des myrtes en pleine terre, et aussi vigoureux que ceux du Portugal, sous le parallèle de Kœnigsberg en Prusse. « Il y gèle à peine en hiver, et cependant les chaleurs de l'été ne suffisent pas pour mûrir le raisin. Les mares et les petits lacs des îles Fœroë ne se couvrent pas de glace pendant l'hiver, malgré leur latitude de 62°... En Angleterre, sur les côtes du Devonshire, les myrtes, le camelia japonica, le fuchsia coccinea et le boddleya globosa passent l'hiver sans abri en pleine terre... À Salcombe, les hivers sont tellement doux, qu'on y a vu des orangers en espaliers portant du fruit et à peine abrités par le moyen des estères (p. 147-148). »
  102. (1) J'expliquerai en leur lieu les motifs qui me portent à ne pas compter les sauvages peaux-rouges de l'Amérique au nombre des types purs et primitifs. J'ai déjà laissé entrevoir mon opinion, à ce sujet, au chapitre X de ce volume. D'ailleurs, je ne fais ici que me rallier à l'avis de M. Flourens, qui ne reconnaît aussi que trois grandes subdivisions dans l'espèce : celles d'Europe, d'Asie et d'Afrique. Ces dénominations me semblent prêter le flanc à la critique, mais le fond est juste.
  103. (1) M. Carus donne son puissant appui à la loi que j’ai établie au sujet de l’aptitude particulière des races civilisatrices à se mélanger, lorsqu’il fait ressortir la variété extrême de l’organisme humain perfectionné et la simplicité des corpuscules microscopiques qui occupent le plus bas degré de l’échelle des êtres. Il tire de cette remarque ingénieuse l’axiome suivant : « Toutes les fois qu’entre les éléments d’un tout organique, il y a la plus grande similitude possible, leur état ne peut être considéré comme l’expression haute et parfaite d’un développement complet. Ce n’est qu’un développement primitif et « élémentaire. » (Ueber die ungl. B. d. versch. Menschheitst f. bœb. geist. Entwick., p. 4.) Ailleurs, il ajoute : « La plus grande diversité, c’est-à-dire inégalité possible des parties, jointe à l’unité la plus complète de l’ensemble, apparaît partout comme la mesure de la plus haute perfection d’un organisme. » C’est, dans l’ordre politique, l’état d’une société où les classes gouvernantes, habilement hiérarchisées, sont strictement distinctes, ethniquement parlant, des classes populaires.
  104. (2) C’est probablement par suite d’une faute de typographie que M. Flourens (Éloge de Blumenbach, p. XI) donne la race polynésienne comme « un mélange de deux autres, la caucasique et la mongolique. » C’est la noire et la mongolique que le savant académicien a certainement voulu dire.
  105. (1) Les caractères physiologiques des différents ancêtres se représentent dans les descendants suivant des règles fixes. Ainsi l’on observe dans l’Amérique du Sud que les produits d’un blanc et d’une négresse peuvent, à la première génération, avoir les cheveux plats et souples ; mais, invariablement, à la seconde, le lainage crépu apparaît. (A. d’Orbigny, l’Homme américain, t. I, p. 143.)
  106. (2) Il est à remarquer que les mélanges les plus heureux, au point de vue de la beauté, sont ceux qui sont formés par l’hymen des blancs et des noirs. On n’a qu’à mettre en parallèle le charme souvent puissant des mulâtresses, des capresses, des quarteronnes avec les produits des jaunes et des blancs, comme les femmes russes et hongroises. La comparaison ne tourne pas à l’avantage de ces dernières. Il n’est pas moins certain qu’un beau Radjepout est plus idéalement beau que le Slave le plus accompli.
  107. (1) Gioberti, Essai sur le Beau, traduction de M. Bertinatti, p. 6 et 25.
  108. (2) Voir, entre autres, pour les indigènes américains, Martius et Spix, Reise in Brasilien, t. I, p. 259 ; pour les nègres, Pruner, der Neger, eine aphoristische Skizze aus der medicinischen Topographie von Cairo, dans la Zeitsch.dl. deutsch. morgenl. Gesellsch., t. I, p. 131 ; pour la supériorité musculaire des blancs sur toutes les autres races, Carus, Ueber die hungl. Befæhigung, etc., p. 84.
  109. (1) Amédée Thierry, Histoire de la Gaule sous l'administration romaine, t. 1, p. 241.
  110. (1) On est quelquefois disposé à considérer le gouvernement des États-Unis d’Amérique comme une création tout à fait originale et particulière à notre époque, et ce qu’on y relève de surtout remarquable, c’est la part restreinte abandonnée dans cette société à l’initiative et même à la simple intervention de l’autorité gouvernementale ou administrative. Si l’on veut jeter les yeux sur tous les commencements d’États fondés par la race blanche, on aura identiquement le même spectacle. Le self-government n’est pas aujourd’hui plus triomphant à New-York, qu’il ne le fut jadis à Paris, au temps des Franks. Les Indiens, il est vrai, sont traités beaucoup plus inhumainement par les Américains que ne le furent les Gaulois par les leudes de Khlodowig. Mais il faut considérer que la distance ethnique est bien plus grande entre les républicains éclairés du nouveau monde et leurs victimes, qu’elle ne l’était entre le conquérant germain et ses vaincus. Du reste, lorsque, par la suite, j’exposerai les débuts de toutes les sociétés arianes, on verra que toutes ont commencé par l’exagération de l’indépendance vis-à-vis du magistrat et vis-à-vis de la loi.
    Les inventions politiques de ce monde ne sauraient, ce me semble, sortir des deux limites tracées par deux peuples situés, l’un dans le nord-est de l’Europe, l’autre dans les pays riverains du Nil, à l’extrême sud de l’Égypte. Le gouvernement du premier de ces peuples, à Bolgari, près de Kazan, avait l’habitude de faire pendre les gens d’esprit, comme moyen préventif. C’est au voyageur arabe Ibn Foszlan que nous devons la connaissance de ce fait. (A. de Humboldt, Asie centrale, t. I, p. 494.)
    Chez l’autre nation, habitant le Fazoql, lorsque le roi ne convient plus, ses parents et ses ministres viennent le lui annoncer, et on lui fait remarquer que, puisqu’il ne plaît plus aux hommes, aux femmes, aux enfants, aux bœufs, aux ânes, etc., le mieux qu’il puisse faire, c’est de mourir, et on l’y aide aussitôt. (Lepsius, Briefe aux Ægypten, Æthiopien und der Halbinsel des Sinai ; Berlin, 1852.)
  111. Amédée Thierry, Histoire de la Gaule sous l’administration romaine, t. I, p. 241.
  112. Martius und Spix, Reise in Brasilien, t. III, p. 950 et passim.
  113. Chez plusieurs peuplades de l’Océanie, voici comme on a conçu l’institution du mariage : l’homme remarque une fille. Elle lui convient. Il l’obtient du père moyennant quelques cadeaux, parmi lesquels une bouteille d’eau-de-vie, quand le futur a pu l’offrir, tient le rang le plus distingué. Alors le prétendu va s’embusquer au coin d’un buisson ou derrière un rocher. La fille passe sans songer à mal. Il la renverse d’un coup de bâton ; la frappe jusqu’à ce qu’elle ait perdu connaissance et l’emporte amoureusement chez lui, baignée dans son sang. Il est en règle. L’union légale est accomplie.
  114. M. d’Orbigny raconte que les mères indiennes aiment leurs enfants à l’excès, qu’elles les chérissent au point d’en être véritablement les esclaves ; que cependant, par une bizarrerie sans exemple, si l’enfant vient à les gêner un jour, elles le noient ou l’écrasent, ou l’abandonnent, sans nul regret, dans les bois. (D’Orbigny, l’Homme américain, t. II, p. 232.)
  115. M. J. Mohl, Rapport annuel à la Société asiatique, 1851, p. 92 : « La librairie indienne indigène est extrêmement active, et les ouvrages qu’elle fournit n’entrent jamais dans la librairie européenne même de l’Inde. M. Sprenger dit, dans une lettre, qu’il y a dans la seule ville de Luknau treize établissements lithographiques uniquement occupés à multiplier les livres pour les écoles, et il donne une liste considérable d’ouvrages dont probablement aucun n’est parvenu en Europe. Il en est de même à Dehli, Agra, Cawnpour, Allahabad et d’autres villes. »
  116. Les Siamois sont le peuple le plus déhonté de la terre. Ils gisent au plus bas degré de la civilisation indo-chinoise ; cependant ils savent tous lire et écrire. (Ritter, Erdkunde, Asien, t. III, p. 1152.)
  117. Prichard, Histoire naturelle de l’homme, t. II, p. 78.
  118. W. de Humboldt, Ueber die Kawie-Sprache, Einleitung, p. CCLXIII : « Durch die Richtung auf diese Bildung und durch innere Stammesverwandtschaft werden sie wirklich für griechischen Geist und griechische Sprache empfaenglich, da die Araber vorzugsweise nur an den wissentschaftlichen Resultaten griechischer Forschung hingen. »
  119. Le jugement le plus rigoureux peut-être qui ait été porté sur la variété mélanienne émane d’un des patriarches de la doctrine égalitaire. Voici comment Franklin définissait le nègre : « C’est un animal qui mange le plus possible et travaille le moins possible. »
  120. Je n’hésite pas à considérer comme une marque spécifique, dénotant l’infériorité intellectuelle, le développement exagéré des instincts qui se remarque chez les races sauvages. Certains sens y acquièrent un développement qui ne s’ouvre qu’au détriment des facultés pensantes. Voir, à ce sujet, ce que dit M. Lesson des Papous, dans un mémoire inséré au 10e volume des Annales des sciences naturelles.
  121. Voir p. 142-144.
  122. M. Guillaume de Humboldt, dans un de ses plus brillants opuscules, a exprimé, d’une manière admirable, la partie essentielle de cette vérité : « Partout, dit ce penseur de génie, l’œuvre du temps s’unit dans les langages à l’œuvre de l’originalité nationale, et ce qui caractérise les idiomes des hordes guerrières de l’Amérique et de l’Asie septentrionale, n’a pas nécessairement appartenu aux races primitives de l’Inde et de la Grèce. Il n’est pas possible d’attribuer une marche parfaitement pareille et, en quelque sorte, imposée par la nature, au développement, soit d’une langue appartenant à une nation prise isolément, soit d’une autre qui aura servi à plusieurs peuples. » (W. v. Humboldt’s, Ueber das entstehen der grammatischen Formen, und ihren Einfluss auf die Ideenentwickelung.)
  123. W. de Humboldt, Ueber die Kawi-Sprache. Einl.
  124. Je serais porté à croire que la nature monosyllabique du chinois ne constitue pas un caractère linguistique spécifique, et, malgré ce que cette particularité offre de saillant, elle ne me paraît pas essentielle. Si cela était, le chinois serait une langue isolée et se rattacherait, tout au plus, aux idiomes qui peuvent offrir la même structure. On sait qu’il n’en est rien. Le chinois fait partie du système tatare ou finnois, qui possède des branches parfaitement polysyllabiques. Puis, dans des groupes de toute autre origine, on retrouve des spécimens de la même nature. Je n’insisterai pas trop sur l’othomi. Cet idiome mexicain, suivant du Ponceau, présente, à la vérité, les traces que je relève ici dans le chinois, et cependant, placé au milieu des dialectes américains, comme le chinois parmi les langues tatares, l’othomi n’en fait pas moins partie de leur réseau. (Voir Morton, An Inquiry into the distinctive characteristics of the aboriginal race of America, Philadelphia, 1844; voir aussi Prescott, History of the conquest of Mejico, t. III, p. 245.) Ce qui m’empêcherait d’attacher à ce fait toute l’importance qu’il semble comporter, c’est qu’on pourrait alléguer que les langues américaines, langues ultra-polysyllabiques, puisque, seules au monde avec l’euskara, elles poussent la faculté de combiner les sons et les idées jusqu’au polysynthétisme, seront peut-être un jour reconnues comme ne formant qu’un vaste rameau de la famille tatare, et qu’en conséquence l’argument que j’en tirerais se trouverait corroborer seulement ce que j’ai dit de la parenté du chinois avec les idiomes ambiants, parenté que ne dément, en aucune façon, la nature particulière de la langue du Céleste Empire. Je trouve donc un exemple plus concluant dans le copte, qu’on supposera difficilement allié au chinois. Là, également, toutes les syllabes sont des racines et des racines qui se modifient par de simples affixes tellement mobiles, que, même pour marquer les temps du verbe, la particule déterminante ne reste pas toujours annexée au mot. Par exemple : hôn veut dire ordonner ; a-hôn, il ordonna ; Moïse ordonna, se dit : a Moyses hôn. (Voir E. Meier’s, hebraeisches Wurzelwœrterbuch, in-8o; Mannheim, 1845.) Il me paraît donc que le monosyllabisme peut se présenter chez toutes les familles d’idiomes. C’est une sorte d’infirmité déterminée par des accidents d’une nature encore inconnue, mais point un trait spécifique propre à séparer le langage qui en est revêtu du reste des langages humains, en lui constituant une individualité spéciale.
  125. Gœthe a dit dans son roman de Wilhelm Meister : « Peu d’Allemands et peut-être peu d’hommes, dans les nations modernes, possèdent le sens d’un ensemble esthétique. Nous ne savons louer et blâmer que par morceaux, nous ne sommes ravis que d’une façon fragmentaire. »
  126. W. de Humboldt, Ueber die Kawi-Sprache, Einleit., p. XCV : « Man kann hernach eine dreifache Bezeichnung der Begriffe unterscheiden : … 2). Die nicht unmittelbar, sondern in einer dritten, dem Laute und dem Gegenstande gemeinschaftlichen Beschaffenheit nachahmende Bezeichnung. Man Kann diese, obgleich der Begriff des Symbols in der Sprache viel weiter geht, die Symbolische nennen. Sie waehlt für die zu bezeichnenden Gegenstaende Laute aus, welche, theils an sich, theils in Vergleichung mit anderen, für das Ohr einen dem des Gegenstandes auf die Seele aehnlichen Eindruk hervorbringen, wie stehen, staetig, starr, den Eindruck des Festen, das sanskritische li, schmelzen, auseinandergehen, der des Zerfliessenden, nicht, nagen, Neid den des fein und scharf Abschneidenden. Auf diese Weise erhalten aehnliche Eindruck hervorbringender Gegenstaende Wœrter mit vorherrschend gleichen Lauten, wie Wehen, Wind, Wolke, Wirren, Wunsch, in welchen allen die schwankende, unruhige, vor den Sinnen undeutlich durch einandergehende Bewegung durch das aus dem, an sich schon dumpfen und hohlen u verhaertete w ausgedrückt wird. Diese Art der Bezeichnung, die auf einer gewissen Bedeutsamkeit jedes einzelnen Buchstaben und ganzer Gattungen derselben ruht, hat unstreitig aof die primitive Wortbezeichnung, eine grosse, vielleicht ausschliessliche Herrschaft ausgeübt. »
  127. Un jargon semblable au balaïbalan est probablement cette langue nommée afnskoë qui se parle entre les maquignons et colporteurs de la Grande-Russie, surtout dans le gouvernement de Wladimir. Il n’y a que les hommes qui s’en servent. Les racines sont étrangères au russe ; mais la grammaire est entièrement de cet idiome. (Voir Pott, Encyclopædie Ersch und Gruber, Indogerman. Sprachstamm, p. 110.)
  128. Je ne résiste pas à la tentation de copier ici une admirable page de C. O. Müller, où cet érudit, plein de sentiment et de tact, a précisé, d’une manière rare, la véritable nature du langage. « Notre temps, dit-il, a appris par l’étude des langues hindoues, et plus encore par celle des langues germaniques, que les idiomes obéissent à des lois aussi nécessaires que le font les êtres organiques eux-mêmes. Il a appris qu’entre les différents dialectes, qui, une fois séparés, se développent indépendamment l’un de l’autre, des rapports mystérieux continuent à subsister, au moyen desquels les sons et la liaison des sons se déterminent réciproquement. Il sait de plus, désormais, que la littérature et la science, tout en modérant et en contenant, il est vrai, le bel et riche développement de cette croissance, ne peuvent lui imposer aucune règle supérieure à celle que la nature, mère de toutes choses, lui a imposée dès le principe. Ce n’est pas que les langues, longtemps avant les époques de fantaisie et de mauvais goût, ne puissent succomber à des causes internes et externes de maladie et souffrir de profondes perturbations ; mais, aussi longtemps que la vie réside en elles, leur virtualité intime suffit à guérir leurs blessures, à réparer leurs maux, à réunir leurs membres lacérés, à rétablir une unité, une régularité suffisante, alors même que la beauté et la perfection de ces nobles plantes a déjà presque entièrement disparu. » (C. O. Müller, die Etrusker, p. 65.)
  129. Pott, Encycl. Ersch und Gruber, Indo-german. Sprachst., p. 74.
  130. Le mélange des idiomes, proportionnel au mélange des races dans une nation, avait déjà été observé lorsque la science philologique n’existait, pour ainsi dire, pas encore. J’en citerai le témoignage que voici : « On peut poser comme une règle constante qu’à proportion du nombre des étrangers qui s’établiront dans un pays, les mots de la langue qu’ils parlent entreront dans le langage de ce pays-là, et par degrés s’y naturaliseront, pour ainsi dire, et deviendront aussi familiers aux habitants que s'ils étaient de leur cru. » (Kaempfer, Histoire du Japon, in-fol., La Haye, 1729, liv. Ier, p. 73.)
  131. Keferstein (Ansichten über die keltischen Alterthümer, Halle, 1846-1851 ; Einleit., 1, XXXVIII) prouve que l’allemand n’est qu’une langue métisse composée de celtique et de gothique. Grimm exprime le même avis.
  132. (1) W. de Humboldt, Ueber die Kawi-Sprache, Einl., p. XXXIV : « Angeblich rohe und ungebildete Sprachen kœnnen hervorstechende Trefflichkeiten in ihrem Baue besitzen und besitzen dieselben wirklich, und es waere nicht unmoeglich dass sie darin hoeher gebildete übertraefen. Schon die Vergleichung der Barmanischen, in welche das Pâli unläugbar einen Theil indischer Kultur verwebt hat, mit der Delaware-Sprache, geschweige denn mit der Mexicanischen, dürfte das Urtheil über den Vorzug der letzteren kaum zweifelhaft lassen. »
  133. (1) C'est cette différence de niveau qui, se marquant entre l'intelligence du conquérant et celle des peuples soumis, a donné cours, au début des nouveaux empires, à l'usage des langues sacrées. On en a vu dans toutes les parties du monde. Les Égyptiens avaient la leur, les Incas du Pérou de même. Cette langue sacrée, objet d'un superstitieux respect, propriété exclusive des hautes classes et souvent du groupe sacerdotal, à l'exclusion de tous les autres, est toujours la preuve la plus forte que l'on puisse donner de l'existence d'une race étrangère dominant sur le sol où on la trouve.
  134. M. de Humboldt, Ueber die Kawi-Sprache, Einl., XXXIV.
  135. (1) Voir p. 82.
  136. (1) Une observation intéressante, c’est de voir, dans les langues issues d’une langue moyenne, certains dérivés se présenter sous une forme bien plus rapprochée de la racine primitive que le mot d’où, en général, on les suppose formés ou que celui qui, dans la langue la plus voisine, exprime la même idée. Ainsi fureur : all. Wuth, angl. mad, sanscrit mada ; désir, comme expression de la passion : all. Begierde, franç. rage, sanscrit raga ; devoir : all. Pflicht, angl. Duty, sanscrit dutia ; ruisseau : all. rinnen, lat. rivus, sanscrit arivi, grec ῥέω. (Voir Klaproth, Asia polyglotta, in-4o.) On pourrait induire de ce fait que quelques races, après avoir subi un certain nombre de mélanges, sont partiellement ramenées à une pureté plus grande, à une vigueur blanche plus prononcée que d’autres qui les ont devancées dans l’ordre des temps.
  137. (2) La Grèce antique, qui possédait de nombreux dialectes, n’en avait cependant pas autant que celle du XVIe siècle, lorsque Siméon Kavasila en comptait soixante et dix ; et, remarque à rattacher à ce qui va suivre, au XVIIIe siècle, on parlait le français dans toute l’Hellade et surtout dans l’Attique. (Heilmayer, cité par Pott, Encycl. v, Ersch u. Gruber, indo-germanischer Sprachstamm, p. 73.)
  138. Les Hébreux eux-mêmes ne nommaient pas leur langue l’hébreu ; ils l'appelaient très justement la langue de Chanaan, rendant ainsi hommage à la vérité. (Isaïe, 19, 18). Voir, à ce sujet, les observations de Rœdiger sur la Grammaire hébraïque de Gésénius, 16e édition, Leipzig, 1851, p. 7 et passim.
  139. (1) C'est aussi le sentiment de M. W. Edwards, Caractères physiques des races humaines, p. 101 et passim.
  140. (1) Il est encore un cas qui peut se présenter, c'est celui où une population parle deux langues. Dans les Grisons, presque tous les paysans de l'Engadine emploient avec une égale facilité le romanche dans leurs rapports entre compatriotes, l'allemand quand ils s'adressent à des étrangers. En Courlande, il est un district où les paysans, pour s'entretenir entre eux, se servent de l'esthonien, dialecte finnois. Avec toute autre personne, ils parlent letton. (Voir Pott, Encycl. Ersch und Gruber, indo-germanischer Sprachstamm, p. 104.)
  141. (1) Voir p. 96-98.
  142. (2) La route n'était pas si longue du latin rustique, lingua rustica Romanorum, lingua romana, du roman, en un mot, à la corruption, que de la langue élégante, dont les formes précises et cultivées présentaient plus de résistance. Il est aussi à remarquer que, chaque légionnaire étranger apportant dans les colonies de la Gaule le patois de ses provinces, l'avènement d'un dialecte général et mitoyen était hâté, non seulement par les Celtes, mais par les émigrants eux-mêmes.
  143. (1) Sulpitii Severi dial. 1, de Virt. monach. orient., Elzevir ; in-12, 1665, p. 528, not.
  144. (1) Macaulay, History of England, t. I, p. 18, éd. de Paris. Les Albigeois sont l’objet d’une prédilection toute spéciale de la part des écrivains révolutionnaires, surtout en Allemagne (voir à ce sujet le poème de Lenau, die Albigenser). Cependant les sectaires du Languedoc se recrutaient surtout dans les classes chevaleresques et chez les dignitaires ecclésiastiques. Mais leurs doctrines étaient antisociales : c’est de quoi leur faire beaucoup pardonner.
  145. (2) La préface de la Chanson de Roland, par M. Génin, contient, à ce sujet, des observations assez curieuses. (Chanson de Roland, in-8o, Imprimerie nationale, Paris, 1851.)
  146. Consulter le Fœmina, cité par Hickes dans son Thesaurus litteraturæ septentrionalis et par l’Histoire littéraire de France, t. XVII, p. 633.(1)
  147. (2) Revue des Deux Mondes.
  148. (1) P. Pâris, Garin le Loherain, préface.
  149. (2) Il est toutefois à remarquer que l’accent vaudois et savoyard a quelque chose de méridional qui rappelle fortement la colonie d’Aventicum.
  150. (3) Voir p. 70.
  151. (4) Pott exprime très bien comment les dialectes sont les modifications parlées qui maintiennent l’accord entre l’état de composition du sang et celui de la langue, lorsqu’il dit : « Les dialectes sont la diversité dans l’unité, les sections chromatiques de l’Un primordial et de la lumière unicolore. » (Pott, Encycl. Erchs. und Grüber, p. 66.) – C’est, sans doute, une phraséologie obscure ; mais ici elle indique assez ce qu’elle entend.
  152. (1) Voir au second volume.
  153. On ne doit pas perdre de vue que les précautions ici indiquées ne s'appliquent qu'à la détermination de la généalogie d'un peuple, et non pas d'une famille de peuples. Si une nation change quelquefois de langue, jamais ce fait ne s'est produit et ne pourrait se produire pour tout un faisceau de nationalités, ethniquement identiques, politiquement indépendantes. Les juifs ont abandonné leur idiome ; l'ensemble des nations sémitiques n'a jamais pu perdre ses dialectes natifs et ne saurait en avoir d'autres.
  154. (1) « Le goût et l'odorat sont, chez le nègre, aussi puissants qu'informes. Il mange tout, et les odeurs les plus répugnantes, à notre avis, lui sont agréables. » (Pruner, ouvrage cité, t. I, p. 133.)
  155. Carus, Ueber ung., etc., p. 60.
  156. (1) M. Martius remarque que l'Européen surpasse les hommes de couleur en intensité du fluide nerveux. (Reise in Brasilien, t. I, p. 259.)
  157. (1) Je suis encore plus généreux que M. J. Mohl. Le savant professeur exprime ainsi son opinion à ce sujet : « Quand on réfléchit qu'il n'y a eu dans le monde que trois grandes impulsions civilisatrices, celle donnée par les Indiens, celle donnée par les Sémites et celle donnée par les Chinois, que l'histoire de l'esprit humain n'est que le développement et la lutte de ces trois éléments, on comprend alors de quelle importance, etc. » (Rapport annuel fait à la Société asiatique, 1851.) On ne verra rien, du reste, dans ce que j'ai à dire qui contredise ce point de vue fort exact, mais un peu abstrait.
  158. (2) Ainsi que j'ai déjà eu l'occasion d'en avertir le lecteur, je me vois quelquefois contraint de poser à priori, comme déjà démontrés, des faits qui sont discutés plus tard. Je demande pardon de cette liberté sans laquelle il me serait impossible de cheminer. Tout ce que je puis faire, c'est d'en restreindre l'usage aux cas véritablement impérieux. L'origine ariane des sociétés égyptienne et chinoise appelle la démonstration, je ne me le dissimule pas, et je ferai de mon mieux pour la donner.