Essai sur l’origine des connaissances humaines/Seconde Partie/Section 1

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ESSAI
SUR L’ORIGINE
DES CONNOISSANCES HUMAINES


SECONDE PARTIE.

Du langage & de la méthode.

SECTION PREMIERE.

De l’origine & des progrès du langage.

Adam & Eve ne durent pas à l’expérience l’exercice des opérations de leur ame, & en sortant des mains de Dieu, ils furent, par un secours extraordinaire, en état de réfléchir & de se communiquer leurs pensées. Mais je suppose que quelque temps après le déluge, deux enfans de l’un & de l’autre sexe ayent été égarés dans des déserts, avant qu’ils connussent l’usage d’aucun signe. J’y suis autorisé par le fait que j’ai rapporté. Qui sçait même s’il n’y a pas quelque peuple qui ne doive son origine qu’à un pareil événement ? Qu’on me permette d’en faire la supposition ; la question[1] est de sçavoir comment cette nation naissante s’est fait une langue.


CHAPITRE PREMIER.

Le langage d’action & celui des sons articulés considérés dans leur origine.

§. 1. Tant que les enfans dont je viens de parler ont vécu séparément, l’exercice des opérations de leur ame a été borné à celui de la perception & de la conscience, qui ne cesse point quand on est éveillé ; à celui de l’attention, qui avoit lieu toutes les fois que quelques perceptions les affectoient d’une manière plus particulière ; à celui de la réminiscence, quand des circonstances qui les avoient frappés se représentoient à eux, avant que les liaisons qu’elles avoient formées eussent été détruites ; & à un exercice fort peu étendu de l’imagination. La perception d’un besoin se lioit, par exemple, avec celle d’un objet qui avoit servi à les soulager. Mais ces sortes de liaisons, formées par hasard & n’étant pas entretenues par la réflexion, ne subsistoient pas long-temps. Un jour, le sentiment de la faim rappelloit à ces enfans un arbre chargé de fruits, qu’ils avoient vu la veille : le lendemain, cet arbre étoit oublié, & le même sentiment leur rappelloit un autre objet. Ainsi l’exercice de l’imagination n’étoit point à leur pouvoir ; il n’étoit que l’effet des circonstances où ils se trouvoient[2].

§. 2. quand ils vécurent ensemble, ils eurent occasion de donner plus d’exercice à ces premières opérations ; parce que leur commerce réciproque leur fit attacher aux cris de chaque passion les perceptions dont ils étoient les signes naturels. Ils les accompagnoient ordinairement de quelque mouvement, de quelque geste ou de quelque action, dont l’expression étoit encore plus sensible. Par exemple, celui qui souffroit, parce qu’il étoit privé d’un objet que ses besoins lui rendoient nécessaire, ne s’en tenoit pas à pousser des cris ; il faisoit des efforts pour l’obtenir ; il agitoit sa tête, ses bras & toutes les parties de son corps. L’autre, ému à ce spectacle, fixoit les yeux sur le même objet ; &, sentant passer dans son ame des sentimens dont il n’étoit pas encore capable de se rendre raison, il souffroit de voir souffrir ce misérable. Dès ce moment, il se sent intéressé à le soulager ; & il obéit à cette impression, autant qu’il est en son pouvoir. Ainsi, par le seul instinct, ces hommes se demandoient & se prêtoient des secours. Je dis par le seul instinct ; car la réflexion n’y pouvoit encore avoir part. L’un ne disoit pas ; il faut m’agiter de telle manière, pour lui faire connoître ce qui m’est nécessaire & pour l’engager à me secourir : ni l’autre ; je vois à ses mouvemens qu’il veut telle chose, je vais lui en donner la jouissance : mais tous deux agissoient en conséquence du besoin qui les pressoit davantage.

§. 3. Cependant les mêmes circonstances ne purent se répéter souvent, qu’ils ne s’accoutumassent enfin à attacher aux cris des passions, & aux différentes actions du corps, des perceptions qui y étoient exprimées d’une manière si sensible. Plus ils se familiarisèrent avec ces signes, plus ils furent en état de se les rappeller à leur gré. Leur mémoire commença à avoir quelque exercice ; ils purent disposer eux-mêmes de leur imagination, & ils parvinrent insensiblement à faire avec réflexion ce qu’ils n’avoient fait que par instinct[3]. D’abord tous deux se firent une habitude de connoître, à ces signes, les sentimens que l’autre éprouvoit dans le moment ; ensuite ils s’en servirent pour se communiquer les sentimens qu’ils avoient éprouvés. Celui, par exemple, qui voyoit un lieu où il avoit été effrayé, imitoit les cris & les mouvemens qui étoient les signes de la frayeur, pour avertir l’autre de ne pas s’exposer au danger qu’il avoit couru.

§. 4. L’usage de ces signes étendit peu à peu l’exercice des opérations de l’ame ; &, à leur tour, celles-ci ayant plus d’exercice perfectionnèrent les signes, & en rendirent l’usage plus familier. Notre expérience prouve que ces deux choses s’aident mutuellement. Avant qu’on eût trouvé les signes algébriques, les opérations de l’ame avoient assez d’exercice pour en amener l’invention : mais ce n’est que depuis l’usage de ces signes qu’elles en ont eu assez, pour porter les mathématiques au point de perfection où nous les voyons.

§. 5. Par ce détail, on voit comment les cris des passions contribuèrent au développement des opérations de l’ame, en occasionnant naturellement le langage d’action : langage qui, dans ses commencemens, pour être proportionné au peu d’intelligence de ce couple, ne consistoit vraisemblablement qu’en contorsions & en agitations violentes.

§. 6. Cependant ces hommes ayant acquis l’habitude de lier quelques idées à des signes arbitraires, les cris naturels leur servirent de modèle, pour se faire un nouveau langage. Ils articulèrent de nouveaux sons ; &, en les répétant plusieurs fois, & les accompagnant de quelque geste qui indiquoit les objets qu’ils vouloient faire remarquer, ils s’accoutumèrent à donner des noms aux choses. Les premiers progrès de ce langage furent néanmoins très-lents. L’organe de la parole étoit si inflexible qu’il ne pouvoit facilement articuler que peu de sons fort simples. Les obstacles, pour en prononcer d’autres, empêchoient même de soupçonner que la voix fût propre à se varier au delà du petit nombre de mots qu’on avoit imaginé.

§. 7. Ce couple eut un enfant, qui, pressé par des besoins qu’il ne pouvoit faire connoître que difficilement, agita toutes les parties de son corps. Sa langue, fort flexible, se replia d’une manière extraordinaire & prononça un mot tout nouveau. Le besoin continuant donna encore lieu aux mêmes effets : cet enfant agita sa langue comme la première fois, & articula encore le même son. Les parens surpris, ayant enfin deviné ce qu’il vouloit, essayèrent, en le lui donnant, de répéter le même mot. La peine qu’ils eurent à le prononcer fit voir qu’ils n’auroient pas été d’eux-mêmes capables de l’inventer.

Par un semblable moyen, ce nouveau langage ne s’enrichit pas beaucoup. Faute d’exercice, l’organe de la voix perdit bientôt, dans l’enfant, toute sa flexibilité. Ses parens lui apprirent à faire connoître ses pensées par des actions : manière de s’exprimer, dont les images sensibles étoient bien plus à sa portée que des sons articulés. On ne put attendre que du hasard la naissance de quelque nouveau mot ; &, pour en augmenter, par une voie aussi lente, considérablement le nombre, il fallut sans doute plusieurs générations. Le langage d’action, alors si naturel, étoit un grand obstacle à surmonter. Pouvoit-on l’abandonner pour un autre dont on ne prévoyoit pas encore les avantages, & dont la difficulté se faisoit si bien sentir ?

§. 8. À mesure que le langage des sons articulés devint plus abondant, il fut plus propre à exercer de bonne heure l’organe de la voix, & à lui conserver sa première flexibilité. Il parut alors aussi commode que le langage d’action : on se servit également de l’un & de l’autre : enfin l’usage des sons articulés devint si facile qu’il prévalut.

§. 9. Il y a donc eu un temps où la conversation étoit soutenue par un discours entremêlé de mots & d’actions. « L’usage & la coutume[4], ainsi qu’il est arrivé dans la plûpart des autres choses de la vie, changérent ensuite en ornement ce qui étoit dû à la nécessité : mais la pratique subsista encore longtems après que la nécessité eut cessé ; singuliérement parmi les Orientaux, dont le caractére s’accommodoit naturellement d’une forme de conversation qui exerçoit si bien leur vivacité par le mouvement, & la contentoit si fort par une représentation perpétuelle d’images sensibles.

L’Écriture Sainte nous fournit des exemples sans nombre de cette sorte de conversation. En voici quelques-uns. Quand le faux Prophéte agite ses cornes de fer, pour marquer la déroute entière des Syriens [5] : quand Jérémie, par l’ordre de Dieu, cache sa ceinture de fin dans la trou d’une pierre près de l’Euphrate [6] : quand il brise un vaisseau de terre à la vûe du peuple[7] : quand il met à son col des liens & des jougs[8] : & quand il jette un livre dans l’Euphrate[9] : quand Ezéchiel dessine, par l'ordre de Dieu, le siége de Jérusalem sur de la brique[10] : quand il pése dans une balance les cheveux de sa tête & le poil de sa barbe[11] : quand il emporte les meubles de sa maison[12] : & quand il joint ensemble deux bâtons, pour Juda & pour Israël[13], par ces actions, les Prophétes instruisoient le peuple de la volonté du Seigneur, & conversoient en signes.

Quelques personnes, pour n’avoir pas su que le langage d’action étoit chez les juifs une manière commune & familière de converser, ont osé traiter d’absurdes & de fanatiques ces actions des prophètes. M Warburthon détruit parfaitement[14] cette accusation. « L’absurdité d’une action, dit-il, consiste en ce qu’elle est bisarre, & ne signifie rien. Or l’usage & la coutume rendoient sages & sensées celles des Prophétes. A l’égard du fanatisme d’une action, il est indiqué par ce tour d’esprit qui fait qu’un homme trouve du plaisir à faire des choses qui ne sont point d’usage, & à se servir d’un langage extraordinaire. Mais un pareil fanatisme ne peut plus être attribué aux Prophétes, quand il est clair que leurs actions étoient des actions ordinaires, & que leurs discours étoient conformes à l’idiome de leur pays.

Ce n’est pas seulement dans l’Histoire Sainte que nous rencontrons des exemples de discours exprimés par des actions. L’antiquité profane en est pleine… Les premiers oracles se rendoient de cette manière, comme nous l’apprenons d’un ancien dire d’Héraclite : que le Roi, dont l’oracle est à Delphes, ne parle ni ne se tait ; mais s’exprime par signes. Preuve certaine que c’etoit anciennement une façon ordinaire de se faire entendre, que de substituer des actions aux paroles[15]. »

§. 10. Il paroît que ce langage fut surtout conservé pour instruire le peuple des choses qui l’intéressoient davantage ; telles que la police & la religion. C’est que agissant sur l’imagination avec plus de vivacité, il faisoit une impression plus durable. Son expression avoit même quelque chose de fort & de grand, dont les langues, encore stériles, ne pouvoient approcher. Les anciens appelloient ce langage du nom de danse : voilà pourquoi il est dit que David dansoit devant l’arche.

§. 11. les hommes, en perfectionnant leur goût, donnèrent à cette danse plus de variété, plus de grace & plus d’expression. Non seulement on assujettit à des règles les mouvemens des bras & les attitudes du corps, mais encore on traça les pas que les pieds devoient former. Par-là, la danse se divisa naturellement en deux arts qui lui furent subordonnés : l’un, qu’on me permette une expression conforme au langage de l’antiquité, fut la danse des gestes ; il fut conservé pour concourir à communiquer les pensées des hommes : l’autre fut principalement la danse des pas ; on s’en servit pour exprimer certaines situations de l’ame, & particulièrement la joie ; on l’employa dans les occasions de réjouissance, & son principal objet fut le plaisir.

La danse des pas provient donc de celle des gestes : aussi en conserve-t-elle encore le caractère. Chez les italiens, parce qu’ils ont une gesticulation plus vive & plus variée, elle est pantomime. Chez nous, au contraire, elle est plus grave & plus simple. Si c’est là un avantage, il me paroît être cause que le langage de cette danse en est moins riche & moins étendu. Un danseur, par exemple, qui n’auroit d’autre objet que de donner des graces à ses mouvemens & de la noblesse à ses attitudes, pourroit-il, lorsqu’il figureroit avec d’autres, avoir le même succès que lorsqu’il danseroit seul ? N’auroit-on pas lieu de craindre que sa danse, à force d’être simple, ne fût si bornée dans son expression, qu’elle ne lui fournît pas assez de signes pour le langage d’une danse figurée ? Si cela est, plus on simplifiera cet art, plus on en bornera l’expression.

§. 12. Il y a dans la danse différens genres, depuis le plus simple jusqu’à celui qui l’est le moins. Tous sont bons, pourvu qu’ils expriment quelque chose ; & ils sont d’autant plus parfaits que l’expression en est plus variée & plus étendue. Celui qui peint les graces & la noblesse est bon ; celui qui forme une espèce de conversation, ou de dialogue, me paroît meilleur. Le moins parfait, c’est celui qui ne demande que de la force, de l’adresse & de l’agilité ; parce que l’objet n’en est pas assez intéressant : cependant il n’est pas à mépriser ; car il cause des surprises agréables. Le défaut des françois, c’est de borner les arts à force de vouloir les rendre simples. Par-là ils se privent quelquefois du meilleur, pour ne conserver que le bon : la musique nous en fournira encore un exemple.


CHAPITRE II.

De la prosodie des premières langues.

§. 13. La parole, en succédant au langage d’action, en conserva le caractère. Cette nouvelle manière de communiquer nos pensées ne pouvoit être imaginée que sur le modèle de la première. Ainsi, pour tenir la place des mouvemens violens du corps, la voix s’éleva & s’abbaissa par des intervalles fort sensibles.

Ces langages ne se succédèrent pas brusquement : ils furent long-temps mêlés ensemble, & la parole ne prévalut que fort tard. Or chacun peut éprouver par lui-même qu’il est naturel à la voix de varier ses inflexions, à proportion que les gestes le sont davantage. Plusieurs autres raisons confirment ma conjecture.

Premièrement, quand les hommes commencèrent à articuler des sons, la rudesse des organes ne leur permit pas de le faire par des inflexions aussi foibles que les nôtres.

En second lieu, nous pouvons remarquer que les inflexions sont si nécessaires, que nous avons quelque peine à comprendre ce qu’on nous lit sur un même ton. Si c’est assez pour nous que la voix se varie légèrement ; c’est que notre esprit est fort exercé par le grand nombre d’idées que nous avons acquises, & par l’habitude où nous sommes de les lier à des sons. Voilà ce qui manquoit aux hommes qui eurent les premiers l’usage de la parole. Leur esprit étoit dans toute sa grossiéreté ; les notions aujourd’hui les plus communes étoient nouvelles pour eux. Ils ne pouvoient donc s’entendre qu’autant qu’ils conduisoient leurs voix par des dégrés fort distincts. Nous-mêmes nous éprouvons que, moins une langue, dans laquelle on nous parle, nous est familière, plus on est obligé d’appuyer sur chaque syllabe, & de les distinguer d’une manière sensible.

En troisième lieu, dans l’origine des langues, les hommes trouvant trop d’obstacles à imaginer de nouveaux mots, n’eurent pendant long-temps, pour exprimer les sentimens de l’ame, que les signes naturels ausquels ils donnèrent le caractère des signes d’institution. Or les cris naturels introduisent nécessairement l’usage des inflexions violentes ; puisque différens sentimens ont pour signe le même son, varié sur différens tons. Ah, par exemple, selon la manière dont il est prononcé, exprime l’admiration, la douleur, le plaisir, la tristesse, la joie, la crainte, le dégoût & presque tous les sentimens de l’ame.

Enfin, je pourrois ajouter que les premiers noms des animaux en imitèrent vraisemblablement le cri : remarque qui convient également à ceux qui furent donnés aux vents, aux rivières & à tout ce qui fait quelque bruit. Il est évident que cette imitation suppose que les sons se succédoient par des intervalles très-marqués.

§. 14. On pourroit improprement donner le nom de chant à cette manière de prononcer, ainsi que l’usage le donne à toutes les prononciations qui ont beaucoup d’accent. J’éviterai cependant de le faire, parce que j’aurai occasion de me servir de ce mot dans le sens qui lui est propre. Il ne suffit point pour un chant que les sons s’y succèdent par des dégrés très-distincts, il faut encore qu’ils soient assez soutenus pour faire entendre leurs harmoniques, & que les intervalles en soient appréciables. Il n’étoit pas possible que ce caractère fût ordinairement celui des sons par où la voix se varioit à la naissance des langues : mais aussi il ne pouvoit pas être bien éloigné de leur convenir. Avec quelque peu de rapport que deux sons se succèdent, il suffira de baisser ou d’élever foiblement l’un des deux, pour y trouver un intervalle tel que l’harmonie le demande. Dans l’origine des langues, la manière de prononcer admettoit donc des inflexions de voix si distinctes, qu’un musicien eût pu la noter en ne faisant que de légers changemens ; ainsi je dirai qu’elle participoit du chant.

§. 15. Cette prosodie a été si naturelle aux premiers hommes, qu’il y en a eu à qui il a paru plus facile d’exprimer différentes idées avec le même mot prononcé sur différens tons, que de multiplier le nombre des mots à proportion de celui des idées. Ce langage se conserve encore chez les chinois. Ils n’ont que 328 monosyllabes qu’ils varient sur cinq tons, ce qui équivaut à 1640 signes. On a remarqué que nos langues ne sont pas plus abondantes. D’autres peuples, nés sans doute avec une imagination plus féconde, aimèrent mieux inventer de nouveaux mots. La prosodie s’éloigna chez eux du chant peu à peu, & à mesure que les raisons qui l’en avoient fait approcher davantage cessèrent d’avoir lieu. Mais elle fut longtemps, avant de devenir aussi simple qu’elle l’est aujourd’hui. C’est le sort des usages établis, de subsister encore après que les besoins qui les ont fait naître ont cessé. Si je disois que la prosodie des Grecs & des Romains participoit encore du chant, on auroit peut-être de la peine à deviner sur quoi j’appuyerois une pareille conjecture. Les raisons m’en paroissent pourtant simples & convaincantes : je vais les exposer dans le Chapitre suivant.


CHAPITRE III.

De la prosodie des langues grecque & latine ; &, par occasion, de la déclamation des anciens.

§. 16. Il est constant que les grecs & les romains notoient leur déclamation, & qu’ils l’accompagnoient d’un instrument[16]. Elle étoit donc un vrai chant. Cette conséquence sera évidente à tous ceux qui auront quelque connoissance des principes de l’harmonie. Ils n’ignorent pas 1°. qu’on ne peut noter un son, qu’autant qu’on a pu l’apprécier, 2°. qu’en harmonie rien n’est appréciable que par la résonnance des corps sonores ; 3°. enfin, que cette résonnance ne donne d’autres sons ni d’autres intervalles, que ceux qui entrent dans le chant.

Il est encore constant que cette déclamation chantante n’avoit rien de choquant pour les anciens. Nous n’apprenons pas qu’ils se soient jamais récriés qu’elle fut peu naturelle, si ce n’est dans des cas particuliers, comme nous faisons nous-mêmes, quand le jeu d’un comédien nous paroît outré. Ils croyoient au contraire le chant essentiel à la poësie. La versification des meilleurs poëtes lyriques, dit Ciceron[17], ne paroît qu’une simple prose, quand elle n’est pas soutenue par le chant. Cela ne prouve-t-il pas que la prononciation, alors naturelle au discours familier, participoit si fort du chant, qu’il n’étoit pas possible d’imaginer un milieu tel que notre déclamation ?

En effet notre unique objet, quand nous déclamons, c’est de rendre nos pensées d’une manière plus sensible, mais sans nous écarter beaucoup de celle que nous jugeons naturelle. Si la prononciation des anciens avoit été semblable à la nôtre, ils se seroient donc contentés comme nous, d’une simple déclamation. Mais il falloit qu’elle fût bien différente, puisqu’ils n’en pouvoient augmenter l’expression que par le secours de l’harmonie.

§. 17. On sait d’ailleurs qu’il y avoit dans le grec & dans le latin des accens, qui, indépendamment de la signification d’un mot ou du sens de la phrase entière, déterminoient la voix à s’abbaisser sur certaines syllabes, & à s’élever sur d’autres. Pour comprendre comment ces accens ne se trouvoient jamais en contradiction avec l’expression du discours il n’y a pas deux moyens. Il faut absolument supposer avec moi que, dans la prononciation des anciens, les inflexions qui rendoient la pensée, étoient si variées & si sensibles, qu’elles ne pouvoient être contrariées par celles que demandoient les accens.

§. 18. Au reste ceux qui se mettront à la place des Grecs & des Romains, ne seront point étonnés que leur déclamation fût un véritable chant. Ce qui fait que nous jugeons le chant peu naturel, ce n’est pas parce que les sons s’y succèdent conformément aux proportions qu’exige l’harmonie ; mais parce que les plus foibles inflexions nous paroissent ordinairement suffisantes, pour exprimer nos pensées. Des peuples accoutumés à conduire leur voix par des intervalles marqués, trouveroient notre prononciation d’une monotonie sans ame ; tandis qu’un chant qui ne modifieroit ces intervalles, qu’autant qu’il le faudroit pour en apprécier les sons, augmenteroit, à leur égard, l’expression du discours, & ne sçauroit leur paroître extraordinaire.

§. 19. faute d’avoir connu le caractère de la prononciation des Langues Grecque & Latine, on a eu souvent bien de la peine à comprendre ce que les anciens ont écrit sur leurs spectacles. En voici un exemple.

« Si la Tragédie peut subsister sans vers, dit un Commentateur de la Poétique d’Aristote[18], elle le peut encore plus sans musique. II faut même avouer que nous ne comprenons pas bien comment la musique a pu jamais être considérée comme faisant en quelque sorte partie de la Tragédie, car s’il y a rien au monde qui paroisse étranger & contraire même à une action tragique, c’est le chant ; n’en déplaise aux inventeurs des Tragédies en musique, Poëmes aussi ridicules que nouveaux, & qu’on ne pourroit souffrir, si l’on avoit le moindre goût pour les Piéces de Théatre, ou que l’on n’eut pas été enchanté & séduit par un des plus grands Musiciens qui ayent jamais été. Car les Opéra sont, si je l’ose dire, les grotesques de la Poésie : d’autant plus insupportables qu’on prétend, les faire passer pour des ouvrages réguliers. Aristote nous auroit donc bien obligés de nous marquer comment la musique a pu être jugée nécessaire à la Tragédie. Au lieu de cela il s’est contenté de dire simplement, que toute sa force étoit connue : ce qui marque seulement que tout le monde étoit convaincu de cette nécessité & sentoit les effets merveilleux que le chant produisoit dans les Poemes, dont il n’occupoit que les intermédes. J’ai souvent tâché de comprendre les raisons qui obligeoient des hommes aussi habiles & aussi délicats que les Athéniens, d’associer la musique & la danse aux actions tragiques, & apres bien des recherches pour découvrir comment il leur avoit paru naturel & vrai-semblable qu’un chœur qui représentoit les spectateurs d’une action, dansât & chantât sur des évenemens aussi extraordinaires, j’ai trouvé qu’ils avoient suivi en cela leur naturel, & cherché à contenter leur superstition. Les Grecs étoient les hommes du monde les plus superstitieux & les plus portés à la danse & à la musique, & l’éducation fortifioit cette inclination naturelle.

Je doute fort que ce raisonnement, dit l’Abbé du Bos, excusât le goût des Athéniens, supposé que la musique & la danse, dont il est parlé dans les Auteurs anciens, comme d’agrémens absolument nécessaires, dans la représentation des Tragédies, eussent été une danse & une musique pareilles à notre danse & à notre musique, mais, comme nous l’avons déjà vu, cette musique n’étoit qu’une simple déclamation, & cette danse, comme nous le verrons, n’étoit qu’un geste étudié & assujetti. »

Ces deux explications me paroissent également fausses. Dacier se représente la manière de prononcer des Grecs par celle des François, & la musique de leurs Tragédies par celle de nos Opéra : ainsi il est tout naturel qu’il soit surpris du goût des Athéniens. Mais il a tort de s’en prendre à Aristote. Ce Philosophe, ne pouvant prévoir les changemens qui devoient arriver à la prononciation & à la musique, comptoit qu’il seroit entendu de la postérité, comme il l’étoit de ses contemporains. S’il nous paroît obscur, ne nous en prenons qu’à l’habitude où nous sommes de juger des ouvrages de l’antiquité par les nôtres.

L’erreur de l’Abbé Du Bos a le même principe. Ne comprenant pas que les anciens eussent pu introduire sur leurs Théâtres, comme l’usage le plus naturel, une musique semblable à celle de nos Opéra, il a pris le parti de dire que ce n’étoit point une musique, mais seulement une simple déclamation notée.

§. 20. d’abord il me semble que par-là il fait violence à bien des passages des anciens : on le voit sur tout par l’embarras où il est d’éclaircir ceux qui concernent les chœurs. En second lieu, si ce sçavant abbé avoit pu connoître les principes de la génération harmonique, il auroit vu qu’une simple déclamation notée est une chose démontrée impossible. Pour détruire le systême qu’il s’est fait à cette occasion, il suffit de rapporter la manière dont il essaye de l’établir.

« J’ai demandé, dit-il, a plusieurs Musiciens s’il seroit bien difficile d’inventer des caractéres avec lesquels on put écrire en notes la déclamation en usage sur notre Théatre… Ces Musiciens m’ont répondu que la chose étoit possible & même qu’on pouvoit écrire la déclamation en notes en se servant de la gamme, de notre musique, pourvu qu’on y ne donnât aux notes que la moitié de l’intonation ordinaire. Par exemple, les notes qui ont un semi-ton d’intonation en musique, n’auroient qu’un quart de ton d’intonation dans la déclamation. Ainsi on noteroit les moindres élévations de la voix qui soient sensibles, du moins à nos oreilles.

Nos vers ne portent point leur mesure avec eux comme les vers métriques des Grecs & des Romains la portoient. Mais on m’a dit aussi qu’on pourroit en user dans la déclamation pour la valeur des notes comme pour leur intonation. On n’y donneroit à une blanche que la valeur d’une noire, à une noire la valeur d’une croche, & on évalueroit les autres notes suivant cette proportion.

Je sais bien qu’on ne trouveroit pas d’abord des personnes capables de lire couramment cette espèce de Musique & de bien entonner les notes. Mais des enfans de quinze ans à qui l’on auroit enseigné cette intonation durant six mois, en viendroient à bout. Leurs organes se plieroient à cette intonation, à cette prononciation de notes faites sans chanter, comme ils se plient à l’intonation de notre Musique ordinaire. L’exercice & l’habitude qui suit l’exercice, sont par rapport à la voix, ce que l’archet & la main du joueur d’instrument sont par rapport au violon. Peut-on croire que cette intonation fut même difficile ? Il ne s’agiroit que d’accoutumer la voix à faire méthodiquement ce qu’elle fait tous les jours dans la conversation. On y parle quelquefois vîte & quelquefois lentement. On y employe de toutes sortes de tons, & l’on y fait les progressions, soit en haussant la voix, soit en la baissant par toutes sortes d’intervalles possibles. La déclamation notée ne feroit autre chose que les tons & les mouvemens de la prononciation écrits en notes. Certainement la difficulté qui se rencontreroit dans l’exécution d’une pareille note, n’approcheroit pas de celle qu’il y a de lire à la fois des paroles qu’on n’a jamais lues, & de chanter & d’accompagner du clavessin ces paroles sur une note qu’on n’a pas étudiée. Cependant l’exercice apprend même à des femmes à faire ces trois opérations en même-tems.

Quant au moyen d’écrire en notes la déclamation, soit celui que nous avons indiqué, soit un autre, il ne sauroit être aussi difficile de le réduire en régles certaines, & d’en mettre la méthode en pratique, qu’il étoit de trouver l’art d’écrire en notes les pas & les figures d’une entrée de Ballet dansée par huit personnes, principalement les pas étant aussi variés & les figures aussi entrelacées qu’elles le sont aujourd’hui. Cependant Feuillée est venu à bout de donner cet Art, & sa note enseigne même aux Danseurs comment ils doivent porter leurs bras. »

§. 21. Voilà un exemple bien sensible des erreurs où l’on tombe, & des raisonnemens vagues qu’on ne peut manquer de faire, lorsqu’on parle d’un art dont on ne connoît pas les principes. On pourroit, à juste titre, critiquer ce passage d’un bout à l’autre. Je l’ai rapporté tout au long, afin que les méprises d’un écrivain, d’ailleurs aussi estimable que l’abbé Du Bos, nous apprennent que nous courons risque de nous tromper dans nos conjectures, toutes les fois que nous parlons d’après des idées peu exactes.

Quelqu’un qui connoîtra la génération des sons, & l’artifice par lequel l’intonation en devient naturelle, ne supposera jamais qu’on pourroit les diviser par quart de tons, & que la gamme en seroit bien-tôt aussi familière que celle dont on se sert en musique. Les musiciens, dont l’abbé Du Bos apporte l’autorité, pouvoient être d’excellens praticiens, mais il y a apparence qu’ils ne connoissoient nullement la théorie d’un art, dont M Rameau a le premier donné les vrais principes.

§. 22. Il est démontré dans la génération harmonique ; 1°. Qu’on ne peut apprécier un son qu’autant qu’il est assez soutenu pour faire entendre ses harmoniques ; 2°. Que la voix ne peut entonner plusieurs sons de suite, faisant entr’eux des intervalles déterminés, si elle n’est guidée par une basse fondamentale ; 3°. qu’il n’y a point de basse fondamentale qui puisse donner une succession par quart de tons. Or, dans notre déclamation, les sons pour la plûpart sont fort peu soutenus, & s’y succèdent par quart de tons ou même par des intervalles moindres. Le projet de la noter est donc impraticable.

§. 23. Il est vrai que la succession fondamentale par tierce donne le demi-ton mineur qui est à un quart de ton au-dessus du demi-ton majeur. Mais cela n’a lieu que dans des changemens de modes, ainsi il n’en peut jamais naître une gamme par quarts de tons. D’ailleurs ce demi-ton mineur n’est pas naturel, & l’oreille est si peu propre à l’apprécier, que dans le clavecin on ne le distingue point du demi-ton majeur ; car c’est la même touche qui forme l’un & l’autre[19]. Les anciens connoissoient sans doute la différence de ces deux demi-tons ; c’est-là ce qui a fait croire à l’abbé Du Bos & d’autres, qu’ils avoient divisé leur gamme par quart de tons.

§. 24. On ne sauroit tirer aucune induction de la chorégraphie, ou de l’art d’écrire en note les pas & les figures d’une entrée de ballet. Feuillée n’a eu que des signes à imaginer, parce que dans la danse tous les pas & tous les mouvemens, du moins ceux qu’il a su noter, sont appréciés. Dans notre déclamation les sons, pour la plupart, sont inappréciables : ils sont ce que dans les ballets sont certaines expressions que la chorégraphie n’apprend pas à écrire. Je renvoye dans une note l’explication de quelques passages que l’abbé Du Bos a tirés des anciens, pour appuyer son sentiment.[20]

§. 25. Les mêmes causes qui font varier la voix par des intervalles fort distincts, lui font nécessairement mettre de la différence entre es temps qu’elle employe à articuler les sons. Il n’étoit donc pas naturel que des hommes, dont la prosodie participoit du chant, observassent des tenues égales sur chaque syllabe : cette manière de prononcer n’eût pas assez imité le caractère du langage d’action. Les sons, dans la naissance des langues, se succédoient donc les uns avec une rapidité extrême, les autres avec une grande lenteur. De-là l’origine de ce que les grammairiens appellent quantité, ou de la différence sensible des longues & des brèves. La quantité & la prononciation par des intervalles distincts ont subsisté ensemble, & se sont altérées à peu près avec la même proportion. La prosodie des romains approchoit encore du chant ; aussi leurs mots étoient-ils composés de syllabes fort inégales : chez nous la quantité ne s’est conservée, qu’autant que les foibles inflexions de notre voix l’ont rendu nécessaire.

§. 26. Comme les inflexions par des intervalles sensibles avoient amené l’usage d’une déclamation chantante, l’inégalité marquée des syllabes y ajouta une différence de temps & de mesure. La déclamation des anciens eut donc les deux choses qui caractérisent le chant, je veux dire, la modulation & le mouvement.

Le mouvement est l’ame de la musique : aussi voyons nous que les anciens le jugeoient absolument nécessaire à leur déclamation. Il y avoit sur leurs théâtres un homme qui le marquoit en frappant du pied, & le comédien étoit aussi astraint à la mesure, que le musicien & le danseur le sont aujourd’hui. Il est évident qu’une pareille déclamation s’éloigneroit trop de notre manière de prononcer, pour nous paroître naturelle. Bien loin d’exiger qu’un acteur suive un certain mouvement, nous lui défendons de faire sentir la mesure de nos vers ; ou même nous voulons qu’il la rompe assez, pour paroître s’exprimer en prose. Tout confirme donc que la prononciation des anciens dans le discours familier approchoit si fort du chant, que leur déclamation étoit un chant proprement dit.

§. 27. On remarque tous les jours dans nos spectacles que ceux qui chantent ont bien de la peine à faire entendre distinctement les paroles. On me demandera sans doute si la déclamation des anciens étoit sujette au même inconvénient. Je réponds que non, & j’en trouve la raison dans le caractère de leur prosodie.

Notre langue ayant peu de quantité, nous sommes satisfaits du musicien, pourvu qu’il fasse brèves les syllabes brèves, & longues les syllabes longues. Ce rapport observé, il peut d’ailleurs les abréger ou les allonger à son gré ; faire, par exemple, une tenue d’une mesure, de deux, de trois sur une même syllabe. Le défaut d’accent prosodique lui donne encore autant de liberté ; car il est le maître de faire baisser ou élever la voix sur un même son : il n’a que son goût pour règle. De tout cela il doit naturellement en résulter quelque confusion dans les paroles mises en chant.

A Rome, le musicien qui composoit la déclamation des piéces dramatiques, étoit obligé de se conformer en tout à la prosodie. Il ne lui étoit pas libre d’allonger une syllabe brève au-delà d’un temps, ni une longue au-delà de deux ; le peuple même l’eut sifflé. L’accent prosodique déterminoit souvent s’il devoit passer à un son plus élevé ou à un son plus grave ; il ne lui laissoit pas le choix. Enfin il étoit autant de son devoir de conformer le mouvement du chant à la mesure du vers, qu’à la pensée qui y étoit exprimée. C’est ainsi que la déclamation, en se conformant à une prosodie qui avoit des règles plus fixes que la nôtre, concouroit, quoique chantante, à faire entendre les paroles distinctement.

§. 28. Il ne faudroit pas se représenter la déclamation des anciens d’après nos récitatifs ; le chant n’en étoit pas si musical. Quant à nos récitatifs, nous ne les avons si fort chargés de musique, que parceque, quelque simples qu’ils eussent été, ils n’auroient jamais pu nous paroître naturels. Voulant introduire le ur nos théâtres, & voyant qu’il ne pouvoit se rapprocher assez de notre prononciation ordinaire ; nous avons pris le parti de le charger, pour nous dédommager par ses agrémens, de ce qu’il ôtoit, non à la nature, mais à une habitude que nous prenons pour elle. Les italiens ont un récitatif moins musical que le nôtre. Accoutumés à accompagner leurs discours de beaucoup plus de mouvement que nous, & à une prononciation qui recherche autant les accens, que la nôtre les évite, une musique peu composée leur a paru assez naturelle. C’est pourquoi ils l’emploient par préférence dans les morceaux qui demanderoient d’être déclamés. Notre récitatif perdroit, par rapport à nous, s’il devenoit plus simple ; parce qu’il auroit moins d’agrémens, sans être plus naturel à notre égard : & celui des italiens perdroit par rapport à eux, s’il le devenoit moins ; parce qu’il ne gagneroit pas du côté des agrémens, ce qu’il auroit perdu du côté de la nature, ou plutôt, de ce qui leur paroît tel. On peut conclure que les italiens & les françois doivent s’en tenir chacun à leur maniere, & qu’ils ont à ce sujet également tort de se critiquer.

§. 29. Je trouve encore dans la prosodie des anciens la raison d’un fait que personne, je pense, n’a expliqué. Il s’agit de savoir comment les orateurs romains qui haranguoient dans la place publique, pouvoient être entendus de tout le peuple.

Les sons de notre voix se portent facilement aux extrémités d’une place d’assez grande étendue ; toute la difficulté est d’empêcher qu’on ne les confonde. Mais cette difficulté doit être moins grande à proportion que par le caractère de la prosodie d’une langue, les sillabes de chaque mot se distinguent d’une manière plus sensible. Dans le latin elles différoient par la qualité du son, par l’accent qui, indépendamment du sens, exigeoit que la voix s’élevât ou s’abbaissât, & par la quantité : nous manquons d’accens, notre langue n’a presque point de quantité, & beaucoup de nos sillabes sont muettes. Un romain pouvoit donc se faire entendre distinctement dans une place, où un françois ne le pourroit que difficilement, & peut-être point du tout.


CHAPITRE IV.

Des progrès que l’art du geste a fait chez les anciens.

§. 30. Tout le monde connoît aujourd’hui les progrès que l’art du geste avoit fait chez les anciens & principalement chez les romains. L’abbé Du Bos a recueilli ce que les auteurs de l’antiquité nous ont conservé de plus curieux sur cette matière. Mais personne n’a donné la raison de ces progrès. C’est pourquoi les spectacles des anciens paroissent des merveilles qu’on ne peut comprendre, & que pour cela on a quelquefois bien de la peine à garantir du ridicule que nous donnons volontiers à tout ce qui est contraire à nos usages. L’abbé Du Bos voulant en prendre la défense, fait remarquer les dépenses immenses des grecs & des romains pour la représentation de leurs piéces dramatiques, & les progrès qu’ils ont fait dans la poësie, l’art oratoire, la peinture, la sculpture & l’architecture. Il en conclut que le préjugé doit leur être favorable par rapport aux arts qui ne laissent point de monument ; & si nous l’en voulons croire, nous donnerions aux représentations de leurs pièces dramatiques les mêmes louanges que nous donnons à leurs bâtimens & à leurs écrits. Je pense que pour goûter ces sortes de représentations, il faudroit y être préparé par des coutumes bien éloignées de nos usages. Mais en conséquences de ces coutumes les spectacles des anciens méritoient d’être applaudis, & pouvoient même être supérieurs aux nôtres. C’est ce que je vais essayer d’expliquer dans ce chapitre & dans le suivant.

§. 31. Si, comme je l’ai dit, il est naturel à la voix de varier ses inflexions à proportion que les gestes le sont davantage, il est également naturel à des hommes qui parlent une langue dont la prononciation approche beaucoup du chant, d’avoir un geste plus varié : ces deux choses doivent aller ensemble. En effet, si nous remarquons dans la prosodie des grecs & des romains quelques restes du caractère du langage d’action, nous devons, à plus forte raison, en appercevoir dans les mouvemens dont ils accompagnoient leurs discours. Dès-là nous voyons que leurs gestes pouvoient être assez marqués, pour être appréciés. Nous n’aurons donc plus de peine à comprendre qu’ils leurs ayent prescrit des régles, & qu’ils ayent trouvé le secret de les écrire en notes. Aujourd’hui cette partie de la déclamation est devenue aussi simple que les autres. Nous ne faisons cas d’un acteur qu’autant, qu’en variant foiblement ses gestes, il a l’art d’exprimer toutes les situations de l’ame ; & nous le trouvons forcé, pour peu qu’il s’écarte trop de notre gesticulation ordinaire. Nous ne pouvons donc plus avoir de principes certains pour régler toutes les attitudes & tous les mouvemens qui entrent dans la déclamation ; & les observations qu’on peut faire à ce sujet, se bornent à des cas particuliers.

§. 32. Les gestes étant réduits en art, & notés, il fut facile de les asservir au mouvement & à la mesure de la déclamation : c’est ce que firent les grecs & les romains. Ceux-ci allerent même plus loin : ils partagèrent le chant & les gestes entre deux acteurs. Quelque extraordinaire que cet usage puisse paroître, nous voyons comment par le moyen d’un mouvement mesuré, un comédien pouvoit varier à propos ses attitudes & les accorder avec le récit de celui qui déclamoit ; & pourquoi on étoit aussi choqué d’un geste fait hors de mesure, que nous le sommes des pas d’un danseur, lorsqu’il ne tombe pas en cadence.

§. 33. La manière dont s’introduisit l’usage de partager le chant & les gestes entre deux acteurs, prouve combien les romains aimoient une gesticulation qui seroit outrée à notre égard. On rapporte que le poëte Livius Andronicus, qui jouoit dans une de ses pièces, s’étant enroué à répéter plusieurs fois des endroits que le peuple avoit goûtés, fit trouver bon qu’un esclave récitât les vers, tandis qu’il feroit lui-même les gestes. Il mit d’autant plus de vivacité dans son action, que ses forces n’étoient point partagées ; & son jeu ayant été applaudi, cet usage prévalut dans les monologues. Il n’y eut que les scènes dialoguées, où le même comédien continua de se charger de faire les gestes & de réciter. Des mouvemens qui demandoient toute la force d’un homme, seroient-ils applaudis sur nos théâtres.

§. 34. l’usage de partager la déclamation conduisoit naturellement à découvrir l’art des pantomimes : il ne restoit qu’un pas à faire, il suffisoit que l’acteur qui s’étoit chargé des gestes parvînt à y mettre tant d’expression, que le rôle de celui qui chantoit, parut inutile. C’est ce qui arriva. Les plus anciens écrivains qui ont parlé des pantomimes, nous apprennent que les premiers qui parurent, s’essayoient sur les monologues, qui étoient, comme je viens de le dire, les scènes où la déclamation étoit partagée. On vit naître ces comédiens sous Auguste, & bien-tôt ils furent en état d’exécuter des pièces entieres. Leur art étoit par rapport à notre gesticulation, ce qu’étoit par rapport à notre déclamation le chant des pièces qui se récitoient. C’est ainsi que par un long circuit on parvint à imaginer, comme une invention nouvelle, un langage qui avoit été le premier que les hommes eussent parlé, ou qui du moins n’en différoit que parce qu’il étoit propre à exprimer un plus grand nombre de pensées.

§. 35. L’art des pantomimes n’auroit jamais pris naissance chez des peuples tels que nous. Il y a trop loin de l’action peu marquée dont nous accompagnons nos discours, aux mouvemens animés, variés & caractérisés de ces sortes de comédiens. Chez les romains ces mouvemens étoient une partie du langage, & surtout de celui qui étoit usité sur leurs théâtres. On avoit fait trois recueils de gestes, un pour la tragédie, un autre pour la comédie, & un troisieme pour des pièces dramatiques, qu’on appelloit Satires. C’est-là que Pylade & Bathille, les premiers pantomimes que Rome ait vus, puiserent les gestes propres à leur art. S’ils en inventerent de nouveaux, ils les firent sans doute dans l’analogie de ceux que chacun connoissoit déja.

§. 36. La naissance des pantomimes amenée naturellement par les progrès que les comédiens avoient faits dans leur art ; leurs gestes pris dans les recueils qui avoient été faits pour les tragédies, les comédies & les satyres ; & le grand rapport qui se trouve entre une gesticulation fort caractérisée, & des inflexions de voix variées d’une manière fort sensible, sont une nouvelle confirmation de ce que j’ai dit sur la déclamation des anciens. Si d’ailleurs on remarque que les pantomimes ne pouvoient s’aider des mouvemens du visage, parce qu’ils jouoient masqués, comme les autres comédiens ; on jugera combien leurs gestes devoient être animés, & combien, par conséquent, la déclamation des pièces, d’où ils les avoient empruntés, devoit être chantante.

§. 37. Le défi que Ciceron & Roscius se faisoient quelquefois, nous apprend quelle étoit déja l’expression des gestes, même avant l’établissement des pantomimes. Cet orateur prononçoit une période qu’il venoit de composer, & le comédien en rendoit le sens par un jeu muet. Ciceron en changeoit ensuite les mots ou le tour, de maniere que le sens n’en étoit point énervé ; & Roscius également l’exprimoit par de nouveaux gestes. Or, je demande si de pareils gestes auroient pu s’allier avec une déclamation aussi simple que la nôtre.

§. 38. L’art des pantomimes charma les romains dès sa naissance, il passa dans les provinces les plus éloignées de la capitale, & il subsista aussi long-temps que l’empire. On pleuroit à leurs représentations, comme à celles des autres comédiens : elles avoient même l’avantage de plaire beaucoup plus, parce que l’imagination est plus vivement affectée d’un langage qui est tout en action. Enfin la passion pour ce genre de spectacle vint au point que dès les premières années du règne de Tibère, le sénat fut obligé de faire un réglement pour défendre aux sénateurs de fréquenter les écoles des pantomimes, & aux chevaliers romains de leur faire cortége dans les rues.

« L’art des pantomimes, dit avec raison l’Abbé du Bos[21], auroit eu plus de peine à réussir parmi les nations septentrionales de l’Europe, dont l’action naturelle n’est pas fort éloquente, ni assez marquée pour être reconnue bien facilement lorsqu’on la voit sans entendre le discours dont elle doit être l’accompagnement naturel… Mais… les conversations de toute espéce sont plus remplies de démonstrations, elles sont bien plus parlantes aux yeux, s’il est permis d’user de cette expression, en Italie que dans nos contrées. Un Romain qui veut bien quitter la gravité de son maintien étudié, & qui laisse agir sa vivacité naturelle, est fertile en gestes, il est fécond en démonstrations, qui signifient presqu’autant que des phrases entiéres. Son action rend intelligible bien des choses que notre action ne feroit pas deviner ; & ses gestes sont encore si marqués, qu’ils sont faciles à reconnoître lorsqu’on les revoit. Un Romain qui veut parler en secret à son ami d’une affaire importante, ne se contente pas de ne se point mettre à portée d’être entendu ; il a encore la précaution de ne se point mettre à portée d’être vu, craignant avec raison que ses gestes & que les mouvemens de son visage ne fissent deviner ce qu’il va dire.

On remarquera que la même vivacité d’esprit, que le même feu d’imagination, qui fait faite par un mouvement naturel des gestes animés, variés, expressifs & caractérisés, en fait encore comprendre facilement la signification lorsqu’il est question d’entendre le sens des gestes des autres. On entend facilement un langage qu’on parle… Joignons à ces remarques la réflexion qu’on fait ordinairement qu’il y a des nations dont le naturel est plus sensible que celui d’autres nations, & l’on n’aura pas de peine à comprendre que des Comédiens qui ne parloient point pussent toucher infiniment des Grecs & des Romains dont ils imitoient l’action naturelle. »

§. 39. Les détails de ce chapitre & du précédent démontrent que la déclamation des anciens différoit de la nôtre en deux manières : par le chant qui faisoit que le comédien étoit entendu de ceux qui en étoient le plus éloignés ; par les gestes qui, étant plus variés & plus animés, étoient distingués de plus loin. C’est ce qui fit qu’on pût bâtir des théâtres assez vastes pour que le peuple assistât au spectacle. Dans l’éloignement où étoit la plus grande partie des spectateurs, le visage des comédiens ne pouvoit être vu distinctement ; & cette raison empêcha d’éclairer la scène autant qu’on le fait aujourd’hui : on introduisit même l’usage des masques. Ce fut peut-être d’abord pour cacher quelque défaut ou quelques grimaces : mais, dans la suite, on s’en servit pour augmenter la force de la voix, & pour donner à chaque personnage la physionomie que son caractère paroissoit demander. Par-là, les masques avoient de grands avantages : leur unique inconvénient étoit de dérober l’expression du visage ; mais ce n’étoit que pour une petite partie des spectateurs, & l’on ne devoit pas y faire attention.

Aujourd’hui la déclamation est devenue plus simple, & l’acteur ne peut se faire entendre d’aussi loin. D’ailleurs les gestes sont moins variés & moins caractérisés. C’est sur le visage, c’est dans ses yeux que le bon comédien se pique d’exprimer les sentimens de son ame. Il faut donc qu’il soit vu de près & sans masque. Aussi nos salles de spectacles sont-elles beaucoup plus petites & beaucoup mieux éclairées que les théâtres des anciens. Voilà comment la prosodie, en prenant un nouveau caractère, a occasionné des changemens jusques dans des choses qui paroissent, au premier coup d’oeil, n’y avoir point de rapport.

§. 40. de la différence qui se trouve entre notre manière de déclamer & celle des anciens, il faut conclure qu’il est aujourd’hui bien plus difficile d’exceller dans cet art que de leur temps. Moins nous permettons d’écart dans la voix & dans le geste, plus nous exigeons de finesse dans le jeu. Aussi m’a-t-on assuré que les bons comédiens sont plus communs en Italie qu’en France. Cela doit être ; mais il faut l’entendre relativement au goût des deux nations. Baron, pour les romains, eût été froid ; Roscius, pour nous, seroit un forcéné.

§. 41. L’amour de la déclamation étoit la passion favorite des romains ; la plupart, dit l’abbé Du Bos, étoient devenus des déclamateurs[22]. La cause en est sensible, surtout dans les temps de la république. Alors le talent de l’éloquence étoit le plus cher à un citoyen, parce qu’il ouvroit le chemin aux plus grandes fortunes. On ne pouvoit donc manquer de cultiver la déclamation, qui en est une partie si essentielle. Cet art fut un des principaux objets de l’éducation ; & il fut d’autant plus aisé de l’apprendre aux enfans, qu’il avoit ses règles fixes, comme aujourd’hui la danse & la musique. Voilà une des principales causes de la passion des anciens pour les spectacles.

Le bon goût de la déclamation passa jusques chez le peuple qui assistoit aux représentations des piéces de théâtre. Il s’accoutuma facilement à une manière de réciter, qui ne différoit de celle qui lui étoit naturelle que parce qu’elle suivoit des règles qui en augmentoient l’expression. Ainsi il apporta, dans la connoissance de sa langue, une délicatesse dont nous ne voyons aujourd’hui des exemples que parmi les gens du monde.

§. 42. Par une suite des changemens arrivés dans la prosodie, la déclamation est devenue si simple, qu’on ne peut plus lui donner de règles. Ce n’est presque qu’une affaire d’instinct ou de goût. Elle ne peut faire chez nous partie de l’éducation ; & elle est négligée au point que nous avons des orateurs qui ne paroissent pas croire qu’elle soit une partie essentielle de leur art : chose qui eût paru aussi inconcevable aux anciens, que ce qu’ils ont fait de plus étonnant peut l’être à notre égard. N’ayant pas cultivé la déclamation de bonne heure, nous ne courons pas aux spectacles avec le même empressement qu’eux, & l’éloquence a moins de pouvoir sur nous. Les discours oratoires qu’ils nous ont laissés n’ont conservé qu’une partie de leur expression. Nous ne connoissons ni le ton ni le geste dont ils étoient accompagnés, & qui devoient agir si puissamment sur l’ame des auditeurs[23]. Ainsi nous sentons foiblement la force des foudres de Démosthène & l’harmonie des périodes de Cicéron.


CHAPITRE V.

De la musique.

Jusqu’ici j’ai été obligé de supposer que la musique étoit connue des anciens : il est à propos d’en donner l’histoire du moins en tant que cet art fait partie du langage.

§. 43. Dans l’origine des langues la prosodie étant fort variée, toutes les inflexions de la voix lui étoient naturelles. Le hasard ne pouvoit donc manquer d’y amener quelquefois des passages dont l’oreille étoit flattée. On les remarqua, & l’on se fit une habitude de les répéter. Telle est la première idée qu’on eut de l’harmonie.

§. 44. L’ordre diatonique, c’est-à-dire, celui où les sons se succèdent par tons & par demi-tons, paroît aujourd’hui si naturel, qu’on croiroit qu’il a été connu le premier : mais si nous trouvons des sons dont les rapports soient beaucoup plus sensibles, nous aurons droit d’en conclure que la succession en a été remarquée auparavant.

Puisqu’il est démontré que la progression par tierce, par quinte & par octave tient immédiatement au principe où l’harmonie prend son origine, c’est-à-dire, à la résonnance des corps sonores ; & que l’ordre diatonique s’engendre de cette progression : c’est une conséquence que les rapports des sons doivent être bien plus sensibles dans la succession harmonique que dans l’ordre diatonique. Celui-ci, en s’éloignant du principe de l’harmonie, ne peut conserver des rapports entre les sons, qu’autant qu’ils lui sont transmis par la succession qui l’engendre. Par exemple, , dans l’ordre diatonique, n’est lié à ut que parce qu’ut ré est produit par la progression ut sol ; & la liaison de ces deux derniers a son principe dans l’harmonie des corps sonores dont ils font partie. L’oreille confirme ce raisonnement ; car elle sent mieux le rapport des sons ut, mi, sol, ut, que celui des sons ut, ré, mi, fa. Les intervalles harmoniques ont donc été remarqués les premiers.

Il y a encore ici des progrès à observer : car les sons harmoniques formant des intervalles plus ou moins faciles à entonner, & ayant des rapports plus ou moins sensibles, il n’est pas naturel qu’ils ayent été apperçus & saisis aussitôt les uns que les autres. Il est donc vraisemblable qu’on n’a eu cette progression entière ut, mi, sol, ut, qu’après plusieurs expériences. Celle-là connue, on en fit d’autres sur le même modèle, telles que sol, si, ré, sol. Quant à l’ordre diatonique, on ne le découvrit que peu à peu & qu’après beaucoup de tâtonnemens, puisque la génération n’en a été montrée que de nos jours[24].

§. 45. les premiers progrès de cet art ont donc été le fruit d’une longue expérience. On en a multiplié les principes, tant qu’on n’en a pas connu les véritables. M Rameau est le premier qui ait vu l’origine de toute l’harmonie dans la résonnance des corps sonores, & qui ait rappellé la théorie de cet art à un seul principe. Les grecs, dont on vante si fort la musique, ne connoissoient point, non plus que les romains, la composition à plusieurs parties. Il est cependant vraisemblable qu’ils ont de bonne heure pratiqué quelques accords, soit que le hasard les leur eût fait remarquer à la rencontre de deux voix, soit qu’en pinçant en même temps deux cordes d’un instrument, ils en eussent senti l’harmonie.

§. 46. les progrès de la musique ayant été aussi lents, on fut longtemps avant de songer à la séparer des paroles : elle eût paru tout-à-fait dénuée d’expression. D’ailleurs, la prosodie s’étant saisie de tous les tons que la voix peut former, & ayant seule fourni l’occasion de remarquer leur harmonie, il étoit naturel de ne regarder la musique, que comme un art qui pouvoit donner plus d’agrément ou plus de force au discours. Voilà l’origine du préjugé des anciens, qui ne vouloient pas qu’on la séparât des paroles. Elle fut, à peu près, à l’égard de ceux chez qui elle prit naissance, ce qu’est la déclamation par rapport à nous : elle apprenoit à régler la voix ; au lieu qu’auparavant on la conduisoit au hasard. Il devoit paroître aussi ridicule de séparer le chant des paroles, qu’il le seroit aujourd’hui de séparer de nos vers les sons de notre déclamation.

§. 47. Cependant la musique se perfectionna : peu à peu, elle parvint à égaler l’expression des paroles ; ensuite elle tenta de la surpasser. C’est alors qu’on put s’appercevoir qu’elle étoit par elle-même susceptible de beaucoup d’expression. Il ne devoit donc plus paroître ridicule de la séparer des paroles. L’expression que les sons avoient dans la prosodie qui participoit du chant, celle qu’ils avoient dans la déclamation qui étoit chantante, préparoient celle qu’ils devoient avoir, lorsqu’ils seroient entendus seuls. Deux raisons assurèrent même le succès à ceux qui, avec quelque talent, s’essayèrent dans ce nouveau genre de musique. La première, c’est que sans doute ils choisissoient les passages ausquels, par l’usage de la déclamation, on étoit accoutumé d’attacher une certaine expression, ou que, du moins, ils en imaginoient de semblables. La seconde, c’est l’étonnement que, dans sa nouveauté, cette musique ne pouvoit manquer de produire. Plus on étoit surpris, plus on devoit se livrer à l’impression qu’elle pouvoit occasionner. Aussi vit-on ceux qui étoient moins difficiles à émouvoir, passer successivement, par la force des sons, de la joye à la tristesse, ou même à la fureur. A cette vue, d’autres qui n’auroient point été remués, le furent presque également. Les effets de cette musique devinrent le sujet des conversations, & l’imagination s’échauffoit au seul récit qu’on en entendoit faire. Chacun vouloit en juger par soi-même ; & les hommes, aimant communément à voir confirmer les choses extraordinaires, venoient entendre cette musique, avec les dispositions les plus favorables. Elle répéta donc souvent les mêmes miracles.

§. 48. Aujourd’hui notre prosodie & notre déclamation sont bien loin de préparer les effets que notre musique devroit produire. Le chant n’est pas, à notre égard, un langage aussi familier qu’il l’étoit pour les anciens ; & la musique, séparée des paroles, n’a plus cet air de nouveauté ; qui seul peut beaucoup sur l’imagination. D’ailleurs, au moment où elle s’exécute, nous gardons tout le sang froid dont nous sommes capables, nous n’aidons point le musicien à nous en retirer, & les sentimens que nous éprouvons naissent uniquement de l’action des sons sur l’oreille. Mais les sentimens de l’ame sont ordinairement si foibles, quand l’imagination ne réagit pas elle-même sur les sens, qu’on ne devroit pas être surpris que notre musique ne produisît pas des effets aussi surprenans que celle des anciens. Il faudroit, pour juger de son pouvoir, en exécuter des morceaux devant des hommes qui auroient beaucoup d’imagination, pour qui elle auroit le mérite de la nouveauté, & dont la déclamation, faite d’après une prosodie qui participeroit du chant, seroit elle-même chantante. Mais cette expérience seroit inutile, si nous étions aussi portés à admirer les choses qui sont proches de nous, que celles qui s’en éloignent.

§. 49. Le chant fait pour des paroles est aujourd’hui si différent de notre prononciation ordinaire & de notre déclamation, que l’imagination a bien de la peine à se prêter à l’illusion de nos tragédies mises en musique. D’un autre côté, les grecs étoient bien plus sensibles que nous ; parce qu’ils avoient l’imagination plus vive. Enfin les musiciens prenoient les momens les plus favorables pour les émouvoir. Alexandre, par exemple, étoit à table, &, comme le remarque M Burette[25], il étoit vraisemblablement échauffé par les fumées du vin, quand une musique propre à inspirer la fureur lui fit prendre ses armes. Je ne doute pas que nous n’ayons des soldats à qui le seul bruit des tambours & des trompettes en feroit faire autant. Ne jugeons donc pas de la musique des anciens par les effets qu’on lui attribue ; mais jugeons-en par les instrumens dont ils avoient l’usage, & l’on aura lieu de présumer qu’elle devoit être inférieure à la nôtre.

§. 50. On peut remarquer que la musique, séparée des paroles, a été préparée chez les grecs par des progrès semblables à ceux ausquels les romains ont dû l’art des pantomimes ; & que ces deux arts ont, à leur naissance, causé la même surprise chez ces deux peuples, & produits des effets aussi surprenans. Cette conformité me paroît curieuse, & propre à confirmer mes conjectures.

§. 51. Je viens de dire, d’après tous ceux qui ont écrit sur cette matière, que les grecs avoient l’imagination plus vive que nous. Mais je ne sçais si la vraie raison de cette différence est connue ; il me semble, au moins qu’on a tort de l’attribuer uniquement au climat. En supposant que celui de la Grece se fût toujours conservé tel qu’il étoit, l’imagination de ses habitans devoit peu à peu s’affoiblir. On va voir que c’est un effet naturel des changemens qui arrivent au langage.

J’ai remarqué ailleurs[26] que l’imagination agit bien plus vivement dans des hommes qui n’ont point encore l’usage des signes d’institution : par conséquent, le langage d’action étant immédiatement l’ouvrage de cette imagination, il doit avoir plus de feu. En effet, pour ceux à qui il est familier, un seul geste équivaut souvent à une longue phrase. Par la même raison, les langues faites sur le modèle de ce langage doivent être les plus vives ; & les autres doivent perdre de leur vivacité, à proportion que, s’éloignant davantage de ce modèle, elles en conservent moins le caractère. Or, ce que j’ai dit sur la prosodie fait voir que, par cet endroit, la langue gréque se ressentoit plus qu’aucune autre des influences du langage d’action ; & ce que je dirai sur les inversions prouvera que ce n’étoit pas-là les seuls effets de cette influence. Cette langue étoit donc très-propre à exercer l’imagination. La nôtre, au contraire, est si simple dans sa construction & dans sa prosodie, qu’elle ne demande presque que l’exercice de la mémoire. Nous nous contentons, quand nous parlons des choses, d’en rappeller les signes ; & nous en réveillons rarement les idées. Ainsi l’imagination moins souvent remuée devient naturellement plus difficile à émouvoir. Nous devons donc l’avoir moins vive que les grecs.

§. 52. La prévention pour la coutume a été, de tous temps, un obstacle aux progrès des arts : la musique s’en est surtout ressentie. Six cent ans avant Jésus-Christ, Timothée fut banni de Spartes, par un décret des éphores, pour avoir, au mépris de l’ancienne musique, ajouté trois cordes à la lyre ; c’est-à-dire, pour avoir voulu la rendre propre à exécuter des chants plus variés & plus étendus. Tels étoient les préjugés de ces temps-là. Nous en avons de semblables, on en aura encore après nous, sans jamais se douter qu’ils puissent un jour être trouvés ridicules. Lulli, que nous jugeons aujourd’hui si simple & si naturel, a paru outré dans son temps. On disoit que, par ses airs de ballets, il corrompoit la danse, & qu’il en alloit faire un baladinage. « Il y a six vingts ans, dit l’Abbé du Bos, que les Chants qui se cormposoient en France, n’étoient, généralement parlant, qu’une suite de notes longues…&… il y a quatre-vingts ans que le mouvement de tous les airs de Ballet étoit un mouvement lent, & leur chant, s’il est permis d’user de cette expression, marchoit posément, même dans sa plus grande gaïeté. » Voilà la musique que regrettoient ceux qui blâmoient Lulli.

§. 53. La musique est un art où tout le monde se croit en droit de juger, & où, par conséquent, le nombre des mauvais juges est bien grand. Il y a sans doute, dans cet art, comme dans les autres, un point de perfection, dont il ne faut pas s’écarter : voilà le principe. Mais qu’il est vague ! Qui jusqu’ici a déterminé ce point ? &, s’il ne l’est pas à qui est-ce à le reconnoître ? Est-ce aux oreilles peu exercées, parce qu’elles sont en plus grand nombre ? Il y a donc eu un temps où la musique de Lulli a été justement condamnée. Est-ce aux oreilles sçavantes, quoiqu’en petit nombre ? Il y a donc aujourd’hui une musique qui n’en est pas moins belle, pour être différente de celle de Lulli.

Il devoit arriver à la musique d’être critiquée, à mesure qu’elle se perfectionneroit davantage, surtout si les progrès en étoient considérables & subits : car alors elle ressemble moins à ce qu’on est accoutumé d’entendre. Mais commence-t-on à se la rendre familière ? On la goûte, & elle n’a plus que le préjugé contr’elle.

§. 54. Nous ne saurions connoître quel étoit le caractère de la musique instrumentale des anciens : je me bornerai à faire quelques conjectures sur le chant de leur déclamation.

Il s’écartoit vraisemblablement de leur prononciation ordinaire, à peu près comme notre déclamation s’éloigne de la nôtre, & se varioit également selon le caractère des pièces & des scènes. Il devoit être aussi simple dans la comédie, que la prosodie le permettoit. C’étoit la prononciation ordinaire, qu’on n’avoit altérée qu’autant qu’il avoit fallu pour en apprécier les sons, & pour conduire la voix par des intervalles certains.

Dans la tragédie, le chant étoit plus varié & plus étendu ; & principalement dans les monologues ausquels on donnoit le nom de cantiques. Ce sont ordinairement les scènes les plus passionnées ; car il est naturel que le même personnage, qui se contraint dans les autres, se livre, quand il est seul, à toute l’impétuosité des sentimens qu’il éprouve. C’est pourquoi les poëtes romains faisoient mettre les monologues en musique, par des musiciens de profession. Quelquefois même ils leur laissoient le soin de composer la déclamation du reste de la pièce. Il n’en étoit pas de même chez les grecs ; les poëtes y étoient musiciens, & ne confioient ce travail à personne.

Enfin dans les chœurs, le chant étoit plus chargé que dans les autres scènes : c’étoient les endroits où le poëte donnoit le plus d’effort à son génie ; il n’est pas douteux que le musicien ne suivit son exemple. Ces conjectures se confirment par les différentes sortes d’instrumens dont on accompagnoit la voix des acteurs ; car ils avoient une portée plus ou moins étendue selon le caractère des paroles.

Nous ne pouvons pas nous représenter les chœurs des anciens par ceux de nos opéra. La musique en étoit bien différente, puisqu’ils ne connoissoient pas la composition à plusieurs parties ; & les danses étoient peut-être encore plus éloignées de ressembler à nos ballets. « Il est facile de concevoir, dit l’Abbé du Bos, qu’elles n’étoient autre chose que les gestes & les démonstrations que les personnages des Chœurs faisoient pour exprimer leurs sentimens, doit qu’ils parlassent, soit qu’ils témoignassent par un jeu muet combien ils étoient touchés de l’événement auquel ils devoient s’intéresser. Cette déclamation obligeoit souvent les Chœurs à marcher sur la Scéne, & comme les évolutions que plusieurs personnes font en même tems, ne se peuvent faire sans avoir été concertées auparavant, quand on ne veut pas qu’elles dégénèrent en une foule, les Anciens avoient prescrit certaines régies aux démarches des Chœurs. » Sur des théâtres aussi vastes que ceux des anciens, ces évolutions pouvoient former des tableaux bien propres à exprimer les sentimens dont le chœur étoit pénétré.

§. 55. L’art de noter la déclamation, & de l’accompagner d’un instrument, étoit connu à Rome dès les premiers temps de la république. La déclamation y fut, dans les commencemens, assez simple ; mais, par la suite, le commerce des grecs y amena des changemens. Les romains ne purent résister aux charmes de l’harmonie & de l’expression de la langue de ce peuple. Cette nation polie devint l’école où ils se formèrent le goût pour les lettres, les arts & les sciences ; & la langue latine se conforma au caractère de la langue Grecque, autant que son génie put le permettre.

Cicéron nous apprend que les accens qu’on avoit empruntés des étrangers avoient changé d’une manière sensible la prononciation des romains. Ils occasionnèrent sans doute de pareils changemens dans la musique des pièces dramatiques : l’un est une suite naturelle de l’autre. En effet, Horace & cet orateur remarquent que les instrumens qu’on employoit au théâtre, de leur temps, avoient une portée bien plus étendue que ceux dont on s’étoit servi auparavant ; que l’acteur, pour les suivre, étoit obligé de déclamer sur un plus grand nombre de tons ; & que le chant étoit devenu si pétulant qu’on n’en pouvoit observer la mesure qu’en s’agitant d’une manière violente. Je renvoie à ces passages, tels que les rapporte l’abbé Du Bos, afin qu’on juge si l’on peut les entendre d’une simple déclamation[27].

§. 56. Telle est l’idée qu’on peut se faire de la déclamation chantante & des causes qui l’ont introduite, ou qui l’ont fait varier. Il nous reste à rechercher les circonstances qui ont occasionné une déclamation aussi simple que la nôtre, & des spectacles si différens de ceux des anciens.

Le climat n’a pas permis aux peuples froids & flegmatiques du nord de conserver les accens & la quantité que la nécessité avoit introduits dans la prosodie, à la naissance des langues. Quand ces barbares eurent inondé l’empire romain, & qu’ils en eurent conquis toute la partie occidentale, le latin confondu avec leurs idiômes perdit son caractère. Voilà d’où nous vient le défaut d’accent que nous regardons comme la principale beauté de notre prononciation : cette origine ne prévient pas en sa faveur. Sous l’empire de ces peuples grossiers, les lettres tombèrent : les théâtres furent détruits : l’art des pantomimes, celui de noter la déclamation & de la partager entre deux comédiens, les arts qui concourent à la décoration des spectacles, tels que l’architecture, la peinture, la sculpture, & tous ceux qui sont subordonnés à la musique, périrent. A la renaissance des lettres, le génie des langues étoit si changé, & les mœurs si différentes, qu’on ne put rien comprendre à ce que les anciens rapportoient de leurs spectacles.

Pour concevoir parfaitement la cause de cette révolution, il ne faut que se rappeller ce que j’ai dit sur l’influence de la prosodie. Celle des grecs & des romains étoit si caractérisée qu’elle avoit des principes fixes, & si connue que le peuple même, sans en avoir étudié les règles, étoit choqué des moindres défauts de prononciation. C’est-là ce qui fournit les moyens de faire un art de la déclamation & de l’écrire en notes : dès-lors cet art fit partie de l’éducation.

La déclamation ainsi perfectionnée produisit l’art de partager le chant & les gestes entre deux comédiens, celui des pantomimes ; & étendant même son influence jusques sur la forme & la grandeur des théâtres, elle donna occasion, comme nous l’avons vu, de les faire assez vastes pour contenir une partie considérable du peuple.

Voilà l’origine du goût des anciens pour les spectacles, pour les décorations & pour tous les arts qui y sont subordonnés ; la musique, l’architecture, la peinture & la sculpture. Chez eux, il ne pouvoit presque pas y avoir de talens perdus, parce que chaque citoyen rencontroit à tous momens des objets propres à exercer son imagination.

Notre langue n’ayant presque point de prosodie, la déclamation n’a pu avoir de règles fixes ; il nous a été impossible de la noter ; nous n’avons pu connoître l’art de la partager entre deux acteurs ; celui des pantomimes a peu d’attraits pour nous, & les spectacles ont été renfermés dans des salles où le peuple n’a pu assister. De-là, ce qui est plus à regretter, le peu de goût que nous avons pour la musique, l’architecture, la peinture & la sculpture. Nous croyons seuls ressembler aux anciens ; mais que, par cet endroit, les italiens leur ressemblent bien plus que nous. On voit donc que, si nos spectacles sont si différens de ceux des grecs & des romains, c’est un effet naturel des changemens arrivés dans la prosodie.


CHAPITRE VI.

Comparaison de la déclamation chantante & de la déclamation simple.

§. 57. Notre déclamation admet, de temps en temps, des intervalles aussi distincts que le chant. Si on ne les altéroit qu’autant qu’il seroit nécessaire pour les apprécier, ils n’en paroîtroient pas moins naturels, & l’on pourroit les noter. Je crois même que le goût & l’oreille font préférer au bon comédien les sons harmoniques, toutes les fois qu’ils ne contrarient point trop notre prononciation ordinaire. C’est sans doute pour ces sortes de sons que Molière avoit imaginé des notes[28]. Mais le projet de noter le reste de la déclamation est impossible ; car les inflexions de la voix y sont si foibles, que pour en apprécier les tons, il faudroit altérer les intervalles au point que la déclamation choqueroit ce que nous appellons la nature.

§. 58. Quoique notre déclamation ne reçoive pas, comme le chant, une succession de sons appréciables, elle rend cependant les sentimens de l’ame assez vivement pour remuer ceux à qui elle est familière, ou qui parlent une langue dont la prosodie est peu variée & peu animée. Elle produit sans doute cet effet, parce que les sons y conservent à peu près, entr’eux, les mêmes proportions que dans le chant. Je dis à peu près ; car, n’y étant pas appréciables, ils ne sçauroient avoir des rapports aussi exacts.

Notre déclamation est donc naturellement moins expressive que la musique. En effet, quel est le son le plus propre à rendre un sentiment de l’ame ? C’est d’abord celui qui imite le cri qui en est le signe naturel : il est commun à la déclamation & à la musique. Ensuite ce sont les sons harmoniques de ce premier, parce qu’ils lui sont liés plus étroitement. Enfin ce sont tous les sons qui peuvent être engendrés de cette harmonie, variés & combinés dans le mouvement qui caractérise chaque passion : car tout sentiment de l’ame détermine le ton & le mouvement du chant qui est le plus propre à l’exprimer. Or ces deux dernières espèces de sons se trouvent rarement dans notre déclamation ; & d’ailleurs elle n’imite pas les mouvemens de l’ame, comme le chant.

§. 59. Cependant elle supplée à ce défaut par l’avantage qu’elle a de nous paroître plus naturel. Elle donne à son expression un air de vérité, qui fait que, si elle agit sur les sens plus foiblement que la musique, elle agit plus vivement sur l’imagination. C’est pourquoi nous sommes souvent plus touchés d’un morceau bien déclamé, que d’un beau récitatif. Mais chacun peut remarquer que dans les momens où la musique ne détruit pas l’illusion, elle fait à son tour une impression bien plus grande.

§. 60. Quoique notre déclamation ne puisse pas se noter, il me semble qu’on pourroit en quelque sorte la fixer. Il suffiroit qu’un musicien eût assez de goût pour observer, dans le chant, à peu près les mêmes proportions que la voix suit dans la déclamation. Ceux qui se seroient rendus ce chant familier pourroient, avec de l’oreille, y retrouver la déclamation qui en auroit été le modèle. Un homme rempli des récitatifs de Lulli ne déclameroit-il pas les tragédies de Quinault, comme Lulli les eût déclamé lui-même ? Pour rendre cependant la chose plus facile, il seroit à souhaiter que la mélodie fût extrêmement simple, & qu’on n’y distinguât les inflexions de la voix qu’autant qu’il seroit nécessaire pour les apprécier. La déclamation se reconnoîtroit encore plus aisément dans les récitatifs de Lulli, s’il y avoit mis moins de musique. On a donc lieu de croire que ce seroit là un grand secours pour ceux qui auroient quelques dispositions à bien déclamer.

§. 61. La prosodie, dans chaque langue, ne s’éloigne pas également du chant : elle recherche plus ou moins les accens, & même les prodigue à l’excès, ou les évite tout-à-fait ; parce que la variété des tempéramens ne permet pas aux peuples de divers climats de sentir de la même manière. C’est pourquoi les langues demandent, selon leur caractère, différens genres de déclamation & de musique. On dit, par exemple, que le ton dont les anglois expriment la colère n’est, en Italie, que celui de l’étonnement.

La grandeur des théâtres, les dépenses des grecs & des romains pour les décorer, les masques qui donnoient à chaque personnage la phisionomie que demandoit son caractère, la déclamation qui avoit des règles fixes, & qui étoit susceptible de plus d’expression que la nôtre, tout paroît prouver la supériorité des spectacles des anciens. Nous avons pour dédommagement les grâces, l’expression du visage, & quelques finesses de jeu, que notre manière de déclamer a seule pu faire sentir.


CHAPITRE VII.

Quelle est la prosodie la plus parfaite.

§. 62. Chacun sera sans doute tenté de décider en faveur de la prosodie de sa langue : pour nous précautionner contre ce préjugé, tâchons de nous faire des idées exactes.

La prosodie la plus parfaite est celle qui, par son harmonie, est la plus propre à exprimer toutes sortes de caractères. Or, trois choses concourent à l’harmonie ; la qualité des sons, les intervalles par où ils se succèdent, & le mouvement. Il faut donc qu’une langue ait des sons doux, moins doux, durs même, en un mot, de toutes les espèces ; qu’elle ait des accens qui déterminent la voix à s’élever & à s’abbaisser ; enfin que, par l’inégalité de ses syllabes, elle puisse exprimer toutes sortes de mouvemens.

Pour produire l’harmonie, les chûtes ne doivent pas se placer indifféremment. Il y a des momens où elle doit être suspendue : il y en a d’autres où elle doit finir par un repos sensible. Par conséquent, dans une langue dont la prosodie est parfaite, la succession des sons doit être subordonnée à la chûte de chaque période ; en sorte que les cadences soient plus ou moins précipitées, & que l’oreille ne trouve un repos qui ne laisse rien à desirer, que quand l’esprit est entièrement satisfait.

§. 63. On reconnoîtra combien la prosodie des romains approchoit plus que la nôtre de ce point de perfection, si l’on considère l’étonnement avec lequel Cicéron parle des effets du nombre oratoire. Il représente le peuple ravi en admiration, à la chûte des périodes harmonieuses ; &, pour montrer que le nombre en est l’unique cause, il change l’ordre des mots d’une période qui avoit eu de grands applaudissemens, & il assure qu’on en sent aussi-tôt disparoître l’harmonie. La dernière construction ne conservoit plus dans le mêlange des longues & des brèves, ni dans celui des accens, l’ordre nécessaire pour la satisfaction de l’oreille[29]. Notre langue a de la douceur & de la rondeur ; mais il faut quelque chose de plus pour l’harmonie. Je ne vois pas que, dans les différens tours qu’elle autorise, nos orateurs ayent jamais rien trouvé de semblable à ces cadences qui frappoient si vivement les romains.

§. 64. Une autre raison qui confirme la supériorité de la prosodie latine sur la nôtre, c’est le goût des romains pour l’harmonie, & la délicatesse du peuple même à cet égard. Les comédiens ne pouvoient faire, dans un vers, une syllabe plus longue ou plus brève qu’il ne falloit, qu’aussitôt toute l’assemblée, dont le peuple faisoit partie, ne s’élevât contre cette mauvaise prononciation.

Nous ne pouvons lire de pareils faits, sans quelque surprise ; parce que nous ne remarquons rien parmi nous qui puisse les confirmer. C’est qu’aujourd’hui la prononciation des gens du monde est si simple, que ceux qui la choquent légèrement ne peuvent être relevés que par peu de personnes, parce qu’il y en a peu qui se la soient rendue familière. Chez les romains, elle étoit si caractérisée, le nombre en étoit si sensible, que les oreilles les moins fines y étoient exercées : ainsi ce qui altéroit l’harmonie ne pouvoit manquer de les offenser.

§. 65. À suivre mes conjectures, si les romains ont dû être plus sensibles à l’harmonie que nous, les grecs y ont dû être plus sensibles qu’eux, & les asiatiques encore plus que les grecs : car plus les langues sont anciennes, plus leur prosodie doit approcher du chant. Aussi a-t-on lieu de conjecturer que le grec étoit plus harmonieux que le latin, puisqu’il lui prêta des accens. Quant aux asiatiques, ils recherchoient l’harmonie avec une affectation que les romains trouvoient excessive. Cicéron le fait entendre, lorsqu’après avoir blâmé ceux qui, pour rendre le discours plus cadencé, le gâtent à force d’en transposer les termes, il représente les orateurs asiatiques comme plus esclaves du nombre que les autres. Peut-être aujourd’hui trouveroit-il que le caractère de notre langue nous fait tomber dans le vice opposé : mais si, par-là, nous avons quelques avantages de moins, nous verrons ailleurs que nous en sommes dédommagés par d’autres endroits.

Ce que j’ai dit à la fin du sixième chapitre de cette section est une preuve bien sensible de la supériorité de la prosodie des anciens.


CHAPITRE VIII.

De l’origine de la Poësie.

§. 66. Si, dans l’origine des langues, la prosodie approcha du chant ; le style, afin de copier les images sensibles du langage d’action, adopta toutes sortes de figures & de métaphores, & fut une vraie peinture. Par exemple, dans le langage d’action, pour donner à quelqu’un l’idée d’un homme effrayé, on n’avoit d’autre moyen que d’imiter les cris & les mouvemens de la frayeur. Quand on voulut communiquer cette idée par la voie des sons articulés, on se servit donc de toutes les expressions qui la présentoient dans le même détail. Un seul mot qui ne peint rien eût été trop foible, pour succéder immédiatement au langage d’action. Ce langage étoit si proportionné à la grossiéreté des esprits, que les sons articulés n’y pouvoient suppléer, qu’autant qu’on accumuloit les expressions les unes sur les autres. Le peu d’abondance des langues ne permettoit pas même de parler autrement. Comme elles fournissoient rarement le terme propre, on ne faisoit deviner une pensée qu’à force de répéter les idées qui lui ressembloient davantage. Voilà l’origine du pléonasme : défaut qui doit, particulièrement, se remarquer dans les langues anciennes. En effet, les exemples en sont très-fréquens dans l’hébreu. On ne s’accoutuma que fort lentement à lier à un seul mot des idées qui auparavant ne s’exprimoient que par des mouvemens fort composés ; & l’on n’évita les expressions diffuses, que quand les langues, devenues plus abondantes, fournirent des termes propres & familiers pour toutes les idées dont on avoit besoin. La précision du style fut connue beaucoup plutôt chez les peuples du nord. Par un effet de leur tempérament froid & flegmatique, ils abandonnèrent plus facilement tout ce qui se ressentoit du langage d’action. Ailleurs, les influences de cette manière de communiquer ses pensées se conservèrent longtemps. Aujourd’hui même, dans les parties méridionales de l’Asie, le pléonasme est regardé comme une élégance du discours.

§. 67. Le style, dans son origine, a été poëtique ; puisqu’il a commencé par peindre les idées avec les images les plus sensibles, & qu’il étoit d’ailleurs extrêmement mesuré. Mais, les langues devenant plus abondantes, le langage d’action s’abolit peu à peu ; la voix se varia moins ; le goût pour les figures & les métaphores, par les raisons que j’en donnerai, diminua insensiblement, & le style se rapprocha de notre prose. Cependant les auteurs adoptèrent le langage ancien, comme plus vif & plus propre à se graver dans la mémoire : unique moyen de faire passer pour lors leurs ouvrages à la postérité. On donna à ce langage différentes formes ; on imagina des règles pour en augmenter l’harmonie, & on en fit un art particulier. La nécessité où l’on étoit de s’en servir fit croire, pendant longtemps, qu’on ne devoit composer qu’en vers. Tant que les hommes n’eurent point de caractères pour écrire leurs pensées, cette opinion étoit fondée sur ce que les vers s’apprennent & se retiennent plus facilement. La prévention la fit cependant encore subsister après que cette raison eut cessé d’avoir lieu. Enfin un philosophe, ne pouvant se plier aux règles de la poësie, hasarda le premier d’écrire en prose[30].

§. 68. La rime ne dut pas, comme la mesure, les figures & les métaphores, son origine à la naissance des langues. Les peuples du nord, froids & flegmatiques, ne purent conserver une prosodie aussi mesurée que celle des autres, lorsque la nécessité qui l’avoit introduite, ne fut plus la même. Pour y suppléer, ils furent obligés d’inventer la rime.

§. 69. Il n’est pas difficile d’imaginer par quels progrès la poësie est devenue un art. Les hommes, ayant remarqué les chûtes uniformes & régulières que le hasard amenoit dans le discours, les différens mouvemens produits par l’inégalité des syllabes & l’impression agréable de certaines inflexions de la voix, se firent des modèles de nombre & d’harmonie, où ils puisèrent peu à peu toutes les règles de la versification. La musique & la poësie sont donc naturellement nées ensemble.

§. 70. Ces deux arts s’associèrent celui du geste, plus ancien qu’eux, & qu’on appelloit du nom de danse. D’où nous pouvons conjecturer que, dans tous les temps & chez tous les peuples, on auroit pu remarquer quelque espèce de danse, de musique & de poësie. Les romains nous apprennent que les gaulois & les germains avoient leurs musiciens & leurs poëtes : on a observé, de nos jours, la même chose par rapport aux négres, aux caribes & aux iroquois. C’est ainsi qu’on trouve parmi les barbares le germe des arts qui se sont formés chez les nations polies, & qui, aujourd’hui destinés à nourrir le luxe dans nos villes, paroissent si éloignés de leur origine, qu’on a bien de la peine à la reconnoître.

§.71 L’étroite liaison de ces arts, à leur naissance, est la vraie raison qui les a fait confondre par les anciens sous un nom générique. Chez eux, le terme de musique comprend non seulement l’art qu’il désigne dans notre langue, mais encore celui du geste, la danse, la poësie & la déclamation. C’est donc à ces arts réunis qu’il faut rapporter la plupart des effets de leur musique, & dès-lors ils ne sont plus si surprenans[31].

§. 72. On voit sensiblement quel étoit l’objet des premières poësies. Dans l’établissement des sociétés, les hommes ne pouvoient point encore s’occuper des choses de pur agrément ; & les besoins qui les obligeoient de se réunir bornoient leurs vues à ce qui pouvoit leur être utile ou nécessaire. La poësie & la musique ne furent donc cultivées que pour faire connoître la religion, les loix & pour conserver le souvenir des grands hommes & des services qu’ils avoient rendus à la société. Rien n’y étoit plus propre, ou plutôt c’étoit le seul moyen dont on pût se servir, puisque l’écriture n’étoit pas encore connue. Aussi tous les monumens de l’antiquité prouvent-ils que ces arts, à leur naissance, ont été destinés à l’instruction des peuples. Les gaulois & les germains s’en servoient pour conserver leur histoire & leurs loix ; &, chez les égyptiens & les hébreux, ils faisoient en quelque sorte partie de la religion. Voilà pourquoi les anciens vouloient que l’éducation eut pour principal objet l’étude de la musique : je prends ce terme dans toute l’étendue qu’ils lui donnoient. Les romains jugeoient la musique nécessaire à tous les âges, parce qu’ils trouvoient qu’elle enseignoit ce que les enfans devoient apprendre, & ce que les personnes faites devoient sçavoir. Quant aux grecs, il leur paroissoit si honteux de l’ignorer, qu’un musicien & un sçavant étoient pour eux la même chose, & qu’un ignorant étoit désigné dans leur langue par le nom d’un homme qui ne sçait pas la musique. Ce peuple ne se persuadoit pas que cet art fût de l’invention des hommes, & il croyoit tenir des dieux les instrumens qui l’étonnoient davantage. Ayant plus d’imagination que nous, il étoit plus sensible à l’harmonie : d’ailleurs, la vénération qu’il avoit pour les loix, pour la religion & pour les grands hommes qu’il célébroit dans ses chants, passa à la musique qui conservoit la tradition de ces choses.

§. 73. La prosodie & le style étant devenus plus simples, la prose s’éloigna de plus en plus de la poësie. D’un autre côté, l’esprit fit des progrès, la poësie en parut avec des images plus neuves ; par ce moyen, elle s’éloigna aussi du langage ordinaire, fut moins à la portée du peuple, & devint moins propre à l’instruction.

D’ailleurs, les faits, les loix, & toutes les choses dont il falloit que les hommes eussent connoissance, se multiplièrent si fort, que la mémoire étoit trop foible pour un pareil fardeau : les sociétés s’aggrandirent au point que la promulgation des loix ne pouvoit parvenir que difficilement à tous les citoyens. Il fallut donc, pour instruire le peuple, avoir recours à quelque nouvelle voie. C’est alors qu’on imagina l’écriture : j’exposerai plus bas quels en furent les progrès[32].

À la naissance de ce nouvel art, la poësie & la musique commencèrent à changer d’objet : elles se partagèrent entre l’utile & l’agréable, & enfin se bornèrent presqu’aux choses de pur agrément. Moins elles devinrent nécessaires, plus elles cherchèrent les occasions de plaire davantage, & elles firent l’une & l’autre des progrès considérables.

La musique & la poësie, jusques-là inséparables, commencèrent, quand elles se furent perfectionnées, à se diviser en deux arts différens. Mais on cria à l’abus contre ceux qui, les premiers, hasardèrent de les séparer. Les effets qu’elles pouvoient produire, sans se prêter des secours mutuels, n’étoient pas encore assez sensibles : on ne prévoyoit pas ce qui devoit leur arriver ; &, d’ailleurs, ce nouvel usage étoit trop contraire à la coutume. On en appelloit, comme nous aurions fait, à l’antiquité, qui ne les avoit jamais employées l’une sans l’autre ; & l’on concluoit que des airs sans paroles, ou des vers pour n’être point chantés, étoient quelque chose de trop bisarre pour avoir jamais du succès. Mais quand l’expérience eut prouvé le contraire, les philosophes commencèrent à craindre que ces arts n’énervassent les mœurs. Ils s’opposèrent à leurs progrès, & citèrent aussi l’antiquité, qui n’en avoit jamais fait usage pour des choses de pur agrément. Ce n’est donc point sans avoir eu bien des obstacles à surmonter, que la musique & la poësie ont changé d’objets, & ont été distinguées en deux arts.

§. 74. On seroit tenté de croire que le préjugé, qui fait respecter l’antiquité, a commencé à la seconde génération des hommes. Plus nous sommes ignorans, plus nous avons besoin de guides, & plus nous sommes portés à croire que ceux qui sont venus avant nous ont bien fait tout ce qu’ils ont fait, & qu’il ne nous reste qu’à les imiter. Plusieurs siècles d’expérience auroient bien dû nous corriger de cette prévention.

Ce que la raison ne peut faire, le temps & les circonstances l’occasionnent ; mais souvent pour faire tomber dans des préjugés tout contraires. C’est ce qu’on peut remarquer au sujet de la poësie & de la musique. Notre prosodie étant devenue aussi simple qu’elle l’est aujourd’hui, ces deux arts ont été si fort séparés, que le projet de les réunir sur un théâtre a paru ridicule à tout le monde, & le paroît même encore, tant on est bisarre, à plusieurs de ceux qui applaudissent à l’exécution.

§. 75. L’objet des premières poësies nous indique quel en étoit le caractère. Il est vraisemblable qu’elles ne chantoient la religion, les loix & les héros, que pour réveiller dans les citoyens des sentimens d’amour, d’admiration & d’émulation. C’étoient des pseaumes, des cantiques, des odes & des chansons. Quant aux poëmes épiques & dramatiques, ils ont été connus plus tard. L’invention en est due aux grecs, & l’histoire en a été faite si souvent que personne ne l’ignore.

§. 76. On peut juger du style des premières poësies par le génie des premières langues.

En premier lieu, l’usage de sous-entendre des mots y étoit fort fréquent. L’hébreu en est la preuve ; mais en voici la raison.

La coutume, introduite par la nécessité, de mêler ensemble le langage d’action & celui des sons articulés, subsista encore longtemps après que cette nécessité eut cessé, surtout chez les peuples dont l’imagination étoit plus vive, tels que les orientaux. Cela fut cause que, dans la nouveauté d’un mot, on s’entendoit également bien en ne l’employant pas, comme en l’employant. On l’omettoit donc volontiers pour exprimer plus vivement sa pensée, ou pour la renfermer dans la mesure d’un vers. Cette licence étoit d’autant plus tolérée que, la poësie étant faite pour être chantée, & ne pouvant encore être écrite, le ton & le geste suppléoit au mot qu’on avoit omis. Mais quand, par une longue habitude, un nom fut devenu le signe le plus naturel d’une idée, il ne fut pas aisé d’y suppléer. C’est pourquoi, en descendant des langues anciennes aux plus modernes, on s’appercevra que l’usage de sousentendre des mots est de moins en moins reçu. Notre langue le rejette même si fort, qu’on diroit quelquefois qu’elle se méfie de notre pénétration.

§. 77. En second lieu, l’exactitude & la précision ne pouvoient être connues des premiers poëtes. Ainsi, pour remplir la mesure des vers, on y inséroit souvent des mots inutiles, ou l’on répétoit la même chose de plusieurs manières : nouvelle raison des pléonasmes fréquents dans les langues anciennes.

§. 78. Enfin, la poësie étoit extrêmement figurée & métaphorique ; car on assure que, dans les langues orientales, la prose même souffre des figures que la poësie des latins n’employe que rarement. C’est donc chez les poëtes orientaux que l’enthousiasme produisoit les plus grands désordres : c’est chez eux que les passions se montroient avec des couleurs qui nous paroîtroient exagérées. Je ne sai cependant si nous serions en droit de les blâmer. Ils ne sentoient pas les choses comme nous ; ainsi ils ne devoient pas les exprimer de la même manière. Pour apprécier leurs ouvrages, il faudroit considérer le tempérament des nations pour lesquelles ils ont écrit. On parle beaucoup de la belle nature ; il n’y a pas même de peuple poli qui ne se pique de l’imiter : mais chacun croit en trouver le modèle dans sa manière de sentir. Qu’on ne s’étonne pas si on a tant de peine à la reconnoître ; elle change trop souvent de visage, ou du moins elle prend trop l’air de chaque pays. Je ne sçais même si la façon dont j’en parle actuellement, ne se sent pas un peu du ton qu’elle prend, depuis quelque temps, en France.

§. 79. Le style poëtique & le langage ordinaire, en s’éloignant l’un de l’autre, laissèrent entr’eux un milieu où l’éloquence prit son origine, & d’où elle s’écarta pour se rapprocher tantôt du ton de la poësie, tantôt de celui de la conversation. Elle ne diffère de celui-ci, que parce qu’elle rejette toutes les expressions qui ne sont pas assez nobles ; & de celui-là, que parce qu’elle n’est pas assujettie à la même mesure, & que, selon le caractère des langues, on ne lui permet pas certaines figures & certains tours qu’on souffre dans la poësie. D’ailleurs, ces deux arts se confondent quelquefois si fort, qu’il n’est plus possible de les distinguer.


CHAPITRE IX.

Des Mots.

Je n’ai pu interrompre ce que j’avois à dire sur l’art des gestes, la danse, la prosodie, la déclamation, la musique & la poësie : toutes ces choses tiennent trop ensemble & au langage d’action qui en est le principe. Je vais actuellement rechercher par quels progrès le langage des sons articulés a pu se perfectionner & devenir enfin le plus commode de tous.

§. 80. Pour comprendre comment les hommes convinrent entr’eux du sens des premiers mots qu’ils voulurent mettre en usage, il suffit d’observer qu’ils les prononçoient dans des circonstances où chacun étoit obligé de les rapporter aux mêmes perceptions. Par-là ils en fixoient la signification avec plus d’exactitude, selon que les circonstances, en se répétant plus souvent, accoutumoient davantage l’esprit à lier les mêmes idées avec les mêmes signes. Le langage d’action levoit les ambiguités & les équivoques, qui, dans les commencemens, devoient être fréquentes.

§. 81. Les objets destinés à soulager nos besoins peuvent bien échapper quelquefois à notre attention ; mais il est difficile de ne pas remarquer ceux qui sont propres à produire des sentimens de crainte & de douleur. Ainsi, les hommes ayant dû nommer les choses plutôt ou plus tard, à proportion qu’elles attiroient davantage leur attention ; il est vraisemblable, par exemple, que les animaux qui leur faisoient la guerre eurent des noms avant les fruits dont ils se nourrissoient. Quant aux autres objets, ils imaginèrent des mots pour les désigner, selon qu’ils les trouvoient propres à soulager des besoins plus pressans, & qu’ils en recevoient des impressions plus vives.

§. 82. La langue fut longtemps sans avoir d’autres mots que les noms qu’on avoit donnés aux objets sensibles, tels que ceux d’arbre, fruit, eau, feu, & autres dont on avoit plus souvent occasion de parler. Les notions complexes des substances étant connues les premières, puisqu’elles viennent immédiatement des sens, devoient être les premières à avoir des noms. À mesure qu’on fut capable de les analyser, en réfléchissant sur les différentes perceptions qu’elles renferment, on imagina des signes pour des idées plus simples. Quand on eut, par exemple, celui d’arbre, on fit ceux de tronc, branche, feuille, verdure, etc. On distingua ensuite, mais peu à peu, les différentes qualités sensibles des objets ; on remarqua les circonstances où ils pouvoient se trouver, & l’on fit des mots pour exprimer toutes ces choses : ce furent les adjectifs & les adverbes. Mais on trouva de grandes difficultés à donner des noms aux opérations de l’ame, parce qu’on est naturellement peu propre à réfléchir sur soi-même. On fut donc longtemps à n’avoir d’autre moyen pour rendre ces idées, je vois, j’entends, je veux, j’aime & autres semblables, que de prononcer le nom des choses d’un ton particulier, & de marquer à peu près, par quelque action, la situation où l’on se trouvoit. C’est ainsi que les enfans, qui n’apprennent ces mots que quand ils sçavent déjà nommer les objets qui ont le plus de rapport à eux, font connoître ce qui se passe dans leur ame.

§. 83. En se faisant une habitude de se communiquer ces sortes d’idées par des actions, les hommes s’accoutumèrent à les déterminer ; & dès-lors ils commencèrent à trouver plus de facilité à les attacher à d’autres signes. Les noms qu’ils choisirent pour cet effet, sont ceux qu’on appella verbes. Ainsi les premiers verbes n’ont été imaginés que pour exprimer l’état de l’ame, quand elle agit ou pâtit. Sur ce modèle, on en fit ensuite pour exprimer celui de chaque chose. Ils eurent cela de commun avec les adjectifs, qu’ils désignoient l’état d’un être ; & ils eurent de particulier, qu’ils le marquoient en tant qu’il consiste en ce qu’on appelle action & passion. Sentir, se mouvoir, étoient des verbes ; grand, petit, étoient des adjectifs : pour les adverbes, ils servoient à faire connoître les circonstances que les adjectifs n’exprimoient pas.

§. 84. Quand on n’avoit point encore l’usage des verbes, le nom de l’objet dont on vouloit parler se prononçoit dans le moment même qu’on indiquoit, par quelque action, l’état de son ame : c’étoit le moyen le plus propre à se faire entendre. Mais, quand on commença à suppléer à l’action par le moyen des sons articulés, le nom de la chose se présenta naturellement le premier, comme étant le signe le plus familier. Cette manière de s’énoncer étoit la plus commode pour celui qui parloit & pour celui qui écoutoit. Elle l’étoit pour le premier, parce qu’elle le faisoit commencer par l’idée la plus facile à communiquer : elle l’étoit encore pour le second, parce qu’en fixant son attention à l’objet dont on vouloit l’entretenir, elle le préparoit à comprendre plus aisément un terme moins usité, & dont la signification ne devoit pas être si sensible. Ainsi l’ordre le plus naturel des idées vouloit qu’on mît le régime avant le verbe : on disoit, par exemple, fruit vouloir.

Cela peut encore se confirmer par une réflexion bien simple. C’est que, le langage d’action ayant seul pu servir de modèle à celui des sons articulés, ce dernier a dû, dans les commencemens, conserver les idées dans le même ordre que l’usage du premier avoit rendu le plus naturel. Or on ne pouvoit, avec le langage d’action, faire connoître l’état de son ame, qu’en montrant l’objet auquel il se rapportoit. Les mouvemens qui exprimoient un besoin, n’étoient entendus qu’autant qu’on avoit indiqué, par quelque geste, ce qui étoit propre à le soulager. S’ils précédoient, c’étoit à pure perte, & l’on étoit obligé de les répéter ; car ceux à qui on vouloit faire connoître sa pensée, étoient encore trop peu exercés, pour songer à se les rappeller dans le dessein d’en interpréter le sens. Mais l’attention qu’on donnoit sans effort à l’objet indiqué, facilitoit l’intelligence de l’action. Il me semble même qu’aujourd’hui ce seroit encore la manière la plus naturelle de se servir de ce langage.

Le verbe venant après son régime, le nom qui le régissoit, c’est-à-dire le nominatif, ne pouvoit être placé entre deux ; car il en auroit obscurci le rapport. Il ne pouvoit pas non plus commencer la phrase, parce que son rapport avec son régime eut été moins sensible. Sa place étoit donc après le verbe. Par-là, les mots se construisoient dans le même ordre dans lequel ils se régissoient ; unique moyen d’en faciliter l’intelligence. On disoit fruit vouloir Pierre, pour Pierre veut du fruit ; & la première construction n’étoit pas moins naturelle que l’autre l’est actuellement. Cela se prouve par la langue latine, où toutes deux sont également reçues. Il paroît que cette langue tient comme un milieu entre les plus anciennes & les plus modernes, & qu’elle participe du caractère des unes & des autres.

§. 85. Les verbes, dans leur origine, n’exprimoient l’état des choses, que d’une manière indéterminée. Tels sont les infinitifs, aller, agir. L’action dont on les accompagnoit suppléoit au reste ; c’est-à-dire, aux temps, aux modes, aux nombres & aux personnes. En disant arbre voir, on faisoit connoître par quelque geste si l’on parloit de soi ou d’un autre, d’un ou de plusieurs, du passé, du présent ou de l’avenir, enfin dans un sens positif ou dans un sens conditionnel.

§. 86. La coutume de lier ces idées à de pareils signes ayant facilité les moyens de les attacher à des sons, on inventa pour cet effet des mots qu’on ne plaça dans le discours qu’après les verbes, par la même raison que ceux-ci ne l’avoient été qu’après les noms. On rangeoit donc ses idées dans cet ordre, fruit manger à l’avenir moi, pour dire, je mangerai du fruit.

§. 87. Les sons qui rendoient la signification du verbe déterminée, lui étant toujours ajoutés, ne firent bientôt avec lui qu’un seul mot, qui se terminoit différemment selon ses différentes acceptions. Alors le verbe fut regardé comme un nom, qui, quoiqu’indéfini dans son origine, étoit, par la variation de ses temps & de ses modes, devenu propre à exprimer d’une manière déterminée l’état d’action & de passion de chaque chose. C’est de la sorte que les hommes parvinrent insensiblement à imaginer les conjugaisons.

§. 88. Quand les mots furent devenus les signes les plus naturels de nos idées, la nécessité de les disposer dans un ordre aussi contraire à celui que nous leur donnons aujourd’hui, ne fut plus la même. On continua cependant de le faire ; parce que le caractère des langues, formé d’après cette nécessité, ne permit pas de rien changer à cet usage ; & l’on ne commença à se rapprocher de notre manière de concevoir, qu’après que plusieurs idiomes se furent succédés les uns aux autres. Ces changemens furent fort lents, parce que les dernières langues conservèrent toujours une partie du génie de celles qui les avoient précédées. On voit dans le latin un reste bien sensible du caractère des plus anciennes, d’où il a passé jusques dans nos conjugaisons. Lorsque nous disons, je fais, je faisois, je fis, je ferai, &c. nous ne distinguons le temps, le mode, & le nombre, qu’en variant les terminaisons du verbe ; ce qui provient de ce que nos conjugaisons ont en cela été faites sur le modèle de celles des latins. Mais lorsque nous disons, j’ai fait, j’eus fait, j’avois fait, &c. Nous suivons l’ordre qui nous est devenu le plus naturel : car fait est ici proprement le verbe, puisque c’est le nom qui marque l’état d’action ; & avoir ne répond qu’au son qui, dans l’origine des langues, venoit après le verbe, pour en désigner le temps, le mode & le nombre.

§. 89. On peut faire la même remarque sur le terme être, qui rend le participe auquel on le joint, tantôt équivalent à un verbe passif, tantôt au prétérit composé d’un verbe actif ou neutre. Dans ces phrases, je suis aimé, je m’étois fait fort, je serois parti ; aimé exprime l’état de passion ; fait & parti celui d’action : mais suis, étois & serois ne marquent que le temps, le mode & le nombre. Ces sortes de mots étoient de peu d’usage dans les conjugaisons latines, & ils s’y construisoient comme dans les premières langues, c’est-à-dire, après le verbe.

§. 90. Puisque, pour signifier le temps, le mode & le nombre, nous avons des termes que nous mettons avant le verbe, nous pourrions, en les plaçant après, nous faire un modèle des conjugaisons des premières langues. Cela nous donneroit, par exemple, au lieu de je suis aimé, j’étois aimé, &c. aimésuis, aimétois, &c.

§. 91. Les hommes ne multiplièrent pas les mots sans nécessité, surtout quand ils commencèrent à en avoir l’usage : il leur en coûtoit trop pour les imaginer & pour les retenir. Le même nom qui étoit le signe d’un temps ou d’un mode, fut donc mis après chaque verbe : d’où il résulte que chaque mère-langue n’a d’abord eu qu’une seule conjugaison. Si le nombre en augmenta, ce fut par le mélange de plusieurs langues, ou parce que les mots destinés à indiquer les temps, les modes, etc. Se prononçant plus ou moins facilement selon le verbe qui les précédoit, furent quelquefois altérés.

§. 92. Les différentes qualités de l’ame ne sont qu’un effet des divers états d’action & de passion par où elle passe, ou des habitudes qu’elle contracte, lorsqu’elle agit ou pâtit à plusieurs reprises. Pour connoître ces qualités, il faut donc déjà avoir quelque idée des différentes manières d’agir & de pâtir de cette substance : ainsi, les adjectifs qui les expriment n’ont pu avoir cours qu’après que les verbes ont été connus. Les mots de parler & de persuader ont nécessairement été en usage, avant celui d’éloquent : cet exemple suffit pour rendre ma pensée sensible.

§. 93 en parlant des noms donnés aux qualités des choses, je n’ai encore fait mention que des adjectifs : c’est que les substantifs abstraits n’ont pu être connus que longtemps après. Lorsque les hommes commencèrent à remarquer les différentes qualités des objets, ils ne les virent pas toutes seules ; mais ils les apperçurent comme quelque chose dont un sujet étoit revêtu. Les noms qu’ils leur donnèrent dûrent, par conséquent, emporter quelque idée de ce sujet : tels sont les mots grand, vigilant, &c. Dans la suite, on repassa sur les notions qu’on s’étoit faites ; & l’on fut obligé de les décomposer, afin de pouvoir exprimer plus commodément de nouvelles pensées : c’est alors qu’on distingua les qualités de leur sujet, & qu’on fit les substantifs abstraits de grandeur, vigilance, &c. Si nous pouvions remonter à tous les noms primitifs, nous reconnoîtrions qu’il n’y a point de substantif abstrait qui ne dérive de quelque adjectif ou de quelque verbe.

§. 94. Avant l’usage des verbes, on avoit déjà, comme nous l’avons vu, des adjectifs pour exprimer des qualités sensibles ; parce que les idées les plus aisées à déterminer ont dû les premières avoir des noms. Mais, faute de mot pour lier l’adjectif à son substantif, on se contentoit de mettre l’un à côté de l’autre. Monstre terrible signifioit, ce monstre est terrible ; car l’action suppléoit à ce qui n’étoit pas exprimé par les sons. Sur quoi il faut observer que le substantif se construisoit tantôt avant, tantôt après l’adjectif, selon qu’on vouloit plus appuyer sur l’idée de l’un ou sur celle de l’autre. Un homme surpris de la hauteur d’un arbre, disoit, grand arbre, quoique dans toute autre occasion il eût dit, arbre grand : car l’idée dont on est le plus frappé, est celle qu’on est naturellement porté à énoncer la première.

Quand on se fut fait des verbes, on remarqua facilement que le mot qu’on leur avoit ajouté pour en distinguer la personne, le nombre, le temps & le mode, avoit encore la propriété de les lier avec le nom qui les régissoit. On employa donc ce même mot pour la liaison de l’adjectif avec son substantif, ou du moins on en imagina un semblable. Voilà à quoi répond celui d’être, à cela près qu’il ne suffit pas pour désigner la personne. Cette manière de lier deux idées est, comme je l’ai dit ailleurs[33], ce qu’on appelle affirmer. Ainsi le caractère de ce mot est de marquer l’affirmation.

§. 95. Lorsqu’on s’en servit pour la liaison du substantif & de l’adjectif, on le joignit à ce dernier, comme à celui sur lequel l’affirmation tombe plus particuliérement. Il arriva bientôt ce qu’on avoit déjà vu à l’occasion des verbes ; c’est que les deux ne firent qu’un mot. Par-là, les adjectifs devinrent susceptibles de conjugaison, & ne furent distingués des verbes, que parce que les qualités qu’ils exprimoient n’étoient ni action ni passion. Alors, pour mettre tous ces noms dans une même classe, on ne considéra le verbe que comme un mot qui, susceptible de conjugaison, affirme d’un sujet une qualité quelconque. Il y eut donc trois sortes de verbes : les uns actifs, ou qui signifient action : les autres passifs, ou qui marquent passion ; & les derniers neutres, ou qui indiquent toute autre qualité. Les grammairiens changèrent ensuite ces divisions, ou en imaginèrent de nouvelles ; parce qu’il leur parut plus commode de distinguer les verbes par le régime, que par le sens.

§. 96. Les adjectifs s’étant changés en verbes, la construction des langues fut quelque peu altérée. La place de ces nouveaux verbes varia comme celle des noms d’où ils dérivoient : ainsi ils furent mis tantôt avant, tantôt après le substantif dont ils étoient le régime. Cet usage s’étendit ensuite aux autres verbes. Telle est l’époque qui a préparé la construction qui nous est si naturelle.

§. 97. On ne fut donc plus assujéti à arranger toujours ses idées dans le même ordre : on sépara de plusieurs adjectifs le mot qui leur avoit été ajouté : on le conjugua à part ; &, après l’avoir longtemps placé assez indifféremment, comme le prouve la langue latine, on le fixa dans la nôtre après le nom qui le régit & avant celui qu’il a pour régime.

§. 98. Ce mot n’étoit le signe d’aucune qualité, & n’auroit pu être mis au nombre des verbes, si en sa faveur on n’avoit pas étendu la notion du verbe, comme on l’avoit déjà fait pour les adjectifs. Ce nom ne fut donc plus considéré que comme un mot qui signifie affirmation avec distinction de personnes, de nombres, de temps & de modes. Dès-lors le verbe être fut proprement le seul. Les grammairiens n’ayant pas suivi le progrès de ces changemens, ont eu bien de la peine à s’accorder sur l’idée qu’on doit avoir de cette sorte de noms[34].

§. 99. Les déclinaisons des latins doivent s’expliquer de la même manière que leurs conjugaisons : l’origine n’en sçauroit être différente. Pour exprimer le nombre, le cas & le genre, on imagina des mots qu’on plaça après les noms, & qui en varièrent la terminaison. Sur quoi on peut remarquer que nos déclinaisons ont été faites en partie sur celles de la langue latine, puisqu’elles admettent différentes terminaisons ; & en partie d’après l’ordre que nous donnons aujourd’hui à nos idées : car les articles qui sont les signes du nombre, du cas & du genre, se mettent avant les noms.

Il me semble que la comparaison de notre langue avec celle des latins rend mes conjectures assez vraisemblables, & qu’il y a lieu de présumer qu’elles s’écarteroient peu de la vérité, si l’on pouvoit remonter à une première langue.

§. 100. Les conjugaisons & les déclinaisons latines ont sur les nôtres l’avantage de la variété & de la précision. L’usage fréquent que nous sommes obligés de faire des verbes auxiliaires & des articles, rend le style diffus & traînant : cela est d’autant plus sensible que nous portons le scrupule jusqu’à répéter les articles sans nécessité. Par exemple, nous ne disons pas, c’est le plus pieux & plus sçavant homme que je connoisse ; mais nous disons, c’est le plus pieux & le plus sçavant, &c. On peut encore remarquer que, par la nature de nos déclinaisons, nous manquons de ces noms que les grammairiens appellent comparatifs, à quoi nous ne suppléons que par le mot plus, qui demande les mêmes répétitions que l’article. Les conjugaisons & les déclinaisons étant les parties de l’oraison qui reviennent le plus souvent dans le discours, il est démontré que notre langue a moins de précision que la langue latine.

§. 101. Nos conjugaisons & nos déclinaisons ont à leur tour un avantage sur celles des latins ; c’est qu’elles nous font distinguer des sens qui se confondent dans leur langue. Nous avons trois prétérits, je fis, j’ai fait, j’eus fait : ils n’en ont qu’un, feci. L’omission de l’article change quelquefois le sens d’une proposition : je suis père & je suis le père, ont deux sens différens qui se confondent dans la langue latine, sum pater.


CHAPITRE X.

Continuation de la même matière.

§. 102. Il n’étoit pas possible d’imaginer des noms pour chaque objet particulier ; il fut donc nécessaire d’avoir de bonne heure des termes généraux. Mais avec quelle adresse ne fallut-il pas saisir les circonstances, pour s’assurer que chacun formoit les mêmes abstractions, & donnoit les mêmes noms aux mêmes idées ? Qu’on lise des ouvrages sur des matières abstraites ; on verra qu’aujourd’hui même il n’est pas aisé d’y réussir.

Pour comprendre dans quel ordre les termes abstraits ont été imaginés, il suffit d’observer l’ordre des notions générales. L’origine & les progrès sont les mêmes de part & d’autre. Je veux dire que, s’il est constant que les notions les plus générales viennent des idées que nous tenons immédiatement des sens, il est également certain que les termes les plus abstraits dérivent des premiers noms qui ont été donnés aux objets sensibles.

Les hommes, autant qu’il est en leur pouvoir, rapportent leurs dernières connoissances à quelques-unes de celles qu’ils ont déjà acquises. Par-là les idées moins familières se lient à celles qui le sont davantage ; ce qui est d’un grand secours à la mémoire & à l’imagination. Quand les circonstances firent remarquer de nouveaux objets, on chercha donc ce qu’ils avoient de commun avec ceux qui étoient connus ; on les mit dans la même classe, & les mêmes noms servirent à désigner les uns & les autres. C’est de la sorte que les idées des signes devinrent plus générales : mais cela ne se fit que peu à peu ; on ne s’éleva aux notions les plus abstraites que par dégrés, & on n’eut que fort tard les termes d’essence, de substance & d’être. Sans doute qu’il y a des peuples qui n’en ont point encore enrichi leur langue[35] : s’ils sont plus ignorans que nous, je ne crois pas que ce soit par cet endroit.

§. 103. Plus l’usage des termes abstraits s’établit, plus il fit connoître combien les sons articulés étoient propres à exprimer jusqu’aux pensées qui paroissent avoir le moins de rapport aux choses sensibles. L’imagination travailla pour trouver dans les objets qui frappent les sens des images de ce qui se passoit dans l’intérieur de l’ame. Les hommes ayant toujours apperçu du mouvement & du repos dans la matière ; ayant remarqué le penchant ou l’inclination des corps ; ayant vu que l’air s’agite, se trouble & s’éclaircit, que les plantes se développent, se fortifient & s’affoiblissent : ils dirent le mouvement, le repos, l’inclination & le penchant de l’ame ; ils dirent que l’esprit s’agite, se trouble, s’éclaircit, se développe, se fortifie, s’affoiblit. Enfin on se contenta d’avoir trouvé un rapport quelconque entre une action de l’ame & une action du corps, pour donner le même nom à l’une & à l’autre[36]. Le terme d’esprit d’où vient-il lui-même ? Si ce n’est de l’idée d’une matière très-subtile, d’une vapeur, d’un souffle qui échappe à la vue : idée avec laquelle plusieurs philosophes se sont si fort familiarisés, qu’ils s’imaginent qu’une substance composée d’un nombre innombrable de parties est capable de penser. J’ai réfuté cette erreur[37].

On voit évidemment comment tous ces noms ont été figurés dans leur origine. On pourroit prendre, parmi des termes plus abstraits, des exemples où cette vérité ne seroit pas si sensible. Tel est le mot de pensée[38] : mais on sera bientôt convaincu qu’il ne fait pas une exception.

Ce sont les besoins qui fournirent aux hommes les premières occasions de remarquer ce qui se passoit en eux-mêmes, & de l’exprimer par des actions, ensuite par des noms. Ces observations n’eurent donc lieu que relativement à ces besoins, & on ne distingua plusieurs choses qu’autant qu’ils engageoient à le faire. Or les besoins se rapportoient uniquement au corps. Les premiers noms qu’on donna à ce que nous sommes capables d’éprouver, ne signifièrent donc que des actions sensibles. Dans la suite, les hommes se familiarisèrent peu à peu avec les termes abstraits, devinrent capables de distinguer l’ame du corps, & de considérer à part les opérations de ces deux substances. Alors ils apperçurent non seulement quelle étoit l’action du corps, quand on dit, par exemple, je vois ; mais ils remarquèrent encore particulièrement la perception de l’ame, & commencèrent à regarder le terme de voir comme propre à désigner l’une & l’autre. Il est même vraisemblable que cet usage s’établit si naturellement, qu’on ne s’apperçut pas qu’on étendoit la signification de ce mot. C’est ainsi qu’un signe qui s’étoit d’abord terminé à une action du corps, devint le nom d’une opération de l’ame.

Plus on voulut réfléchir sur les opérations dont cette voie avoit fourni les idées, plus on sentit la nécessité de les rapporter à différentes classes. Pour cet effet, on n’imagina pas de nouveaux termes, ce n’auroit pas été le moyen le plus facile de se faire entendre : mais on étendit peu à peu, & selon le besoin, la signification de quelques-uns des noms qui étoient devenus les signes des opérations de l’ame ; de sorte qu’un d’eux se trouva enfin si général, qu’il les exprima toutes : c’est celui de pensée. Nous-mêmes nous ne nous conduisons pas autrement, quand nous voulons indiquer une idée abstraite que l’usage n’a pas encore déterminée. Tout confirme donc ce que je viens de dire dans le paragraphe précédent, que les termes les plus abstraits dérivent des premiers noms qui ont été donnés aux objets sensibles.

§. 104. On oublia l’origine de ces signes, aussitôt que l’usage en fut familier ; & on tomba dans l’erreur de croire qu’ils étoient les noms les plus naturels des choses spirituelles. On s’imagina même qu’ils en expliquoient parfaitement l’essence & la nature, quoiqu’ils n’exprimassent que des analogies fort imparfaites. Cet abus se montre sensiblement dans les philosophes anciens ; il s’est conservé chez les meilleurs des modernes, & il est la principale cause de la lenteur de nos progrès dans la manière de raisonner.

§. 105. Les hommes, principalement dans l’origine des langues, étant peu propres à réfléchir sur eux-mêmes, ou n’ayant, pour exprimer ce qu’ils y pouvoient remarquer, que des signes jusques-là appliqués à des choses toutes différentes ; on peut juger des obstacles qu’ils eurent à surmonter, avant de donner des noms à certaines opérations de l’ame. Les particules, par exemple, qui lient les différentes parties du discours, ne dûrent être imaginées que fort tard. Elles expriment la manière dont les objets nous affectent, & les jugemens que nous en portons, avec une finesse qui échappa longtemps à la grossiéreté des esprits ; ce qui rendit les hommes incapables de raisonnement. Raisonner, c’est exprimer les rapports qui sont entre différentes propositions ; or il est évident qu’il n’y a que les conjonctions qui en fournissent les moyens. Le langage d’action ne pouvoit que foiblement suppléer au défaut de ces particules ; & l’on ne fut en état d’exprimer avec des noms les rapports dont elles sont les signes, qu’après qu’ils eurent été fixés par des circonstances marquées, & à beaucoup de reprises. Nous verrons plus bas que cela donna naissance à l’apologue.

§. 106. Les hommes ne s’entendirent jamais mieux, que lorsqu’ils donnèrent des noms aux objets sensibles. Mais aussitôt qu’ils voulurent passer aux notions archétypes ; comme ils manquoient ordinairement de modèles, qu’ils se trouvoient dans des circonstances qui varioient sans cesse, & que tous ne sçavoient pas également bien conduire les opérations de leur ame, ils commencèrent à avoir bien de la peine à s’entendre. On rassembla, sous un même nom, plus ou moins d’idées simples, & souvent des idées infiniment opposées : de-là bien des disputes de mot. Il fut rare de trouver sur ces matières, dans deux langues différentes, des termes qui se répondissent parfaitement. Au contraire, il fut très-commun, dans une même langue, d’en remarquer dont le sens n’étoit point assez déterminé , & dont on pouvoit faire mille applications différentes. Ces vices sont passés jusques dans les ouvrages des philosophes, & sont le principe de bien des erreurs.

Nous avons vu, en parlant des noms des substances, que ceux des idées complexes ont été imaginés avant les noms des idées simples[39] : on a suivi un ordre tout différent, quand on a donné des noms aux notions archétypes. Ces notions n’étant que des collections de plusieurs idées simples que nous avons rassemblées à notre choix, il est évident que nous n’avons pu les former qu’après avoir déjà déterminé, par des noms particuliers, chacune des idées simples que nous y avons voulu faire entrer. On n’a, par exemple, donné le nom de courage à la notion dont il est le signe, qu’après avoir fixé par d’autres noms les idées de danger, connoissance du danger, obligation de s’y exposer, & fermeté à remplir cette obligation.

§. 107. Les pronoms furent les derniers mots qu’on imagina, parce qu’ils furent les derniers dont on sentit la nécessité : il est même vraisemblable qu’on fut longtemps avant de s’y accoutumer. Les esprits, dans l’habitude de réveiller à chaque fois une même idée par un même mot, avoient de la peine à se faire à un nom qui tenoit lieu d’un autre, & quelquefois d’une phrase entière.

§. 108. Pour diminuer ces difficultés, on mit dans le discours les pronoms avant les verbes ; car, étant par-là plus près des noms dont ils tenoient la place, leurs rapports en devenoient plus sensibles. Notre langue s’en est même fait une règle ; on ne peut excepter que le cas où un verbe est à l’impératif, & qu’il marque commandement : on dit, faites-le. Cet usage n’a peut-être été introduit que pour distinguer davantage l’impératif du présent. Mais si l’impératif signifie une défense, le pronom reprend sa place naturelle : on dit, ne le faites pas. La raison m’en paroît sensible. Le verbe signifie l’état d’une chose, & la négation marque la privation de cet état ; il est donc naturel, pour plus de clarté, de ne la pas séparer du verbe. Or c’est pas qui la rend complete : par conséquent, il est plus nécessaire qu’il soit joint au verbe que ne. Il me semble même que cette particule ne veut jamais être séparée de son verbe : je ne sçais si les grammairiens en ont fait la remarque.

§. 109. On n’a pas toujours consulté la nature des mots, quand on a voulu les distribuer en différentes classes : c’est pourquoi on a mis au nombre des pronoms des mots qui n’en sont pas. Quand on dit, par exemple, voulez-vous me donner cela ; vous, me, cela, désignent la personne qui parle, celle à qui l’on parle, & la chose qu’on demande. Ainsi ce sont-là proprement des noms qui ont été connus longtemps avant les pronoms, & qui ont été placés dans le discours suivant l’ordre des autres noms ; c’est-à-dire, avant le verbe, quand ils en étoient le régime, & après, quand ils le régissoient ; on disoit, cela vouloir moi, pour dire, je veux cela.

§. 110. Je crois qu’il ne nous reste plus à parler que de la distinction des genres : mais il est visible qu’elle ne doit son origine qu’à la différence des sexes ; & qu’on n’a rapporté les noms à deux ou trois sortes de genres, qu’afin de mettre plus d’ordre & plus de clarté dans le langage.

§. 111. Tel est l’ordre, ou à peu près, dans lequel les mots ont été inventés. Les langues ne commencèrent proprement à avoir un style, que quand elles eurent des noms de toutes les espèces, & qu’elles se furent fait des principes fixes pour la construction du discours. Auparavant, ce n’étoit qu’une certaine quantité de termes, qui n’exprimoient une suite de pensées qu’avec le secours du langage d’action. Il faut cependant remarquer que les pronoms n’étoient nécessaires que pour la précision du style.


CHAPITRE XI.

De la signification des mots.


§. 112. Il suffit de considérer comment les noms ont été imaginés, pour remarquer que ceux des idées simples sont les moins susceptibles d’équivoques : car les circonstances déterminent sensiblement les perceptions ausquelles ils se rapportent. Je ne puis douter de la signification de ces mots, blanc, noir, si je remarque qu’on les employe pour désigner certaines perceptions que j’éprouve actuellement.

§. 113. Il n’en est pas de même des notions complexes : elles sont quelquefois si composées, qu’on ne peut rassembler que fort lentement les idées simples qui doivent leur appartenir. Quelques qualités sensibles, qu’on observa facilement, composèrent d’abord la notion qu’on se fit d’une substance : dans la suite, on la rendit plus complexe, selon qu’on fut plus habile à saisir de nouvelles qualités. Il est vraisemblable, par exemple, que la notion de l’or ne fut au commencement que celle d’un corps jaune & fort pesant : une expérience y fit, quelque temps après, ajouter la malléabilité ; une autre, la ductilité ou la fixité ; & ainsi successivement toutes les qualités dont les plus habiles chymistes ont formé l’idée qu’ils ont de cette substance. Chacun put observer que les nouvelles qualités qu’on y découvroit avoient, pour entrer dans la notion qu’on s’en étoit déjà faite, le même droit que les premières qu’on y avoit remarquées. C’est pourquoi il ne fut plus possible de déterminer le nombre des idées simples qui pouvoient composer la notion d’une substance. Selon les uns, il étoit plus grand ; selon les autres, il l’étoit moins : cela dépendoit entièrement des expériences & de la sagacité qu’on apportoit à les faire. Par-là, la signification des noms des substances a nécessairement été fort incertaine, & a occasionné quantité de disputes de mots. Nous sommes naturellement portés à croire que les autres ont les mêmes idées que nous, parce qu’ils se servent du même langage : d’où il arrive souvent que nous croyons être d’avis contraires, quoique nous défendions les mêmes sentimens. Dans ces occasions, il suffiroit d’expliquer le sens des termes, pour faire évanouir les sujets de dispute, & pour rendre sensible le frivole de bien des questions que nous regardons comme importantes. Locke en donne un exemple qui mérite d’être rapporté.

« Je me trouvai, dit-il, un jour dans une assemblée de Médecins habiles & pleins d’esprit, où l’on vint à examiner par hazard si quelque liqueur passoit à travers les filaments des nerfs : les sentimens furent partagés, & la dispute dura assez long-tems, chacun proposant de part & d’autre différens argumens pour appuyer son opinion. Comme je me suis mis dans l’esprit depuis long-tems, qu’il pourroit bien être, que la plus grande partie des disputes roule plutôt sur la signification des mots que sur une différence réelle qui se trouve dans la manière de concevoir les choses, je m’avisai de demander à ces Messieurs qu’avant que de pousser plus loin cette dispute, ils voulussent premièrement examiner & établir entre eux, ce que signifioit le mot de liqueur. Ils furent d’abord un peu surpris de cette proposition ; & s’ils eussent été moins polis, ils l’auroient peut-être regardée avec mépris comme frivole & extravagante, puisqu’il n’y avoit personne dans cette assemblée, qui ne crut entendre parfaitement ce que signifioit le mot de liqueur, qui, je crois, n’est pas effectivement un des noms des substances le plus embarrassé. Quoi qu’il en soit, ils eurent la complaisance de céder à mes instances ; & ils trouvérent enfin, après avoir examiné la chose, que la signification de ce mot n’étoit pas si déterminée ni si certaine qu’ils l’avoient tous crû jusqu’alors, & qu’au contraire chacun d’eux le faisoit signe d’une différente idée complexe. Ils virent par-là que le fort de leur dispute rouloit sur la signification de ce terme, & qu’ils convenoient tous à près de la même chose, savoir que quelque matiére fluide & subtile passoit à travers les pores des nerfs ; quoiqu’il ne fut pas si facile de déterminer si cette matiére devoir porter le nom de liqueur, ou non ; chose qui bien considérée par chacun d’eux, fut jugée indigne d’être mise en dispute[40]. »

§. 114. La signification des noms des idées archétypes est encore plus incertaine que celle des noms des substances ; soit parce qu’on trouve rarement le modèle des collections ausquelles ils appartiennent ; soit parce qu’il est souvent bien difficile d’en remarquer toutes les parties, quand même on en a le modèle : les plus essentielles sont précisément celles qui nous échappent davantage. Pour se faire, par exemple, l’idée d’une action criminelle, il ne suffit pas d’observer ce qu’elle a d’extérieur & de visible ; il faut encore saisir des choses qui ne tombent pas sous les sens. Il faut pénétrer dans l’intention de celui qui la commet, découvrir le rapport qu’elle a avec la loi, & même quelquefois connoître plusieurs circonstances qui l’ont précédée. Tout cela demande un soin dont notre négligence, ou notre peu de sagacité, nous rend communément incapables.

§. 115. Il est curieux de remarquer avec quelle confiance on se sert du langage dans le moment même qu’on en abuse le plus. On croit s’entendre, quoiqu’on n’apporte aucune précaution pour y parvenir. L’usage des mots est devenu si familier, que nous ne doutons point qu’on ne doive saisir notre pensée, aussitôt que nous les prononçons ; comme si les idées ne pouvoient qu’être les mêmes dans celui qui parle & dans celui qui écoute. Au lieu de remédier à ces abus, les philosophes ont eux-mêmes affecté d’être obscurs. Chaque secte a été intéressée à imaginer des termes ambigus, ou vuides de sens. C’est par-là qu’on a cherché à cacher les endroits foibles de tant de systêmes frivoles ou ridicules ; & l’adresse à y réussir a passé, comme Locke le remarque[41], pour pénétration d’esprit & pour véritable sçavoir. Enfin il est venu des hommes qui, composant leur langage du jargon de toutes les sectes, ont soutenu le pour & le contre sur toutes sortes de matières : talent qu’on a admiré, & qu’on admire peut-être encore ; mais qu’on traiteroit avec un souverain mépris, si l’on apprécioit mieux les choses. Pour prévenir tous ces abus, voici quelle doit être la signification précise des mots.

§. 116. Il ne faut se servir des signes que pour exprimer les idées qu’on a soi-même dans l’esprit. S’il s’agit des substances, les noms qu’on leur donne ne doivent se rapporter qu’aux qualités qu’on y a remarquées, & dont on a fait des collections. Ceux des idées archétypes ne doivent aussi désigner qu’un certain nombre d’idées simples, qu’on est en état de déterminer. Il faut surtout éviter de supposer légèrement que les autres attachent aux mêmes mots les mêmes idées que nous. Quand on agite une question, notre premier soin doit être de considérer, si les notions complexes des personnes avec qui nous nous entretenons renferment un plus grand nombre d’idées simples que les nôtres. Si nous le soupçonnons plus grand, il faut nous informer de combien & de quelles espèces d’idées : s’il nous paroît plus petit, nous devons faire connoître quelles idées simples nous y ajoutons de plus.

Quant aux noms généraux, nous ne pouvons les regarder que comme des signes, qui distinguent les différentes classes sous lesquelles nous distribuons nos idées : & lorsqu’on dit qu’une substance appartient à une espèce, nous devons entendre simplement qu’elle renferme les qualités qui sont contenues dans la notion complexe dont un certain mot est le signe.

Dans tout autre cas que celui des substances, l’essence de la chose se confond avec la notion que nous nous en sommes fait ; &, par conséquent, un même nom est également le signe de l’une & de l’autre. Un espace terminé par trois lignes est, tout à la fois, l’essence & la notion du triangle. Il en est de même de tout ce que les mathématiciens confondent sous le terme général de grandeur. Les philosophes, voyant qu’en mathématiques la notion de la chose emporte la connoissance de son essence, ont conclu précipitamment qu’il en étoit de même en physique, & se sont imaginés connoître l’essence même des substances.

Les idées en Mathématique étant déterminées d’une manière sensible, la confusion de la notion de chose avec son essence n’entraîne aucun abus ; mais dans les sciences où l’on raisonne sur des idées archétypes, il arrive qu’on en est moins en garde contre les disputes de mot. On demande, par exemple, quelle est l’essence des poëmes dramatiques qu’on appelle comédies ; & si certaines pièces, ausquelles on donne ce nom, méritent de le porter.

Je remarque que le premier qui a imaginé des comédies n’a point eu de modèle : par conséquent, l’essence de cette sorte de poëmes étoit uniquement dans la notion qu’il s’en est faite. Ceux qui sont venus après lui, ont successivement ajouté quelque chose à cette première notion, & ont par-là changé l’essence de la comédie. Nous avons le droit d’en faire autant : mais au lieu d’en user, nous consultons les modèles que nous avons aujourd’hui, & nous formons notre idée d’après ceux qui nous plaisent davantage. En conséquence, nous n’admettons dans la classe des comédies que certaines pièces, & nous en excluons toutes les autres. Qu’on demande ensuite si tel poëme est une comédie, ou non ; nous répondrons chacun selon les notions que nous nous sommes faites ; &, comme elles ne sont pas les mêmes, nous paroîtrons prendre des partis différens. Si nous voulions substituer les idées à la place des noms, nous connoîtrions bientôt que nous ne différons que par la manière de nous exprimer. Au lieu de borner ainsi la notion d’une chose, il seroit bien plus raisonnable de l’étendre à mesure qu’on trouve de nouveaux genres qui peuvent lui être subordonnés. Ce seroit ensuite une recherche curieuse & solide que d’examiner quel genre est supérieur aux autres.

On peut appliquer au poëme épique ce que je viens de dire de la comédie, puisqu’on agite comme de grandes questions : si le paradis perdu, le lutrin, &c. sont des poëmes épiques.

Il suffit quelquefois d’avoir des idées incompletes, pourvu qu’elles soient déterminées ; d’autrefois il est absolument nécessaire qu’elles soient complettes : cela dépend de l’objet qu’on a en vue. On devroit sur tout distinguer si l’on parle des choses pour en rendre raison, ou seulement pour s’instruire. Dans le premier cas, ce n’est pas assez d’en avoir quelques idées, il faut les connoître à fonds. Mais un défaut assez général, c’est de décider sur tout avec des idées en petit nombre, & souvent même mal déterminées.

J’indiquerai, en traitant de la méthode, les moyens dont on peut se servir pour déterminer toujours les idées que nous attachons à différens signes.


CHAPITRE XII.

Des inversions.

§. 117. Nous nous flattons que le François a, sur les langues anciennes, l’avantage d’arranger les mots dans le discours, comme les idées s’arrangent d’elles-mêmes dans l’esprit ; parce que nous nous imaginons que l’ordre le plus naturel demande qu’on fasse connoître le sujet dont on parle, avant d’indiquer ce qu’on en affirme ; c’est-à-dire, que le verbe soit précédé de son nominatif & suivi de son régime. Cependant nous avons vu que, dans l’origine des langues, la construction la plus naturelle exigeoit un ordre tout différent.

Ce qu’on appelle ici naturel varie nécessairement selon le génie des langues, & se trouve dans quelques-unes plus étendu que dans d’autres. Le latin en est la preuve ; il allie des constructions tout-à-fait contraires, & qui néanmoins paroissent également conformes à l’arrangement des idées. Telles sont celles-ci : Alexander vicit Darium, Darium vicit Alexander. Si nous n’adoptons que la première, Alexandre a vaincu Darius, ce n’est pas qu’elle soit seule naturelle ; mais c’est que nos déclinaisons ne permettent pas de concilier la clarté avec un ordre différent.

Sur quoi seroit fondée l’opinion de ceux qui prétendent que dans cette proposition, Alexandre a vaincu Darius, la construction françoise seroit seule naturelle ? Qu’ils considèrent la chose du côté des opérations de l’ame, ou du côté des idées, ils reconnoîtront qu’ils sont dans un préjugé. En la prenant du côté des opérations de l’ame, on peut supposer que les trois idées qui forment cette proposition se réveillent, tout à la fois, dans l’esprit de celui qui parle, ou qu’elles s’y réveillent successivement. Dans le premier cas, il n’y a point d’ordre entr’elles : dans le second, il peut varier, parce qu’il est tout aussi naturel que les idées d’Alexandre & de vaincre se retracent à l’occasion de celle de Darius ; comme il est naturel que celle de Darius se retrace à l’occasion des deux autres.

L’erreur ne sera pas moins sensible, quand on envisagera la chose du côté des idées : car la subordination qui est entr’elles autorise également les deux constructions latines ; Alexander vicit Darium, Darium vicit Alexander : en voici la preuve.

Les idées se modifient dans le discours, selon que l’une explique l’autre, l’étend, ou y met quelque restriction. Par-là, elles sont naturellement subordonnées entr’elles ; mais plus ou moins immédiatement, à proportion que leur liaison est elle-même plus ou moins immédiate. Le nominatif est lié avec le verbe, le verbe avec son régime, l’adjectif avec son substantif, etc. Mais la liaison n’est pas aussi étroite entre le régime du verbe & son nominatif, puisque ces deux noms ne se modifient que par le moyen du verbe. L’idée de Darius, par exemple, est immédiatement liée à celle de vainquit, celle de vainquit à celle d’Alexandre ; & la subordination qui est entre ces trois idées conserve le même ordre.

Cette observation fait comprendre que, pour ne pas choquer l’arrangement naturel des idées, il suffit de se conformer à la plus grande liaison qui est entr’elles. Or c’est ce qui se rencontre également dans les deux constructions latines, Alexander vicit Darium, Darium vicit Alexander. Elles sont donc aussi naturelles l’une que l’autre. On ne se trompe à ce sujet, que parce qu’on prend pour plus naturel un ordre qui n’est qu’une habitude que le caractère de notre langue nous a fait contracter. Il y a cependant, dans le françois même, des constructions qui auroient pu faire éviter cette erreur, puisque le nominatif y est beaucoup mieux après le verbe : on dit, par exemple, Darius que vainquit Alexandre.

§. 118. La subordination des idées est altérée à proportion qu’on se conforme moins à leur plus grande liaison ; & pour lors les constructions cessent d’être naturelles. Telle seroit celle-ci, vicit Darium Alexander ; car l’idée d’Alexander seroit séparée de celle de vicit à laquelle elle doit être liée immédiatement.

§. 119. Les auteurs latins fournissent des exemples de toutes sortes de constructions. Conferte hanc pacem cum illo bello : En voilà une dans l’analogie de notre langue. Hujus praetoris adventum, cum illius imperatoris victoria ; hujus cohortem impuram, cum illius exercitu invicto ; hujus libidines, cum illius continentia : En voilà qui sont aussi naturelles que la première, puisque la liaison des idées n’y est point altérée ; cependant notre langue ne les permettroit pas. Enfin la période est terminée par une construction qui n’est pas naturelle. Ab illo qui cepit conditas, ab hoc qui constitutas accepit captas dicetis Syracusas. Syracusas est séparé de conditas, conditas d’ab illo, etc. Ce qui est contraire à la subordination des idées.

§. 120. Les inversions, lorsqu’elles ne se conforment pas à la plus grande liaison des idées, auroient des inconvéniens, si la langue latine n’y remédioit par le rapport que les terminaisons mettent entre les mots qui ne devroient pas naturellement être séparés. Ce rapport est tel que l’esprit rapproche facilement les idées les plus écartées, pour les placer dans leur ordre : si ces constructions font quelque violence à la liaison des idées, elles ont d’ailleurs des avantages qu’il est important de connoître.

Le premier, c’est de donner plus d’harmonie au discours. En effet, puisque l’harmonie d’une langue consiste dans le mélange des sons de toute espèce, dans leur mouvement, & dans les intervalles par où ils succèdent, on voit quelle harmonie devoient produire des inversions choisies avec goût : Cicéron donne pour un modèle la période que je viens de rapporter[42].

§. 121. Un autre avantage, c’est d’augmenter la force & la vivacité du style : cela paroît par la facilité qu’on a de mettre chaque mot à la place où il doit naturellement produire le plus d’effet. Peut-être demandera-t-on par quelle raison un mot a plus de force dans un endroit que dans un autre.

Pour le comprendre, il ne faut que comparer une construction où les termes suivent la liaison des idées, avec celle où ils s’en écartent. Dans la première, les idées se présentent si naturellement, que l’esprit en voit toute la suite, sans que l’imagination ait presque d’exercice. Dans l’autre, les idées qui devroient se suivre immédiatement, sont trop séparées pour se saisir de la même manière : mais si elle est faite avec adresse, les mots les plus éloignés se rapprochent sans effort, par le rapport que les terminaisons mettent entr’eux. Ainsi le foible obstacle qui vient de leur éloignement, ne paroît fait que pour exciter l’imagination ; & les idées ne sont dispersées qu’afin que l’esprit, obligé de les rapprocher lui-même, en sente la liaison ou le contraste avec plus de vivacité. Par cet artifice, toute la force d’une phrase se réunit quelquefois dans le mot qui la termine. Par exemple,

... Nec quicquam tibi prodest aërias tentasse domos, animoque rotundum percurrisse polum, morituro[43].

Ce dernier mot (morituro) finit avec force, parce que l’esprit ne peut le rapprocher de tibi, auquel il se rapporte, sans se retracer naturellement tout ce qui l’en sépare. Transposez morituro, conformément à la liaison des idées, & dites Nec quicquam tibi morituro, &c. L’effet ne sera plus le même, parce que l’imagination n’a plus le même exercice. Ces sortes d’inversions participent au caractère du langage d’action, dont un seul signe équivaloit souvent à une phrase entière.

§. 122. De ce second avantage des inversions, il en naît un troisième : c’est qu’elles font un tableau ; je veux dire qu’elles réunissent dans un seul mot les circonstances d’une action, en quelque sorte comme un peintre les réunit sur une toile : si elles les offroient l’une après l’autre, ce ne seroit qu’un simple récit. Un exemple mettra ma pensée dans tout son jour.

Nimphae flebant daphnim extinctum funere crudeli : voilà une simple narration. J’apprends que les nymphes pleuroient, qu’elles pleuroient Daphnis, que Daphnis étoit mort, etc. Ainsi, les circonstances venant l’une après l’autre ne font sur moi qu’une légère impression. Mais qu’on change l’ordre des mots, & qu’on dise :

Extinctum nimphae crudeli funere Daphnim flebant[44].

l’effet est tout différent, parce qu’ayant lû extinctum nimphae crudeli funere, sans rien apprendre, je vois à Daphnim un premier coup de pinceau, à flebant j’en vois un second, & le tableau est achevé. Les nymphes en pleurs, Daphnis mourant, cette mort accompagnée de tout ce qui peut rendre un destin déplorable, me frappent tout à la fois. Tel est le pouvoir des inversions sur l’imagination.

§. 123. Le dernier avantage que je trouve dans ces sortes de constructions, c’est de rendre le style plus précis. En accoutumant l’esprit à rapporter un terme à ceux qui, dans la même phrase, en sont les plus éloignés, elles l’accoutument à en éviter la répétition. Notre langue est si peu propre à nous faire prendre cette habitude, qu’on diroit que nous ne voyons le rapport de deux mots, qu’autant qu’ils se suivent immédiatement.

§. 124. Si nous comparons le François avec le Latin, nous trouverons des avantages & des inconvéniens de part & d’autre. De deux arrangemens d’idées également naturels, notre langue n’en permet ordinairement qu’un ; elle est donc, par cet endroit, moins variée & moins propre à l’harmonie. Il est rare qu’elle souffre de ces inversions où la liaison des idées s’altère ; elle est donc naturellement moins vive. Mais elle se dédommage du côté de la simplicité & de la netteté de ses tours. Elle aime que ses constructions se conforment toujours à la plus grande liaison des idées. Par-là, elle accoutume de bonne heure l’esprit à saisir cette liaison, le rend naturellement plus exact, & lui communique peu à peu ce caractère de simplicité & de netteté, par où elle est elle-même si supérieure dans bien des genres. Nous verrons ailleurs[45] combien ces avantages ont contribué aux progrès de l’esprit philosophique, & combien nous sommes dédommagés de la perte de quelques beautés particulières aux langues anciennes. Afin qu’on ne pense pas que je promets un paradoxe, je ferai remarquer qu’il est naturel que nous nous accoutumions à lier nos idées conformément au génie de la langue dans laquelle nous sommes élevés, & que nous acquérions de la justesse, à proportion qu’elle en a elle-même davantage.

§. 125. Plus nos constructions sont simples, plus il est difficile d’en saisir le caractère. Il me semble qu’il étoit bien plus aisé d’écrire en latin. Les conjugaisons & les déclinaisons étoient d’une nature à prévenir beaucoup d’inconvéniens, dont nous ne pouvons nous garantir qu’avec bien de la peine. On réunissoit sans confusion dans une même période une grande quantité d’idées ; souvent même c’étoit une beauté. En françois, au contraire, on ne sçauroit prendre trop de précaution pour ne faire entrer dans une phrase que les idées qui peuvent le plus naturellement s’y construire. Il faut une attention étonnante pour éviter les ambiguités que l’usage des pronoms occasionne. Enfin, que de ressources ne doit-on pas avoir, quand on se garantit de ces défauts, sans prendre de ces tours écartés qui font languir le discours ? Mais, ces obstacles surmontés, y a-t-il rien de plus beau que les constructions de notre langue ?

§. 126. Au reste, je n’oserois me flatter de décider au gré de tout le monde la question sur la préférence de la langue latine ou de la langue françoise, par rapport au point que je traite dans ce chapitre. Il y a des esprits qui ne recherchent que l’ordre & la plus grande clarté, il y en a d’autres qui préférent la variété & la vivacité. Il est naturel qu’en ces occasions chacun juge par rapport à lui-même. Pour moi, il me paroît que les avantages de ces deux langues sont si différens, qu’on ne peut gueres les comparer.


CHAPITRE XIII.

De l’écriture[46].

§. 127. Les hommes, en état de se communiquer leurs pensées par des sons, sentirent la nécessité d’imaginer de nouveaux signes propres à les perpétuer & à les faire connoître à des personnes absentes[47]. Alors l’imagination ne leur représenta que les mêmes images qu’ils avoient déjà exprimées par des actions & par des mots, & qui avoient, dès les commencemens, rendu le langage figuré & métaphorique. Le moyen le plus naturel fut donc de dessiner les images des choses. Pour exprimer l’idée d’un homme ou d’un cheval, on représenta la forme de l’un ou de l’autre ; & le premier essai de l’écriture ne fut qu’une simple peinture.

§. 128. C’est vraisemblablement à la nécessité de tracer ainsi nos pensées que la peinture doit son origine ; & cette nécessité a sans doute concouru à conserver le langage d’action, comme celui qui pouvoit se peindre le plus aisément.

§. 129. Malgré les inconvéniens qui naissoient de cette méthode, les peuples les plus polis de l’Amérique n’en avoient pas sû inventer de meilleure[48]. Les égyptiens plus ingénieux ont été les premiers à se servir d’une voie plus abrégée, à laquelle on a donné le nom d’hiéroglyphe[49]. Il paroît par le plus ou moins d’art des méthodes qu’ils ont imaginées, qu’ils n’ont inventé les lettres qu’après avoir suivi l’écriture dans tous ses progrès.

L’embarras que causoit l’énorme grosseur des volumes engagea à n’employer qu’une seule figure pour être le signe de plusieurs choses. Par ce moyen, l’écriture, qui n’étoit auparavant qu’une simple peinture, devint peinture & caractère ; ce qui constitue proprement l’hiéroglyphe. Tel fut le premier dégré de perfection qu’acquit cette méthode grossière de conserver les idées des hommes. On s’en est servi de trois manières, qui, à consulter la nature de la chose, paroissent avoir été trouvées par dégrés & dans trois temps différens. La première consistoit à employer la principale circonstance d’un sujet pour tenir lieu du tout. Deux mains, par exemple, dont l’une tenoit un bouclier & l’autre un arc, représentoient une bataille. La seconde, imaginée avec plus d’art, consistoit à substituer l’instrument réel ou métaphorique de la chose à la chose même. Un oeil placé d’une manière éminente étoit destiné à représenter la science infinie de Dieu ; & une épée représentoit un tyran. Enfin, on fit plus : on se servit pour représenter une chose, d’une autre où l’on voyoit quelque ressemblance ou quelque analogie ; & ce fut la troisiéme manière d’employer cette écriture. L’univers, par exemple, étoit représenté par un serpent ; & la bigarrure de ses taches désignoit les étoiles.

§. 130. Le premier objet de ceux qui imaginèrent les hiéroglyphes fut, de conserver la mémoire des événemens, & de faire connoître les loix, les réglemens, & tout ce qui a rapport aux matières civiles. On eut donc soin, dans les commencemens, de n’employer que les figures dont l’analogie étoit le plus à la portée de tout le monde : mais cette méthode fit donner dans le rafinement, à mesure que les philosophes s’appliquèrent aux matières de spéculation. Aussi-tôt qu’ils crurent avoir découvert dans les choses des qualités plus abstruses ; quelques-uns, soit par singularité, soit pour cacher leurs connoissances au vulgaire, se plurent à choisir pour caractère des figures dont le rapport aux choses qu’ils vouloient exprimer n’étoit point connu. Pendant quelque temps, ils se bornèrent aux figures dont la nature offre des modèles : mais, par la suite, elles ne leur parurent ni suffisantes, ni assez commodes pour le grand nombre d’idées que leur imagination leur fournissoit. Ils formèrent donc leurs hiéroglyphes de l’assemblage mystérieux de choses différentes, ou de partie de divers animaux : ce qui les rendit tout-à-fait énigmatiques.

§. 131. Enfin l’usage d’exprimer les pensées par des figures analogues, & le dessein d’en faire quelquefois un secret & un mystère, engagea à représenter les modes mêmes des substances par des images sensibles. On exprima la franchise par un liévre ; l’impureté, par un bouc sauvage ; l’impudence, par une mouche ; la science, par une fourmi, etc. En un mot, on imagina des marques simboliques pour toutes les choses qui n’ont point de formes. On se contenta, dans ces occasions, d’un rapport quelconque : c’est la manière dont on s’étoit déjà conduit, quand on donna des noms aux idées qui s’éloignent des sens.

§. 132 « Jusques-là, l’animal ou la chose qui servoit à représenter, avoit été destiné au naturel. Mais lorsque l’étude de la Philosophie, qui avoit occasionné l’écriture simbolique, eût porté les Savans d’Égypte à écrire beaucoup sur divers sujets, ce dessein exact multipliant trop les volumes, parut ennuyeux. On se servit donc par dégrés d’un autre caractére, que nous pouvons appeller l’écriture courante des hiéroglyphes. Il ressembloit aux caractéres Chinois, &, après avoir d’abord été formé du seul contour de la figure, il devint à la longue une sorte de marque. L’effet naturel que produisit cette écriture courante, fut de diminuer beaucoup de l’attention qu’on donnoit au simbole, & de la fixer à la chose signifiée. Par ce moyen l’étude de l’écriture simbolique se trouva fort abrégée ; n’y ayant alors presque autre chose à faire qu’à se rappeller le pouvoir de la marque simbolique, au lieu qu’auparavant il falloit être instruit des propriétés de la chose ou de l’animal qui étoit employé comme simbole. En un mot, cela réduisit cette sorte d’écriture à l’état où est présentement celle des Chinois. »

§. 133. Ces caractéres ayant essuyé autant de variations, il n’étoit pas aise de reconnoître comment ils provenoient d’une écriture qui n’avoit été qu’une simple peinture. C’est pourquoi quelques Savans sont tombés dans l’erreur de croire que l’écriture des Chinois n’a pas commencé comme celle des Égyptiens,

§. 134. « Voilà l’histoire générale de l’écriture conduite par une gradation simple depuis l’état de la peinture jusqu’à celui de la lettre : car les lettres font les derniers pas qui restent à faire après les marques Chinoises, qui d’un côté participent de la nature des hiéroglyphes Égyptiens, & de l’autre participent des lettres précisément de même que les hiéroglyphes participoient également des peintures Mexicaines & des caractéres Chinois. Ces caractéres font si voisins de notre écriture qu’un alphabet diminue simplement l’embarras de leur nombre, & en est l’abrégé succinct. »

§. 135. Malgré tous les avantages des lettres, les égyptiens, longtemps après qu’elles eurent été trouvées, conservèrent encore l’usage des hiéroglyphes. C’est que toute la science de ce peuple se trouvoit confiée à cette sorte d’écriture. La vénération qu’on avoit pour les livres, passa aux caractères dont les sçavans perpétuèrent l’usage. Mais ceux qui ignoroient les sciences ne furent pas tentés de continuer de se servir de cette écriture. Tout ce que put sur eux l’autorité des sçavans, fut de leur faire regarder ces caractères avec respect, & comme des choses propres à embellir les monumens publics, où l’on continua de les employer. Peut-être même les prêtres égyptiens voyoient-ils avec plaisir que peu à peu ils se trouvoient seuls avoir la clef d’une écriture qui conservoit les secrets de la religion. Voilà ce qui a donné lieu à l’erreur de ceux qui se sont imaginés que les hiéroglyphes renfermoient les plus grands mystères.

§. 136. « Par ce détail on voit comment il est arrivé que ce qui devoit son origine à la nécessité, a été dans la suite employé au secret & a été cultivé pour l’ornement. Mais par un effet de la révolution continuelle des choses, ces mêmes figures qui avoient d’abord été inventées pour la clarté, & puis converties en mistéres, ont repris à la longue leur premier usage. Dans les siècles florissans de la Grèce & de Rome, elles étoient employées sur les monumens & sur les médailles, comme le moyen le plus propre à faire connoitre la pensée : de sorte que le même simbole qui cachoit en Égypte une sagesse profonde, étoit entendu par le simple peuple en Grèce & à Rome. »

§. 137. le langage dans ses progrès a suivi le sort de l’écriture. Dès les commencemens les figures & les métaphores furent, comme nous l’avons vû, nécessaires pour la clarté : nous allons rechercher comment elles se changèrent en mystères, & servirent ensuite à l’ornement, en finissant par être entendues de tout le monde.


CHAPITRE XIV.

De l’origine de la fable, de la parabole & de l’énigme, avec quelques détails sur l’usage des figures & des métaphores[50].

§. 138. Par tout ce qui a été dit, il est évident que dans l’origine des langues c’étoit une nécessité pour les hommes de joindre le langage d’action à celui des sons articulés, & de ne parler qu’avec des images sensibles. D’ailleurs les connoissances aujourd’hui les plus communes, étoient si subtiles par rapport à eux, qu’elles ne pouvoient se trouver à leur portée qu’autant qu’elles se rapprochoient des sens. Enfin l’usage des conjonctions n’étant pas connu, il n’étoit pas encore possible de faire des raisonnemens. Ceux qui vouloient, par exemple, prouver combien il est avantageux d’obéir aux loix, ou de suivre les conseils des personnes plus expérimentées, n’avoient rien de plus simple que d’imaginer des faits circonstanciés : l’évenement qu’ils rendoient contraire ou favorable selon leurs vûes, avoit le double avantage d’éclairer & de persuader. Voilà l’origine de l’apologue ou de la fable. On voit que son premier objet fut l’instruction, & que, par conséquent, les sujets en furent empruntés des choses les plus familières, & dont l’analogie étoit plus sensible ; ce fut d’abord parmi les hommes, ensuite parmi les bêtes, bientôt après parmi les plantes. Enfin l’esprit de subtilité, qui de tout temps a eu ses partisans, engagea à puiser dans les sources les plus éloignées. On étudia les propriétés les plus singulières des êtres, pour en tirer des allusions fines & délicates, de sorte que la fable fut par dégrés changée en parabole, & enfin rendue mystérieuse au point de n’être plus qu’une énigme. Les énigmes devinrent d’autant plus à la mode que les sages, ou ceux qui se donnoient pour tels, crurent devoir cacher au vulgaire une partie de leurs connoissances. Par-là le langage imaginé pour la clarté fut changé en mystère. Rien ne retrace mieux le goût des premiers siècles, que les hommes qui n’ont aucune teinture des lettres : tout ce qui est figuré & métaphorique leur plaît, quelle qu’en soit l’obscurité ; ils ne soupçonnent pas qu’il y ait dans ces occasions quelque choix à faire.

§. 139. Une autre cause a encore concouru à rendre le style de plus en plus figuré, c’est l’usage des hiéroglyphes. Ces deux manières de communiquer nos pensées, ont dû nécessairement influer l’une sur l’autre[51]. Il étoit naturel en parlant d’une chose de se servir du nom de la figure hiéroglyphique qui en étoit le symbole : comme il l’avoit été à l’origine des hiéroglyphes de peindre les figures auxquelles l’usage avoit donné cours dans le langage. Aussi trouverons-nous « d’un coté que dans l’écriture hiéroglyphique, le soleil, la lune & les étoiles, servoient à représenter les États, les Empires, les Rois, les Reines & les Grands : que l’éclipse & l’extinction de ces luminaires marquoient des désastres temporels : que le feu & l’inondation signifioient une désolation produite par la guerre ou par la famine : & que les plantes & les animaux indiquoient les qualités des personnes en particulier, &c. Et d’un autre côté, nous voyons que les Prophétes donnent aux Rois & aux Empires les noms des luminaires célestes ; que leurs malheurs & leurs renversemens sont représentés pair l’éclipse & l’extinction de ces mêmes luminaires que les étoiles qui tombent du Firmament sont employées à désigner la destruction des grands ; que le tonnerre & les vents impétueux marquent des invasions de la part des ennemis ; que les lions, les ours, les léopards, les boucs & les arbres fort élevés désignent les Généraux d’armées, les Conquérans & les Fondateurs des Empires. En un mot, le stile prophétique semble être un hiéroglyphe parlant. »

§. 140. A mesure que l’écriture devint plus simple, le stile le devint également. En oubliant la signification des hiéroglyphes, on perdit peu à peu l’usage de bien des figures & de bien des métaphores : mais il fallut des siécles pour rendre ce changement sensible. Le stile des anciens asiatiques étoit prodigieusement figuré : on trouve même dans les langues grecque & latine des traces de l’influence des hiéroglyphes sur le langage[52] ; & les Chinois qui se servent encore d’un caractere qui participe des hiéroglyphes, chargent leurs discours d’allégories, de comparaisons & de métaphores.

§. 141. Enfin les figures après toutes ces révolutions furent employées pour l’ornement du discours, quand les hommes eurent acquis des connoissances assez exactes & assez étendues des arts & des sciences, pour en tirer des images qui, sans jamais nuire à la clarté, étoient aussi riantes, aussi nobles, aussi sublimes, que la matière le demandoit. Par la suite les langues ne purent que perdre dans les révolutions qu’elles essuyèrent. On trouvera même l’époque de leur décadence dans ces tems où elles paroissent vouloir s’approprier de plus grandes beautés. On verra les figures & les métaphores s’accumuler & surcharger le stile d’ornemens, au point que le fond ne paroîtra plus que l’accessoire. Quand ces momens sont arrivés, on peut retarder, mais on ne sauroit empêcher la chûte d’une langue. Il y a dans les choses morales, comme dans les physiques, un dernier accroissement, après lequel il faut qu’elles dépérissent.

C’est ainsi que les figures & les métaphores d’abord inventées par nécessité, ensuite choisies pour servir au mystère, sont devenues l’ornement du discours, lorsqu’elles ont pu être employées avec discernement ; & c’est ainsi que dans la décadence des langues, elles ont porté les premiers coups par l’abus qu’on en a fait.


CHAPITRE XV.

Du génie des langues.

§. 142. Deux choses concourent à former le caractère des peuples ; le climat & le gouvernement. Le climat donne plus de vivacité ou plus de flegme ; & par-là dispose plûtôt à une forme de gouvernement qu’à une autre : mais ces dispositions s’altèrent par mille circonstances. La stérilité ou l’abondance d’un pays, sa situation ; les intérêts respectifs du peuple qui l’habite, avec ceux de ses voisins ; les esprits inquiets qui le troublent, tant que le gouvernement n’est pas assis sur des fondemens solides ; les hommes rares dont l’imagination subjugue celle de leurs concitoyens ; tout cela & plusieurs autres causes contribuent à altérer, & même à changer quelquefois entiérement les premiers goûts qu’une nation devoit à son climat. Le caractère d’un peuple souffre donc à peu près les mêmes variations que son gouvernement, & il ne se fixe point que celui-ci n’ait pris une forme constante.

§. 143. Ainsi que le gouvernement influe sur le caractère des peuples, le caractère des peuples influe sur celui des langues. Il est naturel que les hommes toujours pressés par des besoins, & agités par quelque passion, ne parlent pas des choses sans faire connoître l’intérêt qu’ils y prennent. Il faut qu’ils attachent insensiblement aux mots des idées accessoires qui marquent la manière dont ils sont affectés, & les jugemens qu’ils portent. C’est une observation facile à faire ; car il n’y a presque personne dont les discours ne décelent enfin le vrai caractère, même dans ces momens où l’on apporte le plus de précaution à se cacher. Il ne faut qu’étudier un homme quelque tems pour apprendre son langage : je dis son langage, car chacun a le sien selon ses passions : je n’excepte que les hommes froids & flegmatiques ; ils se conforment plus aisément à celui des autres, & sont par cette raison plus difficiles à pénétrer.

Le caractère des peuples se montre encore plus ouvertement que celui des particuliers. Une multitude ne sauroit agir de concert pour cacher ses passions. D’ailleurs nous ne songeons pas à faire un mystère de nos goûts, quand ils sont communs à nos compatriotes. Au contraire nous en tirons vanité, & nous aimons qu’ils fassent reconnoître un pays qui nous a donné la naissance, & pour lequel nous sommes toujours prévenus. Tout confirme donc que chaque langue exprime le caractère du peuple qui la parle.

§. 144. Dans le latin, par exemple, les termes d’agriculture emportent des idées de noblesse, qu’ils n’ont point dans notre langue ; la raison en est bien sensible. Quand les romains jettèrent les fondemens de leur empire, ils ne connoissoient encore que les arts les plus nécessaires. Ils les estimèrent d’autant plus, qu’il étoit également essentiel à chaque membre de la république de s’en occuper ; & l’on s’accoutuma de bonne heure à regarder du même oeil l’agriculture & le général qui la cultivoit. Par-là les termes de cet art s’approprièrent les idées accessoires qui les ont annoblis. Ils les conservèrent encore, quand la république romaine donnoit dans le plus grand luxe ; parce que le caractère d’une langue, surtout s’il est fixé par des écrivains célèbres, ne change pas aussi facilement que les mœurs d’un peuple. Chez nous les dispositions d’esprit ont été toutes différentes dès l’établissement de la monarchie. L’estime des francs pour l’art militaire, auquel ils devoient un puissant empire, ne pouvoit que leur faire mépriser des arts qu’ils n’étoient pas obligés de cultiver par eux-mêmes, & dont ils abandonnoient le soin à des esclaves. Dès-lors les idées accessoires qu’on attacha aux termes d’agriculture, durent être bien différentes de celles qu’ils avoient dans la langue latine.

§. 145. Si le génie des langues commence à se former d’après celui des peuples, il n’acheve de se développer que par le secours des grands écrivains. Pour en découvrir les progrès, il faut résoudre deux questions, qui ont été souvent discutées, & jamais, ce me semble, bien éclaircies. C’est de savoir pourquoi les arts & les sciences ne sont pas également de tous les pays & de tous les siécles ; & pourquoi les grands hommes dans tous les genres sont presque contemporains.

La différence des climats a fourni une réponse à ces deux questions. S’il y a des nations chez qui les arts & les sciences n’ont pas pénétré, on prétend que le climat en est la vraie cause ; & s’il y en a où ils ont cessé d’être cultivés avec succès, on veut que le climat y ait changé. Mais c’est sans fondement qu’on supposeroit ce changement aussi subit & aussi considérable que les révolutions des arts & des sciences. Le climat n’influe que sur les organes ; le plus favorable ne peut produire que des machines mieux organisées, & vraisemblablement il en produit en tout tems un nombre à peu près égal. S’il étoit partout le même, on ne laisseroit pas de voir la même variété parmi les peuples : les uns, comme à présent, seroient éclairés, les autres croupiroient dans l’ignorance. Il faut donc des circonstances qui appliquant les hommes bien organisés aux choses pour lesquelles ils sont propres, en développent les talens. Autrement ils seroient comme d’excellens automates qu’on laisseroit dépérir, faute d’en savoir entretenir le méchanisme, & faire jouer les ressorts. Le climat n’est donc pas la cause du progrès des arts & des sciences, il n’y est nécessaire que comme une condition essentielle.

§. 146. Les circonstances favorables au développement des génies se rencontrent chez une nation dans le tems où sa langue commence à avoir des principes fixes, & un caractère décidé. Ce tems est donc l’époque des grands hommes. Cette observation se confirme par l’histoire des arts, mais j’en vais donner une raison tirée de la nature même de la chose.

Les premiers tours qui s’introduisent dans une langue, ne sont ni les plus clairs, ni les plus précis, ni les plus élégans, il n’y a qu’une longue expérience qui puisse peu à peu éclairer les hommes dans ce choix. Les langues qui se forment des débris de plusieurs autres, rencontrent même de grands obstacles à leurs progrès. Ayant adopté quelque chose de chacune, elles ne sont qu’un amas bisarre de tours qui ne sont point faits les uns pour les autres. On n’y trouve point cette analogie qui éclaire les écrivains, & qui caractérise un langage. Telle a été la nôtre dans son établissement. C’est pourquoi nous avons été long-tems avant d’écrire en langue vulgaire, & que ceux qui les premiers en ont fait l’essai, n’ont pu donner de caractère soutenu à leur style.

§. 147. Si l’on se rappelle que l’exercice de l’imagination & de la mémoire dépend entièrement de la liaison des idées, & que celle-ci est formée par le rapport & l’analogie des signes[53] ; on reconnoîtra que moins une langue a de tours analogues, moins elle prête de secours à la mémoire & à l’imagination. Elle est donc peu propre à développer les talens. Il en est des langues comme des chiffres des géométres : elles donnent de nouvelles vûes, & étendent l’esprit à proportion qu’elles sont plus parfaites. Les succès de Newton ont été préparés par le choix qu’on avoit fait avant lui des signes, & par les méthodes de calcul, qu’on avoit imaginées. S’il fut venu plutôt, il eut pu être un grand homme pour son siècle, mais il ne seroit pas l’admiration du nôtre. Il en est de même dans les autres genres. Le succès des génies les mieux organisés dépend tout-à-fait des progrès du langage pour le siècle où ils vivent ; car les mots répondent aux signes des géométres, & la manière de les employer répond aux méthodes de calcul. On doit donc trouver dans une langue qui manque de mots, ou qui n’a pas des constructions assez commodes, les mêmes obstacles qu’on trouvoit en géométrie avant l’invention de l’algebre. Le françois a été pendant longtems si peu favorable aux progrès de l’esprit, que si l’on pouvoit se représenter Corneille successivement dans les différens âges de la monarchie, on lui trouveroit moins de génie à proportion qu’on s’éloigneroit davantage de celui où il a vécu, & l’on arriveroit enfin à un Corneille qui ne pourroit donner aucune preuve de talent.

§. 148. Peut-être m’objectera-t-on que des hommes tels que ce grand poëte, devoient trouver dans les langues savantes les secours que la langue vulgaire leur refusoit.

Je réponds qu’accoutumés à concevoir les choses de la même manière qu’elles étoient exprimées dans la langue qu’ils avoient apprise en naissant, leur esprit étoit naturellement retréci. Le peu de précision & d’exactitude ne pouvoit les choquer, parce qu’ils s’en étoient fait une habitude. Ils n’étoient donc pas encore capables de saisir tous les avantages des langues savantes. En effet, qu’on remonte de siècles en siècles, on verra que plus notre langue a été barbare, plus nous avons été éloignés de connoître la langue latine ; & que nous n’avons commencé à écrire bien en latin, que quand nous avons été capable de le faire en françois. D’ailleurs, ce seroit bien peu connoître le génie des langues, que de s’imaginer qu’on put faire passer tout d’un coup dans les plus grossières les avantages des plus parfaites : ce ne peut être que l’ouvrage du tems. Pourquoi Marot, qui n’ignoroit pas le latin, n’a-t-il pas un style aussi égal que Rousseau à qui il a servi de modèle ? C’est uniquement parce que le françois n’avoit pas encore fait assez de progrès. Rousseau, peut-être avec moins de talent, a donné un caractère plus égal au style marotique, parce qu’il est venu dans des circonstances plus favorables : un siècle plutôt, il n’y eut pas réussi. La comparaison qu’on pourroit faire de Regnier avec Despreaux, confirme encore ce raisonnement.

§. 149. Il faut remarquer que dans une langue qui ne s’est pas formée des débris de plusieurs autres, les progrès doivent être beaucoup plus prompts ; parce qu’elle a dès son origine un caractère : c’est pourquoi les grecs ont eu de bonne heure d’excellens écrivains.

§. 150. Faisons naître un homme parfaitement bien organisé parmi des peuples encore barbares, quoique habitans d’un climat favorable aux arts & aux sciences ; je conçois qu’il peut acquérir assez d’esprit pour devenir un génie par rapport à ces peuples, mais on voit évidemment qu’il lui est impossible d’égaler quelques-uns des hommes supérieurs du siècle de Louis XIV. La chose présentée dans ce point de vûe, est si sensible qu’on ne sauroit la révoquer en doute.

Si la langue de ces peuples grossiers est un obstacle aux progrès de l’esprit, donnons-lui un dégré de perfection, donnons-lui-en deux, trois, quatre ; l’obstacle subsistera encore, & ne peut diminuer qu’à proportion des dégrés qui auront été ajoutés. Il ne sera donc entièrement levé, que quand cette langue aura acquis à peu près autant de dégrés de perfection, que la nôtre en avoit, quand elle a commencé à former de bons écrivains. Il est, par conséquent, démontré que les nations ne peuvent avoir des génies supérieurs, qu’après que les langues ont déja fait des progrès considérables.

§. 151. Voici dans leur ordre les causes qui concourent au développement des talens. 1°. Le climat est une condition essentielle. 2°. Il faut que le gouvernement ait pris une forme constante, & que par-là il ait fixé le caractère d’une nation. 3°. C’est à ce caractère à en donner un au langage, en multipliant les tours qui expriment le goût dominant d’un peuple. 4°. Cela arrive lentement dans les langues formées des débris de plusieurs autres : mais ces obstacles une fois surmontés ; les règles de l’analogie s’établissent, le langage fait des progrès, & les talens se développent. On voit donc pourquoi les grands écrivains ne naissent pas également dans tous les siècles, & pourquoi ils viennent plutôt chez certaines nations, & plus tard chez d’autres. Il nous reste à examiner par quelle raison les hommes excellens dans tous les genres sont presque contemporains.

§. 152. Quand un génie a découvert le caractère d’une langue, il l’exprime vivement & le soutient dans tous ses écrits. Avec ce secours le reste des gens à talens, qui auparavant n’eussent pas été capables de le pénétrer d’eux-mêmes, l’apperçoivent sensiblement, & l’expriment à son exemple chacun dans son genre. La langue s’enrichit peu à peu de quantité de nouveaux tours, qui par le rapport qu’ils ont à son caractère, le développent de plus en plus ; & l’analogie devient comme un flambeau dont la lumière augmente sans cesse, pour éclairer un plus grand nombre d’écrivains. Alors tout le monde tourne naturellement les yeux sur ceux qui se distinguent : leur goût devient le goût dominant de la nation : chacun apporte dans les matières auxquelles il s’applique, le discernement qu’il a puisé chez eux : les talens fermentent : tous les arts prennent le caractère qui leur est propre ; & l’on voit des hommes supérieurs dans tous les genres. C’est ainsi que les grands talens, de quelque espèce qu’ils soient, ne se montrent qu’après que le langage a déja fait des progrès considérables. Cela est si vrai, que, quoique les circonstances favorables à l’art militaire & au gouvernement, soient les plus fréquentes ; les généraux & les ministres du premier ordre appartiennent cependant au siècle des grands écrivains. Telle est l’influence des gens de lettres dans l’état ; il me semble qu’on n’en avoit point encore connu toute l’étendue.

§. 153. Si les grands talens doivent leur développement aux progrès sensibles que le langage a fait avant eux, le langage doit à son tour aux talens de nouveaux progrès qui l’élevent à son dernier période : c’est ce que je vais expliquer.

Quoique les grands hommes tiennent par quelque endroit au caractère de leur nation, ils ont toujours quelque chose qui les en distingue. Ils voyent & sentent d’une manière qui leur est propre, & pour exprimer leur manière de voir & de sentir, ils sont obligés d’imaginer de nouveaux tours dans les règles de l’analogie, ou du moins en s’en écartant aussi peu qu’il est possible. Par-là ils se conforment au génie de leur langue, & lui prêtent en même tems le leur. Corneille développe les intérêts des grands, la politique des ambitieux, & tous les mouvemens de l’ame avec une noblesse & avec une force qui ne sont qu’à lui. Racine avec une douceur & avec une élégance qui caractérisent les petites passions, exprime l’amour, ses craintes & ses emportemens. La mollesse conduit le pinceau avec lequel Quinault peint les plaisirs & la volupté : & plusieurs autres écrivains qui ne sont plus, ou qui se distinguent parmi les modernes, ont chacun un caractère que notre langue s’est peu à peu rendu propre. C’est aux poëtes que nous avons les premières & peut-être aussi les plus grandes obligations. Assujettis à des règles qui les gênent, leur imagination fait de plus grands efforts, & produit nécessairement de nouveaux tours. Aussi les progrès subits du langage sont-ils toujours l’époque de quelque grand poëte. Les philosophes ne le perfectionnent que longtems après. Ils ont achevé de donner au nôtre cette exactitude & cette netteté qui font son principal caractère, & qui nous fournissant les signes les plus commodes pour analiser nos idées, nous rendent capables d’appercevoir ce qu’il y a de plus fin dans chaque objet.

§. 154. Les philosophes remontent aux raisons des choses, donnent les règles des arts, expliquent ce qu’ils ont de plus cachés, & par leurs leçons augmentent le nombre des bons juges. Mais si l’on considère les arts dans les parties qui demandent davantage d’imagination, les philosophes ne peuvent pas se flatter de contribuer à leurs progrès comme à ceux des sciences, ils paroissent au contraire y nuire. C’est que l’attention qu’on donne à la connoissance des règles, & la crainte qu’on a de paroître les ignorer, diminue le feu de l’imagination : car cette opération aime mieux être guidée par le sentiment & par l’impression vive des objets qui la frappent, que par une réflexion qui combine & qui calcule tout.

Il est vrai que la connoissance des règles peut être très-utile à ceux qui, dans le moment de la composition, donnent trop d’effort à leur génie pour ne les pas oublier, & qui ne se les rappellent que pour corriger leurs ouvrages. Mais il est bien difficile que les esprits qui se sentent quelque foiblesse, ne cherchent à s’étayer souvent des règles. Cependant peut-on réussir dans des ouvrages d’imagination, si l’on ne sait pas se refuser de pareils secours ? Ne doit-on pas au moins se méfier de ses productions ? En général le siècle où les philosophes développent les préceptes des arts, est celui des ouvrages communément mieux faits & mieux écrits ; mais les artisans de génie y paroissent plus rares.

§. 155. Puisque le caractère des langues se forme peu à peu & conformément à celui des peuples, il doit nécessairement avoir quelque qualité dominante. Il n’est donc pas possible que les mêmes avantages soient communs au même point à plusieurs langues. La plus parfaite seroit celle qui les réuniroit tous dans le dégré qui leur permet de compatir ensemble : car ce seroit sans doute un défaut qu’une langue excellât si fort dans un genre, qu’elle ne fut point propre pour les autres. Peut-être que le caractère que la nôtre montre dans les ouvrages de Quinault & de La Fontaine, prouve que nous n’aurons jamais de poëte qui égale la force de Milton ; & que le caractère de force qui paroît dans le paradis perdu, prouve que les anglois n’auront jamais de poëte égal à Quinault & à La Fontaine[54].

§. 156. L’analyse & l’imagination sont deux opérations si différentes, qu’elles mettent ordinairement des obstacles aux progrès l’une de l’autre. Il n’y a que dans un certain tempéramment, qu’elles puissent se prêter mutuellement des secours sans se nuire ; & ce tempéramment est ce milieu dont j’ai déjà eu occasion de parler[55]. Il est donc bien difficile que les mêmes langues favorisent également l’exercice de ces deux opérations. La nôtre par la simplicité & par la netteté de ses constructions donne de bonne heure à l’esprit une exactitude, dont il se fait insensiblement une habitude, & qui prépare beaucoup les progrès de l’analyse ; mais elle est peu favorable à l’imagination. Les inversions des langues anciennes étoient au contraire un obstacle à l’analyse, à proportion que contribuant davantage à l’exercice de l’imagination, elles le rendoient plus naturel que celui des autres opérations de l’ame. Voilà, je pense, une des causes de la supériorité des philosophes modernes, sur les philosophes anciens. Une langue aussi sage que la nôtre dans le choix des figures & des tours, devoit l’être à plus forte raison dans la maniere de raisonner.

Il faudroit, afin de fixer nos idées, imaginer deux langues : l’une qui donnât tant d’exercice à l’imagination, que les hommes qui la parleroient, déraisonneroient sans cesse ; l’autre qui exerçât au contraire si fort l’analyse, que les hommes à qui elle seroit naturelle, se conduiroient jusques dans leurs plaisirs comme des géomètres qui cherchent la solution d’un problême. Entre ces deux extrémités, nous pourrions nous représenter toutes les langues possibles, leur voir prendre différens caractères selon l’extrémité dont elles se rapprocheroient, & se dédommager des avantages qu’elles perdroient d’un côté, par ceux qu’elles acquerroient de l’autre. La plus parfaite occuperoit le milieu, & le peuple qui la parleroit, seroit un peuple de grands hommes.

Si le caractère des langues, pourra-t-on me dire, est une raison de la supériorité des philosophes modernes sur les philosophes anciens, ne sera-ce pas une conséquence que les poëtes anciens soient supérieurs aux poëtes modernes ? Je réponds que non : l’analyse n’emprunte des secours que du langage ; ainsi elle ne peut avoir lieu qu’autant que les langues la favorisent : nous avons vu au contraire que les causes qui contribuent aux progrès de l’imagination, sont beaucoup plus étendues ; il n’y a même rien, qui ne soit propre à faciliter l’exercice de cette opération. Si dans certains genres les grecs & les romains ont des poëtes supérieurs aux nôtres, nous en avons dans d’autres genres de supérieurs aux leurs. Quel poëte de l’antiquité peut être mis à côté de Corneille ou de Moliere ?

§. 157. Le moyen le plus simple pour juger quelle langue excelle dans un plus grand nombre de genres, ce seroit de compter les auteurs originaux de chacune. Je doute que la nôtre eut par-là quelque désavantage.

§. 158. Après avoir montré les causes des derniers progrès du langage, il est à propos de rechercher celles de sa décadence : elles sont les mêmes, & elles ne produisent des effets si contraires que par la nature des circonstances. Il en est à peu près ici comme dans le physique, où le même mouvement qui a été un principe de vie, devient un principe de destruction.

Quand une langue a dans chaque genre des écrivains originaux, plus un homme a de génie, plus il croit appercevoir d’obstacles à les surpasser. Les égaler ce ne seroit pas assez pour son ambition : il veut, comme eux, être le premier dans son genre. Il tente donc une route nouvelle. Mais parce que tous les styles analogues au caractère de la langue & au sien, sont saisis par ceux qui l’ont précédé, il ne lui reste qu’à s’écarter de l’analogie. Ainsi pour être original, il est obligé de préparer la ruine d’une langue, dont un siècle plutôt il eut hâté les progrès.

§. 159. Si des écrivains tels que lui sont critiqués, ils ont trop de talens pour n’avoir pas de grands succès. La facilité de copier leurs défauts, persuade bientôt à des esprits médiocres, qu’il ne tient qu’à eux d’arriver à une égale réputation. C’est alors qu’on voit naître le règne des pensées subtiles & détournées, des antithèses précieuses, des paradoxes brillans, des tours frivoles, des expressions recherchées, des mots faits sans nécessité, &, pour tout dire, du jargon des beaux esprits gâtés par une mauvaise métaphysique. Le public applaudit : les ouvrages frivoles, ridicules, qui ne naissent que pour un instant, se multiplient : le mauvais goût passe dans les arts & dans les sciences ; & les talens deviennent rares de plus en plus.

§. 160. Je ne doute pas que je ne sois contredit sur ce que j’ai avancé touchant le caractère des langues. J’ai souvent rencontré des personnes qui croyent toutes les langues également propres pour tous les genres, & qui prétendent qu’un homme organisé comme Corneille, dans quelque siècle qu’il eut vêcu, & dans quelque idiôme qu’il eut écrit, eut donné les mêmes preuves de talens.

Les signes sont arbitraires la première fois qu’on les employe ; c’est peut-être ce qui a fait croire qu’ils ne sauroient avoir de caractère. Mais je demande s’il n’est pas naturel à chaque nation de combiner ses idées selon le génie qui lui est propre ; & de joindre à un certain fonds d’idées principales, différentes idées accessoires, selon qu’elle est différemment affectée ? Or ces combinaisons autorisées par un long usage, sont proprement ce qui constitue le génie d’une langue. Il peut être plus ou moins étendu : cela dépend du nombre & de la variété des tours reçus, & de l’analogie, qui au besoin fournit les moyens d’en inventer. Il n’est point au pouvoir d’un homme de changer entièrement ce caractère. Aussi-tôt qu’on s’en écarte, on parle un langage étranger, & on cesse d’être entendu. C’est au tems à amener des changemens aussi considérables, en plaçant tout un peuple dans des circonstances qui l’engagent à envisager les choses tout autrement qu’il ne faisoit.

§. 161. De tous les écrivains, c’est chez les poëtes que le génie des langues s’exprime le plus vivement. De-là la difficulté de les traduire : elle est telle qu’avec du talent il seroit plus aisé de les surpasser souvent, que de les égaler toujours. A la rigueur on pourroit même dire qu’il est impossible d’en donner de bonnes traductions : car les raisons qui prouvent que deux langues ne sauroient avoir le même caractère, prouvent que les mêmes pensées peuvent rarement être rendues dans l’une & dans l’autre avec les mêmes beautés.

En parlant de la prosodie & des inversions, j’ai dit des choses qui peuvent se rapporter au sujet de ce chapitre ; je ne les répéterai pas.

§. 162. Par cette histoire des progrès du langage, chacun peut s’appercevoir que les langues, pour quelqu’un qui les connoîtroit bien, seroient une peinture du caractère & du génie de chaque peuple. Il y verroit comment l’imagination a combiné les idées d’après les préjugés & les passions ; il y verroit se former chez chaque nation un esprit différent à proportion qu’il y auroit moins de commerce entr’elles. Mais si les mœurs ont influé sur le langage, celui-ci, lorsque des écrivains célèbres en eurent fixé les règles, influa à son tour sur les mœurs, & conserva long-tems à chaque peuple son caractère.

§. 163. Peut-être prendra-t-on toute cette histoire pour un roman : mais on ne peut du moins lui refuser la vraisemblance. J’ai peine à croire que la méthode que j’ai suivie, m’ait souvent fait tomber dans l’erreur : car j’ai eu pour objet de ne rien avancer que sur la supposition, qu’un langage a toujours été imaginé sur le modèle de celui qui l’a immédiatement précédé. J’ai vu dans le langage d’action le germe des langues & de tous les arts qui peuvent servir à exprimer nos pensées : j’ai observé les circonstances qui ont été propres à développer ce germe ; & non seulement j’en ai vu naître ces arts, mais encore j’ai suivi leurs progrès, & j’en ai expliqué les différens caractères. En un mot, j’ai, ce me semble, démontré d’une manière sensible que les choses qui nous paroissent les plus singulières, ont été les plus naturelles dans leur tems, & qu’il n’est arrivé que ce qui devoit arriver.


  1. A juger seulement par la nature des choses (dit M. Warburthon, p. 48. Essai sur les Hiérogl.) & indépendamment de la révélation, qui est un guide plus sûr, l’on seroit porté à admettre l’opinion de Diodore de Sicile & de Vitruve, que les premiers hommes ont vêcu pendant un tems dans les cavernes & les forêts, à la manière des bêtes, n’articulant que des sons confus & indéterminés ; jusqu’a ce que s’étant associés pour se secourir mutuellement, ils soient arrivés par dégrés à en former de distincts, par le moyen de signes ou de marques arbitraires convenues entre eux, afin que celui qui parloit, put exprimer les idées qu’il avoit besoin de communiquer aux autres. C’est ce qui a donné lieu aux différentes langues ; car tout le monde convient que le langage n’est point inné. Cette origine du langage est si naturelle qu’un Pere de l’Eglise (Greg. Nyss.) & Richard Simon, Prêtre de l’Oratoire, ont travaillé l’un & l’autre à rétablir : mais ils n’auroient pu être mieux informés : car rien n’est plus évident par l’Écriture Sainte, que le langage a eu une origine différente. Elle nous apprend que Dieu enseigna la Religion au premier Homme, ce qui ne permet pas de douter qu’il ne lui ait en même-tems enseigné à parler. (En effet la connoissance de la Religion suppose beaucoup d’idées, & un grand exercice des opérations de l’Ame, ce qui n’a pu avoir lieu que par le secours des signes : je l’ai démontré dans la première Partie de cet Ouvrage)… Quoique, ajoute plus bas M. Warburthon, Dieu ait enseigné le langage aux hommes ; cependant il ne seroit pas raisonnable de supposer que ce langage se soit étendu au-delà des nécessités alors actuelles de l’Homme, & qu’il n’ait pas eu par lui-même la capacité de le perfectionner & de l’enrichir. Ainsi le premier langage a nécessairement été stérile & borné. » Tout cela me paroît fort exact. Si je suppose deux enfans dans la nécessité d’imaginer jusqu’aux premiers signes du langage, c’est parce que j’ai cru qu’il ne suffisoit pas pour un Philosophe de dire qu’une chose a été faite par des voyes extraordinaires, mais qu’il étoit de son devoir d’expliquer comment elle auroit pu se faire par des moyens naturels.
  2. Ce que j’avance ici sur les opérations de l’Ame de ces Enfans ne sauroit être douteux, après ce qui a été prouvé dans la première Partie de cet Essai. Sect. 2. ch. 1. 2. 3. 4. 5. & Sect. 4.
  3. Cela répond à la difficulté que je me suis faite dans la première Partie de cet Ouvrage. Sect. 2. ch. 5. p. 82.
  4. Essai sur les Hiérogl. §. 8. & 9.
  5. 3. Reg. XXII. II.
  6. Ch. XIII.
  7. Ch. XIX.
  8. Ch. XXVIII.
  9. Ch. LI.
  10. Ch. IV.
  11. Ch. V.
  12. Ch. XII.
  13. Ch. XXXVIII. 16.
  14. Essai sur les Hier. §. 9.
  15. Essai sur les Hirogl. §. 10.
  16. Je n’en donne pas la preuve, on la trouvera dans le troisième Volume des Réflexions Critiques sur la Poësie & sir la Peinture. Je renvoye aussi à ce même ouvrage pour la confirmation de la plupart des faits que je rapporterai. L’Abbé du Bos qui est l’Auteur, est un bon garant : son érudition est connue.
  17. Traité de l’Orateur.
  18. Dacier Poet. d’Arist. P. 82.
  19. Voyez dans la Génération Harmonique Ch. XIV. art. I. par quel artifice la voix passe au demi-ton mineur.
  20. Il en rapporte où les Anciens parlent de leur prononciation ordinaire, comme étant simple, & ayant un son continu. Mais il auroit dû faire attention qu’ils n’en parloient alors que par comparaison avec leur musique. Elle n’étoit donc pas simple absolument. En effet lorsqu’ils l’ont considérée en elle-même ils y ont remarqué des accens prosodiques, ce dont la nôtre manque tout-à-fait. Un Gascon qui ne connoîtroit point de prononciation plus simple que la sienne, n’y verroit qu’un son continu, quand il la compareroit aux chants de la Musique : les Anciens étoient dans le même cas.
    Ciceron fait dire à Crassus que quand il entend Laelia, il croit entendre réciter les piéces de Plaute & de Noevius, parce qu’elle prononce uniment, & sans affecter les accens des Langues étrangeres. Or, dit l’Abbé du Bos, Laelia ne chantoit pas dans son domestique. Cela est vrai, mais du tems de Plaute & de Novius la prononciation des Latins participoit déja du chant, puisque la déclamation des piéces de ces Poëtes avoit été notée. Laelia ne paroissoit donc prononcer uniment que parce qu’elle ne se servoit pas des nouveaux accens que l’usage avoit mis à la mode.
    Ceux qui jouent les Comédies, dit Quintilien, ne s’éloignent pas de la nature dans leur prononciation, du moins assez pour la faire méconnoître : mais ils relevent par les agrémens que l’art permet, la manière ordinaire de prononcer. Qu’on juge si c’est-là chanter, dit l’Abbé du Bos. Oui, supposé que la prononciation que Quintilien appelle naturelle, fut si chargée d’accens qu’elle approchât assez du chant, pour pouvoir être notée, sans être sensiblement altérée. Or cela est surtout vrai du tems où ce Rhéteur écrivoit ; car les accens de la langue Latine s’étoient fort multipliés.
    Voici un fait, qui, au premier coup d’œil, paroît encore plus favorable à l’opinion de l’Abbé du Bos. C’est qu’à Athenes on faisoit composer la déclamation des loix, & accompagner d’un instrument celui qui les publioit. Or est-il vraisemblable que les Athéniens fissent chanter leurs Loix ? Je réponds qu’ils n’auroient jamais songé à établir un pareil usage, si leur prononciation avoit été comme la nôtre, parce que le chant le plus simple s’en seroit trop écarté : mais il faut se mettre à leur place. Leur langue avoit encore plus d’accens que celle des Romains ; ainsi une déclamation dont le chant étoit peu chargé, pouvoit apprécier les inflexions de la voix, sans paroître s’éloigner de la prononciation ordinaire.
    Il paroît donc évident, conclut l’Abbé du Bos, que le chant des piéces Dramatiques qui se récitoient sur les Théatres des Anciens, n’avoit ni passages, ni port-de-voix cadencés, ni tremblemens soutenus, ni les autres caractères de notre chant musical.
    Je me trompe fort, ou cet Ecrivain n’avoit pas une idée bien nette de ce qui constitue le chant. Il semble qu’il n’en juge que d’après celui de nos Opéra. Ayant rapporté que Quintilien se plaignoit que quelques orateurs plaidassent au Barreau, comme on récitoit sur le Théatre, croit-on, ajoute-t-il, que ces orateurs chantassent comme on chante dans nos Opéra ? Je réponds que la succession des tons qui forment le chant, peut être beaucoup plus simple que dans nos Opéra, & qu’il n’est point nécessaire qu’elle ait les mêmes passages, les mêmes port-de-voix cadencées, ni les mêmes tremblemens soutenus.
    Au reste on trouve dans les Anciens quantité de passages qui prouvent que leur prononciation n’étoit pas un son continu. « Telle est, dit Ciceron dans son Traité de l’Orateur, la vertu merveilleuse de la voix, qui des trois tons, l’aigu, le grave & le moyen forme toute la variété, toute la douceur & l’harmonie du chant: car on doit savoir que la prononciation renferme une espéce de chant, non un chant musical, ou tel que celui dont usent les orateurs Phrygiens & Cariens dans leurs Peroraisons, mais un chant peu marqué, tel que celui dont vouloient parler Démosthêne & Eschine, lorsqu’ils se reprochoient réciproquement leurs inflexions de voix, & que Démosthêne pour pousser encore plus loin l’ironie, avouoit que son adversaire avoit parlé d’un ton doux, clair & raisonnant (de la traduction de M. l’Abbé Colin). »
    Quintilien remarque que ce reproche de Démosthêne & d’Eschine ne doit pas faire condamner ces inflexions de voix, puisque cela apprend qu’ils en ont tout deux fait usage.
    « Les grands Acteurs, dit l’Abbé du Bos, tom. 3. p. 260, n’auroient pas voulu prononcer un mot le matin, avant que d’avoir, pour s’exprimer ainsi, développé méthodiquement leur voix en la faisant sortir peu à peu, & en lui donnant l’essort comme par dégrés, afin de ne pas offenser ses organes en les déployant précipitamment & avec violence. Ils observoient même de se tenir couchés durant cet exercice. Après avoir joué, ils s’asseioient, & dans cette posture ils replioient, pour ainsi dire, les organes de leur voix en respirant sur le ton le plus haut où ils fussent montés en déclamant, & en respirant ensuite successivement sur tous les autres tons, jusqu’à ce qu’ils fussent enfin parvenus au ton le plus bas où ils fussent descendus. Si la déclamation n’avoit pas été un chant où tous les tons devoient entrer, les Comédiens auroient-ils eu la précaution d’exercer chaque jour leur voix sur toute la suite des tons qu’elle pouvoit former ? »
    Enfin « les Ecrits des Anciens, comme le dit encore l’Abbé du Bos même tom. pag. 262, sont remplis de faits qui prouvent que leur attention sur tout ce qui pouvoit servir à fortifier ou bien à embellir la voix alloit jusqu’à la superstition. On peut voir dans le troisième Chapitre de l’onzième Livre de Quintilien, que par rapport à tout genre d’éloquence, les Anciens avoient fait de profondes réflexions sur la nature de la voix humaine, & sur toutes les pratiques propres à la fortifier en l’exerçant. L’art d’enseigner à fortifier & à ménager sa voix, devint même une profession particuliére. » Une déclamation qui étoit l’effet de tant de soins & de tant de réflexions pouvoit-elle être aussi simple que la nôtre ?
  21. Refl. Crit. Tom. III. Sect. XVI. P. 284.
  22. Tom. III. Sect. XV.
  23. « N’a-t-on pas vu souvent, dit Ciceron, Traité de l’Orateur, des Orateurs médiocres remporter tout l’honneur & tout le prix de l’éloquence par la seule dignité de l’action ; tandis que des Orateurs, d’ailleurs très-savans, passoient pour médiocres, parce qu’ils étoient dénués des graces de la prononciation; desorte que Démosthêne avoit raison de donner à l’action le premier, le second & le troisiéme rang. Car si l’éloquence n’est rien sans ce talent, & si l’action, quoique dépourvue d’éloquence, a tant de force & d’efficace, ne faut-il pas convenir qu’elle est d’une extrême importance dans le discours public ? » il falloit que la maniére de déclamer des Anciens eût bien plus de force que la nôtre, pour que Démosthêne & Ciceron, qui excelloient dans les autres parties, ayent jugé que sans l’action, l’éloquence n’est rien. Nos Orateurs aujourd’hui n’adoptroient pas ce jugement : aussi M. l’Abbé Colin dit-il qu’il y a de l’exagération dans la pensée de Démosthène. Si cela étoit, pourquoi Cicéron l’approuveroit-il sans y mettre de restriction ?
  24. Voyez la Génération Harmonique de M. Rameau.
  25. Histoire de l'Acad. des Belles Lettres. tom. 5.
  26. Prem. Part. p. 200. §. 21.
  27. Tom. 3. Sect. 10.
  28. Refl. Crit. T. III. Sect. XVIII.
  29. Trait. de l'Orat.
  30. Phérécides de l'Isle de Scyros, est le premier qu’on sache avoir écrit en prose.
  31. On dit, par exemple, que la musique de Terpandre appaisa une sédition : mais cette musique n’étoit pas un simple chant, c’étoit des vers que déclamoit ce Poëte.
  32. Chapitre 13. de cette Section.
  33. PRem. Part. Sect. 2. p. 106.
  34. De toutes les parties de l’Oraison, dit l’Abbé Regnier, il n’y en a aucune dont nous ayons autant de définitions, que nous en avons des verbes. Gramm. Franç. p. 325.
  35. Cela se trouve confirmé par la Relation de M. de la Condamine.
  36. « Je ne doute point, (dit Locke, l. 3. c. 1. §. 5.) que, si nous pouvions conduire tous les mots jusqu’à leur source, nous ne trouvassions que dans toutes les Langues, les mots qu’on employe pour signifier des choses qui ne tombent pas sous les sens, ont tiré leur premiére origine d’idées sensibles. D’où nous pouvons conjecturer qu’elle sorte de notions avoient ceux qui les premiers parlerent ces Langues-là, d’où elles leur venoient dans l’esprit, & comment la nature suggéra inopinément aux hommes l’origine & le principe de toutes leurs connoissances, par les noms même qu’ils donnoient aux choses. »
  37. Prem. Part. Sect. I. C. I.
  38. Je crois que cet exemple est le plus difficile qu’on puisse choisir. On en peut juger par une difficulté avec laquelle les Cartésiens ont cru réduire à l’absurde ceux qui prétendent que toutes nos connoissances viennent des sens. « Par quel sens, demandent-ils, des idées toutes spirituelles, celle de la pensée, par exemple, & celle de l’être seroient-elles entrées dans l’entendement ? Sont-elles lumineuses ou colorées, pour être entrées par la vue ? D’un son grave ou aigu, pour être entrées par l’ouïe ? D’une bonne ou mauvaise odeur, pour être entrées par l’odorat ? D’un bon ou d’un mauvais goût, pour être entrées par le goût ? Froides ou chaudes, dures ou molles, pour être entrées par l’attouchement ? Que si on ne peut rien répondre qui ne soit déraisonnable, il faut avouer que les idées spirituelles, telles que celles de l’être & de la pensée, ne tirent en aucune sorte leur origine des sens, mais que notre Ame a la faculté de les former de soi-même. » Art de penser.. Cette objection a été tiré des Confessions de Saint Augustin. Elle pouvoit avoir de quoi séduire avant que Locke eut écrit, mais à présent s’il y a quelque chose de peu solide, c’est l’objection elle-même.
  39. Ci-dessus §. 82.
  40. Liv. III. Ch. IX. §. XVI.
  41. L. III. Ch. X.
  42. Traité de l'Orateur.
  43. Hor. L. I. Ode 28.
  44. Virg. Ecl. 5. V. 20.
  45. Dern. Ch. de cette Sect.
  46. Cette Section étoit presque achevée, quand l’Essai sur les Hiéroglyphes traduit de l’Anglois de M. Warburthon, me tomba entre les mains : Ouvrage où l’esprit philosophique & l’érudition règnent également. Je vis avec plaisir que j’avois pensé, comme son auteur, que le langage a dû dès les commencemens être fort figuré & fort métaphorique. Mes propres réflexions m’avoient aussi conduit à remarquer que l’écriture n’avoit d’abord été qu’une simple peinture : mais je n’avois point encore tenté de découvrir par quels progrès on étoit arrivé à l’invention des lettres, & il me paroissoit difficile d’y réussir. La chose a été parfaitement exécutée par M. Warburthon ; j’ai extrait de son Ouvrage tout ce que j’en dis, ou à peu près.
  47. J’en ai donné les raisons, Ch. VII. de cette Sect.
  48. Les Sauvages de Canada n’en ont pas d’autre.
  49. Les Hiéroglyphes se distinguent en propres & en simboliques. Les propres se soudivisent en curiologiques & en tropiques. Les curiologiques substituoient une partie au tout, & les tropiques représentoient une chose par une autre qui avoit avec elle quelque ressemblance ou analogie connues. Les uns & les autres servoient à divulguer. Les Hiéroglyphes simboliques servoient à tenir caché ; on les distinguoit aussi en deux espèces : en tropiques & en énigmatiques. Pour former les simboles tropiques, on employoit les propriétés les moins connues des choses, & les énigmatiques étoient composés du mystérieux assemblage de choses différentes & de parties de divers animaux. Voyez l’Essai fur les Hiergl. §. 20 & Suiv.
  50. La plus grande partie de ce Chapitre est encore tirée de l’Essai sur les Hiéroglyphes.
  51. Voyez dans M. Warburthon le parallele ingénieux qu’il fait entre l’apologue, la parabole, l’énigme, les figures & les métaphores d’un côté, & les différentes espéces d’écriture de l’autre.
  52. Annus, par exemple vient d’Annulus ; parce que l’année retourne sur elle-même.
  53. Premiére Partie. Sect. 2. ch. 3. & 4.
  54. Je hasarde cette conjecture d’après ce que j’entends dire du Poëme de Milton : car je ne sais pas l’Anglois.
  55. Premiére Partie, page 63.