Essai sur la peinture/2

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ESSAI SUR LA PEINTURE., Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, X (p. 468-473).


CHAPITRE II.


Mes petites idées sur la couleur.

C’est le dessin qui donne la forme aux êtres ; c’est la couleur qui leur donne la vie. Voilà le souffle divin qui les anime.

Il n’y a que les maîtres dans l’art qui soient bons juges du dessin, tout le monde peut juger de la couleur.

On ne manque pas d’excellents dessinateurs ; il y a peu de grands coloristes. Il en est de même en littérature : cent froids logiciens pour un grand orateur ; dix grands orateurs pour un poëte sublime. Un grand intérêt fait éclore subitement un homme éloquent ; quoi qu’en dise Helvétius, on ne ferait pas dix bons vers, même sous peine de mort.

Mon ami, transportez-vous dans un atelier ; regardez travailler l’artiste. Si vous le voyez arranger bien symétriquement ses teintes et ses demi-teintes tout autour de sa palette, ou si un quart d’heure de travail n’a pas confondu tout cet ordre, prononcez hardiment que cet artiste est froid, et qu’il ne fera rien qui vaille. C’est le pendant d’un lourd et pesant érudit qui a besoin d’un passage, qui monte à son échelle, prend et ouvre son auteur, vient à son bureau, copie la ligne dont il a besoin, remonte à l’échelle, et remet le livre à sa place. Ce n’est pas là l’allure du génie.

Celui qui a le sentiment vif de la couleur, a les yeux attachés sur sa toile ; sa bouche est entr’ouverte ; il halète ; sa palette est l’image du chaos. C’est dans ce chaos qu’il trempe son pinceau ; et il en tire l’œuvre de la création, et les oiseaux et les nuances dont leur plumage est teint, et les fleurs et leur velouté, et les arbres et leurs différentes verdures, et l’azur du ciel, et la vapeur des eaux qui les ternit, et les animaux, et les longs poils, et les taches variées de leur peau, et le feu dont leurs yeux étincellent. Il se lève, il s’éloigne, il jette un coup d’œil sur son œuvre ; il se rassied ; et vous allez voir naître la chair, le drap, le velours, le damas, le taffetas, la mousseline, la toile, le gros linge, l’étoffe grossière ; vous verrez la poire jaune et mûre tomber de l’arbre, et le raisin vert attaché au cep.

Mais pourquoi y a-t-il si peu d’artistes qui sachent rendre la chose à laquelle tout le monde s’entend ? Pourquoi cette variété de coloristes, tandis que la couleur est une en nature ? La disposition de l’organe y fait sans doute. L’œil tendre et faible ne sera pas ami des couleurs vives et fortes. L’homme qui peint répugnera à introduire dans son tableau les effets qui le blessent dans la nature. Il n’aimera ni les rouges éclatants, ni les grands blancs. Semblable à la tapisserie dont il couvrira les murs de son appartement, sa toile sera coloriée d’un ton faible, doux et tendre ; et communément il vous restituera par l’harmonie ce qu’il vous refusera en vigueur. Mais pourquoi le caractère, l’humeur même de l’homme n’influeraient-ils pas sur son coloris ? Si sa pensée habituelle est triste, sombre et noire ; s’il fait toujours nuit dans sa tête mélancolique et dans son lugubre atelier ; s’il bannit le jour de sa chambre ; s’il cherche la solitude et les ténèbres, n’aurez-vous pas raison de vous attendre à une scène vigoureuse peut-être, mais obscure, terne et sombre ? S’il est ictérique, et qu’il voie tout jaune, comment s’empêchera-t-il de jeter sur sa composition le même voile jaune que son organe vicié jette sur les objets de nature, et qui le chagrine lorsqu’il vient à comparer l’arbre vert qu’il a dans son imagination avec l’arbre jaune qu’il a sous ses yeux ?

Soyez sûr qu’un peintre se montre dans son ouvrage autant et plus qu’un littérateur dans le sien. Il lui arrivera une fois de sortir de son caractère, de vaincre la disposition et la pente de son organe. C’est comme l’homme taciturne et muet qui élève une fois la voix : l’explosion faite, il retombe dans son état naturel, le silence. L’artiste triste, ou né avec un organe faible, produira une fois un tableau vigoureux de couleur ; mais il ne tardera pas à revenir à son coloris naturel.

Encore un coup, si l’organe est affecté, quelle que soit son affection, il répandra sur tous les corps, interposera entre eux et lui une vapeur qui flétrira la nature et son imitation.

L’artiste, qui prend de la couleur sur sa palette, ne sait pas toujours ce qu’elle produira sur son tableau. En effet, à quoi compare-t-il cette couleur, cette teinte sur sa palette ? À d’autres teintes isolées, à des couleurs primitives. Il fait mieux ; il la regarde où il l’a préparée, et il la transporte d’idée dans l’endroit où elle doit être appliquée. Mais combien de fois ne lui arrive-t-il pas de se tromper dans cette appréciation ! En passant de la palette sur la scène entière de la composition, la couleur est modifiée, affaiblie, rehaussée, et change totalement d’effet. Alors l’artiste tâtonne, manie, remanie, tourmente sa couleur. Dans ce travail, sa teinte devient un composé de diverses substances qui réagissent plus ou moins les unes sur les autres, et tôt ou tard se désaccordent.

En général donc, l’harmonie d’une composition sera d’autant plus durable que le peintre aura été plus sûr de l’effet de son pinceau ; aura touché plus fièrement, plus librement ; aura moins remanié, tourmenté sa couleur ; l’aura employée plus simple et plus franche.

On voit des tableaux modernes perdre leur accord en très-peu de temps ; on en voit d’anciens qui se sont conservés frais, harmonieux et vigoureux, malgré le laps du temps. Cet avantage me semble être plutôt la récompense du faire, que l’effet de la qualité des couleurs.

Rien, dans un tableau, n’appelle comme la couleur vraie ; elle parle à l’ignorant comme au savant. Un demi-connaisseur passera sans s’arrêter devant un chef-d’œuvre de dessin, d’expression, de composition ; l’œil n’a jamais négligé le coloriste.

Mais ce qui rend le vrai coloriste rare, c’est le maître qu’il adopte. Pendant un temps infini, l’élève copie les tableaux de ce maître, et ne regarde pas la nature ; c’est-à-dire qu’il s’habitue à voir par les yeux d’un autre et qu’il perd l’usage des siens. Peu à peu il se fait une technique qui l’enchaîne, et dont il ne peut ni s’affranchir ni s’écarter ; c’est une chaîne qu’il s’est mise à l’œil, comme l’esclave à son pied. Voilà l’origine de tant de faux coloris ; celui qui copiera d’après La Grenée copiera éclatant et solide ; celui qui copiera d’après Le Prince sera rougeâtre et briqueté ; celui qui copiera d’après Greuze sera gris et violâtre ; celui qui étudiera Chardin sera vrai. Et de là cette variété de jugements du dessin et de la couleur, même entre les artistes. L’un vous dira que le Poussin est sec ; l’autre, que Rubens est outré ; et moi, je suis le Lilliputien qui leur frappe doucement sur l’épaule, et qui les avertit qu’ils ont dit une sottise.

On a dit que la plus belle couleur qu’il y eût au monde, était cette rougeur aimable dont l’innocence, la jeunesse, la santé, la modestie et la pudeur coloraient les joues d’une fille ; et l’on a dit une chose qui n’était pas seulement fine, touchante et délicate, mais vraie ; car c’est la chair qu’il est difficile de rendre ; c’est ce blanc onctueux, égal sans être pâle ni mat ; c’est ce mélange de rouge et de bleu qui transpire imperceptiblement ; c’est le sang, la vie qui font le désespoir du coloriste. Celui qui a acquis le sentiment de la chair, a fait un grand pas ; le reste n’est rien en comparaison. Mille peintres sont morts sans avoir senti la chair ; mille autres mourront sans l’avoir sentie.

La diversité de nos étoffes et de nos draperies n’a pas peu contribué à perfectionner l’art de colorier. Il y a un prestige dont il est difficile de se garantir, c’est celui d’un grand harmoniste. Je ne sais comment je vous rendrai clairement ma pensée. Voilà sur une toile une femme vêtue de satin blanc ; couvrez le reste du tableau, et ne regardez que le vêtement ; peut-être ce satin vous paraîtra-t-il sale, mat, peu vrai ; mais restituez cette femme au milieu des objets dont elle est environnée, et en même temps le satin et sa couleur reprendront leur effet. C’est que tout le ton est trop faible ; mais chaque objet perdant proportionnellement, le défaut de chacun vous échappe : il est sauvé par l’harmonie. C’est la nature vue à la chute du jour.

Le ton général de la couleur peut être faible sans être faux. Le ton général de la couleur peut être faible sans que l’harmonie soit détruite ; au contraire, c’est la vigueur de coloris qu’il est difficile d’allier avec l’harmonie.

Faire blanc et faire lumineux, sont deux choses fort diverses. Tout étant égal d’ailleurs entre deux compositions, la plus lumineuse vous plaira sûrement davantage ; c’est la différence du jour et de la nuit.

Quel est donc pour moi le vrai, le grand coloriste ? C’est celui qui a pris le ton de la nature et des objets bien éclairés, et qui a su accorder son tableau.

Il y a des caricatures de couleur connue de dessin ; et toute caricature est de mauvais goût.

On dit qu’il y a des couleurs amies et des couleurs ennemies ; et l’on a raison, si l’on entend qu’il y en a qui s’allient si difficilement, qui tranchent tellement les unes à côté des autres, que l’air et la lumière, ces deux harmonistes universels, peuvent à peine nous en rendre le voisinage immédiat supportable. Je n’ai garde de renverser dans l’art l’ordre de l’arc-en-ciel. L’arc-en-ciel est en peinture ce que la basse fondamentale est en musique ; et je doute qu’aucun peintre entende mieux cette partie qu’une femme un peu coquette, ou une bouquetière qui sait son métier. Mais je crains bien que les peintres pusillanimes ne soient partis de là pour restreindre pauvrement les limites de l’art, et se faire un petit technique facile et borné, ce que nous appelons entre nous un protocole. En effet, il y a tel protocolier en peinture, si humble serviteur de l’arc-en-ciel, qu’on peut presque toujours le deviner. S’il a donné telle ou telle couleur à un objet, on peut être sûr que l’objet voisin sera de telle ou telle couleur. Ainsi la couleur d’un coin de leur toile étant donnée, on sait tout le reste. Toute leur vie, ils ne font plus que transporter ce coin. C’est un point mouvant, qui se promène sur une surface, qui s’arrête et se place où il lui plaît, mais qui a toujours le même cortège ; il ressemble à un grand seigneur qui n’aurait qu’un habit avec ses valets sous la même livrée. Ce n’est pas ainsi qu’en usent Vernet et Chardin ; leur intrépide pinceau se plaît à entremêler avec la plus grande hardiesse, la plus grande variété et l’harmonie la plus soutenue, toutes les couleurs de la nature avec toutes leurs nuances. Ils ont pourtant un technique propre et limité, je n’en doute point : et je le découvrirais, si je voulais m’en donner la peine ; c’est que l’homme n’est pas Dieu ; c’est que l’atelier de l’artiste n’est pas la nature.

Vous pourriez croire que, pour se fortifier dans la couleur, un peu d’étude des oiseaux et des fleurs ne nuirait pas. Non, mon ami ; jamais cette imitation ne donnera le sentiment de la chair. Voyez ce que devient Bachelier, quand il a perdu de vue sa rose, sa jonquille et son œillet. Proposez à Mme Vien de faire un portrait, et portez ensuite ce portrait à La Tour. Mais non, ne le lui portez pas ; le traître n’estime aucun de ses confrères assez pour lui dire

vérité. Proposez-lui plutôt à lui, qui sait faire de la chair, de peindre une étoffe, un ciel, un œillet, une prune avec sa vapeur, une pêche avec son duvet, et vous verrez avec quelle supériorité il s’en tirera. Et ce Chardin, pourquoi prend-on ses imitations d’êtres inanimés pour la nature même ? C’est qu’il fait de la chair quand il lui plaît.

Mais ce qui achève de rendre fou le grand coloriste, c’est la vicissitude de cette chair ; c’est qu’elle s’anime et qu’elle se flétrit d’un clin d’œil à l’autre ; c’est que, tandis que l’œil de l’artiste est attaché à la toile, et que son pinceau s’occupe à me rendre, je passe ; et que, lorsqu’il retourne la tête, il ne me retrouve plus. C’est l’abbé Le Blanc qui s’est présenté à mon idée ; et j’ai bâillé d’ennui. C’est l’abbé Trublet qui s’est montré ; et j’ai l’air ironique. C’est mon ami Grimm ou ma Sophie qui m’ont apparu ; et mon cœur a palpité, et la tendresse et la sérénité se sont répandues sur mon visage ; la joie me sort par les pores de la peau, le cœur s’est dilaté, les petits réservoirs sanguins ont oscillé, et la teinte imperceptible du fluide qui s’en est échappé a versé de tous côtés l’incarnat et la vie. Les fruits, les fleurs changent sous le regard attentif de La Tour et de Bachelier. Quel supplice n’est donc pas pour eux le visage de l’homme, cette toile qui s’agite, se meut, s’étend, se détend, se colore, se ternit selon la multitude infinie des alternatives de ce souffle léger et mobile qu’on appelle l’âme !

Mais j’allais oublier de vous parler de la couleur de la passion ; j’étais pourtant tout contre. Est-ce que chaque passion n’a pas la sienne ? Est-elle la même dans tous les instants d’une passion ? La couleur a ses nuances dans la colère. Si elle enflamme le visage, les yeux sont ardents ; si elle est extrême, et qu’elle serre le cœur au lieu de le détendre, les yeux s’égarent, la pâleur se répand sur le front et sur les joues, les lèvres deviennent tremblantes et blanchâtres. Une femme garde-t-elle le même teint dans l’attente du plaisir, dans les bras du plaisir, au sortir de ses bras ? Ah ! mon ami, quel art que celui de la peinture ! J’achève en une ligne ce que le peintre ébauche à peine en une semaine ; et son malheur, c’est qu’il sait, voit et sent comme moi, et qu’il ne peut rendre et se satisfaire ; c’est que le sentiment le portant en avant, le trompe sur ce qu’il peut, et lui fait gâter un chef-d’œuvre : il était, sans s’en douter, sur la dernière limite de l’art.