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Essai sur la propriété foncière indigène au Sénégal/Propriété indigène

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Propriété indigène.

Quel était le régime des terres sous les anciens souverains indigènes ? Sur ce point, aucune controverse n’est possible. Les traditions les plus anciennes nous montrent qu’au Oualo comme dans le Cayor et les autres localités, la terre appartenait au prince. La souveraineté et la propriété se confondaient dans la personne du brak ou du damel. Nul ne pouvait détenir une portion de terre qu’en vertu de leur permission, laquelle était toujours révocable. Il était, à la vérité, loisible au possesseur de louer sa terre et de percevoir, pour prix de sa location, une redevance en nature, mais il lui était expressément défendu, sous peine d’être expulsé du pays, de consentir une aliénation. Enfin, la durée de la concession était limitée à la vie du souverain qui l’avait consentie ; mais, en fait, les concessionnaires restaient le plus souvent en possession des terres qu’ils détenaient ; seulement, pour rendre hommage au principe, que la propriété était un attribut de la souveraineté, ils se présentaient au nouveau souverain duquel ils obtenaient, moyennant un cadeau, une nouvelle investiture.

Ainsi donc, au Sénégal, la condition des terres était assez semblable à celle de notre ancien droit féodal où le suzerain avait le domaine éminent et le vassal le domaine utile. Comme à l’époque de la féodalité, le droit éminent du souverain sénègambien se manifestait par une redevance que celui-ci recevait du concessionnaire. Cette redevance, qui consistait, tantôt en guinées ou pagnes, tantôt en bestiaux ou récoltes, était acquittée d’une façon plus ou moins régulière ; mais, elle n’avait aussi d’autres limites que celles que lui assignaient le caprice et l’avidité des rois. Dans les États où le souverain était craint parce qu’il était puissant, comme dans le Cayor, les concessionnaires s’acquittaient exactement de leurs obligations, mais il n’était pas rare qu’après avoir payé au-delà de ce qu’ils devaient, ils n’eussent à subir de nouvelles exigences des officiers qui étaient préposés au recouvrement des impôts.

À certaines époques, les cultivateurs subirent de telles vexations qu’ils préférèrent abandonner leurs terres et l’on se montre encore dans certaines parties du Cayor, de vastes terrains arides où étaient jadis des « lougans » prospères. Quand le souverain était faible et entouré de vassaux puissants, la plus grande partie de la redevance était accaparée par ceux-ci, qui se dispensaient de rendre compte à leur suzerain. C’est notamment ce qui se passait au Oualo où les chefs de province (Kangamm) étaient de véritables suzerains dont le titre était héréditaire et qui ne relevaient du brak que d’une façon toute nominale. Aussi, la situation de ce dernier était-elle loin d’être brillante, s’il faut en croire P. Labarthe qui, dans un ouvrage écrit au xviiie siècle s’exprime ainsi sur le compte de ce roitelet : « Le brak est propriétaire de toutes les terres. Il oblige ses sujets de cultiver toutes celles dont il se réserve la jouissance ainsi qu’en usaient les rois de la première monarchie française. Cependant, malgré son pouvoir, il est peu de princes aussi misérables. Son revenu le plus certain consiste dans des coutumes que nous lui payons. » (Voyage au Sénégal pendant les années 1784 et 1785, d’après les mémoires de la Jaille, ancien officier de la marine française, par P. Labarthe).

Cependant, grâce à l’influence des doctrines venues du nord de l’Afrique et propagées par les marabouts dont l’influence, à partir du xviiie siècle alla croissant de jour en jour, la notion de la propriété individuelle ne tarda pas à pénétrer dans les pays conquis à l’islamisme.

Le Coran avait dit : « C’est Dieu qui a créé pour vous tout ce qui est sur la terre » (verset 27, chapitre II.)

Les docteurs interprétaient ce texte en ce sens que : Dieu permet à tout homme de s’emparer de toutes les choses utiles sans maître (meubles et immeubles). Allant plus loin, ils décidèrent que le premier occupant d’une terre morte, inculte (meouât) en devint le propriétaire, même sans la permission du prince, à moins que la terre ne soit voisine d’un lieu habité[1]. La propriété ainsi acquise passe aux héritiers de l’occupant. Mais, à côté de cette règle, que la propriété s’acquiert par l’occupation effective, la mise en culture du sol, les jurisconsultes musulmans posèrent cet autre principe qui est le corollaire du premier, à savoir que si la terre primitivement occupée, cesse d’être cultivée, elle redevient « meouât » — res nullius — et le premier venu peut en devenir propriétaire.

C’est cette doctrine qui, grâce aux marabouts, s’implanta dans certains états musulmans du Sénégal, notamment dans le Fouta et le Saloum, où elle est encore fidèlement observée. Dans ces deux pays, en effet, la terre comme les meubles s’acquiert par succession et le chef ne peut exiger qu’un droit dé mutation connu sous le nom de « n’dioldé ». Toutefois, ce privilège n’existe pas au profit des badolos, ou paysans qui sont, quoique au-dessus des captifs, les parias du Sénégal.

Une autre particularité par où la législation du Saloum et du Fouta trahit son origine, c’est que la propriété y est constituée par le seul fait de l’occupation et de la culture d’une terré, pourvu que cette terre soit située en dehors des villages, dans la brousse inculte.

Pour en finir avec cette question de la propriété indigène, disons que l’ancien système, d’après lequel les chefs étaient seuls propriétaires, subsiste dans la plupart des Pays de protectorat ; dans le Cayor et le Gualo, pour ne citer que ceux-là.

Pour ces derniers pays, la constitution du sol est donc aujourd’hui ce qu’elle était à l’origine et c’est à l’ancienne coutume qu’il faut se reporter pour déterminer l’étendue des droits des indigènes.

  1. Cette restriction est enseignée par l’imam Malik.