Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs/22

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CHAPITRE XXII.


Il est abusif d’assigner aux Juifs des quartiers séparés, il faut les disperser parmi les Chrétiens.


Dans les premiers siecles de la dispersion, les Juifs ont souvent tenté de se rétablir en corps national ; des brigands s’en déclaroient libérateurs, & des milliers d’hommes voloient sous l’étendard de la révolte. Mais en voulant secouer leurs chaînes, ils les ont toujours rendues plus pesantes ; leurs efforts n’aboutirent jamais qu’à les couvrir de confusion, à leur produire de nouveaux malheurs. Trois hommes d’entre les Chrétiens passent pour avoir formé, chacun en particulier, le projet ou du moins le desir de rassembler les Juifs dans quelques coins du globe. La Peyrere au siecle dernier(1) ; dans le nôtre, le Duc de Riperda mort à Tetuan en 1737, & le Marquis de Langallerie mort en prison à Vienne, vingt ans auparavant. Les isles de l’Archipel étoient, dit-on, l’asyle que ce dernier destinoit au peuple hébreu. Ces projets, dignes de leurs auteurs, sont enterrés avec eux. Supposons toutefois qu’ils eussent fait des tentatives efficaces pour réunir ce peuple, seroient-ils parvenu à former un gouvernement bien organisé ? Non, ils n’eussent rassemblé que des fanatiques dont le fanatisme eût empiré journellement, parce qu’enivrés d’une prospérité passagere, ils auroient cru bonnement que le Messie alloit paroître pour leur donner l’empire du monde, & soumettre tout à Israël. Réunir les Juifs pour les guérir de leurs préjugés, c’est jetter du souffre sur un brasier pour en éteindre l’activité. Il est essentiel de les isoler, de rompre, autant que faire se pourra, toute communication entr’eux.

Il semble qu’on ait cru pouvoir limiter leur population en limitant l’étendue de leurs habitations ; car on leur a presque toujours assigné des quartiers à part, où ils n’ont la liberté de s’étendre qu’en hauteur ; & pour ne citer que notre province, nous dirons que telle est la disposition formelle d’un Arrêt du Conseil d’État de Léopold, en 1726. Cet usage universel admet très-peu d’exceptions ; quelques villes d’Italie ont même conservé l’usage de les enfermer tous les soirs dans le Ghetto : ainsi nomme-t-on les rues séparées qui leur sont accordées ; & je ne sais si on trouve encore sur une des portes du Ghetto de Padoue, cette inscription : Ne populo cælestis regni hæredi usus cum exhærede esset.

Pochmer nous permettra de n’être pas de son avis, lorsqu’il approuve & conseille cet usage, sous prétexte que le mélange des Juifs avec nous, sert à nourrir l’aversion contr’eux(2). On pourroit d’abord lui contester la justesse de cette remarque ; il semble au contraire qu’en isolant les Juifs on alimente la haine des Chrétiens, en lui montrant son objet d’une maniere plus précise. Considérons d’ailleurs que la religion de jour en jour mieux connue, appuie les droits de l’humanité en ralliant les cœurs, & que les Chrétiens d’aujourd’hui ne sont pas ceux du douzieme siecle. Nous avons mentionné les traitemens que les Juifs essuyoient autrefois à Toulouse & à Béziers ; mais si actuellement un bourgeois de ces villes, oubliant les maximes évangéliques, outrageoit un Juif, la sévérité la plus grande réprimeroit à coup sûr un attentat également lâche & cruel.

Aux inconvéniens que Pochmer a cru voir dans le mélange des Juifs avec nous, on peut opposer les dangers plus réels, qui résultent de leur séjour dans des quartiers séparés. C’est dans ces tristes réduits que fermente sans cesse un air pestilentiel & très-propre à répandre ou même à causer des épidémies(3). C’est là que les Juifs sont toujours un peuple à part, & qu’ils concentrent leur misere & leurs préjugés. Ces préjugés s’enracinent d’autant plus qu’ils sont soutenus par l’exemple & l’enthousiasme, car l’enthousiasme & l’exemple agissent par le rapprochement des individus, & le Juif, plus qu’un autre, est facilement subjugué par ces deux moyens : son ignorance & ses principes le disposent à la séduction. Lorsqu’ensuite on veut détromper un peuple égaré par ces deux voies, on en a meilleur compte en le prenant en détail, qu’en travaillant sur une quantité réunie.

Presque tous les Juifs desirent la facilité de se disperser, parce qu’elle donne plus d’extension à leur liberté & à leurs moyens de fortune ; mais je tiens de science certaine que les plus sensés d’entr’eux la souhaitent encore par un autre motif. On conçoit qu’ayant des connoissances plus lumineuses, & des sentimens plus exquis qu’une populace noyée dans les préjugés & le cagotisme, ils s’ennuient d’un voisinage où ils échappent plus difficilement aux tracasseries de l’ineptie fanatique. Croiroit-on, par exemple, qu’à Metz, la Synagogue a dressé procès-verbal, & voulu intenter action judiciaire contre quelques jeunes Juifs coupables du crime abominable de vouloir être propres. Ils poudroient leurs cheveux. En conséquence un célebre Avocat de Metz(4) fut consulté par les intimés ; il est fâcheux que son Mémoire n’ait pas paru, il eût charmé le public, & couvert la Synagogue d’un ridicule ineffaçable.

La conséquence à inférer de ce chapitre est donc que non seulement les Juifs auront la liberté de s’établir indistinctement dans tous les coins de la Cité, mais qu’en sus on limitera le nombre de ceux qui pourront habiter en chaque lieu, suivant l’étendue de la ville ou du village, & ce nombre completté, les autres seront obligés de refluer ailleurs, sans que les Seigneurs ni les Municipalités puissent refuser les requérans, dès que payant les droits d’entrée (bien entendu), ils auront un logement, & qu’ils exhiberont la preuve de l’impossibilité à rester dans le lieu d’où ils sortent. On ne recevra dans les villages que ceux qui seront artisans ou artistes, fermiers ou propriétaires, sans quoi l’Israélite du hameau seroit bientôt l’usurier, le maltôtier, le vautour du canton.

En donnant au Juif des relations permanentes avec tous les citoyens, nous verrons la sensibilité l’attacher à ce qui l’entourera ; & ses liaisons multipliées avec nous, donneront plus de prise pour battre en ruine ses préjugés.



(1) La Peyrere a toujours eu pour ce peuple une prédilection qu’il faut plus attribuer à la bizarrerie de sa tête, qu’à la bonté de son ame. À la fin de son traité sur les Préadamites, on trouve une lettre adressée à toutes les Synagogues, par laquelle il leur annonce leur conversion prochaine au christianisme, et leur retour à Jérusalem, qu’ils rebâtiront, ainsi que le temple. Peut-être verra-ton avec plaisir un échantillon de cette lettre. J’ai cru ne devoir pas traduire le texte latin, qui est d’une singularité piquante : « Salutem vestram vobis precatur ; nescio quis, atque utinam ex vobis unus ! Hoc mihi cum vobis commune est, quod vitam duco erraticam, quæque parum convenit cum otio meditantis et scribentis ; at si vivo vitam vestram, moriar vitâ vestrâ, et moriar morte justorum, quæ vestra est. Vos autem sospitet Deus : vivite felices in spe vestrâ, quæ fortitudo vestra est ; durate, et vosmet rebus secundis servate. » Dans son traité sur le rappel des Juifs, ouvrage devenu rare, la Peyrere étale les mêmes idées : Dieu suscitera un Roi temporel, aussi illustre par sa justice, que par ses victoires ; et ce Roi sera celui de France. Les preuves de l’auteur sont convaincantes. 1°. Les deux qualités de très-chrétien et de fils ainé de l’église lui sont attribuées par excellence. 2°. Si les Rois de France ont la vertu de guérir les écrouelles qui affligent les Juifs en leurs corps, à plus forte raison ont-ils le pouvoir de guérir les maladies invétérées de leur ame. 3°. Les Rois de France ont pour armes de fleurs de lys, et la beauté de l’église est comparée dans l’écriture à celle des lys. 4° La France sera probablement le lieu où les Juifs seront premièrement conviés de venir pour se faire Chrétiens, &c. &c. Utinam !

(2) Dissertatio juridica de cautâ Judæorum tolerantiâ. Par Boehmer Hal. Magd. 1735.

(3) Avis aux Messins, sur leur santé. Par M. du Tennetar.

(4) M. Emmery.