Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs/26

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CHAPITRE XXVI.


Faut-il forcer les Juifs à l’adoption des moyens de réforme ? Nécessité de préparer à cette révolution les Juifs & les Chrétiens ; temps nécessaire pour l’opérer.


Parer à tous les inconvéniens, est chose absolument impossible. Une teinte d’imperfection trahit toujours l’ouvrage de l’homme. Le bien & le mieux sont en son pouvoir. Le parfait est sur une hauteur qu’il ne peut jamais atteindre. Le législateur généralise ses vues & saisit un ensemble ; mais il ne peut descendre à tous les détails, embrasser toutes les exceptions, ni même opérer le bien général sans victimer quelques individus, & si à cause des inconvéniens on veut anéantir les loix, on va bouleverser l’univers. Elles purgent une hypothèque malgré les réclamations de l’honnête homme, quoique par un concours de circonstances qu’il n’a pu maîtriser, il n’ait pas formé son opposition dans le terme voulu ; elles adjugent un immeuble prescrit au possesseur de mauvaise foi, qui en sa faveur a su réunir les apparences ; elles font réparer l’honneur du frippon accusé, sans qu’on puisse le convaincre ; sur le simple soupçon de peste, elles confinent pour quarante jours dans un lazaret, le voyageur qui par ce retard manque sa fortune ; & parce qu’un Juif exerceroit loyalement le commerce, faudra-t-il abroger l’Édit qui circonscrira leur négoce, & leur défendra les marchés à crédit ? Que les considérations particulieres soient immolées au bien public, salus populi suprema lex esto.

Mais que faire des Juifs qui ne pourront profiter des avantages offerts, & de ceux qui ne le voudront pas ? Il faut aider la bonne volonté des uns, la faire naître dans les autres, & même contraindre la mauvaise. Ouvrez à ceux-là les asyles destinés aux orphelins, les hôpitaux établis pour les infirmes ; conduisez le talent dans vos atteliers de charité, dans vos écoles gratuites ; appellez la bienfaisance à votre secours, ouvrez des souscriptions, formez des bureaux de miséricorde, en évitant cependant de provoquer la jalousie, qui bientôt enfanteroit la haine.

Mais que faire de ceux qui ont des habitudes formées ? renonceront-ils à cette seconde nature ? changerez-vous la constitution morale, referez-vous l’éducation du sexagénaire dont la raison est un bloc non dégrossi ou plongé dans la fange ? obligerez-vous celui qui vendoit des chevaux ruinés au laboureur surpris, à les garder pour former un atelage de cultivateur ? Non, ce seroit les torturer en pure perte, & soumettre inutilement une substance apyre au feu de reverbere ; ce sera beaucoup d’empêcher qu’ils ne propagent jusqu’à leurs enfans la contagion du vice & de l’ignorance.

Il est des êtres si méchans, qu’ils semblent pressés du besoin de nuire, la perversité paroît inhérente à leur nature. On verra des Juifs s’obstiner à continuer leurs pratiques odieuses, leurs manœuvres usuraires ; mais le nombre en sera moindre : leurs fourberies plus faciles à connoître, subiront les peines les plus séveres ; & leur dépravation aura une digue, lorsqu’ils verront sans cesse l’œil public derriere eux pour les surveiller, & la punition à côté du crime. La contrainte répugne au cœur ; mais peut-on condamner des prohibitions ou des ordres coercitifs qui réduiront les réfractaires à une résistance négative ?

Il faut malgré eux mériter leur gratitude, & les gêner d’une maniere qui tourne à leur avantage comme à celui de la société. Sans qu’ils crient à l’intolérance, on peut forcer leurs enfans à la fréquentation de nos écoles, & les soumettre annuellement à des exercices, des examens publics. Le gouvernement ne s’ingérera pas de faire dans leurs synagogues des dissertations polémiques, mais il peut & doit éclairer l’enseignement public religieux des Juifs, & s’opposer à ce qu’on berce l’enfance de tant de rêveries talmudiques qui révoltent le bon sens le plus obtus. N’allons pas toutefois heurter de front leurs préjugés, ils se cabreroient. Un moyen sûr pour les révolter, seroit, par exemple, de travestir sur le théâtre leurs cérémonies religieuses ; c’est cependant ce qu’on a fait en Allemagne dans le ballet pantomime intitulé la nôce juive, & l’on ne peut qu’applaudir à M. Bernoulli, qui, l’ayant vu jouer à Hoff en Franconie, s’est vivement récrié contre l’indécence de cette farce(1).

Ce seroit insulter le Clergé & le Magistrat, de supposer qu’ils ne se concerteront pas en tout, pour hâter l’exécution du plan proposé. Un article délicat, & cependant indispensable, c’est de préparer à cette réforme les Juifs & les Chrétiens. Parlons au cœur de ceux-ci en faveur de leurs freres, dans les écoles publiques & sur les degrés du Sanctuaire ; disposons insensiblement les Juifs à l’adoption des vues du ministere, de maniere que nous ayions l’air d’entrer chez eux, plutôt qu’eux de venir à nous. Semons la crainte & sur-tout l’espérance, présentons-leur des appas, appellons-les par la faveur, la considération, l’intérêt. Ce moyen est tout puissant, car l’homme a toujours plus de pente à céder à ce plaisir, que de courage pour vaincre la douleur.

Un homme illustre par son nom comme par ses qualités personnelles, m’écrivoit(2) : « sur cette « matiere (la réforme des Juifs), & sur presque toutes celles de législation ; j’ai toujours pensé qu’il faudroit commencer par instruire le public avant de publier des loix ; les législateurs les plus sages ont toujours assemblé des Conseils pour la rédaction des loix, telles ont été les conférences sur les Ordonnances de 1667 & 1670, dont nous avons les procès-verbaux imprimés ; mais il n’y a point de Conseil, de Ministres ni de Magistrats qui vaillent celui de la Nation entiere que l’on peut se procurer par l’impression ».

Il est pour la classe inférieure de la société, un moyen infaillible & facile de favoriser la propagation des lumieres ; me croira-t-on si j’indique les almanachs ? On conçoit à peine l’étendue de leur influence heureuse ou sinistre chez le bas peuple, suivant qu’ils sont l’ouvrage de la raison ou de la sottise. Annuellement on tire quarante mille exemplaires de celui de Basle, imprimé tant en cette ville qu’à Colmar, par un habitant de Berlin qui en a le privilege. Des savoyards colportent dans toute la France ce répertoire absurde qui perpétue jusqu’à la fin du dix-huitieme siecle les préjugés du douzieme. Pour huit sols, chaque paysan se nantit de cette collection chiromantique, astrologique, dictée par le mauvais goût & le délire. Le débit, à la vérité, en est moindre depuis quelques années, parce que, graces au Clergé du second ordre, des idées plus saines de toutes especes, pénetrent jusques dans les hameaux. Ces faits sont sans doute ignorés du ministere, sans quoi il s’empareroit de ce moyen d’instruction pour répandre avec profusion le résultat des expériences agronomiques & vétérinaires, les vues paternelles du gouvernement, &c.

La réforme des Juifs n’est pas, à la vérité, l’ouvrage du moment, car on sait qu’en général la marche de la raison comme celle de la mer, n’est sensible qu’après des siecles ; mais quoiqu’ordinairement les révolutions morales soient fort lentes, celle-ci sera plus rapide. À entendre MM. Michaélis & Schwager, dans dix générations les Hébreux ne seroient pas propres au métier de la guerre. M. Dolun restreint cette assertion, que nous resserrerons encore dans des bornes plus étroites. Certains vices plus tenaces, soit par leur nature, soit parce que l’habitude les aura fortifiés, comme l’avidité du gain, ne disparoîtront peut-être totalement que dans un siecle ; mais, à cela près, nous aimons à croire que deux générations suffiroient pour cette réforme, car tout concourt à l’opérer.

Nous aurons d’abord des Juifs de deux sortes, les uns toujours voués à l’ignorance, & croupissant dans la bourbe des préjugés, les autres s’élevant à la hauteur de leur siecle, & planant sur les erreurs : ceux-ci s’empresseront de mettre avec nous la main à l’œuvre, soit par humanité, afin d’étendre à tous leurs freres les bienfaits de la loi, soit par amour propre, pour rendre plus saillans les obstacles qu’ils auront vaincus, & pour aggrandir à nos yeux l’intervalle qui les séparera d’une horde dégradée.

Le Juif naît avec les mêmes dispositions que nous, on enchaîne son usure, on restreint son commerce, on le dirige presque nécessairement vers d’autres objets, on aggrandit son ame, on éleve son cœur, on combat ses préjugés, on lui fournit les motifs les plus puissans pour l’engager à s’éclairer ; il a devant les mains notre éducation, notre législation, nos découvertes qu’il va partager. L’assemblage de tous ces moyens imprimera un mouvement universel, ébranlera toute la nation juive, & entraînera même les renitens ; car quand il faut lutter constamment contre l’instruction, l’évidence, l’autorité, le plaisir, l’exemple, le ridicule & la nécessité, pour conserver des opinions absurdes, des habitudes hétérogenes, il est impossible que la raison ne recouvre pas ses droits, que le caractere ne reçoive pas de nouvelles empreintes, & les mœurs une meilleure forme.



(1) Lettres sur différens sujets, écrites pendant le cours d’un voyage, par M. Jean Bernoulli. Berlin, 1777.

(2) [Note wikisource : Pas de note correspondant à ce numéro dans l’ouvrage.]