Essai sur la répartition des richesses/13

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CHAPITRE XIII

DE LA CLASSE DES FONCTIONNAIRES ET DES PROFESSIONS LIBÉRALES.


Tendance à une rétribution moindre des fonctionnaires et des personnes adonnées aux professions libérales. — Exceptions pour certaines catégories d’artistes. — Causes économiques et sociales des gains énormes des chanteurs, des comédiens, des peintres d’un talent exceptionnel. — Comment une société démocratique et industrielle enrichit plus ses favoris qu’une société aristocratique. — Tandis que les capacités de premier ordre, ayant une sorte de monopole, voient leur rémunération s’élever, les capacités de second ordre et les talents ordinaires voient baisser la leur. — La généralité de l’instruction diminue le capital et le revenu des personnes instruites. — Un des anciens monopoles des classes moyennes ou élevées, l’instruction, tombe dans le domaine public et perd son prix comme un objet dont le brevet d’invention serait expiré.

La lutte devient de plus en plus vive, le succès de plus en plus difficile dans les professions libérales.

Les fonctionnaires : les petits ont à se louer des temps modernes, les grands en pâtissent. — Tendance très marquée vers une moindre inégalité des traitements. — Décroissance de tous les gros traitements depuis trois siècles. — Exemple de la France, de l’Allemagne, même de l’Angleterre. — Les pensions dans ce dernier pays.

Diminution du nombre de fonctionnaires dans plusieurs administrations publiques.

Tous ces changements portent une atteinte profonde à la situation de la haute et de la moyenne bourgeoisie.


Il est impossible d’écrire un livre sur la répartition des richesses, sans parler de la classe si intéressante des fonctionnaires publics et des personnes qui exercent les professions libérales. Comment, elles aussi, sont-elles affectées par l’ensemble des causes qui forment notre civilisation ?

Il nous paraît incontestable que, sauf quelques exceptions dont nous donnerons les raisons, la destinée des fonctionnaires publics et même celle de la plupart des personnes qui exercent les professions libérales, est plutôt en voie de décroissance qu’en voie d’accroissement. La rétribution des uns et des autres tend à devenir moins élevée, si ce n’est d’une manière absolue, du moins d’une manière relative. Deux genres de causes y contribuent c’est d’abord la substitution du régime démocratique au régime oligarchique. Le premier multiplie les fonctionnaires, mais diminue les traitements élevés. C’est ensuite le développement de l’instruction générale qui rend dans ces carrières la concurrence beaucoup plus active qu’elle n’y était autrefois.

Seuls les hommes qui possèdent un talent de premier ordre et qui jouissent à un rare degré de la faveur publique, les médecins, les avocats, les artistes les plus en renom, une demi-douzaine ou une douzaine dans chaque profession et pour un grand pays, ont des émoluments de monopole. Ils font les prix à leur guise ; il en est de même de quelques professions subalternes, inférieures, mais qui touchent de près à la personne, celle de dentiste par exemple.

Les artistes en renom, principalement les acteurs, les chanteurs ou les danseuses, sont, on peut le dire, les favoris de la civilisation moderne. Pour eux les émoluments peuvent aller à des centaines de milliers de francs par an, à des milliers de francs par jour ; ces émoluments sont sans aucune proportion avec leur travail ou leur mérite. C’est la fantaisie qui les fixe.

Le prix des objets d’art est devenu d’autant plus élevé que le grand luxe extérieur a disparu. Il n’est plus de mode aujourd’hui de faire au dehors beaucoup d’étalage de sa richesse. On n’a plus guère de somptueux équipages ; on n’entretient plus un grand train de domestiques. Le plus opulent banquier rougirait de se présenter sur les promenades publiques avec quatre ou cinq laquais galonnés ; il craindrait d’exciter l’envie et de provoquer la raillerie ; tandis qu’autrefois tout seigneur de marque avait des dizaines de valets et un certain nombre d’officiers tenant à sa personne, médecin, aumônier, intendant, secrétaires divers, aujourd’hui chacun cherche à se faire simple au dehors et réserve son luxe pour l’intérieur. Les possesseurs de gros revenus, ceux qui ont un, deux, trois, quatre, cinq millions de francs de rentes ou plus — et quoique le nombre en soit restreint, il s’en rencontre toujours quelques douzaines dans un grand pays — n’ont donc d’autre emploi de leurs rentes que l’achat d’objets rares ; il y a une concurrence acharnée pour se les procurer, et le prix en peut hausser sans mesure. C’est ainsi que la réduction de ce que l’on appelle le train de maison et les équipages fait renchérir les objets de luxe intérieur, tels que les tableaux, surtout de petite dimension, les porcelaines, les livres, les articles de collection. Il s’en faut que les statues haussent dans la même proportion. Notre civilisation moderne, démocratique et un peu mesquine, enrichit le peintre et ruine le statuaire. La possession de ce que l’on appelle d’un nom vulgaire, mais bien approprié, des « bibelots », classe un homme, le met hors de pair, lui donne un cachet d’élégance. Ajoutez que la spéculation s’unit au goût du luxe pour pousser à la recherche de tous les menus objets d’art ; on a remarqué que, la production en étant limitée pendant que la demande s’en accroît sans cesse, le prix a une tendance à hausser. Les financiers, les israélites, qui n’aiment pas à laisser dormir leur argent, achètent volontiers des tableaux qui, par ces circonstances, ne sont plus un capital mort, mais qui, en ornant une demeure, augmentent constamment de valeur, de 5, de 10 p. 100 par année et constituent, pour qui a su les acheter, en même temps que l’ornement le plus délicat et le plus raffiné, le meilleur des placements.

Les peintres sont donc parmi les favoris de la société moderne, peintres de genre ou peintres de portraits. Il se trouve en un pays comme la France un nombre raisonnable de personnes qui sont disposées à payer dix, douze, quinze, vingt mille francs pour faire fixer leurs traits sur une toile par une main de maître : c’est mille ou quinze cents francs de rémunération par séance. En Angleterre, où le droit d’aînesse et le grand commerce, la grande industrie entretiennent un plus grand nombre de fortunes exceptionnelles, le prix de cinquante mille francs ou même de plus encore, deux mille guinées, pour un portrait est chez certains artistes un prix courant. On est loin de Rubens qui gagnait cent francs par jour, ce que l’on regardait alors comme une très large rémunération.

Avec les artistes, les chirurgiens paraissent les enfants chéris de notre société démocratique. L’amour de la vie ne saurait se montrer plus économe que la vanité ni lésiner davantage. Les personnes dont les fortunes sont moyennes n’hésitent pas, en cas de besoin, à s’adresser au chirurgien le plus réputé et à lui donner comme honoraires une forte partie de leur revenu, parfois leur revenu tout entier. D’autres — et tels sont les dentistes, qui n’ont jamais pu se débarrasser complètement du renom de charlatans — suppléent à l’importance des grosses sommes par la quantité des pièces de vingt ou de quarante francs qu’ils reçoivent et à force de minuties, de pansements répétés, de préparations de toutes sortes arrivent aussi à des revenus princiers.

Dans toutes les professions que nous venons d’indiquer et dans plusieurs autres encore, il y a comme des monopoles, si ce n’est naturels, du moins artificiels, lesquels reposent sur le crédit, sur la vogue, sur l’engouement et qui défient toute concurrence. L’instruction générale a beau se répandre, les capacités de second ordre ont beau se multiplier, les personnes qui sont en possession de ces monopoles de fait gagnent plus que les commerçants ou les industriels habiles. On ne voit pas qu’aucune mesure légale, aucun progrès social, puissent réduire ces larges revenus professionnels. Tant que la classe riche et aisée sera très nombreuse, l’homme qui, comme peintre, comme médecin, comme chirurgien, jouira d’une réputation de premier ordre exercera une sorte de droit de battre monnaie, du consentement universel. Si les anciens régimes monarchiques étaient les plus favorables à l’art, certainement nos sociétés industrielles et commerciales, où la richesse est toujours en mouvement, avide de distinction et d’élégance, sont les plus favorables aux artistes.

Il y a entre ceux-ci une catégorie qui tire encore plus de profit que les précédentes de notre état de civilisation, c’est celle des comédiens, des chanteurs, des danseuses. Adam Smith, dont la perspicacité sans rivale a découvert de grandes vérités et a fait un nombre incalculable d’observations fines et exactes, avait remarqué que c’est un grand avantage pour une profession de pouvoir rendre des services aux hommes réunis. Ainsi, un peintre ne rend que des services isolés à celui dont il fait le portrait ou qui achète son tableau. Au contraire, un chanteur rend des services, pour employer la langue économique, ou, d’une façon plus vulgaire, donne de l’agrément à mille, à deux mille, à trois ou quatre mille personnes assemblées dans le même lieu. Que chacun de ces mille, deux mille ou trois mille individus lui paye une rétribution, même légère, un ou deux francs, et voilà immédiatement le chanteur qui devient l’égal, au point de vue des bénéfices, de l’industriel le plus habile, du commerçant le plus ingénieux. Ajoutez que les qualités moyennes, celles qui tiennent à l’instruction et à l’éducation, étant très répandues, les chanteurs ou les acteurs médiocres, ceux qui tiennent les seconds rôles et que l’on appelle des « utilités », à plus forte raison les figurants, les musiciens de l’orchestre, n’obtiennent qu’une faible rémunération. Le « premier sujet », se fait et reçoit la part du lion ; les autres vivent tout au plus dans l’aisance, parfois même dans la gêne. Des quatre ou cinq cents personnes qui collaborent à la représentation d’un opéra comme musiciens, choristes, figurants, danseurs, danseuses, chanteuses et chanteurs, deux ou trois gagnent à eux seuls autant que tous les autres réunis. Nous ne dirons pas que ce soit justice, car on peut ne pas s’accorder sur ce qu’est en pareil cas la justice mais c’est inévitable, c’est la force des choses c’est le prix naturel que les hommes, de leur plein gré, mettent aux services. On aimera mieux aller entendre même seule la Patti ou la Nilson que trois cents choristes, figurants, gens d’orchestres avec quelques médiocres utilités, s’escrimant sans qu’aucune étoile de premier ordre vienne à resplendir au milieu d’eux.

Tel est l’effet de notre civilisation moderne tous les avantages acquis, tenant principalement l’instruction et à l’éducation, elle les répand, les propage, les généralise, elle les universalise presque, par conséquent elle les déprécie, puisqu’elle leur enlève cette qualité inestimable qui a nom rareté. Tous les avantages naturels, au contraire, tous ces dons exceptionnels qui tiennent essentiellement à la personne et qui correspondent à un goût général, elle en rehausse la valeur et le prix, précisément parce que l’éducation et l’instruction accroissent le goût général des belles choses, sans pouvoir augmenter, d’une manière appréciable, le nombre des choses exceptionnellement belles. Voilà comment il se fait qu’une chanteuse, un ténor ou un baryton reçoivent trois, quatre ou cinq mille francs par soirée, même dix mille francs[1], tandis que de bons choristes et des figurants convenables n’obtiennent chacun que trois, quatre, cinq, ou, au plus, dix francs. En ce sens, et pour ce cas particulier, la démocratie ne diminue pas l’écart entre les rémunérations ou les fortunes mais c’est là un cas isolé.

Il est vrai que, jusqu’ici, certaines circonstances, peut-être passagères, notamment les subventions excessives aux théâtres, ont accru ces émoluments des premiers artistes dramatiques ou lyriques.

Ces énormes profits des artistes ayant un monopole naturel sont assujettis à des lois économiques rigoureuses. Plus le débouché est étendu, plus la rémunération a de chances de s’accroître. Un chanteur peut exercer son art à peu près dans toutes les langues ; ou bien en chantant dans sa langue maternelle, il procure un plaisir réel ou de convention, même aux étrangers qui ne le comprennent pas. Un chanteur, une chanteuse ont pour clientèle le monde civilisé tout entier. Aussi les gains de ces artistes sont beaucoup plus considérables que ceux d’un comédien ou d’une comédienne. Les mimes n’étant plus goûtés aujourd’hui, on aime à comprendre la comédie ou la tragédie à laquelle on assiste. Comédiennes, comédiens, n’ont pour clients que leur propre nation, ou bien encore cette couche très peu considérable des nations voisines qui a appris leur langue ou qui se pique de culture, de bon goût et qui suit certaines impulsions de la mode. Cette situation est plus défavorable que celle des chanteuses et des chanteurs. Elle laisse encore dans un grand pays de beaux profits aux comédiens. Pour l’année 1879, les principaux sociétaires de la Comédie française, ayant droit à une part et demie dans les répartitions de cette compagnie, ont reçu chacun 54,000 francs, non compris un traitement fixe, des feux, etc., qui portaient le total de leurs émoluments de théâtre à plus de 60,000 francs. En y joignant ce que ces artistes ont pu gagner par des représentations de ville ou par des leçons, on arrive aisément a 70,000 ou 80,000 fr. On est loin, il est vrai, des 3, 4 ou 500,000 francs qu’une chanteuse de premier ordre peut recueillir.

Il est cependant des cas, mais exceptionnels et passagers, où une comédienne peut atteindre à la situation d’une chanteuse. L’année 1880 en a vu un exemple dans la personne d’une sociétaire échappée de la Comédie française, mademoiselle Sarah Bernhardt. Engagée en Amérique moyennant un traitement fixe de 2,500 francs, dit-on, par représentation, plus le tiers de la recette jusqu’à 15,000 francs et la moitié au-dessus de ce chiffre, plus encore les frais de voyage et 3.000 francs par mois pour la défrayer de ses dépenses, la célèbre comédienne aura pu réaliser en une année des gains aussi énormes que mademoiselle Patti ou que mademoiselle Nilson. Mais, tandis que celles-ci peuvent chaque année recueillir ce trésor, la comédienne n’en aura bénéficié qu’une fois. Il n’est pas dans la nature des choses que des hommes aillent indéfiniment se réunir pour entendre jouer une comédie en une langue qu’ils ne comprennent pas ils s’y rendent une fois ou deux, par curiosité ou par mode, et n’y reviennent plus. Il est au ; contraire naturel, il est surtout conforme aux habitudes mondaines de tous les pays que l’on se rende dix ou vingt fois chaque année dans un théâtre pour y entendre chanter des paroles que l’on ne saisit pas.

Les danseurs et les danseuses ont, avec les chanteuses et les chanteurs, l’avantage d’avoir pour clientèle toutes les nations. Les pieds, les poses, les grâces n’ont qu’un langage qui est le même en tout pays ; l’agilité, le charme ne diffèrent pas à Paris, à Pétersbourg, à New-York, à Philadelphie, à Londres ; mais le talent de danser et de mimer, même quand il y faut joindre un joli visage, est beaucoup plus commun que la belle voix et l’art de bien dire. La concurrence est plus grande, plus facile dans la danse que dans le chant. Les peuples modernes sont beaucoup moins connaisseurs dans le premier de ces arts que les peuples anciens : ils en savent et en goûtent moins les délicatesses. De là vient que danseurs et danseuses, malgré l’étendue illimitée de leur débouché, viennent si au-dessous, pour la rémunération, des chanteuses et des chanteurs, et qu’ils atteignent à peine les comédiennes et les comédiens.

Les artistes, surtout ceux de théâtre, et parmi ces derniers les artistes lyriques, voilà les princes incontestables de la civilisation moderne, même de la plus démocratique. Plus les loisirs s’étendront, plus l’aisance deviendra générale, plus le goût du beau se répandra, plus on verra les chanteurs, les chanteuses, un peu au-dessous d’eux les comédiennes, les comédiens, tirant chacun chaque soir quelque petite pièce de monnaie de la bourse de quelques milliers de spectateurs qui se remplacent à l’infini, atteindre à des émoluments qui n’auront rien d’analogue dans nos sociétés modernes. Du sein de la médiocrité universelle des fortunes, des traitements et des profits, s’élèvent quelques nouveaux favoris du sort et de la nature ; ce que gagnaient par force ou par ruse les grands ministres d’autrefois, ce qu’obtenaient, faute de concurrence, les grands industriels d’hier, ce sont les artistes qui, de nos jours, le reçoivent et le recevront de plus en plus, du consentement universel, par la puissance des petites cotisations individuelles pour rétribuer un plaisir rare donné à la fois à plusieurs milliers de personnes.

Chanteuses et chanteurs, comédiens et comédiennes, danseuses et danseurs prennent la même importance mondaine qu’ils avaient lors de la décadence de Rome. On a voulu, pendant quelque temps, rendre responsable de cette prétendue anomalie la forme de gouvernement. Il n’en est rien. Empire, monarchie ou république, les artistes dramatiques et lyriques conserveront sous tous les régimes la même primauté. Elle ne tient pas à la corruption des mœurs, à la connivence des gouvernements, ou elle n’y tient que pour une faible part. Cette primauté, quant à la rémunération du moins, a des causes économiques très aisément explicables : les services de cette catégorie de gens deviennent de plus en plus appréciés d’un public qui s’accroît chaque jour ; ces services, ils les rendent à un grand nombre d’hommes assemblés, si bien qu’un minime sacrifice fait par chacun des assistants équivaut à une rémunération énorme ; enfin l’instruction, l’aisance ; l’éducation, la facilité et le bon marché des transports, qui multiplient les auditeurs et les spectateurs, ne peuvent guère accroître le nombre des artistes d’un talent exceptionnel ; et, alors même que le nombre de ceux-ci s’accroîtrait, il y aura toujours quelqu’un parmi eux qui aura un talent ou plus complet ou plus goûté que ses concurrents et qui pourra exercer sur le public la tyrannie irrésistible du monopole.

Il ne faudrait pas croire que les premiers sujets de toutes les professions libérales soient aussi favorisés par la civilisation que les artistes. À l’exception des chirurgiens et des dentistes, il n’en est rien. Les auteurs ont vu s’améliorer leur position, mais dans une beaucoup moindre mesure. Il en est de même des avocats, des professeurs en renom, des savants, des ingénieurs. Ils seraient à coup sûr des ingrats s’ils élevaient la voix contre la civilisation moderne qui leur doit beaucoup et à laquelle ils doivent davantage ; mais elle ne les traite pas, comme les artistes, en enfants gâtés. Toutes les facultés de l’esprit, qui sont purement discursives, tous les talents qui tiennent à de fortes qualités moyennes et à beaucoup de travail, servent beaucoup moins leurs possesseurs que les dons naturels exceptionnels. La concurrence est de plus en plus pressée et acharnée dans toutes les professions libérales accessibles à tout le monde. Les collèges vomissent chaque année dans la société une foule grandissante de jeunes gens affamés, ambitieux, illusionnés, que les sacrifices de leurs parents ou que les bourses de l’État ont arrachés aux petits métiers urbains et à l’agriculture où ils étaient nés. Ces légions de nouveaux venus ont à se faire dans la vie une place qui soit proportionnée à l’instruction qu’ils ont reçue, aux désirs qu’on leur a inculqués, aux aspirations qui gonflent leur poitrine. C’est une rude campagne que celle des débuts d’une profession libérale. Le bon et estimable avocat, le bon et estimable ingénieur, le bon et estimable professeur, le bon et estimable médecin supportent bien des fatigues pour arriver à des résultats encore médiocres. En décuplant le nombre des concurrents admis dans la lice, la civilisation a singulièrement augmenté la difficulté du succès, et elle n’en a guère accru la récompense. Un médecin, un ingénieur, un avocat qu’aucun talent exceptionnel ne recommande, qui n’a que des connaissances ordinaires, de l’assiduité, une capacité moyenne, mène une vie de labeur avec de modiques profits. La situation de cette catégorie de personnes ne s’est guère modifiée depuis cinquante ans, depuis trente ans, et elle risque plutôt de décroître que de s’élever.

Il en est un peu de même des employés de bureau. Si le mot n’était pas devenu insignifiant par l’abus qu’on en a fait, on pourrait dire que ce sont les parias de la civilisation moderne. Combien de milliers de jeunes gens concourent chaque année pour être admis dans les bureaux de l’administration des postes ! Ils doivent bien savoir l’orthographe, avoir une bonne écriture, bien compter, savoir la géographie ; ils ont peiné pour acquérir ces connaissances, et que gagnent-ils ? 1,500 à 1,800 francs, avec l’espérance d’arriver à 3,000 ; encore sont-ils les élus parmi beaucoup de concurrents, car on en reçoit chaque année quelques centaines sur autant de milliers. C’est que la civilisation a fait de ce que l’on appelle « l’instruction » une chose si vulgaire, si triviale, qu’il n’y aura bientôt presque plus personne à ne la point posséder.

Les fonctionnaires sont dans le même cas que les employés de bureau. Cependant, les petits fonctionnaires ont beaucoup plus à se louer de la civilisation que les grands. Nos chambres, d’origine démocratique, s’appliquent avec un infatigable zèle à augmenter les petits traitements et à abaisser les traitements élevés quant au mot de « gros traitements », il n’a plus de sens dans la langue française, et ce n’est que l’ignorance ou l’envie qui peut encore lui donner cours. Ceux qui prônent l’équivalence des fonctions, ce dogme absurde qui assimile, pour la défense du pays, le moindre soldat à un Napoléon ou à un Moltke, et, pour les progrès de l’industrie, le moindre ouvrier à un Arkwright à un Watt, à un Jacquard, à un Stephenson, ceux-là peuvent presque dire que le gouvernement se rapproche de leur principe.

Depuis trois siècles, dans tous les pays civilisés, mais particulièrement en France, les hauts emplois n’ont cessé d’être de moins en moins rémunérés. On connaît les énormes richesses laissées par les hommes d’État d’autrefois, par Mazarin ou Colbert par exemple : celles du premier atteignaient 200 millions. On dira qu’elles étaient mal acquises, c’est possible : mais les mœurs, les idées, les conventions du temps excusaient, légitimaient presque, aux yeux des hommes, cette appropriation par de grands ministres d’une partie des ressources de la nation. La France n’était pas le seul pays où les ministres pussent récolter une moisson de richesses. Il en était en Angleterre à peu près de même. Macaulay nous apprend que l’ensemble des émoluments du grand chancelier au dix-septième siècle ne restait pas au-dessous de 40,000 livres sterling ou d’un million de francs.

Au point de vue pécuniaire les services publics dans les positions supérieures sont singulièrement déchus. Sous Napoléon Ier un ministre recevait encore 120,000 francs de traitement, somme considérable pour le temps. L’empereur y joignait fréquemment des dons que l’on acceptait sans honte. Des hommes comme Mollien ne se croyaient pas déshonorés par l’octroi d’une centaine de mille francs en plus de leurs émoluments réguliers. Sous la monarchie constitutionnelle le traitement des ministres tomba à 80,000 francs. Sous le second empire, il se releva à 100,000 : la dignité de sénateur qui se joignait souvent à la fonction de ministre y ajoutait 30,000 francs. Depuis la révolution de 1871 un ministre n’a plus que 60,000 francs de traitement, ce qui est infime. Il en est de même sur tout le continent européen en Allemagne, en Italie, en Russie. Dans le premier de ces pays la rémunération ministérielle n’est, croyons-nous, que d’une douzaine de mille thalers, 45,000 francs. Tout un cabinet français, avec les huit ou dix ministres qui le composent, reçoit à titre de traitement une somme moitié moindre que ce qui était alloué au chancelier d’Angleterre vers le milieu du dix-septième siècle.

Moins lucratives qu’autrefois, les hautes fonctions politiques sont devenues plus précaires. L’hôtel d’un ministère est presque à la lettre une hôtellerie où il est rare qu’un même homme séjourne plus d’une année. La politique ne peut plus être directement, comme elle l’était sous les anciens gouvernements monarchiques, une source de richesses. Un ministre est, sous le rapport financier, un fort mince et besoigneux personnage, embarrassé pour doter ses filles, et pour vivre avec quelque élégance, nous ne disons pas quelque opulence.

Ce qui est vrai des ministres l’est de toutes les autres fonctions élevées. On a respecté jusqu’ici en France celles d’ambassadeur auxquelles en général on a maintenu depuis vingt ou trente ans les allocations primitives : 250,000 francs à Londres, autant à Saint-Pétersbourg, 190,000 francs à Vienne, 120,000 en Italie les légations n’ont pas, non plus, déchu : 60,000 francs à Bruxelles, à la Haye, à Lisbonne, etc. Ces chiffres paraissent encore énormes au vulgaire ; quelques-uns, les premiers, permettent des économies aux fonctionnaires qui se soucient médiocrement de « représenter, » et qui, en épargnant les dîners et les réceptions, peuvent sur 250,000 francs en mettre de côté le tiers ou la moitié. Mais ce sont là des exceptions rares que l’on a déjà parlé de supprimer en n’allouant aux ambassadeurs qu’un traitement fixe réduit qui pourrait, il est vrai, être grossi de frais de représentation lesquels ne seraient payés que sur pièces justificatives. Quant aux traitements habituels de la diplomatie, ils sont si chétifs qu’on a vu de simples journalistes refuser des légations parce qu’elles leur eussent été onéreuses.

Le haut personnel administratif n’est pas mieux doté. Les préfets touchaient autrefois 20,000, 30,000 et 40,000 francs, selon les classes. Celui de la Seine recevait bien davantage. Aujourd’hui ce dernier a droit à 60,000 francs et ses collègues des départements touchent 18,000, 25,000 ou 35,000 francs ; ce sont les mieux appointés des membres de la hiérarchie des fonctionnaires de l’État ; ces chiffres de 25,000 et de 35,000 francs, en y joignant le logement, sont beaucoup trop élevés relativement à l’ensemble des traitements français. Les conseillers d’État qui touchaient 20,000 francs sous le premier empire, autant sous le second, n’en reçoivent plus que 16,000, ce qui ne leur permettrait pas de vivre avec décence s’ils n’avaient pas d’autres ressources. Le vice-président du conseil d’État, faisant fonctions de président (le président de droit est le garde des sceaux), a un traitement de 25,000 francs ; ses prédécesseurs sous l’empire recevaient trois ou quatre fois plus. Les juges des tribunaux criminels et civils ne sont pas plus heureux au point de vue des revenus. Le premier président de la Cour de cassation a 30,000 francs de traitement, celui de la Cour d’appel 25,000, les conseillers à la première de ces Cours 18,000, et à la seconde 12,000.

Les directeurs généraux des ministères étaient autrefois d’importants personnages, presque indépendants des ministres et singulièrement bien rétribués. Ils recevaient d’abord 25,000 ou 30,000 francs de traitement fixe ; puis presque tous y joignaient, par une tolérance secrète, de fort opulents accessoires, dépassant, d’ordinaire, le principal. Il faut lire dans l’autobiographie du marquis d’Audiffret l’énumération des réformes de comptabilité qui furent effectuées sous la Restauration. Dans le service des douanes, dans celui des postes, dans celui des contributions indirectes, les hauts agents, par des caisses occultes et des sortes de tontines, se faisaient de 50 à 100,000 francs de revenu ; parfois même certains agents atteignaient des émoluments de 300,000 francs[2]. Toutes ces aubaines ont disparu aujourd’hui, et les directeurs généraux de ministère ne touchent que des traitements qui varient de 18,000 à 25,000 francs. Des comptables d’un genre particulier, assujettis à de gros cautionnements et à une grande responsabilité, les receveurs généraux des finances, ont vu aussi leur position déchoir, par la réduction de leur traitement fixe, la diminution du taux de leurs remises proportionnelles, l’augmentation des frais de bureau qui sont à leur charge. Néanmoins, quoique le plus grand nombre des receveurs généraux des finances ne reçoivent pas, comme émoluments nets, plus de 30,000 à 40,000 francs, l’envie et l’ignorance s’attaquent à leur situation dont elles s’exagèrent l’importance, et il a été bien des fois question de transformer ces fonctionnaires en agents à traitement fixe.

Pendant que les gros traitements diminuent, au point d’être presque introuvables dans nos budgets, les petits augmentent, et il ne faut pas s’en plaindre. Les distances se rapprochent ainsi dans les cadres bureaucratiques. Autrefois un ministre avait des émoluments qui équivalaient à ceux de cent expéditionnaires, de quarante ou de cinquante commis principaux et d’une vingtaine de chefs de bureau. Aujourd’hui le traitement d’un ministre n’est que sept ou huit fois supérieur à celui d’un chef de bureau, quinze ou vingt fois à celui d’un commis principal et trente ou trente-cinq fois à celui d’un expéditionnaire. Encore fera-t-on dans cette voie d’égalisation de nouveaux progrès. On n’élève pas les traitements des ministres, on accroît sans cesse ceux des chefs de bureau, plus encore des sous-chefs, et par-dessus tout ceux des derniers employés. Autrefois la pratique courante consistait à rémunérer grassement les hauts fonctionnaires et chétivement les subordonnés ; aujourd’hui, c’est l’opposé, on rétribue convenablement les employés des dernières classes et très-chichement leurs supérieurs. Le vice de la méthode actuelle, c’est d’éloigner des fonctions de l’État les hommes les plus actifs et les plus capables. Un vieux préjugé que chaque jour amoindrit a rattaché jusqu’à ces derniers temps beaucoup de familles aux services gouvernementaux, lesquels étaient considérés comme plus relevés, plus constitués que les autres en dignité ; mais quand cette prévention aura complètement disparu, il est peu probable que les administrations dépendant de l’État attirent dans leur sein les hommes les plus intelligents et les plus persévérants.

Un travail d’égalisation s’effectue ainsi avec une grande énergie dans le sein des administrations publiques. Les gros traitements s’abaissent ou disparaissent ; les petits s’élèvent ; les rangs se rapprochent. Dans les divers projets qui se sont produits sur la réorganisation de la magistrature en France, on fait une beaucoup moindre différence qu’autrefois entre le traitement du juge supérieur et celui du juge inférieur. Le simple juge a presque autant que le conseiller de cour, et le président ne reçoit guère plus que chacun de ses assesseurs. Cette tendance à une moins grande inégalité de rémunération dans les services publics est aujourd’hui très-sensible chez tous les peuples. Il semble que l’on veuille se conformer à la maxime que les hommes doivent être payés, non pas selon leur mérite ou leurs services, mais selon leurs besoins. Il est vrai de dire que l’État, s’il se maintient dans les attributions qu’il a jusqu’ici exercées, peut très-bien se passer d’hommes d’une capacité supérieure, du moins en temps de calme et de paix n’inventant pas, innovant peu, guidé par la tradition et par une sorte de routine, il peut accomplir convenablement sa tâche avec des agents de qualité moyenne, sans grand ressort, sans remarquable initiative ces mérites deviennent de plus en plus communs au fur et à mesure que l’instruction se répand.

La littérature classique et l’Écriture nous parlent souvent des grands de la terre. Nous cherchons ces grands de la terre, et nous n’arrivons pas à les trouver, au moins dans les fonctions publiques de nos États démocratiques. Nous rencontrons bien d’opulents banquiers, de riches manufacturiers ou commerçants, des hommes d’État qui exercent sur leurs concitoyens un ascendant contesté, précaire, toujours prêt à s’évanouir. Nous ne découvrons pas parmi nous les grands de la terre, tels que nous les dépeignent les écrivains des autres âges : des hommes entourés d’autorité, d’éclat, de puissance, de richesse, réunissant au pouvoir l’opulence, ne dépendant pas de la foule et par conséquent plus ou moins de chacun, ces hommes-là ont disparu, ils appartiennent à une civilisation, on pourrait presque dire à une faune épuisée, tout comme les mammouths et les mégalosaures.

Le fonctionnaire le plus capable, le plus heureux, arrive en France dans sa vieillesse à toucher une pension de 6,000 francs. Les orateurs dont le nom est connu de tout le monde civilisé jouissent, comme sénateurs ou comme députés, d’émoluments annuels de 9,000 francs. Les membres du parlement que rebute une aussi médiocre rémunération n’ont d’autre ressource que de se lancer dans les administrations privées, de vendre leur nom à quelques-uns de ces exploiteurs du public, de se joindre à ces fondateurs de sociétés anonymes qui tendent des pièges à la foule ignorante et cherchent à récolter des primes à ses dépens. Ils parviennent, dans ce honteux métier, à recueillir deux ou trois milliers de francs annuellement pour chaque société qu’ils administrent, et vingt ou trente mille francs quand ils sont entrés dans quelque syndicat dont le coup de piraterie a réussi. Une ou deux centaines de députés et de sénateurs se livrent ce genre d’entreprises. Mais le succès y devient de plus en plus malaisé le public finit par se montrer défiant à force d’avoir été pillé. Les noms, les qualités des administrateurs, les prospectus, les réclames l’amorcent de moins en moins.

Bien des fois il nous est arrivé de protester, dans les feuilles publiques, contre cet abus des fonctions parlementaires, contre l’avilissement du Parlement dans la personne de beaucoup de ses membres[3]. C’est un peu parler dans le désert. Le gouvernement dispose, cependant, encore en France, pour récompenser ses fidèles, d’une demi-douzaine de places bien appointées. C’est la seule raison pour laquelle il tient à conserver le droit de nommer le gouverneur de la Banque et celui du Crédit foncier, ainsi que les deux sous-gouverneurs de ce dernier établissement. Les deux premières de ces places rapportent 60,000 francs, en plus d’opulents accessoires. Les places d’essayeurs ou de contrôleurs des monnaies sont aussi de bonnes sinécures qui restent à la discrétion du ministère[4]. Mais qu’est-ce qu’une demi-douzaine d’exceptions dans un pays de 38 millions d’habitants ?

On trouve encore une contrée, une seule, où les fonctions publiques sont largement rémunérées ; mais elles y sont en bien petit nombre, c’est l’Angleterre. Les traitements de 100,000, de 200,000 francs s’y rencontrent, tandis que chez nous on n’en trouve plus un seul de ce genre. Les rémunérations de trente, quarante, cinquante mille francs n’y sont pas rares. Un juge de comté reçoit 30,000 francs, et un juge d’une grande cour en obtient 125,000. Les Anglais ont voulu que leurs magistrats eussent une position à peu près aussi large que les bons avocats. En France cette considération nous laisse indifférents.

Les pensions en Angleterre sont, par rapport aux nôtres, singulièrement élevées. Un recueil curieux, et très-empreint de l’esprit démocratique, The financial Reform Almanach, contient la liste alphabétique de toutes les personnes retraitées avec l’âge qu’elles avaient en quittant le service et le montant de la pension qu’elles touchent. Nous relevons, dans ce long tableau qui contient 23 pages, en dehors de la famille royale, 4 pensions de 5,000 livres sterling ou 125,000 francs une de 4,880 livres sterling ou 114,500 francs une autre de 4,200 livres, soit 110,000 francs quatre de 4,000 liv. ster. ou 100,000 francs ; dix de 3,500 à 4,000 livres, soit de 87,500 fr. à 100,000 trois de 78,000 francs (3,000 livr. sterling) 33 pensions de 50, 000 à 75,000 fr. (2,000 à 3,000 liv. sterl.) ; 15 de 1,800 à 2,000 liv. ster. ou de 37,500 à 80,000 francs et un nombre naturellement beaucoup plus considérable de pensions de 30,000, 25,000, 20,000 francs. Que l’on pense à notre maximum de 6,000 francs pour les pensions civiles et l’on verra combien les pensions diffèrent d’un côté de la Manche à l’autre.

L’Angleterre a conservé une autre source de gros revenus, c’est l’Église établie avec ses riches fondations. D’après le recueil que nous citions plus haut, les 30 évêques de ce pays se partagent en traitements une somme de 138, 400 livres sterling ou 3,960,000 francs, ce qui fait à chacun d’eux en moyenne 132,000 francs de rente le plus riche, celui de Canterbury, touche 13,000 livres sterling (375,000 fr.) le moins riche, celui de Sodor et Man, ne reçoit que 2,000 livres sterling (50,000 fr.) mais deux évêques seulement ont moins de 4,000 livres ou 100,000 francs. Les doyens de chapitre sont fréquemment payés 2 ou 3,000 livres sterling (30 à 75,000 fr.). Les chanoines résidents reçoivent habituellement de 15,000 à 25,000 francs. Il y a en outre 263 bénéfices d’un revenu supérieur à 25,000 fr. ; 1,877 bénéfices dont le rendement varie de 12,500 fr. à 25,000 ; 7,071 d’un revenu de 5,000 à 12,500 fr. ; 3,047 bénéfices de 2,300 à 5,000 fr. et enfin l, 032 inférieurs à 2,500 francs. On peut juger par ces chiffres de l’opulence de l’Église anglicane. On pourrait encore rapprocher de l’Église établie les Universités avec leurs dotations, leurs privilèges, et les bénéfices qui sont connus sous le nom de fellowships.

L’Angleterre avec ses hauts traitements, ses grosses pensions, les bénéfices de son clergé officiel, fait une exception unique dans le monde. Partout en dehors d’elle les fonctions administratives tombent dans une médiocrité toute bourgeoise, on pourrait presque dire toute plébéienne.

Contrairement à l’opinion commune le nombre de ces fonctions, du moins de celles d’un ordre élevé et assurant une certaine rémunération, a plutôt une tendance à la baisse qu’à la hausse. S’il y a infiniment plus qu’autrefois d’agents inférieurs, de commis des postes, de cantonniers, etc., il n’y a pas un plus grand nombre de préfets et de sous-préfets, il y aura bientôt moins de juges. Le marquis d’Audiffret, dans son ouvrage sur le Système financier de la France, a montré que depuis 1815 le nombre des employés de l’administration centrale du ministère des finances s’était singulièrement restreint[5]. Il en est de même des percepteurs et des receveurs municipaux. De 24,612 en 1814 ces fonctionnaires sont tombés au chiffre de 7,500 en 1877.

Les officiers ministériels ont vu aussi leurs rangs se resserrer, comme le montre le tableau suivant[6] :


Nombre
au 1er avril 1814.
Nombre
au 1er avril 1877.
Notaires 
12,220 10,051
Avoués 
 3,872 10,051
Huissiers et commissaires priseurs 
10,881  7,668


En même temps que leur nombre baissait, leur situation, sauf celle des notaires, ne s’améliorait pas. On sait les plaintes constantes des avoués, des huissiers, des greffiers relativement aux tarifs de leurs honoraires. Ces tarifs sont restés à peu près les mêmes qu’autrefois, et il y a peu de chance que l’autorité législative les relève dans de fortes proportions. Les avocats suivent plus ou moins le sort des tribunaux, et quoique leur profession soit encore singulièrement considérée, elle est infiniment moins lucrative que ne le suppose le vulgaire, et à part quelques douzaines d’hommes peut-être, certainement pas une centaine, dans un grand pays comme la France, auxquels la profession d’avocat rapporte de riches émoluments, le reste en tire à peine de quoi vivre d’une manière un peu large. Nous ne pensons pas exagérer en disant qu’il n’y a, sans doute, pas cinquante avocats en France qui gagnent 50,000 francs chaque année et peut-être pas cent qui en gagnent régulièrement 30,000[7]. On peut jeter les yeux autour de soi et l’on voit fort peu d’avocats, parmi les plus illustres, qui se soient retirés du barreau avec une fortune de 2 ou 3 millions acquise par des plaidoiries ou des consultations, sans appoint de patrimoine ou de spéculations quelconques. Ces calculs peuvent paraître au-dessous de la réalité aux personnes qui n’ont pas l’habitude de se rendre compte des choses et qui sont dépourvues de discernement, d’esprit de critique ; mais aucun homme de sens et d’expérience ne nous démentira.

Les ingénieurs ne sont pas traités par la civilisation actuelle avec beaucoup plus de faveur que les membres des autres professions libérales. Ils ont eu leur âge d’or dans la période qui s’est écoulée de 1830 à 1860. Ceux qui ont participé à la construction des premiers chemins de fer, à l’établissement de la grande industrie, ont recueilli d’opulentes moissons de bénéfices. Il n’en est plus de même aujourd’hui. La concurrence a fait sentir dans cette profession son influence comme dans toutes les autres ; elle a déprimé les profits, sauf pour les hommes d’une capacité exceptionnelle, sauf aussi pour ceux qui se font industriels et entreprennent des travaux à leurs risques et périls. Cependant, même ces derniers voient aussi leur situation s’amoindrir, les perspectives de gros gains se restreindre et s’éloigner. Il en est de l’art de l’ingénieur, de la carrière de l’entrepreneur, comme de tous les autres arts et de toutes les autres carrières l’instruction, répandant toutes les connaissances et les rendant vulgaires, leur enlève une partie de leur prix. Ceux qui ne savent qu’appliquer les procédés connus, sans avoir le don de les améliorer, deviennent chaque jour de plus en plus nombreux. Il n’y a pas pour les occuper utilement, pour les rémunérer largement, assez de travaux productifs dans une vieille contrée. Les bons sujets de l’École Centrale des arts et manufactures trouvaient jadis en France même des postes très-avantageux ; un peu plus tard ils durent aller en Autriche, en Italie, en Espagne, en Égypte, en Russie, en Grèce ; maintenant c’est plus loin qu’ils doivent s’expatrier. Toutes les carrières sont encombrées, c’est là le cri général, cri de l’anxiété des familles, cri de l’angoisse et de la misère des hommes qui entrent dans la vie active. Comment en serait-il autrement ? L’instruction, la capacité moyenne ne sont plus des monopoles, ce ne sont même plus des raretés. Elles ont perdu cette grande qualité économique, qui influe tant sur les prix, celle d’objet rare. Aussi le commun des ingénieurs habiles et laborieux doit-il se contenter de rémunérations de 10, 12, 13, au maximum 20,000 francs par an, émoluments qui suffisent à une vie modeste et permettent difficilement une épargne de quelque importance. Pour arriver plus haut, il faut ou un exceptionnel bonheur, ce facteur si important du succès, ou un talent particulier, quelque chose de plus que l’instruction ou que la capacité habituelle : il faut le don d’invention, cette force spontanée et suggestive de l’esprit, qui permet d’ajouter au patrimoine de l’humanité, qui découvre tantôt un nouveau procédé pour fabriquer le fer ou l’acier, tantôt une drague perfectionnée, tantôt une combinaison chimique, tantôt un perfectionnement mécanique. Ceux qui possèdent cette faculté intuitive, créatrice, s’élèvent de bien des coudées au-dessus de la foule simplement intelligente et laborieuse qui les entoure. Ceux-là peuvent réaliser dans ce siècle des fortunes royales, comme le firent Bessemer et plusieurs autres. Ces hommes rares sont en dehors de la sphère de la concurrence ils échappent à cette loi qui dans notre siècle déprime toutes les rémunérations et les ramène toutes à la médiocrité. Il semble, en effet, que l’instruction, si répandue qu’elle soit, n’ait pas le pouvoir de susciter un plus grand nombre d’hommes doués de la faculté d’invention soit dans les arts, soit dans les lettres, soit dans les sciences, soit dans l’industrie. On dirait que la Providence a compté à chaque génération les esprits de premier ordre, les esprits créateurs ; que ceux-ci dans tous les siècles, au moins depuis la fin de la barbarie de la première moitié du moyen âge, aient toujours rencontré le moyen de surgir, de se faire connaître, de faire en quelque sorte irruption, quel qu’ait été le milieu où ils se soient trouvés. Il y a dans l’Europe occidentale d’aujourd’hui, en France, en Angleterre et en Allemagne particulièrement, dix fois plus peut-être d’hommes sachant lire et écrire et dix fois plus aussi d’hommes connaissant les premiers éléments des sciences qu’il ne s’en rencontrait au dix-huitième siècle dans les mêmes pays, mais il ne semble pas qu’il y ait dix fois plus de capacités de premier ordre ; peut-être n’y en a-t-il pas davantage.

Pour qui observe de près notre société, pour qui sait faire la part de la période extraordinaire de rénovation dont le deuxième et le troisième quartiers du dix-neuvième siècle ont été remplis, il est évident que la concurrence de plus en plus pressante dans toutes les professions administratives et libérales y doit diminuer singulièrement les profits, les traitements et émoluments de toutes sortes. La bourgeoisie, la haute bourgeoisie surtout, s’en trouvera atteinte : les fonctions publiques dont le sort devient de jour en jour plus précaire et dont la rémunération, au moins pour les hauts emplois, diminue plutôt qu’elle ne s’élève, n’appartiennent plus en monopole à la bourgeoisie. Cette partie de la société doit faire chaque jour des pertes de prestige, d’autorité, d’indépendance ses services sont de moins en moins appréciés, de moins en moins payés. Toutes les professions libérales, de plus en plus envahies, deviennent de moins en moins lucratives.

Il n’y a d’exception que pour les hommes entrant dans le monde avec ce talent exceptionnel, ce don naturel sans rival, qui s’appelle l’esprit d’invention, et que le vulgaire désigne sous le nom d’originalité. Ceux-là, dans les arts, dans les sciences, dans les lettres, dans l’industrie, ne perdront rien de la situation qu’avaient leurs prédécesseurs ; ils l’agrandiront au contraire. Artistes, littérateurs, savants, avocats, médecins, ingénieurs de premier ordre, tous ceux qui sont à un degré quelconque des inventeurs ou des créateurs, deviendront de plus en plus les élus, les favoris, les princes de la société moderne. Et cependant, au point de vue de la rémunération, il est bien probable qu’ils seront éclipsés par les chanteurs et les chanteuses, les comédiennes et les comédiens ; on en a donné plus haut la raison scientifique.




  1. En 1818 ou 1819, le célèbre chanteur Faure a eu un procès avec un impresario de Madrid. Il résultait des débats que M. Faure devait être payé 10,000 fr. par soirée, 40,000 fr. pour quatre soirées.
  2. Voir Souvenirs de ma carrière, du marquis d’Audiffret, et encore notre Traité de la Science des finances, t. II (2e édition), pages 121 et suivantes.
  3. Dans la séance du 5 juillet 1880 M. des Rotours a donne lecture à la Chambre des députés d’un de nos articles de l'Économiste français sur la corruption parlementaire. Le président a blâmé cette lecture. Nos observations, quoique sévères, étaient d’une scrupuleuse exactitude.
  4. En 1880 on a créé un Crédit foncier algérien dont trois administrateurs doivent être pris parmi les principaux fonctionnaires de l’administration algérienne, et dont le directeur devra être agréé (c’est-à-dire en fait nommé) par le gouverneur général de l’Algérie. Ces dispositions n’ont pour objet que de procurer des places bien rémunérées à des amis du pouvoir. C’est là une méthode singulièrement préjudiciable à la bonne conduite des affaires et à la moralité publique.
  5. Il y avait à l’administration centrale du ministère des finances 4,562 employés en 1814, 2,982 en 1828, 2,435 en 1854 ; cependant les recouvrements et les paiements avaient presque triplé de la première date à la dernière (D’Audiffret, tome III, p. 58). Les traitements du personnel de l’administration centrale du ministère des finances étaient de 13,423,245 fr. en 1814, de 6,055,750 fr. en 1854 ils figurent pour 7,075,822 fr. au budget de 1879, ce qui représente une réduction notable par rapport au commencement de ce siècle, quoique tous les traitements inférieurs aient été accrus.
  6. Voir l’ouvrage de M. de Foville sur les Voies de communication, p. 435.
  7. Ces évaluations reposent sur un examen fort attentif de plusieurs cours d’appel. Chacune d’elles n’offre pas, en dehors de Paris, deux avocats gagnant 30, 000 fr. régulièrement ; à Paris il peut y avoir une cinquantaine d’avocats arrivant à ce chiffre ou le dépassant.