Essai sur la répartition des richesses/16

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CHAPITRE XVI

DE L’ACCROISSEMENT DES SALAIRES RÉELS.


Une grande partie de l’accroissement de la force productive a été consacrée à l’augmentation des articles de luxe ou de demi-luxe ce n’est pas un résultat regrettable. — Il est resté, néanmoins, une partie de l’accroissement de la force productive pour être employée en augmentation des salaires et des loisirs.

Recherches sur le taux des salaires dans les trois derniers siècles. — Comparaison des variations des salaires avec les variations du prix du blé. — Sous Élisabeth un travailleur ordinaire gagnait un quarter de blé en 48 jours, il le gagne aujourd’hui en 15 jours. — Calcul analogue pour la France.

De la hausse des salaires dans l’industrie manufacturière. — De la hausse dans les métiers urbains : la rémunération des ouvriers boulangers à Paris depuis 1830 ; elle a augmenté de 80 p. 100.

Cause particulière qui facilite les accroissements de salaires dans la grande industrie : part de plus en plus faible que représentent les salaires dans le prix de revient des produits. — À une hausse des salaires ne correspond pas une hausse, dans la même proportion, de l’objet fabriqué.

À l’élévation des salaires en argent correspond-il une amélioration réelle de la destinée de l’ouvrier ? — Coup d’œil sur le mouvement des prix et sur les budgets des ménages d’ouvriers. — Proportions des dépenses du logement, du vêtement, de la nourriture et des dépenses diverses dans ces ménages. — Le prix des vêtements a baissé ; les dépenses diverses n’ont pas haussé ; le prix du pain et des articles d’épicerie a plutôt fléchi ; seuls le logement, la viande et quelques autres comestibles ont haussé. La généralité des salaires a haussé de 80 p. 100 depuis un demi-siècle ; les dépenses de la vie de l’ouvrier ne se seraient accrues que de 25 à 33 p. 100 dans la même période, en supposant que le régime fût resté le même.

Les cinq périodes différentes de la vie de l’ouvrier : les deux périodes largement productives et pouvant offrir de notables excédants de recettes ; le service militaire sur le continent prend la plus grande partie de la première de ces périodes fécondes. — Le travail des femmes et des enfants est utile, au point de vue économique ; il ne déprime pas, autant qu’on le prétend, le salaire des hommes.

Augmentation de la consommation de la viande et des différentes consommations depuis cinquante ans. — Qu’il est impossible d’expliquer cet accroissement sinon par une amélioration de la destinée de l’ouvrier. — Exemples.

On a détruit dans le précédent chapitre l’étrange préjugé que le paupérisme a augmenté dans les sociétés modernes. Il est singulier que des écrivains sérieux puissent présenter comme un axiome ce prétendu accroissement du paupérisme, en se dispensant commodément de donner la preuve d’une proposition aussi surprenante.

Revenons maintenant à l’examen de l’influence de la civilisation : 1° sur le taux des salaires ; 2° sur les loisirs ; 3° sur la salubrité du travail ; 4° sur les garanties contre la vieillesse et les maladies ; 5° sur les chances qu’a l’homme sans fortune de s’élever dans l’échelle sociale.

Il est survenu dans la société française 30 millions de travailleurs nouveaux de fer et d’acier, dépensant seulement 1 centime et demi par heure, pour le charbon, pour les frais d’amortissement, pour l’intérêt ; produisant énormément et consommant peu. Quel a été l’effet, sur la destinée générale des Français, de la collaboration presque gratuite de ces 30 millions d’ouvriers inanimés (1,500,000 chevaux vapeur), triplant la force de la population active de la France ? Il semble que chacun des 10 millions de Français adultes du sexe masculin ait ainsi à son service trois esclaves de fer qui ne réclament pour nourriture qu’un peu de houille[1].

L’ensemble de la société a pu être affectée de trois manières par ce phénomène propre à notre siècle ; trois résultats ont pu se manifester : 1° un accroissement proportionnel des loisirs et du bien-être de l’ouvrier : 2° une augmentation nouvelle de la production, particulièrement de celle des objets de luxe ou de demi-luxe, la seule qui soit indéfiniment extensible ; 3° une augmentation de la population.

En général ces trois effets se sont développés simultanément et se sont combinés ; les proportions de cette combinaison ont beaucoup varié suivant les pays. En Belgique, en Allemagne même, c’est l’accroissement de la population qui a été la conséquence principale du développement de la puissance productive de l’humanité. Dans les autres pays d’Europe, la plus grande partie des progrès industriels s’est résolue, non pas en une augmentation des salaires ou des loisirs de l’ouvrier, mais en augmentation de la production ; notamment de la production des objets de luxe ou plutôt de demi-luxe et en baisse de prix de ces articles.

Il ne faut pas se hâter de condamner cet emploi de la puissance productive nouvelle de l’humanité. Deux observations sont ici nécessaires. En parlant de l’accroissement de la production des objets de luxe, nous entendons beaucoup moins les articles de grande élégance et d’incontestable superfluité, qui sont à l’usage des classes élevées, que tous les objets dont la masse de la population se privait ou se passait jadis, qui maintenant sont devenus d’un usage général et contribuent soit à une meilleure hygiène, soit à plus de décence, plus de dignité dans les ménages d’ouvriers. Les bas, les mouchoirs, des vêtements plus variés et plus propres, des rideaux aux fenêtres, des tapis sous les pieds, un mobilier moins sommaire, voilà ce luxe démocratique, fruit du développement de la force productive de l’humanité[2]. Le luxe ainsi compris est le signe de la suprématie que l’homme exerce sur la matière ; c’est ce qui, au point de vue économique, élève l’homme au-dessus de la bête ; la satisfaction des besoins matériels les plus indispensables et purement animaux exige chaque jour une moindre proportion des efforts d’un peuple civilisé.

La seconde observation qui doit empêcher de regretter à l’excès le principal emploi que les peuples civilisés ont fait du développement de leur force productive, c’est que si la plus grande partie des progrès industriels s’est traduite en accroissement de la production plutôt que des salaires et des loisirs, la hausse des salaires, l’augmentation des loisirs de l’ouvrier depuis un siècle ou un demi-siècle sont néanmoins considérables. Nous allons le démontrer.

La constatation du taux moyen des salaires à différentes époques et dans différents pays présente des difficultés presque inextricables. Le salaire est si varié et ondoyant qu’il échappe presque par sa mobilité à la statistique. On doit renoncer en pareille matière à une absolue exactitude et se contenter de données approximatives. Les relevés officiels des salaires, ceux qui sont dressés en France par les maires, sont empreints de la plus grande légèreté. Les statistiques de la Chambre de commerce de Paris en 1850 et 1860, les documents fournis aux expositions de 1867 et de 1878, les enquêtes privées près des industriels comme celles de Villermé, de Blanqui, de Louis Reybaud ou comme nos propres investigations méritent plus de confiance. En général, on exagère le taux des salaires ; on le croit plus élevé qu’il n’est parce que l’on ne tient pas compte des interruptions forcées dans le travail, de la morte saison, des fournitures faites par l’ouvrier, ou bien encore parce que l’on considère comme la rémunération moyenne et habituelle celle qui n’est atteinte que par des ouvriers d’élite. Les déclarations des fabricants, dans les enquêtes, sont d’ordinaire au-dessus de la vérité, l’industriel ayant presque toujours intérêt à représenter ses frais de production comme supérieurs à ce qu’ils sont réellement.

Si l’on veut ne pas s’écarter de la vérité, on doit apporter une grande prudence dans les rapprochements que l’on fait entre les salaires des différentes époques et des divers pays. Cette prudence sera notre règle dans les indications que nous allons donner.

Considérons d’abord l’Angleterre, la contrée la plus industrielle du monde. D’après Macaulay, le salaire moyen en argent sous Charles II était moitié aussi haut qu’en 1848 ; les objets de première nécessité, selon l’historien anglais, coûtaient alors, pris en bloc, plus qu’aujourd’hui. La bière et la viande, il est vrai, ont augmenté, mais le pain est resté au même prix, l’épicerie et les objets manufacturés ont notablement diminué. C’est une formule universellement reçue et complètement fausse que les vivres ont doublé depuis trente ou quarante ans : la viande est dans ce cas, mais non pas le pain ; or, il ne faut pas oublier qu’autrefois les ouvriers ne mangeaient jamais de viande et qu’aujourd’hui encore le pain forme 40 p. 100 du prix de la nourriture pour les familles ouvrières inférieures et 25 à 30 p. 400 pour les familles ouvrières supérieures. Quant à l’accroissement du prix du loyer, il est compensé par la diminution du prix du vêtement. Le criterium de l’élévation du coût de la vie n’est pas le même pour les familles bourgeoises et pour les familles ouvrières.

La grande hausse des salaires au dix-huitième siècle est un fait constant qui n’a échappé à aucun observateur perspicace. Nul ne l’était plus qu’Adam Smith et n’apportait autant de discernement à distinguer le salaire réel du salaire apparent. D’après lui, de la fin du dix-septième siècle à la fin du dix-huitième, les salaires avaient presque doublé, le prix du blé et par conséquent du pain baissant dans la même période. Au dix-neuvième siècle, la hausse du prix de la main d’œuvre en Angleterre n’est pas moins sensible, mais elle procède d’une manière irrégulière, par des bonds énormes, suivis souvent de légers reculs. Les grèves, les Trades Unions, les Lock-out en sont la cause. L’élévation des salaires représente en Angleterre depuis une trentaine d’années une ligne brisée qui, néanmoins, dans l’ensemble suit une direction très-nette, chaque recul étant fort inférieur au progrès précédent. De 1839 à 1889 les salaires dans l’industrie britannique ont haussé d’environ 20 p. 100 ; on admet — il y a là sans doute quelque exagération — que de 1859 à 1875 ils se sont élevés encore de 60 à 70 p. 100. Depuis lors, ils ont rétrogradé dans une certaine mesure. L’instabilité des salaires est, tout aussi bien que leur tendance à la hausse, le trait caractéristique de cette période. À une augmentation de 60 à 70 p. 100 succède, à partir de 1876, une baisse de 10 à 20 ou 25 p. 100. L’accroissement total depuis le commencement du siècle et depuis 1830 reste énorme : si la viande coûte plus cher et le logement aussi, le pain est à meilleur marché, le sucre également et beaucoup d’autres denrées, plus encore le vêtement, le mobilier, les objets de ménage. Les sociétés coopératives de consommation ont notablement réduit le prix de la plupart des articles d’épicerie.

Comparé au prix du blé, le salaire depuis Élisabeth s’est prodigieusement accrû. D’après les recherches de Roscher, l’un des savants les plus érudits et les plus consciencieux qui soient, un travailleur ordinaire gagnait sous Élisabeth le quarter (280 litres) de blé en 48 jours ; au dix-septième siècle, en 43 jours ; de 1700 à 1766, en 32 jours ; de 1815 à 1850, en 19 jours ou en 28 au plus ; vers 1860 et 1865, en 15 ou 20 jours. Aujourd’hui, il gagnerait le quarter de blé en moins encore. Si l’on prenait le blé comme seule mesure, le salaire de l’ouvrier anglais aurait triplé depuis Élisabeth, plus que doublé depuis la fin du dix-huitième siècle ; il aurait augmenté de 30 à 40 p. 100 depuis 1850. Ces résultats ne s’éloignent guère de la vérité, tellement a baissé le prix de toutes les superfluités d’un usage général.

L’examen des variations du salaire en France confirmera ces données. Boisguillebert dans son traité des grains, écrivant dans la seconde moitié du dix-septième siècle, fixe à 7 ou 8 sous de notre monnaie le salaire minimum du travailleur des champs ; pendant la moisson le salaire était double. En 1697, d’après le même auteur, les ouvriers de Paris gagnaient de 40 à 50 sous par jour, évaluation qui nous semble exagérée. Vauban n’estimait qu’à 22 ou à 45 sous les salaires des ouvriers de Paris, à 18 sous ceux des artisans de province, à 12 ou 13 sous ceux des travailleurs des champs. L’écart était alors beaucoup plus considérable qu’il ne l’est actuellement entre les différentes catégories d’ouvriers. D’un côté, les corporations supprimaient la concurrence dans les arts et métiers et déprimaient les ouvriers de la dernière catégorie ; d’un autre côté, l’instruction était moins répandue et le privilège des ouvriers habiles était mieux assuré. En 1819, Chaptal parlait de 25 sous comme salaire moyen : aujourd’hui ce salaire est d’au moins 50 sous ; à Paris il dépasse 4 francs. La rémunération des simples manœuvres a plus haussé que celle des artisans, par les raisons que nous venons de dire. D’après un autre minutieux statisticien, Moreau de Jonnès, le salaire moyen annuel d’une famille de travailleurs ruraux s’élevait à 135 francs seulement en 1700, à 126 francs en 1760, à 161 en 1788, à 400 francs en 1813, à 500 en 1840 ; aujourd’hui on l’estime à 8 ou 900 francs[3].

Prenons les chiffres de Vauban, de Chaptal, les nôtres propres, et comparons-les au prix du blé. Le setier de blé (125 kilogrammes) coûtait 24 francs en 1692, ce qui représente à peu près 16 francs l’hectolitre, en 1820 l’hectolitre se vendait environ 18 francs ; aujourd’hui 21 ou 22 francs ; nous entendons parler de l’hectolitre de 80 kilogrammes. Il fallait donc en 1692 environ 30 ou 32 journées de travail des champs pour gagner un hectolitre de blé, en 1819 il suffisait de seize à dix-huit journées, il n’en faut maintenant que dix à onze, en mettant à 2 francs ou 2 fr. 20 en moyenne la journée de l’homme or, celle-ci est souvent beaucoup plus forte, notamment pendant le temps de la moisson, de la fenaison, des vendanges. Ainsi les salaires, estimés en blé, auraient triplé depuis la fin du dix-septième siècle, et augmenté de 70 à 80 p. 100 depuis 1819. Ajoutez l’abaissement du prix des vêtements, des ustensiles de ménage, des condiments et de l’épicerie, vous aurez plus que la compensation de l’augmentation du prix de la viande et du loyer. L’ouvrier, d’ailleurs, mangeait-il de la viande au dix-septième siècle ou même au commencement de celui-ci ?

D’autres renseignements viennent appuyer les chiffres qui précèdent. D’après M. de Villeneuve-Bargemourt qui écrivait en 1839, la moitié « de la dépense d’une famille ouvrière », soit 303 francs sur 600 francs de revenu annuel était consacrée au pain. Aujourd’hui on calcule que l’achat du pain représente 20 p. 100 seulement de la dépense totale de la famille d’un bon ouvrier de manufacture, et 30 p. 100 de la dépense totale d’une famille d’ouvriers inférieurs[4].

Si l’on se borne aux cinquante dernières années et que l’on compare les enquêtes faites par Villermé au milieu du règne de Louis-Philippe, par Louis Reybaud de 1860 à 1862, les documents pour l’Exposition universelle de 1867 et pour celle de 1878, ainsi que les dépositions faites devant les commissions législatives des tarifs de douane en 1878 ou 1879, on constate une progression continue des salaires.

Cette hausse est particulièrement sensible pour le salaire des femmes. Celui-ci variait dans les fabriques, d’après Villermé, de 12 à 20 sous par jour, exceptionnellement de 20 à 40 sous. M. Louis Reybaud fixait le salaire moyen des femmes dans les manufactures entre 20 et 35 sous, et le salaire exceptionnel entre 35 et 55 sous. D’après les dépositions des industriels aux enquêtes sur les tarifs, les salaires moyens des filatures normandes auraient haussé de 25 p. 100 dans la période de 1868 à 1878. L’amélioration a été plus grande pour les enfants que pour les hommes, pour les ouvriers des dernières catégories que pour ceux des catégories supérieures. Le même fait a été constaté en Angleterre, et il s’explique par des raisons très-naturelles. L’usage de la vapeur comme force motrice et les perfectionnements de la mécanique rendent un grand déploiement de force musculaire inutile pour la plupart des opérations manufacturières ; une certaine agilité des doigts et une attention soutenue suffisent ; les femmes et les enfants ont la première qualité à l’égal des hommes, et ils sont susceptibles d’acquérir la seconde. La civilisation a donc diminué la différence de capacité productive qui existait entre les femmes et les enfants, d’une part, et les hommes faits, de l’autre.

Cette élévation des salaires, tous les documents sont d’accord pour la constater. L’enquête décennale faite, à l’occasion de l’Exposition de 1878, par la société industrielle de Mulhouse ayant pour rapporteur M. Engel-Dollfus, a démontré que, de 1857 à 1867, l’augmentation des salaires avait été de 28 à 40 p. 100 dans les filatures et les tissages, et que de 1867 à 1877 elle avait encore été de 26 à 30 p. 100.

La même amélioration s’est produite pour les ouvriers occupés dans des industries non concentrées Nous allons en citer un frappant exemple. En 1879 et 1880 la boulangerie parisienne a été troublée par une agitation ouvrière ayant pour objet de faire élever les salaires. À l’occasion de ce conflit entre les boulangers et leurs ouvriers il a été publié des documents qui montrent avec évidence la hausse rapide des salaires depuis un demi-siècle.

Le 30 octobre 1879, une réunion des ouvriers boulangers, tenue au Cirque-d’Été, décida qu’il serait soumis au syndicat de la boulangerie parisienne des propositions tendant à obtenir : 1° que la journée, qui était de 6 francs fût portée à 7 francs, ce qui, de 42 francs élevait à 49 francs la semaine, à la fin de laquelle il est d’usage de faire la paie ; 2° que le prix des fournées supplémentaires, qui était de 1 franc par ouvrier, fût porté à 1 fr. 50. Les ouvriers motivaient cette demande par l’augmentation des vivres et des loyers, et par les dépenses extraordinaires qu’exige le travail de nuit. Ils réclamaient en outre le maintien de l’usage en vertu duquel le patron doit donner 1 kilogramme de pain et 20 centimes de vin par jour à chaque ouvrier.

La chambre syndicale de la boulangerie se réunit le 6 novembre pour examiner ces réclamations. Le président communiqua un intéressant tableau des augmentations de salaire successivement exigées par les ouvriers :

« 1830. — Les ouvriers sont payés 26 fr. 25 la semaine ou 3 fr. 75 par jour.

« 1840. — Les ouvriers sont payés 28 francs la semaine ou 4 francs par jour ; les fournées supplémentaires, 50 centimes.

« 1848. — Arrêté de M. Caussidière, préfet de police, qui établit le tarif suivant (28 mars 1848) : 31 fr. 50 par semaine ou 4 fr. 50 par jour. Pour 4 fournées à 2 ouvriers comme pour 6 fournées à 3 ouvriers. Les fournées supplémentaires, 60 et 75 centimes, la septième est payée.

« 1849. — Grève causée parce que l’arrêté de M. Caussidière est d’abord abandonné, puis rapporté (M. Carlier, 15 février 1880) les prix de 1847 sont rétablis jusqu’en 1854 environ.

« 1854. — Les ouvriers sont payés 30 francs par semaine, soit 4 fr. 30 par jour (guerre de Crimée) ; la septième fournée n’est pas payée.

« 1859. — Les ouvriers sont payés 32 francs par semaine ou 4 fr. 55 par jour (guerre d’Italie).

« 1863-64. — Effet du décret du 22 juin 1863 qui établit la liberté de la boulangerie. Ouverture de nouvelles boulangeries et manque réel d’ouvriers. Ils sont payés 35 francs par semaine ou 5 francs par jour ; les fournées supplémentaires sont à 1 franc.

« 1867-68. — Exposition universelle. Grand mouvement social ; grèves de tous côtés ; les nouvelles ouvertures recherchent les bons ouvriers et les payent plus cher. Quoique les placeurs fassent venir environ 2 ou 3,000 ouvriers de la province, les prix montent quand même. Les ouvriers sont payés 38 francs par semaine ou 5 fr. 55 par jour.

« 1870-71. — Siège de Paris. Les ouvriers élèvent la semaine à 40 et 42 francs, soit 5 fr. 75 et 6 francs par jour.

Le président de la chambre syndicale fit remarquer que chacune de ces augmentations correspondait à quelque grand trouble social. Aucune perturbation de ce genre n’expliquait cette fois la demande des ouvriers. D’autres personnes exposèrent les graves conséquences que pourrait avoir une augmentation du prix du pain que l’augmentation des salaires ne manquerait pas d’amener. Cependant, pour faire preuve d’un esprit conciliant, la chambre syndicale décida qu’elle consentirait à augmenter de 3 francs le salaire de la semaine et à le porter à 45 francs. Il n’était point touché au prix des fournées.

Les ouvriers refusèrent ces propositions : ils ne se mirent pas en grève pour ne pas exciter contre eux la réprobation publique, mais ils adoptèrent le système connu sous le nom de « rotation », lequel consiste à changer chaque jour de maison, ce qui est pour le patron une cause d’ennuis et de mauvaise façon dans le travail. Il est probable que les patrons auront accédé aux demandes des ouvriers, quand paraîtront ces lignes. Ainsi, voilà un métier, très-pénible il est vrai, où les salaires auront augmenté de plus de 80 p. 100 depuis cinquante ans, de 40 p. 100 environ depuis dix-sept ans.

Une cause nouvelle rend possibles les accroissements continus des salaires dans la grande industrie, c’est la baisse constante du prix de revient des produits grâce aux perfectionnements mécaniques. C’est une observation curieuse que la très faible quote-part que représente la main-d’œuvre proprement dite dans le prix de la plupart des objets manufacturés. En rapprochant, d’après l’enquête de 1861-1863, les seize principales industries, on obtient la décomposition suivante du prix de revient moyen de leurs produits : dans un prix de revient de 100 francs, l’intérêt du capital ne représente que 2,43 p. 100, la main-d’œuvre 13,75, les matières premières 58,45, le combustible 6,42, les frais généraux 18,93. Il est vrai de dire que si l’on considère l’ensemble des salaires dans le pays et non les salaires de telle ou telle industrie qui donne seulement à l’objet une façon, une main d’œuvre, on obtient une proportion plus forte des salaires avec le prix des objets. Il y a, en effet, même dans les matières premières, même dans le combustible, même dans les frais généraux, une part de main-d’œuvre et de salaires ou de traitements. Si, par exemple, les salaires particuliers de l’industrie textile ne représentent que 13,75 p. 100 du prix des tissus, il ne faut pas en conclure que tous les salaires pourraient doubler en France sans que le prix de revient des tissus augmentât de plus de 13,75 p. 100. Comme en effet, la part des salaires entrant dans le prix de la matière première, du combustible, des frais généraux aurait, elle aussi, doublé par hypothèse, il est évident que l’accroissement du prix de revient des tissus par la hausse de tous les salaires du pays serait de plus de 13,75 p. 100 ; elle serait peut-être de 25 p. 100, peut-être de 30 : quoiqu’il en soit, ce qu’il importe de retenir c’est que le doublement des salaires n’amènerait pas le doublement du prix de revient et du prix de vente. La hausse des salaires a pour effet encore de provoquer l’invention de machines nouvelles ou le perfectionnement des machines anciennes, ce qui est pour l’ouvrier parfois un mal passager, mais toujours un bien définitif.

À la fin du siècle dernier on calculait que les salaires représentaient 60 p. 100 de la production générale, aujourd’hui ils ne formeraient plus que 40 p. 100 seulement ; et, malgré l’apparence contraire, ce changement est tout à l’avantage des salaires. Il vient, en effet, de ce que les capitaux s’étant prodigieusement accrus, l’outillage industriel s’étant merveilleusement développé, les matières premières exotiques entrant en abondance, les salaires forment une moindre quote-part du prix de revient des objets eux-mêmes, et cette situation leur permet une grande élasticité ; elle laisse aux salaires la faculté de s’élever considérablement sans que le prix des produits supporte une augmentation exactement correspondante. Quand il s’agit d’articles manufacturés les salaires peuvent hausser et les prix baisser, ou ne s’élever que de fort peu ; nulle situation n’est plus favorable à l’ouvrier.

Cette observation est d’une capitale importance les salaires des manufactures monteraient dans des proportions beaucoup plus considérables encore si l’agriculture pouvait faire des progrès aussi rapides que l’industrie, si l’on pouvait multiplier sur le même espace la production des hectolitres de blé ou des têtes de bétail dans la proportion où l’on multiplie pour une même usine la production des fils de coton ou des barres de fer. L’agriculture est la compagne inséparable de l’industrie, elle ne peut avoir une allure rapide, et la progression nécessairement lente des salaires agricoles retarde la progression qui isolément pourrait être très-rapide des salaires industriels. Tandis que ces derniers pourraient doubler sans que le prix des produits en fût notablement modifié, les premiers ne pourraient bénéficier soudainement d’une hausse considérable sans que le prix de revient des denrées en fût sensiblement affecté ou du moins sans que la rente de la terre en fût singulièrement réduite.

Le phénomène indéniable de l’élévation des salaires en argent est-il une simple apparence, ou bien, au contraire correspond-il à une amélioration réelle, sérieuse de la condition de l’ouvrier ? Beaucoup de personnes prétendent que l’accroissement du « coût de la vie compense l’augmentation des salaires en argent. C’est le cri général que le prix de la vie a doublé depuis cinquante ans ; cette formule n’exprime qu’un préjugé vulgaire ; elle est entachée d’une grande exagération.

Les calculs sur l’ensemble du mouvement des prix sont très compliqués et difficiles à faire. Rien n’est plus malaisé que de dresser un tableau des proportions que les différents objets de consommation ont entre eux, de les classer suivant leur importance et d’établir une moyenne, non pas seulement exacte au point de vue de l’arithmétique, mais, économiquement vraie, des variations des prix. Toutes les denrées n’ont pas la même importance pour toutes les classes de citoyens. Que les diamants, que la martre zibeline ou le renard bleu aient beaucoup haussé depuis un demi-siècle, qu’il en soit de même pour les chevaux de luxe, pour certaines denrées de bouche, comme les huîtres, comme les vins de grands crûs, cela ne concerne guère l’ouvrier ; ce sont des faits qui se passent au-dessus de sa tête. Que les gages des domestiques soient beaucoup plus élevés, qu’un grand train de maison revienne à beaucoup plus qu’autrefois, l’ouvrier n’a pas non plus à s’en inquiéter, puisqu’il n’a ni valet de chambre, ni cuisinière à son service et qu’il n’use pas de ces superfluités qui composent ce que l’on appelle un train de maison. La mesure de l’augmentation du coût de la vie ne peut être la même pour une famille aristocratique, pour une famille bourgeoise et une famille d’ouvriers, parce que les éléments de dépenses sont fort différents.

Ce sont les divers chapitres du budget de l’ouvrier qu’il importe d’étudier. Rien n’est plus difficile à dresser que ce budget. Presque tous ceux qui se sont essayés à cette tâche y ont échoué ; ils arrivaient toujours à des déficits, à une insuffisance des recettes pour couvrir les dépenses, sans doute parce qu’ils introduisaient dans ces prévisions des consommations de l’ouvrier trop de souvenirs de leurs propres habitudes bourgeoises.

L’enquête décennale de la Société industrielle de Mulhouse, en 1878 fournit sur les dépenses des ménages d’ouvriers des renseignements plus précis et plus exacts, autant qu’on en peut juger, que les documents antérieurs. M. Engel Dollfus, qui en est le rapporteur, a étudié en détail seize familles chargées d’enfants : il a constaté qu’en moyenne le logement représente la p. 100 de la dépense, le vêtement 16 p. 100, la nourriture 61 p. 100, les dépenses diverses 8 p. 100. Or, le prix du vêtement n’a pas haussé depuis trente ans ; depuis cinquante, il a plutôt baissé. Il en est de même des dépenses diverses indispensables : l’instruction des enfants est devenue partout gratuite, les soins médicaux le sont souvent ou à peu près ; voilà donc 24 p. 100 environ, soit le quart des dépenses qui n’est pas augmenté. Le logement a peut-être doublé de prix, mais il est plus confortable qu’il n’était autrefois.

Quant à la nourriture, qui compose en moyenne 61 p. 100 des dépenses d’un ménage d’ouvriers, il faut en distinguer les éléments divers qui ont été très-inégalement affectés par le mouvement des prix. Le pain entre pour 33 p. 100 et même pour 50 p. 100 dans les dépenses de table de l’ouvrier, suivant qu’il est plus ou moins aisé ; or le pain n’a pas augmenté de prix depuis vingt ans ou depuis cinquante ; il aurait plutôt une tendance à baisser. Ainsi, la moitié des dépenses de l’ouvrier n’a subi aucune hausse. L’autre moitié (la viande, l’épicerie[5], le lait, le vin, le logement) a augmenté de prix, mais elle n’a pas doublé ; elle a peut-être augmenté de 60 ou 70 p. 100, si l’on veut comparer des choses absolument semblables. De cette brève analyse, on peut tirer la conclusion que depuis quarante ou cinquante ans, les dépenses de la vie d’un ménage d’ouvriers peuvent s’être accrues de 25 à 33 p. 100, du quart au tiers. Or, comme depuis quarante ou cinquante ans, la généralité des salaires en France a monté de 80 à 100 p. 100 au moins, on voit que le progrès réel, en tenant compte des variations des prix, reste encore de 40 à 75 p. 100, c’est-à-dire qu’une famille d’ouvriers peut en 1880 se procurer environ moitié plus d’objets utiles ou agréables que ne le pouvait une famille de même catégorie il y a quarante ou cinquante ans.

Il est avantageux, d’ailleurs, pour l’ouvrier que le salaire nominal hausse, alors même que le prix des vivres, des subsistances, dans le sens le plus restreint du mot, viendrait à hausser, même dans une proportion correspondante, si les objets manufacturés et les articles de demi-superfluité restent aux mêmes prix. L’ouvrier isolé, qui n’est pas encore chef de famille ou qui a des enfants grands et se suffisant à eux-mêmes, peut faire plus d’épargnes. La vie de l’ouvrier se partage en six périodes : 1° celle où il est à la charge de ses parents : elle commence à sa naissance et dure jusqu’à l’âge de 14 ou 18 ans environ ; 2° celle où il peut se suffire, sans avoir encore d’excédant de recettes qui soit disponible pour l’épargne, elle va de l’âge de 14 ou 15 ans à celui de 17 ou de 18 ; 3° l’âge vraiment productif pour l’épargne et décisif pour l’avenir de l’ouvrier ce sont les huit ou dix années qui s’étendent de l’âge de 17 ou 18 ans jusqu’au mariage, c’est-à-dire jusqu’à 28, 28 ou 30 ans alors l’ouvrier jouit de tous les gains de l’homme fait sans avoir encore les charges du ménage il est rare qu’il ne puisse pas épargner le quart, le tiers, parfois la moitié de sa rémunération c’est la période importante pour le travailleur capable et frugal, il peut y accumuler un trésor de plusieurs milliers de francs ; 4° l’ouvrier se marie à 25, 28, 30 ans, il a des enfants, ses charges deviennent lourdes ; s’il n’a pas d’économies, il est rare que la gêne ne survienne pas en tout cas l’épargne se ralentit ; cette période dure 15 ou 18 ans, jusqu’à l’âge de 45 ou de 48 ans ; 5° survient une autre période, mais plus brève, d’aisance et où l’économie est de nouveau facile, c’est celle où les enfants sont d’âge à se suffire et où l’ouvrier, n’ayant pas encore perdu sa vigueur et son habileté, peut continuer d’exercer son métier cela dure huit ou dix ans, de 45 ou de 48 à 55 ; il peut encore de nouveau épargner le quart, le tiers, parfois plus de ses gains ; 6° la vieillesse qui pour le simple travailleur manuel est souvent précoce, débute à 55 ou 58 ans et se divise elle-même en deux époques, celle où l’ouvrier peut encore se livrer au travail, mais avec moins de succès et en obtenant une rémunération moindre, et celle, vers l’âge de 65 ou de 70 ans, où il ne peut plus guère rien gagner.

Dans les six périodes de la vie de l’ouvrier, il y en a donc deux, les plus courtes, embrassant ensemble 15 ou 20 ans seulement, qui peuvent présenter un excédant des recettes sur les dépenses. Dans ces deux périodes, l’ouvrier peut épargner soit le quart, soit le tiers, soit parfois la moitié de ses recettes. Sans doute, il y a des exceptions, de la part des infirmes, des hommes maladifs ; nous parlons ici de la généralité. En face de ces deux périodes fécondes en économies, il y en a quatre autres qui sont stériles, où l’ouvrier suffit seulement à ses dépenses et ne peut qu’exceptionnellement faire des épargnes un peu notables. Malheureusement la première des périodes prospères pour l’ouvrier, celle qui s’étend de l’âge de 17 ou 18 ans à celui de 28 ou 30, la plus favorable de son existence, est traversée, diminuée, souvent supprimée par le service militaire qui prend cinq années, ou du moins quatre. Le grand ennemi de l’amélioration du sort de l’ouvrier, c’est le service militaire exagéré ; c’est là le poids mort qui pèse sur la plus belle partie de sa vie, sur celle qui serait naturellement la plus féconde en ressources et en économies. Si dans la saison où se forment les bourgeons, d’où naissent plus tard les fruits, une main ennemie venait en arracher la plupart, l’automne ne pourrait pas réparer les pertes du printemps ; il en est de même pour la vie de l’ouvrier ; la période décisive est celle qui s’étend de 17 ou de 18 ans à 27 ou 28, le service militaire la réduit de moitié ; le service militaire est pour la destinée de l’ouvrier ce que la grêle du printemps est pour les arbres à fruits.

Si l’ouvrier emploie bien les deux périodes prospères de son existence, il lui est, disions-nous, fort avantageux que le salaire nominal ait haussé, alors même que le prix de certaines subsistances et celui du logement auraient monté. Toute la partie de sa rémunération qui n’est pas destinée à son logement et celles des consommations alimentaires ayant haussé de prix lui laisse une disponibilité beaucoup plus grande pour l’épargne, dans l’âge où il n’est pas encore chargé de famille.

Quand il a des enfants, on soutient parfois qu’il vaudrait mieux pour lui que ceux-ci ne travaillassent pas. Sans doute il ne faut pas, dans l’intérêt de leur santé, de leur instruction, de leur moralité, les assujettir à un labeur prématuré. Il est bon que jusqu’à douze ou quatorze ans ils ne se livrent à aucune tâche continue et absorbante ; mais après cet âge il est, au contraire, utile à tous les points de vue, qu’ils viennent par un travail modéré au secours de leur famille, qu’ils lui apportent à peu près le prix de leur entretien. C’est une erreur de prétendre que le travail des enfants déprécie celui des parents : cela peut arriver d’une manière passagère dans quelques industries on peut trouver avantage pour certaines occupations à substituer aux hommes des adolescents ou des femmes il n’en résulte pas que le débouché pour le travail des hommes se restreigne ou soit moins rémunérateur. Les femmes et les enfants ne sont pas pour les hommes de simples concurrents ; ils augmentent la production ; or, comme il faudrait toujours que les ouvriers nourrissent leurs familles ou que la société se chargeât de ce soin, il est clair qu’il vaut mieux qu’il y ait moins de consommateurs improductifs et qu’autant que possible le nombre des producteurs se rapproche de celui des consommateurs. Dire que le travail des enfants ou des femmes déprécie le travail des hommes, c’est croire qu’il n’y a aucun rapport entre le taux des salaires et la production ; il est clair que plus la production augmente, plus les salaires, estimés en marchandises, ont tendance à s’élever. Ce qui est vrai, c’est que l’écart entre la rémunération des hommes et celle des femmes ou des enfants tend à diminuer, non pas que la première baisse, mais la dernière hausse davantage. Voulût-on admettre que, dans certains métiers, le travail des enfants ou des femmes fait baisser le salaire des hommes ou, ce qui serait moins inexact, ralentit un peu l’essor du salaire des hommes, ce ne serait un inconvénient que pour l’ouvrier isolé, mais la famille ouvrière percevrait toujours beaucoup plus par le travail de tous ou de plusieurs qu’elle ne l’eût fait par le travail d’un seul.

Que les salaires réels aient notablement augmenté, même en tenant compte de l’accroissement du prix des subsistances et du logement, c’est ce que nous avons démontré. Comme cette venté échappe, néanmoins, à beaucoup d’esprits, il n’est pas superflu de la confirmer par quelques faits. L’enquête de M. Engel-DoIlfus sur l’Alsace a relevé les chiffres suivants pour la consommation de la viande à Mulhouse par tête :

En
1857
55 kilog. 20
1867
65 » 40
1877
74 » 60

On ne peut soutenir qu’une augmentation aussi sensible, équivalant presque à 40 p. 100 en vingt ans, tienne à une consommation plus grande dans la partie riche ou aisée de la population celle-ci n’a jamais dû se restreindre beaucoup pour l’usage de la viande ; d’autre part, les habitants riches ou aisés, ne vivant pas de leur labeur quotidien, dans une ville industrielle comme Mulhouse, ne forment qu’une faible fraction de la population totale le cinquième ou le quart, au plus, si vous voulez ; quand cette fraction de la population aurait augmenté de 50 kilogrammes par tête — ce qui est inadmissible — sa consommation annuelle de viande, cela ne représenterait encore qu’un accroissement moyen de 10 à 12 kilogrammes par habitant de cette ville ; or, comme l’augmentation dans cette période a été de 20 kilogrammes, il résulte incontestablement que la consommation de la viande dans les ménages d’ouvriers aisés a dû notablement s’accroître pendant ces vingt dernières années elle est sans doute d’un tiers plus grande qu’elle ne l’était en 1837.

Un statisticien minutieux, qui n’a pas consulté l’enquête particulière de la Société industrielle de Mulhouse et qui même écrivait auparavant, M. de Foville, a calculé que de 1820 à 1870 la consommation par tête des matières végétales en France s’est accrue de 20 p. 100, celle des matières animales de 30, celle des boissons indigènes de 80, et que la consommation des denrées diverses a triplé. Il est impossible d’attribuer aux classes riches ou aisées qui sont peu nombreuses une action aussi profonde sur la consommation : dire que ces classes riches ou aisées comprennent aujourd’hui beaucoup plus d’individus qu’autrefois est encore une explication insuffisante. Le progrès de la consommation chez les ouvriers est certain : quelles qu’aient été les variations des prix, elles n’ont pas absorbé toute la hausse des salaires, elles sont restées bien au-dessous. L’accroissement du salaire n’est donc pas seulement nominal ; il est réel ; à une rémunération qui a doublé en argent correspond une puissance d’achat qui n’est pas double, il est vrai, mais qui est au moins moitié plus grande que celle de la rémunération d’il y a quarante ou cinquante ans.






  1. Nous avons, néanmoins, dans un précédent chapitre, prouvé que ces calculs, quoique matériellement vrais, sont, quant aux conséquences qu’on en tire, exagérés.
  2. Le luxe est souvent hygiénique. Étant en Normandie, au mois de juin 1880, je vis un ouvrier de campagne, qui demandait à placer son fils âgé de 16 ans, comme domestique d’intérieur. L’un et l’autre étaient très-convenablement mis en apparence ; le fils était un peu poitrinaire : on lui disait qu’il fallait mettre des gilets de flanelle. Le père répondit : c’est que ça coûte bien cher, les gilets de flanelle.
  3. M. de Foville donne même un chiffre plus élevé.
  4. Voir l’Enquête décennale de la société industrielle de Mulhouse en 1878.
  5. L’épicerie n’a pas renchéri dans une très-forte proportion, surtout si l’on tient compte du dégrèvement sur les sucres effectué en octobre 1880. Quant au vin, avant le phylloxéra, il tendait à devenir très-bon marché.