Essai sur le Mérite et la Vertu/Discours préliminaire

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Essai sur le Mérite et la Vertu
Principes de la Philosophie morale ou Essai sur le Mérite et la Vertu, traduit de l’anglais, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, I (p. 11-16).


DISCOURS PRÉLIMINAIRE




Nous ne manquons pas de longs traités de morale ; mais on n’a point encore pensé à nous en donner des éléments ; car je ne peux appeler de ce nom ni ces conclusions futiles qu’on nous dicte à la hâte dans les écoles, et qu’heureusement on n’a pas le temps d’expliquer, ni ces recueils de maximes sans liaison et sans ordre, où l’on a pris à tâche de déprimer l’homme, sans s’occuper beaucoup de le corriger. Ce n’est pas qu’il n’y ait quelque différence à faire entre ces deux sortes d’ouvrages : j’avoue qu’il y a plus à profiter dans une page de La Bruyère que dans le volume entier de Pourchot[1] ; mais il faut convenir aussi qu’ils sont les uns et les autres incapables de rendre un lecteur vertueux par principes.

La science des mœurs faisait la partie principale de la philosophie des Anciens, en cela, ce me semble, beaucoup plus sages que nous. On croirait, à la façon[2] dont nous la traitons, ou qu’il est moins essentiel maintenant de connaître ses devoirs, ou qu’il est plus aisé de s’en acquitter. Un jeune homme, au sortir de son cours de philosophie, est jeté dans un monde d’athées, de déistes, de sociniens, de spinosistes et d’autres impies ; fort instruit des propriétés de la matière subtile et de la formation des tourbillons, connaissances merveilleuses qui lui deviennent parfaitement inutiles ; mais à peine sait-il des avantages de la vertu ce que lui en a dit un précepteur, ou des fondements de sa religion ce qu’il en a lu dans son catéchisme. Il faut espérer que ces professeurs éclairés, qui ont purgé la logique des universaux et des catégories, la métaphysique des entités et des quiddités, et qui ont substitué dans la physique l’expérience et la géométrie aux hypothèses frivoles, seront frappés de ce défaut, et ne refuseront pas à la morale quelques-unes de ces veilles qu’ils consacrent au bien public. Heureux, si cet essai trouve place dans la multitude des matériaux qu’ils rassembleront !

Le but de cet ouvrage est de montrer que la vertu est presque indivisiblement attachée à la connaissance de Dieu, et que le bonheur temporel de l’homme est inséparable de la vertu. Point de vertu, sans croire en Dieu ; point de bonheur sans vertu : ce sont les deux propositions de l’illustre philosophe dont je vais exposer les idées. Des athées qui se piquent de probité, et des gens sans probité qui vantent leur bonheur : voilà mes adversaires. Si la corruption des mœurs est plus funeste à la religion que tous les sophismes de l’incrédulité, et s’il est essentiel au bon ordre de la société que tous ses membres soient vertueux, apprendre aux hommes que la vertu seule est capable de faire leur félicité présente, c’est rendre à l’une et à l’autre un service important. Mais, de crainte que des préventions fondées sur la hardiesse de quelques propositions mal examinées n’étouffent les fruits de cet écrit, j’ai cru devoir en préparer la lecture par un petit nombre de réflexions, qui suffiront, avec les notes que j’ai répandues partout où je les ai jugées nécessaires, pour lever les scrupules de tout lecteur attentif et judicieux.

I. Il n’est question dans cet Essai que de la vertu morale ; de cette vertu que les saints Pères mêmes ont accordée à quelques philosophes païens ; vertu, que le culte qu’ils professaient, soit de cœur, soit en apparence, tendait à détruire de fond en comble, bien loin d’en être inséparable ; vertu, que la Providence n’a pas laissée sans récompense, s’il est vrai, comme on le prouvera dans la suite, que l’intégrité morale fait notre bonheur en ce monde. Mais qu’est-ce que l’intégrité ?

II. L’homme est intègre ou vertueux, lorsque, sans aucun motif bas et servile, tel que l’espoir d’une récompense ou la crainte d’un châtiment, il contraint toutes ses passions à conspirer au bien général de son espèce : effort héroïque, et qui toutefois n’est jamais contraire à ses intérêts particuliers. Honestum id intelligimus, quod tale est, ut, detracta omni utilitate, sine ullis præmiis fructibusve, per seipsum possit jure laudari. Quod, quale sit, non tam definitione qua sum usus, intelligi potest, quanquam aliquantum potest, quam communi omnium judicio et optimi cujusque studiis atque factis, qui per multa ob eam unam causam faciunt, quia decet, quia rectum, quia honestum est, etsi nullum consecuturum emolumentum vident (Cicero, de Oratore). Mais ne pourrait-on pas inférer de cette définition, que l’espoir des biens futurs et l’effroi des peines éternelles anéantissent le mérite et la vertu ? C’est une objection à laquelle on trouvera des réponses dans la section troisième du premier livre. C’est là que, sans donner dans les visions du quiétisme, ou faire de la dévotion un trafic, on relève tous les avantages d’un culte qui préconise cette croyance.

III. Après avoir déterminé en quoi consistait la vertu (entendez partout vertu morale), nous prouverons, avec une précision vraiment géométrique, que, de tous les systèmes concernant la Divinité, le théisme est le seul qui lui soit favorable. « Le théisme ! dira-t-on ; quel blasphème ! Quoi ! ces ennemis de toute révélation seraient les seuls qui pussent être bons et vertueux ? » À Dieu ne plaise que je me rende jamais l’écho d’une pareille doctrine ; aussi n’est-ce point celle de M… S…, qui a soigneusement prévenu la confusion qu’on pourrait faire des termes de déiste et de théiste. Le déiste, dit-il, est celui qui croit en Dieu, mais qui nie toute révélation : le théiste, au contraire, est celui qui est près d’admettre la révélation, et qui admet déjà l’existence d’un Dieu. Mais en anglais, le mot de theist désigne indistinctement déiste et théiste. Confusion odieuse contre laquelle se récrie M… S…, qui n’a pu supporter qu’on prostituât à une troupe d’impies le nom de théistes, le plus auguste de tous les noms. Il s’est efforcé d’effacer les idées injurieuses qui y sont attachées dans sa langue, en marquant, avec toute l’exactitude possible, l’opposition du théisme à l’athéisme, et ses liaisons étroites avec le christianisme. En effet, quoiqu’il soit vrai de dire que tout théiste n’est pas encore chrétien, il n’est pas moins vrai d’assurer que, pour devenir chrétien, il faut commencer par être théiste. Le fondement de toute religion, c’est le théisme. Mais pour détromper le public de l’opinion peu favorable qu’il peut avoir conçue de cet illustre auteur, sur le témoignage de quelques écrivains, intéressés apparemment à l’entraîner dans un parti qui sera toujours trop faible, la probité m’oblige de citer à son honneur et à leur honte ses propres paroles :

  • « Quelque horreur que j’aie, dit-il (vol. II, page 209), du déisme, ou de cette hypothèse opposée à la révélation, toutefois je considère le théisme comme le fondement de toute religion. Je crois que, pour être bon chrétien, il faut commencer par être bon théiste, et conséquemment, je ne peux souffrir qu’en opposant l’un à l’autre, on décrie injustement le plus sacré de tous les noms, le nom de théiste ; comme si notre religion était une espèce de culte magique, et qu’elle eût d’autre base que la croyance d’un seul Être suprême ; ou que la croyance d’un seul Être suprême, fondée sur des raisonnements philosophiques, fût incompatible avec notre religion. Certes ce serait donner beau jeu à ceux qui, soit par scepticisme, soit par vanité, ne sont déjà que trop enclins à rejeter toute révélation. »
  • As averse as I am to the cause of Theism or name of Deist, when taken in a sense exclusive of revelation ; I consider still that, in strictness, the root of all is Theism ; and that to be a settled Christian, it is necessary to be first of all a good Theist. . . . Nor have I patience to hear the name Theist of (the highest of all names) decried, and set in opposition to Christianity. As if our religion was a kind of Magick, which depended not on the belief of a single supreme Being, or as if the firm and rational belief of such a Being, on philosophical grounds, was an improper qualification for believing any thing further ! Excellent presumption, for those who naturally incline to the disbelief of revelation, or who through vanity affect a freedom of this kind !

Et ailleurs, voici comment il s’exprime encore :

« Quant à la foi et à l’orthodoxie de ma croyance, je me sens, dit-il (vol. III, page 315), dans une sécurité parfaite et raisonnable, et je me flatte de n’avoir sur ces articles, ni reproches, ni censures équitables à craindre. Tel est le religieux respect, telle est la vénération profonde que je porte à la révélation, que dans le cours de cet ouvrage je me suis scrupuleusement abstenu, je ne dis pas de discuter, mais même de nommer les divins mystères qu’elle nous a transmis. C’est avec toute la confiance que donne la vérité, que je déclare n’avoir jamais fait de ces propositions sublimes la matière de mes écrits publics ou particuliers, et que je proteste, quant à ma conduite, qu’elle a toujours été conforme aux préceptes de l’Église autorisée par nos lois. En sorte qu’on peut dire, avec la dernière exactitude, que, fortement attaché au culte de mon pays, j’en embrasse les dogmes dans toute leur étendue, sans que cette profondeur, dont mon esprit est étonné, ait le plus légèrement altéré ma croyance.

The only subject on which we are perfectly secure, and without fear of any just censure or reproach, is that of Faith , and Orthodox Belief. For in the first place, it will appear, that through a profound respect, and religions veneration, we hare forborn so much as to name any of the sacred and solemn Mysteries of Revelation. And, in the next place, as we can with confidence declare, that we have never in any writing, public or private, attempted such high researches, nor have ever in practice acquitted ourselves otherwise than as just Conformist to the lawful church ; so we may, in a proper sense, be said faithfully and dutifully to embrace those holy Mysteries, even in their minutest particulars, and without the least exception on account of their amazing depth.

Je ne conçois pas comment, après des protestations aussi solennelles d’une entière soumission de cœur et d’esprit aux mystères sacrés de sa religion, il s’est trouvé quelqu’un assez injuste pour compter M… S… au nombre des Asgil, des Tindal et des Toland, gens aussi décriés dans leur Église en qualité de chrétiens, que dans la république des lettres en qualité d’auteurs : mauvais protestants et misérables écrivains. Swift, qui s’y connaît sans doute, en porte ce jugement dans son chef-d’œuvre de plaisanterie : « Aurait-on jamais soupçonné, dit-il, qu’Asgil fût un beau génie et Toland un philosophe, si la religion, ce sujet inépuisable, ne les avait pourvus abondamment d’esprit et de syllogismes ? Quel autre sujet, renfermé dans les bornes de la nature et de l’art, aurait été capable de procurer à Tindal le nom d’auteur profond, et de le faire lire ? Si cent plumes de cette force avaient été employées pour la défense du christianisme, elles auraient été d’abord livrées à un oubli éternel. »

IV. Enfin, tout ce que nous dirons à l’avantage de la connaissance du Dieu des nations, s’appliquera avec un nouveau degré de force à la connaissance du Dieu des chrétiens. C’est une réflexion que chaque page de cet ouvrage offrira à l’esprit. Voilà donc le lecteur conduit à la porte de nos temples. Le missionnaire n’a qu’à l’attirer maintenant au pied de nos autels : c’est sa tâche. Le philosophe a rempli la sienne.

Il ne me reste qu’un mot à dire sur la manière dont j’ai traité M… S… Je l’ai lu et relu : je me suis rempli de son esprit ; et j’ai, pour ainsi dire, fermé son livre, lorsque j’ai pris la plume. On n’a jamais usé du bien d’autrui avec tant de liberté. J’ai resserré ce qui m’a paru trop diffus, étendu ce qui m’a paru trop serré, rectifié ce qui n’était pensé qu’avec hardiesse ; et les réflexions qui accompagnent cette espèce de texte sont si fréquentes, que l’Essai de M… S… qui n’était proprement qu’une démonstration métaphysique, s’est converti en éléments de morale assez considérables. La seule chose que j’aie scrupuleusement respectée, c’est l’ordre, qu’il était impossible de simplifier : aussi cet ouvrage demande-t-il encore de la contention d’esprit. Quiconque n’a pas la force ou le courage de suivre un raisonnement étendu, peut se dispenser d’en commencer la lecture ; c’est pour d’autres que j’ai travaillé.

  1. L’ouvrage dont veut parler ici Diderot a pour titre Institutiones Philosophicæ ; la quatrième édition en fut donnée en 1744, in-4o. L’auteur est Edme Pourchot, né à Pouilly, près Auxerre, en 1651, et mort à Paris le 22 juin 1734. (Br.)
  2. You must allow me, Palemon, thus to bemoan Philosophy ; since you have forced me to engage with her at a time when her credit runs so low. She is no longer active in the world ; nor can she hardly, with any advantage, be brought upon the public Stage. We have immured her (poor Lady !) in colleges and cells ; and have set her servilely to such works as those in the mines. Empirics, and pedantic sophists are her chief pupils. The schoolsyllogism and the Elixir, are the choicest of her products. So far is she from producing statesmen as of old, that hardly any man of note in the public cares to own the least obligation to her. If some few maintain their acquaintance, and come now and then to her recesses, it is as the disciple of quality came to his lord and master ; « secretly and by night. » Peinture admirable du triste état de la philosophie parmi nous, mais qu’on ne peut rendre dans notre langue avec toute sa force. (Diderot.)