Essai sur le Mérite et la Vertu/Livre premier

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Essai sur le Mérite et la Vertu
Principes de la Philosophie morale ou Essai sur le Mérite et la Vertu, traduit de l’anglais, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, I (p. 17-63).

LIVRE PREMIER.


PARTIE PREMIÈRE.


SECTION I.


La religion et la vertu sont unies par tant de rapports, qu’on les regarde communément comme deux inséparables compagnes. C’est une liaison dont on pense si favorablement, qu’on permet à peine d’en faire abstraction dans le discours et même dans l’esprit. Je doute cependant que cette idée scrupuleuse soit confirmée par la connaissance du monde ; et nous ne manquons pas d’exemples qui paraissent contredire cette union prétendue. N’a-t-on pas vu des peuples qui, avec tout le zèle imaginable pour leur religion, vivaient dans la dernière dépravation et n’avaient pas ombre d’humanité ; tandis que d’autres, qui se piquaient si peu d’être religieux, qu’on les regarde comme de vrais athées, observaient les grands principes de la morale, et nous ont arraché l’épithète de vertueux, par la tendresse et l’affection généreuse qu’ils ont eues pour le genre humain. En général, on a beau nous assurer qu’un homme est plein de zèle pour sa religion, si nous avons à traiter avec lui, nous nous informons encore de son caractère. « M*** a de la religion, dites-vous ; mais a-t-il de la probité[1] ? » Si vous m’eussiez fait entendre d’abord qu’il était honnête homme, je ne me serais jamais avisé de demander s’il était dévot[2] : Tant est grande sur nos esprits l’autorité des principes moraux.

Qu’est-ce donc que la vertu morale ? quelle influence la religion en général a-t-elle sur la probité ? jusqu’à quel point suppose-t-elle de la vertu ? Serait-il vrai de dire que l’athéisme exclut toute probité, et qu’il est impossible d’avoir quelque vertu morale sans reconnaître un Dieu ? Ces questions sont une suite de la réflexion précédente, et feront la matière de ce premier livre.

Ce sujet est presque tout neuf ; d’ailleurs l’examen en est épineux et délicat : qu’on ne s’étonne donc pas si je suis une méthode un peu singulière. La licence de quelques plumes modernes a répandu l’alarme dans le camp des dévots : telle est en eux l’aigreur et l’animosité, que, quoi qu’un auteur puisse dire en faveur de la religion, on se récriera contre son ouvrage, s’il accorde quelque poids à d’autres principes. D’une autre part, les beaux esprits et les gens du bel air, accoutumés à n’envisager dans la religion que quelques abus qui font la matière éternelle de leurs plaisanteries, craindront de s’embarquer dans un examen sérieux (car les raisonneurs les effraient), et traiteront d’imbécile un homme qui professe le désintéressement et qui ménage les principes de religion. Il ne faut pas s’attendre à recevoir d’eux plus de quartier qu’on ne leur en fait ; et je les vois résolus à penser aussi mal de la morale de leurs antagonistes, que leurs antagonistes pensent mal de la leur. Les uns et les autres croiraient avoir trahi leur cause, s’ils avaient abandonné un pouce de terrain. Ce serait un miracle que de persuader à ceux-ci qu’il y a quelque mérite dans la religion, et à ceux-là que la vertu n’est pas concentrée tout entière dans leur parti. Dans ces extrémités, quiconque s’élève en faveur de la religion et de la vertu, et s’engage, en marquant à chacune sa puissance et ses droits, de les conserver en bonne intelligence ; celui-là, dis-je, s’expose à faire un mauvais[3] personnage.

Quoi qu’il en soit, si nous prétendons atteindre à l’évidence et répandre quelques lumières dans cet Essai, nous ne pouvons nous dispenser de prendre les choses de loin, et de remonter à la source tant de la croyance naturelle, que des opinions fantasques, concernant la Divinité. Si nous nous tirons heureusement de ces commencements épineux, il faut espérer que le reste de notre route sera doux et facile.


SECTION II.


Ou tout est conforme au bon ordre dans l’univers, ou il y a des choses qu’on aurait pu former plus adroitement, ordonner avec plus de sagesse et disposer plus avantageusement pour l’intérêt général des êtres et du tout.

Si tout est conforme au bon ordre, si tout concourt au bien général, si tout est fait pour le mieux, il n’y a point de mal absolu dans l’univers, point de mal relatif au tout.

Tout ce qui est tel qu’il ne peut être mieux, est parfaitement bon.

S’il y a dans la nature quelque mal absolu, il est possible qu’il y eut quelque chose de mieux ; sinon, tout est parfait et comme il doit être.

S’il y a quelque chose d’absolument mal, il a été produit à dessein, ou s’est fait par hasard.

S’il a été produit à dessein, ou l’ouvrier éternel n’est pas seul, ou n’est pas excellent. Car s’il était excellent, il n’y aurait point de mal absolu : ou s’il y a quelque mal absolu, c’est un autre qui l’aura causé.

Si le hasard a produit dans l’univers quelque mal absolu, l’auteur de la nature n’est pas la cause de tout. Conséquemment, si l’on suppose un être intelligent qui ne soit que la cause du bien, mais qui n’ait pas voulu ou qui n’ait pu prévenir le mal absolu que le hasard ou quelque intelligence rivale a produit, cet être est impuissant ou défectueux ; car ne pouvoir prévenir un mal absolu, c’est impuissance : ne vouloir pas le prévenir quand on le peut, c’est mauvaise volonté.

L’Être tout-puissant dans la nature, et qu’on suppose la gouverner avec intelligence et bonté, c’est ce que les hommes, d’un consentement unanime, ont appelé Dieu.

S’il y a dans la nature plusieurs êtres, et semblables et supérieurs, ce sont autant de dieux.

Si cet être supérieur, supposé qu’il n’y en ait qu’un ; si ces êtres supérieurs, supposé qu’il y en ait plusieurs, ne sont pas essentiellement bons, on les appelle démons.

Croire que tout a été fait et ordonné, que tout est gouverné pour le mieux par une seule intelligence essentiellement bonne, c’est être un parfait théiste[4].

Ne reconnaître dans la nature d’autre cause, d’autre principe des êtres que le hasard ; nier qu’une intelligence suprême ait fait, ordonné, disposé tout à quelque bien général ou particulier, c’est être un parfait athée.

Admettre plusieurs intelligences supérieures, toutes essentiellement bonnes, c’est être polythéiste.

Soutenir que tout est gouverné par une ou plusieurs intelligences capricieuses qui, sans égard pour l’ordre, n’ont d’autres lois que leurs volontés qui ne sont pas essentiellement bonnes, c’est être démoniste.

Il y a peu d’esprits qui aient été en tout temps invariablement attachés à la même hypothèse sur un sujet aussi profond que la cause universelle des êtres et l’économie générale du monde : de l’aveu même des personnes les plus religieuses[5], toute leur foi leur suffit à peine, en certains moments, pour les soutenir dans la conviction d’une intelligence suprême ; il est des conjonctures où, frappées des défauts apparents de l’administration de l’univers, elles sont violemment tentées de juger désavantageusement de la Providence.

Qu’est-ce que l’opinion d’un homme ? celle qui lui est habituelle. C’est l’hypothèse à laquelle il revient toujours, et non celle dont il n’est jamais sorti, que nous appellerons son sentiment. Qui pourra donc assurer qu’un homme, qui n’est pas un stupide, est un parfait athée ? car, si toutes ses pensées ne luttent pas en tout temps, en toute occasion, contre toute idée, toute imagination, tout soupçon d’une intelligence supérieure, il n’est pas un parfait athée. De même, si l’on n’est pas constamment éloigné de toute idée de hasard ou de mauvais génie, on n’est pas parfait théiste. C’est le sentiment dominant qui détermine l’état. Quiconque voit moins d’ordre dans l’univers que de hasard et de confusion, est plus athée que théiste. Quiconque aperçoit dans le monde des traces plus distinctes d’un mauvais génie que d’un bon, est moins théiste que démoniste. Mais tous ces systématiques prendront leur dénomination, selon le côté où l’esprit se sera fixé le plus souvent dans ces oscillations.

Du mélange de ces opinions il en résulte un grand nombre d’autres[6], toutes différentes entre elles.

L’athéisme seul exclut toute religion. Le parfait démoniste peut avoir un culte. Nous connaissons même des nations entières qui adorent un diable à qui la frayeur seule porte leurs prières, leurs offrandes et leurs sacrifices ; et nous n’ignorons pas que, dans quelques religions, on ne regarde Dieu que comme un être violent, despotique, arbitraire et destinant les créatures à un malheur inévitable, sans aucun mérite ou démérite prévu ; c’est-à-dire qu’on élève un diable sur ces autels où l’on croit adorer un Dieu.

Outre les sectateurs des différentes opinions dont nous venons de faire mention, nous remarquerons, de plus, qu’il y a beaucoup de personnes qui, par esprit de scepticisme, par indolence, ou par défaut de lumières, ne sont décidées pour aucune.

Tous ces systèmes supposés, il nous reste à examiner comment chaque système en particulier, et l’indécision même, s’accordent avec la vertu, et jusqu’où ils sont compatibles avec un caractère honnête et moral.




PARTIE SECONDE.


SECTION I.



Lorsque je tourne les yeux sur les ouvrages d’un artiste, ou sur quelque production ordinaire de la nature, et que je sens en moi-même combien il est difficile de parler avec exactitude des parties, sans une connaissance profonde du tout, je ne suis point étonné de notre insuffisance dans les recherches qui concernent le monde, le chef-d’œuvre de la nature. Cependant, à force d’observations et d’étude, à force de combiner les proportions et les formes dont la plupart des créatures qui nous environnent sont revêtues, nous sommes parvenus à déterminer quelques-uns de leurs usages. Mais quelle est la fin de ces créatures en particulier ? En général même, à quoi sert l’espèce entière de quelques-unes d’entre elles ? C’est ce que nous ne connaîtrons peut-être jamais.

Cependant nous savons que chaque créature a un intérêt privé, un bien-être qui lui est propre, et auquel elle tend de toute sa puissance ; penchant raisonnable qui a son origine dans les avantages de sa conformation naturelle. Nous savons que sa condition relative aux autres êtres est bonne ou mauvaise ; qu’elle affectionne la bonne, et que le créateur lui en a facilité la possession. Mais si toute créature a un bien particulier, un intérêt privé, un but auquel tous les avantages de sa constitution sont naturellement dirigés, et si je remarque dans les passions, les sentiments, les affections d’une créature, quelque chose qui l’éloigne de sa fin, j’assurerai qu’elle est mauvaise et mal conditionnée. Par rapport à elle-même cela est évident. De plus, si ces sentiments, ces appétits qui l’écartent de son but naturel croisent encore celui de quelque individu de son espèce, j’ajouterai qu’elle est mauvaise et mal conditionnée relativement aux autres. Enfin, si le même désordre dans sa constitution naturelle, qui la rend mauvaise par rapport aux autres, la rendait aussi mauvaise par rapport à elle-même : si la même économie dans ses affections qui la qualifie bonne par rapport à elle-même produisait le même effet relativement à ses semblables, elle trouverait en ce cas son avantage particulier en cette bonté par laquelle elle ferait le bien d’autrui ; et c’est en ce sens que l’intérêt privé peut s’accorder avec la vertu morale.

Nous approfondirons ce point dans la dernière partie de cet Essai. Notre objet, quant à présent, c’est de chercher en quoi consiste cette qualité que nous désignons par le nom de bonté. Qu’est-ce que la bonté ?

Si un historien ou quelque voyageur nous faisait la description d’une créature parfaitement isolée, sans supérieure, sans égale, sans inférieure, à l’abri de tout ce qui pourrait émouvoir ses passions, seule en un mot de son espèce ; nous dirions sans hésiter, que cette créature singulière doit être plongée dans une affreuse mélancolie ; car quelle consolation pourrait-elle avoir en un monde qui n’est pour elle qu’une vaste solitude ? Mais si l’on ajoutait qu’en dépit des apparences cette créature jouit de la vie, sent le bonheur d’exister et trouve en elle-même de la félicité ; alors nous pourrions convenir que ce n’est pas tout à fait un monstre, et que, relativement à elle-même, sa constitution naturelle n’est pas entièrement absurde ; mais nous n’irions jamais jusquà dire que cet être est bon. Cependant, si l’on insistait, et qu’on nous objectât qu’il est parfait dans sa manière, et conséquemment que nous lui refusons à tort l’épithète de bon ; car qu’importe qu’il ait quelque chose à démêler avec d’autres ou non ? il faudrait bien franchir le mot, et reconnaître que cet être est bon ; s’il est possible toutefois qu’il soit parfait en soi-même, sans avoir aucun rapport avec l’univers dans lequel il est placé. Mais si l’on venait à découvrir à la longue quelque système dans la nature, dont on pût considérer ce vivant automate comme faisant partie, il perdrait incontinent le titre de bon, dont nous l’avions décoré. Car comment conviendrait-il à un individu qui, par sa solitude et son inaction, tendrait aussi directement à la ruine de son espèce[7] ?

Mais si, dans la structure de cet animal ou de tout autre, j’entrevois des liens qui l’attachent à des êtres connus et différents de lui ; si sa conformation m’indique des rapports, même à d’autres espèces que la sienne, j’assurerai qu’il fait partie de quelque système. Par exemple, s’il est mâle, il a rapport, en cette qualité, avec la femelle ; et la conformation relative du mâle et de la femelle annonce une nouvelle chaîne d’êtres et un nouvel ordre de choses. C’est celui d’une espèce ou d’une race particulière de créatures qui ont une tige commune ; race qui s’accroît et s’éternise aux dépens de plusieurs systèmes qui lui sont destinés.

Donc, si toute une espèce d’animaux contribue à l’existence ou au bien-être d’une autre espèce, l’espèce sacrifiée n’est que partie d’un autre système.

L’existence de la mouche est nécessaire à la subsistance de l’araignée : aussi le vol étourdi, la structure délicate, et les membres déliés de l’un de ces insectes ne le destinent pas moins évidemment à être la proie, que la force, la vigilance et l’adresse de l’autre à être le prédateur. Les toiles de l’araignée sont faites pour des ailes de mouche.

Enfin le rapport mutuel des membres du corps humain ; dans un arbre, celui des feuilles aux branches et des branches au tronc, n’est pas mieux caractérisé que l’est, dans la conformation et le génie de ces animaux, leur destination réciproque.

Les mouches servent encore à la subsistance des poissons et des oiseaux ; les poissons et les oiseaux, à la subsistance d’une autre espèce. C’est ainsi qu’une multitude de systèmes différents se réunissent et se fondent, pour ainsi dire, les uns dans les autres, pour ne former qu’un seul ordre de choses.

Tous les animaux composent un système, et ce système est soumis à des lois mécaniques, selon lesquelles tout ce qui y entre est calculé.

Or, si le système des animaux se réunit au système des végétaux, et celui-ci au système des autres êtres qui couvrent la surface de notre globe, pour constituer ensemble le système terrestre ; si la terre elle-même a des relations connues avec le soleil et les planètes, il faudra dire que tous ces systèmes ne sont que des parties d’un système plus étendu. Enfin, si la nature entière n’est qu’un seul et vaste système que tous les autres êtres composent, il n’y aura aucun de ces êtres qui ne soit mauvais ou bon par rapport à ce grand tout, dont il est une partie[8] ; car, si cet être est superflu ou déplacé, c’est une imperfection, et conséquemment un mal absolu dans le système général.

Si un être est absolument mauvais, il est tel relativement au système général ; et ce système est imparfait. Mais si le mal d’un système particulier fait le bien d’un autre système, si ce mal apparent contribue au bien général, comme il arrive lorsqu’une espèce subsiste par la destruction d’une autre ; lorsque la corruption d’un être en fait éclore un nouveau ; lorsqu’un tourbillon se fond dans un tourbillon voisin ; ce mal particulier n’est pas un mal absolu, non plus qu’une dent qui pousse avec douleur n’est un mal réel dans un système que cet inconvénient prétendu conduit à sa perfection.

Nous nous garderons donc de prononcer qu’un être est absolument mauvais, à moins que nous ne soyons en état de démontrer qu’il n’est bon dans aucun système[9].

Si l’on remarquait dans la nature une espèce qui fût incommode à toute autre, cette espèce, mauvaise relativement au système général, serait mauvaise en elle-même. De même, dans chaque espèce d’animaux ; par exemple, dans l’espèce humaine, si quelque individu est d’un caractère pernicieux à tous ses semblables, il méritera le nom de mauvais dans son espèce.

Je dis d’un caractère pernicieux ; car un méchant homme, ce n’est ni celui dont le corps est couvert de peste, ni celui qui, dans une fièvre violente, s’élance, frappe et blesse quiconque ose l’approcher. Par la même raison, je n’appellerai point honnête homme celui qui ne blesse personne, parce qu’il est étroitement garrotté, ou, ce qui revient à cet état, celui qui n’abandonne ses mauvais desseins que par la crainte d’un châtiment ou par l’espoir d’une récompense.

Dans une créature raisonnable , tout ce qui n’est point fait par affection n’est ni mal ni bien : l’homme n’est bon ou méchant que lorsque l’intérêt ou le désavantage de son système est l’objet immédiat de la passion qui le meut.

Puisque l’inclination seule rend la créature méchante ou bonne, conforme à sa nature, ou dénaturée, nous allons maintenant examiner quelles sont les inclinations naturelles et bonnes, et quelles sont les affections contraires à sa nature, et mauvaises.

SECTION II.

Remarquez d’abord que toute affection, qui a pour objet un bien imaginaire, devenant superflue et diminuant l’énergie de celles qui nous portent aux biens réels, est vicieuse en elle-même, et mauvaise relativement à l’intérêt particulier et au bonheur de la créature.

Si l’on pouvait supposer que quelqu’un de ces penchants qui entraînent la créature à ses intérêts particuliers, fût, dans son énergie légitime, incompatible avec le bien général, un tel penchant serait vicieux. Conséquemment à cette hypothèse, une créature ne pourrait agir conformément à sa nature, sans être mauvaise dans la société ; ou contribuer aux intérêts de la société, sans être dénaturée par rapport à elle-même. Mais si le penchant à ses intérêts privés n’est injurieux à la société que quand il est excessif, et jamais lorsqu’il est tempéré, nous dirons I alors que l’excès a rendu vicieux un penchant qui dans sa nature était bon. Ainsi toute inclination qui portera la créature à son bien particulier, pour être vicieuse, doit être nuisible à l’intérêt public. C’est ce défaut qui caractérise l’homme intéressé, défaut contre lequel on se récrie si haut[10], quand il est trop marqué.

Mais si, dans la créature, l’amour de son intérêt propre n’est point incompatible avec le bien général, quelque concentré que cet amour puisse être ; s’il est même important à la société que chacun de ses membres s’applique sérieusement à ce qui le concerne en son particulier, ce sentiment est si peu vicieux, que la créature ne peut être bonne sans en être pénétrée : car si c’est faire tort à la société que de négliger sa conservation, cet excès de désintéressement rendrait la créature méchante et dénaturée, autant que l’absence de toute autre affection naturelle. Jugement qu’on ne balancerait pas à porter, si l’on voyait un homme fermer les yeux sur les précipices qui s’ouvriraient devant lui, ou, sans égard pour son tempérament et pour sa santé, braver la distinction des saisons et des vêtements. On peut envelopper dans la même condamnation quiconque serait frappé[11] d’aversion pour le commerce des femmes, et qu’un tempérament dépravé, mais non pas un vice de conformation, rendrait inhabile à la propagation de l’espèce.

L’amour des intérêts privés peut donc être bon ou mauvais : si cette passion est trop vive, et telle, par exemple, qu’un attachement à la vie qui nous rendrait incapables d’un acte généreux, elle est vicieuse, et conséquemment la créature qu’elle dirige est mal dirigée, et plus ou moins mauvaise. Celui donc à qui, par un désir excessif de vivre, il arriverait de faire quelque bien, ne mérite non plus par le bien qu’il fait, qu’un avocat qui n’a que son salaire en vue, lors même qu’il défend la cause de l’innocence, ou qu’un soldat qui, dans la guerre la plus juste, ne combat que parce qu’il reçoit la paye.

Quelque avantage que l’on ait procuré à la société, le motif seul fait le mérite. Illustrez-vous par de grandes actions tant qu’il vous plaira, vous serez vicieux tant que vous n’agirez que par des principes intéressés : vous poursuivez votre bien particulier avec toute la modération possible, à la bonne heure ; mais vous n’aviez point d’autre motif en rendant à votre espèce ce que vous lui deviez par inclination naturelle ; vous n’êtes pas vertueux.

En effet, quels que soient les secours étrangers qui vous ont incliné vers le bien, quoi que ce soit qui vous ait prêté main-forte contre vos inclinations perverses, tant que vous conserverez le même caractère, je ne verrai point en vous de bonté : vous ne serez bon que quand vous ferez le bien d’affection et de cœur.

Si, par hasard, quelqu’une de ces créatures douces, privées et amies de l’homme, développant un caractère contraire à sa constitution naturelle, devenait sauvage et cruelle, on ne manquerait pas d’être frappé de ce phénomène, et de se récrier sur sa dépravation. Supposons maintenant que le temps et des soins la dépouillassent de cette férocité accidentelle, et la ramenassent à la douceur de celles de son espèce ; on dirait que cette créature s’est rétablie dans son état naturel ; mais si la guérison n’est que simulée, si l’animal hypocrite revient à sa méchanceté sitôt que la crainte de son geôlier l’abandonne, direz-vous que la douceur est son vrai caractère, son caractère actuel ? Non, sans doute. Le tempérament est tel qu’il était, et l’animal est toujours méchant.

Donc la bonté ou la méchanceté animale[12] de la créature a sa source dans son tempérament actuel ; donc la créature sera bonne en ce sens, lorsqu’en suivant la pente de ses affections elle aimera le bien et le fera sans contrainte, et qu’elle haïra et fuira le mal sans effroi pour le châtiment. La créature sera méchante, au contraire, si elle ne reçoit pas de ses inclinations naturelles la force de remplir ses fonctions, ou si des inclinations dépravées l’entraînent au mal et l’éloignent du bien qui lui sont propres.

En général, lorsque toutes les affections sont d’accord avec l’intérêt de l’espèce, le tempérament naturel est parfaitement bon. Au contraire, si l’on manque de quelque affection avantageuse, ou qu’on en ait de superflues, de faibles, de nuisibles et d’opposées à cette fin principale, le tempérament est dépravé, et conséquemment l’animal est méchant ; il n’y a que du plus ou du moins.

Il est inutile d’entrer ici dans le détail des affections, et de démontrer que la colère, l’envie, la paresse, l’orgueil, et le reste de ces passions généralement détestées, sont mauvaises en elles-mêmes, et rendent méchante la créature qui en est affectée. Mais il est à propos d’observer que la tendresse la plus naturelle, celle des mères pour leur petits, et des parents pour leurs enfants, a des bornes prescrites, au delà desquelles elle dégénère en vice. L’excès de l’affection maternelle peut anéantir les effets de l’amour, et le trop de commisération mettre hors d’état

de procurer du secours. Dans d’autres conjonctures, le même amour peut se changer en une espèce de frénésie ; la pitié, devenir faiblesse ; l’horreur de la mort, se convertir en lâcheté ; le mépris des dangers, en témérité ; la haine de la vie ou toute autre passion qui conduit à la destruction, en désespoir ou folie.


SECTION III.


Mais pour passer de cette bonté pure et simple, dont toute créature sensible est capable, à cette qualité qu’on appelle vertu, et qui convient ici-bas à l’homme seul ?

Dans toute créature capable de se former des notions exactes des choses, cette écorce des êtres dont les sens sont frappés, n’est pas l’unique objet de ses aiïections. Les actions elles-mêmes, les passions qui les ont produites, la commisération, l’affabilité, la reconnaissance et leurs antagonistes s’offrent bientôt à son esprit ; et ces familles ennemies, qui ne lui sont point étrangères, sont pour elle de nouveaux objets d’une tendresse ou d’une haine réfléchie.

Les sujets intellectuels et moraux agissent sur l’esprit à peu près de la même manière que les êtres organisés sur les sens. Les figures, les proportions, les mouvements et les couleurs de ceux-ci ne sont pas plutôt exposés à nos yeux, qu’il résulte, de l’arrangement et de l’économie de leurs parties, une beauté qui nous récrée, ou une difformité qui nous choque. Tel est aussi sur les esprits l’effet de la conduite et des actions humaines. La régularité et le désordre dans ces objets les affectent diversement ; et le jugement qu’ils en portent n’est pas moins nécessité que celui des sens.

L’entendement a ses yeux : les esprits entre eux se prêtent l’oreille ; ils aperçoivent des proportions ; ils sont sensibles à des accords ; ils mesurent, pour ainsi dire, les sentiments et les pensées. En un mot, ils ont leur critique à qui rien n’échappe. Les sens ne sont ni plus réellement ni plus vivement frappés, soit par les nombres de la musique, soit par les formes et les proportions des êtres corporels, que les esprits par la connaissance et le détail des affections. Ils distinguent, dans les caractères, douceur et dureté ; ils y démêlent l’agréable et le dégoûtant, le dissonant et l’harmonieux ; en un mot, ils y discernent et laideur et beauté ; laideur, qui va jusqu’à exciter leur mépris et leur aversion ; beauté, qui les transporte quelquefois d’admiration et les tient en extase. Devant tout homme qui pèse mûrement les choses, ce serait une affectation puérile[13], que de nier qu’il y ait dans les êtres moraux, ainsi que dans les objets corporels, un vrai beau, un beau essentiel, un sublime réel[14].

Or, de même que les objets sensibles, les images des corps, les couleurs et les sons agissent perpétuellement sur nos yeux, affectent nos sens, lors même que nous sommeillons ; les êtres intellectuels et moraux, non moins puissants sur l’esprit, l’appliquent et l’exercent en tout temps. Ces formes le captivent dans l’absence même des réalités.

Mais le cœur regarde-t-il avec indifférence les esquisses des mœurs que l’esprit est forcé de tracer, et qui lui sont presque toujours présentes ? Je m’en rapporte au sentiment intérieur. Il me dit qu’aussi nécessité dans ses jugements que l’esprit dans ses opérations, sa corruption ne va jamais jusqu’à lui dérober totalement la différence du beau et du laid, et qu’il ne manquera pas d’approuver le naturel et l’honnête, et de rejeter le déshonnête et le dépravé, surtout dans les moments désintéressés : c’est alors un connaisseur équitable qui se promène dans une

galerie de peintures, qui s’émerveille de la hardiesse de ce trait, qui sourit à la douceur de ce sentiment, qui se prête au tour de cette affection, et qui passe dédaigneusement sur tout ce qui blesse la belle nature.

Les sentiments, les inclinations, les affections, les penchants, les dispositions, et conséquemment toute la conduite des créatures dans les différents états de la vie, sont les sujets d’une infinité de tableaux exécutés par l’esprit qui saisit avec promptitude et rend avec vivacité et le bien et le mal. Nouvelle épreuve, nouvel exercice pour le cœur qui dans son état naturel et sain est affecté du raisonnable et du beau ; mais qui, dans la dépravation, renonce à ses lumières pour embrasser le monstrueux et le laid.

Par conséquent, point de vertu morale, point de mérite, sans quelques notions claires et distinctes du bien général, et sans

une connaissance réfléchie de ce qui est moralement bien ou mal, digne d’admiration ou de haine, droit ou injuste. Car quoique nous disions communément d’un cheval mauvais, qu’il est vicieux, on n’a jamais dit d’un bon cheval ou de tout autre animal imbécile et stupide, pour docile qu’il fut, qu’il était méritant et vertueux.

Qu’une créature soit généreuse, douce, affable, ferme et compatissante ; si jamais elle n’a réfléchi sur ce qu’elle pratique et voit pratiquer aux autres ; si elle ne s’est fait aucune idée nette et précise du bien et du mal ; si les charmes de la vertu et de l’honnêteté ne sont point les objets de son affection : son caractère n’est point vertueux par principes ; elle en est encore à acquérir cette connaissance active de la droiture qui devait la déterminer, cet amour désintéressé de la vertu qui seul pouvait donner tout le prix à ses actions.

Tout ce qui part d’une mauvaise affection est mauvais, inique et blâmable : mais si les affections sont saines ; si leur objet est avantageux à la société et digne en tout temps de la poursuite d’un être raisonnable ; ces deux conditions réunies formeront ce qu’on appelle droiture, équité dans les actions. Faire tort, ce n’est pas faire injustice : car un fils généreux peut, sans cesser de l’être, tuer, par malheur ou par maladresse, son père au lieu de l’ennemi dont il s’efforçait de le garantir. Mais si, par une affection déplacée, il eût porté ses secours à quelque autre, ou négligé les moyens de le conserver par défaut de tendresse, il eût été coupable d’injustice.

Si l’objet de notre affection est raisonnable ; s’il est digne de notre ardeur et de nos soins, l’imperfection ou la faiblesse des sens ne nous rendent point coupables d’injustice. Supposons qu’un homme dont le jugement est entier et les affections saines, mais la constitution si bizarre et les organes si dépravés, qu’à travers ces miroirs trompeurs il n’aperçoive les objets que défigurés, estropiés et tout autres qu’ils sont, il est évident que, le défaut ne résidant point dans la partie supérieure et libre, cette infortunée créature ne peut passer pour vicieuse.

Il n’en est pas ainsi des opinions qu’on adopte, des idées qu’on se fait, ou des religions qu’on professe. Si, dans une de ces contrées jadis soumises aux plus extravagantes superstitions ; où les chats, les crocodiles, les singes, et d’autres animaux vils et malfaisants, étaient adorés ; un de ces idolâtres se fût saintement[15] persuadé qu’il était juste de préférer le salut d’un chat au salut de son père, et qu’il ne pouvait se dispenser en conscience de traiter en ennemi quiconque ne professait pas ce culte, ce fidèle croyant n’eût été qu’un homme détestable : et toute action fondée sur des dogmes pareils ne peut être qu’injuste, abominable et maudite.

Toute méprise sur la valeur des choses qui tend à détruire quelque affection raisonnable, ou à en produire d’injustes, rend vicieux, et nul motif ne peut excuser cette dépravation. Celui, par exemple, qui, séduit par des vices brillants, a mal placé son estime, est vicieux lui-même. Il est quelquefois aisé de remonter à l’origine de cette corruption nationale. Ici, c’est un ambitieux qui vous étonne par le bruit de ses exploits ; là, c’est un pirate, ou quelque injuste conquérant qui, par des crimes illustres, a surpris l’admiration des peuples, et mis en honneur des caractères qu’on devrait détester. Quiconque applaudit à ces renommées, se dégrade lui-même. Quant à celui qui, croyant estimer et chérir un homme vertueux, n’est que la dupe d’un scélérat hypocrite, il peut être un sot ; mais il n’est pas un méchant pour cela.

L’erreur de fait, ne touchant point aux affections, ne produit point le vice ; mais l’erreur de droit influe, dans toute créature raisonnable et conséquente, sur ses affections naturelles, et ne peut manquer de la rendre vicieuse.

Mais il y a beaucoup d’occasions où les matières de droit sont d’une discussion trop épineuse, même pour les personnes les plus éclairées[16]. Dans ces circonstances, une faute légère ne suffit pas pour dépouiller un homme du caractère et du titre de vertueux. Mais lorsque la superstition ou des coutumes barbares le précipitent dans de grossières erreurs sur l’emploi de ses affections ; lorsque ces bévues sont si fréquentes, si lourdes et si compliquées, qu’elles tirent la créature de son état naturel ; c’est-à-dire lorsqu’elles exigent d’elle des sentiments contraires à l’humaine société, et pernicieux dans la vie civile ; céder, c’est renoncer à la vertu.

Concluons donc que le mérite ou la vertu dépendent d’une connaissance de la justice et d’une fermeté déraison, capables de nous diriger dans l’emploi de nos affections. Notions de la justice, courage de la raison, ressources uniques dans le danger où l’on se trouve de consacrer ses efforts, et de prostituer son estime à des abominations, à des horreurs, à des idées destructives de toute affection naturelle. Affections naturelles, fondements de la société, que les lois sanguinaires d’un point d’honneur et les principes erronés d’une fausse religion tendent quelquefois à saper. Lois et principes qui sont vicieux, et ne conduiront ceux qui les suivent qu’au crime et à la dépravation, puisque la justice et la raison les combattent. Quoi que ce soit donc qui, sous prétexte d’un bien présent ou futur, prescrive aux hommes, de la part de Dieu, la trahison, l’ingratitude et les cruautés ; quoi que ce soit qui leur apprenne à persécuter leurs semblables par bonne amitié, à tourmenter par passe-temps leurs prisonniers de guerre, à souiller les autels de sang humain, à se tourmenter eux-mêmes, à se macérer cruellement, à se déchirer dans des accès[17] de zèle

en présence de leurs divinités ; et à commettre, pour les honorer ou pour leur complaire, quelque action inhumaine et brutale ; qu’ils refusent d'obéir, s’ils sont vertueux, et qu’ils ne permettent point aux vains applaudissements de la coutume, ou aux oracles imposteurs de la superstition, d’étouffer les cris de la nature et les conseils de la vertu. Toutes ces actions, que l’humanité[18] proscrit, seront toujours des horreurs, en dépit des coutumes barbares, des [lois capricieuses, et des faux cultes qui les auront ordonnées. Mais rien ne peut altérer les lois éternelles de la justice.


SECTION IV.


Les créatures qui ne sont affectées que par les objets sensibles, sont bonnes ou mauvaises, selon que leurs affections sensibles sont bien ou mal ordonnées. Mais c’est tout autre chose dans les créatures capables de trouver dans le bien ou le mal moral des motifs raisonnés de tendresse ou d’aversion ; car, dans un individu de cette espèce, quelque déréglées que soient les affections sensibles, le caractère sera bon et l’individu vertueux, tant que ces penchants libertins demeureront subordonnés aux affections réfléchies dont nous avons parlé.

Il y a plus. Si le tempérament est bouillant, colère, amoureux ; et si la créature, domptant ces passions, s’attache à la vertu, en dépit de leurs efforts, nous disons alors que son mérite en est d’autant plus grand ; et nous avons raison. Si toutefois l’intérêt

privé était la seule digue qui la retînt ; si, sans égard pour les charmes de la vertu, son unique bien était le fléau de ses vices, nous avons démontré qu’elle n’en serait pas plus vertueuse : mais il est certain que, si de plein gré et sans aucun motif bas et servile, l’homme colère étouffe sa passion, et le luxurieux réprime ses mouvements ; si, tous deux supérieurs à la violence de leurs penchants, ils sont devenus, l’un modeste et l’autre tranquille et doux, nous applaudirons à leur vertu beaucoup plus hautement que s’ils n’avaient point eu d’obstacles à surmonter. Quoi donc ! le penchant au vice serait-il un relief pour la vertu ? des inclinations perverses seraient-elles nécessaires pour parfaire l’homme vertueux ?

Voici à quoi se réduit cette espèce de difficulté. Si les affections libertines se révoltent par quelque endroit, pourvu que leur effort soit souverainement réprimé, c’est une preuve incontestable que la vertu, maîtresse du caractère, y prédomine : mais si la créature, vertueuse à meilleur compte, n’éprouve aucune sédition de la part de ses passions, on peut dire qu’elle suit les principes de la vertu, sans donner d’exercice à ses forces. La vertu qui n’a point d’ennemis à combattre dans ce dernier cas, n’en est peut-être pas moins puissante ; et celui qui, dans le premier cas, a vaincu ses ennemis, n’en est pas moins vertueux. Au contraire, débarrassé des obstacles qui s’opposaient à ses progrès, il peut se livrer entièrement à la vertu, et la posséder dans un degré plus éminent.

C’est ainsi que la vertu se partage en degrés inégaux chez l’espèce raisonnable, c’est-à-dire chez les hommes, quoiqu’il n’y en ait pas un entre eux, peut-être, qui jouisse de cette raison saine et solide qui seule peut constituer un caractère uniforme et parfait. C’est ainsi qu’avec la vertu, le vice dispose de leur conduite, alternativement vainqueur et vaincu : car il est évident, par ce que nous avons dit jusqu’à présent, que, quel que soit dans une créature le désordre des affections tant par rapport aux objets sensibles que par rapport aux êtres intellectuels et moraux ; quelque effrénés que soient ses principes ; quelque furieuse, impudique ou cruelle qu’elle soit devenue, si toutefois il lui reste la moindre sensibilité pour les charmes de la vertu ; si elle donne encore quelque signe de bonté, de commisération, de douceur ou de reconnaissance ; il est, dis-je, évident que la vertu n’est pas morte en elle, et qu’elle n’est pas entièrement vicieuse et dénaturée.

Un criminel qui, par un sentiment d’honneur et de fidélité pour ses complices, refuse de les déclarer, et qui, plutôt que de les trahir, endure les derniers tourments et la mort même, a certainement quelques principes de vertu, mais qu’il déplace. C’est aussi le jugement qu’il faut porter de ce malfaiteur qui, plutôt que d’exécuter ses compagnons, aima mieux mourir avec eux.

Nous avons vu combien il était difficile de dire de quelqu’un qu’il était un parfait athée ; il paraît maintenant qu’il ne l’est guère moins d’assurer qu’un homme est parfaitement vicieux. Il reste aux plus grands scélérats toujours quelque étincelle de vertu ; et un mot, des plus justes que je connaisse, c’est celui-ci : « Rien n’est aussi rare qu’un parfaitement honnête homme, si ce n’est peut-être un parfait scélérat : car partout où il y a la moindre affection intègre, il y a, à parler exactement, quelque germe de vertu. »

Après avoir examiné ce que c’est que la vertu en elle-même, nous allons considérer comment elle s’accorde avec les différents systèmes concernant la divinité.



PARTIE TROISIÈME.


SECTION I.



Puisque l’essence de la vertu consiste, comme nous l’avons démontré, dans une juste disposition, dans une affection tempérée de la créature raisonnable pour les objets intellectuels et moraux de la justice, afin d’anéantir ou d’énerver en elle les principes de la vertu, il faut :

1° Ou lui ôter le sentiment et les idées naturelles d’injustice et d’équité ;

2° Ou lui en donner de fausses idées ;

3° Ou soulever contre ce sentiment intérieur d’autres affections.

De l’autre côté, pour accroître et fortifier les principes de la vertu, il faut :

1° Ou nourrir et aiguiser, pour ainsi dire, le sentiment de droiture et de justice ;

2° Ou l’entretenir dans toute sa pureté ;

3° Ou lui soumettre toute autre affection.

Considérons maintenant quel est celui de ces effets, que chaque hypothèse concernant la divinité doit naturellement produire, ou tout au moins favoriser.


premier effet.
Priver la créature du sentiment naturel d’injustice et d’équité.


On ne nous soupçonnera pas sans doute d’entendre par « priver la créature du sentiment naturel d’injustice et d’équité, » effacer en elle toute notion du bien et du mal relatifs à la société. Car, qu’il y ait bien et mal, par rapport à l’espèce, c’est un point qu’on ne peut totalement obscurcir. L’intérêt public est une chose généralement avouée : et rien de mieux connu de chaque particulier, que ce qui les concerne tous en général. Ainsi, quand nous dirons qu’une créature a perdu tout sentiment de droiture et d’injustice, nous supposerons au contraire qu’elle est toujours capable de discerner le bien et le mal relatifs à son espèce, mais qu’elle y est devenue parfaitement insensible, et que l’excellence et la bassesse des actions morales n’excitent plus en elle ni estime, ni aversion : de sorte que, sans un intérêt particulier et des plus étroitement concentrés, qui vit toujours en elle et qui lui arrache quelquefois des jugements favorables à la vertu, on pourrait dire qu’elle n’affectionne dans les mœurs ni laideur ni beauté, et que tout y est, par rapport à elle, d’une monstrueuse uniformité.

Une créature raisonnable, qui en offense une autre mal à propos, sent que l’appréhension d’un traitement égal doit soulever contre elle le ressentiment et l’animosité de celles qui l’observent. Celui qui fait tort à un seul, se reconnaît intérieurement pour aussi odieux à chacun, que s’il les avait tous offensés.

Le crime trouve donc pour ennemi tous ceux qu’il alarme ; et par la raison des contraires, la vertu d’un particulier a droit à la bienveillance et aux récompenses de tout le monde. Ce sentiment n’est pas étranger aux hommes les plus méchants. Lors donc qu’on parle du sentiment naturel d’injustice et d’équité, si, par cette expression, on prétend désigner quelque chose de plus que ce que nous venons de dire ; c’est sans doute cette vive antipathie pour l’injustice, et cette affection tendre pour la droiture, particulières aux profondément honnêtes gens.

Qu’une créature sensible puisse naître si dépravée, si mal constituée, que la connaissance des objets qui sont à sa portée n’excite en elle aucune affection ; qu’elle soit originellement incapable d’amour, de pitié, de reconnaissance et de toute autre passion sociale : c’est une hypothèse chimérique. Qu’une créature raisonnable, quelque tempérament qu’elle ait reçu de la nature, ait senti l’impression des objets proportionnés à ses facultés ; que les images de la justice, de la générosité, de la tempérance et des autres vertus se soient gravées dans son esprit, et qu’elle n’ait éprouvé aucun penchant pour ces qualités, aucune aversion pour leurs contraires ; qu’elle soit demeurée vis-à-vis de ces représentations dans une parfaite neutralité : c’est une autre chimère. L’esprit ne se conçoit non plus sans affection pour les choses qu’il connaît, que sans la puissance de connaître ; mais s’il est une fois en état de se former des idées d’action, de passion, de tempérament et de mœurs, il discernera dans ces objets, laideur et beauté, aussi nécessairement que l’œil aperçoit rapports et disproportions dans les figures, et que l’oreille sent harmonie et dissonance dans les sons. On pourrait soutenir, contre nous, qu’il n’y a ni charmes, ni difformité réelle dans les objets intellectuels et moraux ; mais on ne disconviendra jamais qu’il n’y en ait d’imaginés et dont le pouvoir est grand. Si l’on nie que la chose soit dans la nature, on avouera du moins que c’est de la nature que nous tenons l’idée qu’elle y existe : car la prévention naturelle en faveur de cette distinction de laideur et de beauté morales est si puissante ; cette différence dans les objets intellectuels et moraux préoccupe tellement notre esprit, qu’il faut de l’art, de violents efforts, un exercice continué et de pénibles méditations pour l’obscurcir.

Le sentiment d’injustice et d’équité nous étant aussi naturel que nos affections, cette qualité étant un des premiers éléments de notre constitution, il n’y a point de spéculation, de croyance, de persuasion, de culte capable de l’anéantir immédiatement et directement. Déplacer ce qui nous est naturel, c’est l’ouvrage d’une longue habitude ; autre nature. Or, la distinction d’injustice et d’équité nous est originelle : apercevoir dans les êtres intellectuels et moraux laideur et beauté, c’est une opération aussi naturelle, et peut-être antérieure dans notre esprit à l’opération semblable sur les êtres organisés. Il n’y a donc qu’un exercice contraire qui puisse la troubler pour toujours ou la suspendre pour un temps.

Nous savons tous que si, par défaut de conformation, par accident ou par habitude, on prend une contenance désagréable, on contracte un tic ridicule, on affecte quelque geste choquant, toute l’attention, tous les soins, toutes les précautions qu’un désir sincère de s’en défaire peut suggérer, suffisent à peine pour en venir à bout. La nature est bien autrement opiniâtre. Elle s’afflige et s’irrite sous le joug, toujours prête à le secouer : c’est un travail sans fin que de la maîtriser. L’indocilité de l’esprit est prodigieuse, surtout quand il est question des sentiments naturels et de ces idées anticipées, telles que la distinction de la droiture et de l’injustice. On a beau les combattre et se tourmenter, ce sont des hôtes intraitables contre lesquels il faut recourir aux grands expédients, aux dernières violences. La plus extravagante superstition, l’opinion nationale la plus absurde, ne les excluront jamais parfaitement.

Comme le déisme, le théisme, l’athéisme, et même le démonisme, n’ont aucune action immédiate et directe relativement à la distinction morale de la droiture et de l’injustice ; comme tout culte, soit impie, soit religieux, n’opère sur cette idée naturelle et première que par l’intervention et la révolte des autres affections, nous ne parlerons de l’effet de ces hypothèses que dans la troisième section, où nous examinerons l’accord ou l’opposition des affections avec le sentiment naturel par lequel nous distinguons la droiture de l’injustice.

SECTION II.
second effet.
Dépraver le sentiment naturel de la droiture et de l’injustice.

Cet effet ne peut être que le fruit de la coutume et de l’éducation, dont les forces se réunissent quelquefois contre celles de la nature, comme on peut le remarquer dans ces contrées où l’usage et la politique encouragent par des applaudissements, et consacrent par des marques d’honneur, des actions naturellement odieuses et déshonnêtes. C’est à l’aide de ces prestiges qu’un homme, se surmontant lui-même, s’imagine servir sa patrie, étendre la terreur de sa nation, travailler à sa propre gloire, et faire un acte héroïque, en mangeant, en dépit de la nature et de son estomac, la chair de son ennemi.

Mais pour en venir aux différents systèmes concernant la divinité, et à l’effet qu’ils produisent dans ce cas :

D’abord, il ne paraît pas que l’athéisme ait aucune influence diamétralement contraire à la pureté du sentiment naturel de la droiture et de l’injustice. Un malheureux, que cette hypothèse aura jeté et entretenu dans une longue habitude de crimes, peut avoir les idées de justice et d’honnêteté fort obscurcies ; mais elle ne le conduit point par elle-même à regarder comme grande et belle une action vile et déshonnête. Ce système, moins dangereux en ceci seulement que la superstition, ne prêche point qu’il est beau de s’accoupler avec des animaux, ou de s’assouvir de la chair de son ennemi. Mais il n’y a point d’horreurs, point d’abominations qui ne puissent être embrassées comme des choses excellentes, louables et saintes, si quelque culte dépravé les ordonne[19].

Et je ne vois point en cela de prodige ; car toutes les fois que, sous l’autorité prétendue ou le bon plaisir des dieux, la superstition exige quelque action détestable ; si, malgré le voile sacré dont on l’enveloppe, le fidèle en pénètre l’énormité, de quel œil verra-t-il les objets de son culte[20] ? En portant au pied de leurs autels des offrandes que la crainte lui arrache, il les traitera dans le fond de son cœur comme des tyrans odieux et méchants ; mais c’est ce que sa religion lui défend expressément de penser. « Les dieux ne se contentent pas d’encens, lui crie-t-elle ; il faut que l’estime accompagne l’hommage. » Le voilà donc forcé d’aimer et d’admirer des êtres qui lui paraissent injustes : de respecter leurs commandements, d’accomplir en aveugle les crimes qu’ils ordonnent, et par conséquent de prendre pour saint et pour bon ce qui est en soi horrible et détestable.

Si Jupiter est le dieu qu’on adore, et si son histoire le représente d’un tempérament amoureux, et se livrant sans pudeur à toute l’étendue de ses désirs, il est constant qu’en prenant ce récit à la lettre, son adorateur doit regarder l’impudicité comme une vertu[21]. Si la superstition élève sur des autels un être

vindicatif, colère, rancunier, sophiste, lançant ses foudres au hasard, et punissant, quand il est offensé, d’autres que ceux qui lui ont fait injure ; si, pour finir son caractère, il aime la supercherie ; s’il encourage les hommes au parjure et à la trahison ; et si, par une injuste prédilection, il comble de ses biens un petit nombre de favoris, je ne doute point qu’à l’aide des ministres et des poëtes le peuple ne respecte incessamment toutes ces imperfections, et ne prenne d’heureuses dispositions à la vengeance, à la haine, à la fourberie, au caprice et à la partialité ; car il est aisé de métamorphoser des vices grossiers en qualités éclatantes, quand on vient à les rencontrer dans un être sur lequel on ne lève les yeux qu’avec admiration.

Cependant il faut avouer que si le culte est vide d’amour, d’estime et de cordialité ; si c’est un pur cérémonial auquel on est entraîné par la coutume et par l’exemple, par la crainte ou par la violence, l’adorateur n’est pas en grand danger d’altérer ses idées naturelles ; car si , tandis qu’il satisfait aux préceptes de sa religion, qu’il s’occupe à se concilier les faveurs de sa divinité, en obéissant à ses ordres prétendus, c’est l’effroi qui le détermine ; s’il consomme à regret un sacrifice qu’il déteste au fond de son âme, comme une action barbare et dénaturée, ce n’est pas à son Dieu dont il entrevoit la méchanceté qu’il rend hommage, c’est proprement à l’équité naturelle dont il respecte le sentiment dans l’instant même de l’infraction. Tel est, dans le vrai, son état, quelque réservé qu’il puisse être à prononcer entre son cœur et sa religion, et à former un système raisonné sur la contradiction de ses idées avec les préceptes de sa loi.

Mais persévérant dans sa crédulité, et répétant ses pieux exercices, se familiarise-t-il à la longue avec la méchanceté, la tyrannie, la rancune, la partialité, la bizarrerie de son Dieu ? Il se réconciliera proportionnellement avec les qualités qu’il abhorrait en lui ; et telle sera la force de cet exemple, qu’il en viendra jusqu’à regarder les actions les plus cruelles et les plus barbares, je ne dis pas comme bonnes et justes, mais comme grandes, nobles, divines, et dignes d’être imitées.

Celui qui admet un Dieu vrai, juste et bon, suppose une droiture et une injustice, un vrai et un faux, une bonté et une malice, indépendants de cet Être suprême, et par lesquels il juge qu’un Dieu doit être vrai, juste et bon ; car si ses décrets, ses actions ou ses lois constituaient la bonté, la justice et la vérité, assurer de Dieu qu’il est vrai, juste et bon, ce serait ne rien dire, puisque si cet être affirmait les deux parties d’une proposition contradictoire, elles seraient vraies l’une et l’autre ; si, sans raison, il condamnait une créature à souffrir pour le crime d’autrui ; ou s’il destinait, sans sujet et sans distinction, les uns à la peine et les autres aux plaisirs, tous ces jugements seraient équitables. En conséquence d’une telle supposition, assurer qu’une chose est vraie ou fausse, juste ou inique, bonne ou mauvaise, c’est dire des mots, et parler sans s’entendre.

D’où je conclus que rendre un culte sincère et réel à quelque Être suprême qu’on connaît pour injuste et méchant, c’est s’exposer à perdre tout sentiment d’équité, toute idée de justice, et toute notion de vérité. Le zèle doit, à la longue, supplanter la probité dans celui qui professe de bonne foi une religion dont les préceptes sont opposés aux principes fondamentaux de la morale.

Si la méchanceté reconnue d’un Etre suprême influe sur ses adorateurs, si elle déprave les affections, confond les idées de vérité, de justice, de bonté, et sape la distinction naturelle de la droiture et de l’injustice : rien au contraire n’est plus propre à modérer les passions, à rectifier les idées, et à fortifier l’amour de la justice et de la vérité, que la croyance d’un Dieu que son histoire représente en toute occasion comme un modèle de véracité, de justice et de bonté. La persuasion d’une Providence divine qui s’étend à tout et dont l’univers entier ressent constamment les effets, est un puissant aiguillon pour nous engager à suivre les mêmes principes dans les bornes étroites de notre sphère. Mais si, dans notre conduite, nous ne perdons jamais de vue les intérêts généraux de notre espèce ; si le bien public est notre boussole, il est impossible que nous errions jamais dans les jugements que nous porterons de la droiture et de l’injustice.

Ainsi, quant au second effet, la religion produira beaucoup de mal ou beaucoup de bien, selon qu’elle sera bonne ou mauvaise. Il n’en est pas de même de l’athéisme : il peut, à la vérité, occasionner la confusion des idées d’injustice et d’équité ; mais ce n’est pas en qualité pure et simple d’athéisme ; c’est un mal réservé aux cultes dépravés, et à toutes ces opinions fantasques concernant la Divinité ; monstrueuse famille, qui tire son origine de la superstition, et que la créduliié perpétue.


SECTION III
troisième effet.
Révolter les affections contre le sentiment naturel de droiture et d’injustice.


Il est évident que les principes d’intégrité seront des règles de conduite pour la créature qui les possède, s’ils ne trouvent aucune opposition de la part de quelque penchant entièrement tourné à son intérêt particulier, ou de ces passions brusques et violentes, qui, subjuguant tout sentiment d’équité, éclipsent même en elle les idées de son bien privé, et la jettent hors de ces voies familières qui la conduisent au bonheur.

Notre dessein n’est pas d’examiner ici par quel moyen ce désordre s’introduit et s’accroît, mais de considérer seulement quelles influences favorables ou contraires il reçoit des sentiments divers concernant la Divinité.

Qu’il soit possible qu’une créature ait été frappée de la laideur et de la beauté des objets intellectuels et moraux, et conséquemment que la distinction de la droiture et de l’injustice lui soit familière longtemps avant que d’avoir eu des notions claires et distinctes de la Divinité, c’est une chose presque indubitable[22]. En effet, conçoit-on qu’un être tel que l’homme, en qui la faculté de penser et de réfléchir s’étend par des degrés insensibles et lents, soit, moralement parlant, assez exercé, au sortir du berceau, pour sentir la justesse et la liaison de ces spéculations déliées, et de ces raisonnements subtils et métaphysiques sur l’existence d’un Dieu ?

Mais supposons qu’une créature incapable de penser et de réfléchir ait toutefois de bonnes qualités et quelques affections droites, qu’elle aime son espèce, qu’elle soit courageuse, reconnaissante et miséricordieuse ; il est certain que dans le même instant que vous accorderez à cet automate la faculté de raisonner, il approuvera ces penchants honnêtes, qu’il se complaira dans ces affections sociales, qu’il y trouvera de la douceur et des charmes, et que les passions contraires lui paraîtront odieuses. Or, le voilà dès lors frappé de la différence de la droiture et de l’injustice, et capable de vertu.

On peut donc supposer qu’une créature avait des idées de droiture et d’injustice, et que la connaissance du vice et de la vertu la préoccupait avant que de posséder des notions claires et distinctes de la divinité. L’expérience vient encore à l’appui de cette supposition ; car chez les peuples qui n’ont pas ombre de religion, ne remarque-t-on pas entre les hommes la même

diversité de caractères que dans les contrées éclairées ? Le vice et la vertu morale ne les différencient-ils pas entre eux ? Tandis que les uns sont orgueilleux, durs et cruels, et conséquemment enclins à approuver les actes violents et tyranniques, d’autres sont naturellement affables, doux, modestes, généreux, et dès lors amis des affections paisibles et sociales.

Pour déterminer maintenant ce que la connaissance d’un Dieu opère sur les hommes, il faut savoir par quels motifs et sur quel fondement ils lui portent leurs hommages et se conforment à ses ordres. C’est ou relativement à sa toute-puissance, et dans la supposition qu’ils en ont des biens à espérer et des maux à craindre ; ou relativement à son excellence, et dans la pensée qu’imiter sa conduite, c’est le dernier degré de la perfection.

En premier lieu. Si le Dieu qu’on adore n’est qu’un être puissant sur la créature, qui ne lui porte son hommage que par le seul motif d’une crainte servile ou d’une espérance mercenaire ; si les récompenses qu’elle attend ou les châtiments qu’elle redoute la contraignent à faire le bien qu’elle hait ou à s’éloigner du mal qu’elle affectionne, nous avons démontré qu’il n’y avait en elle ni vertu ni bonté. Cet adorateur servile, avec une conduite irréprochable devant les hommes, ne mérite non plus devant Dieu, que s’il avait suivi sans frayeur la perversité de ses affections. Il n’y a non plus de piété, de droiture, de sainteté dans une créature ainsi réformée, que d’innocence et de sobriété dans un singe sous le fouet, que de douceur et de docilité dans un tigre enchaîné. Car, quelles que soient les actions de ces animaux ou de l’homme à leur place, tant que l’affection sera la même, que le cœur sera rebelle, que la crainte dominera et inclinera la volonté ; l’obéissance et tout ce que la frayeur produira, sera bas et servile. Plus prompte sera l’obéissance, plus profonde la soumission ; plus il y aura de bassesse et de lâcheté, quel que soit leur objet : que le maître soit mauvais ou bon, qu’importe, si l’esclave est toujours le même ? Je dis plus : si l’esclave n’obéit que par une crainte hypocrite à un maître plein de bonté, sa nature n’en est que plus méchante, et son service que plus vil. Cette disposition habituelle décèle un attachement souverain à ses propres intérêts, et une entière dépravation dans le caractère.

En second lieu. Si le Dieu d’un peuple est un être excellent, et qui soit adoré comme tel ; si, faisant abstraction de sa puissance, c’est particulièrement à sa bonté que l’on rend hommage ; si l’on remarque dans le caractère que ses ministres lui donnent, et dans les histoires qu’ils en racontent, une prédilection pour la vertu et une affection générale pour tous les êtres ; certes, un si beau modèle ne peut manquer d’encourager au bien, et de fortifier l’amour de la justice contre les affections ennemies.

Mais un autre motif se joint encore à la force de l’exemple pour produire ce grand effet. Un théiste parfait est fortement persuadé de la prééminence d’un Être tout-puissant, spectateur de la conduite humaine et témoin oculaire de tout ce qui se passe dans l’univers. Dans la retraite la plus obscure, dans la solitude la plus profonde, son Dieu le voit ; il agit donc en la présence d’un être plus respectable pour lui mille fois que l’assemblée du monde la plus auguste. Quelle honte n’aurait-il pas de commettre une action odieuse en cette compagnie ! quelle satisfaction, au contraire, d’avoir pratiqué la vertu en présence de son Dieu ! quand même, déchiré par des langues calomnieuses, il serait devenu l’opprobre et le rebut de la société. Le théisme favorise donc la vertu ; et l’athéisme, privé d’un si grand secours, est en cela défectueux.

Considérons à présent ce que la crainte des peines à venir et l’espoir des biens futurs occasionneraient dans la même croyance, relativement à la vertu. D’abord, il est aisé d’inférer de ce que nous avons dit ci-devant, que cet espoir et cet effroi ne sont pas du genre des affections libérales et généreuses, ni de la nature de ces mouvements qui complètent le mérite moral des actions. Si ces motifs ont une influence prédominante dans la conduite d’une créature, que l’amour désintéressé devrait principalement diriger, la conduite est servile, et la créature n’est pas encore vertueuse.

Ajoutez à ceci une réflexion particulière : c’est que dans toute hypothèse de religion, où l’espoir et la crainte sont admis comme motifs principaux et premiers de nos actions, l’intérêt particulier, qui naturellement n’est en nous que trop vif, n’a rien qui le tempère et qui le restreigne, et doit par conséquent se fortifier chaque jour par l’exercice des passions, dans des matières de cette importance. Il y a donc à craindre que cette affection servile ne triomphe à la longue, et n’exerce son empire dans toutes les conjonctures de la vie ; qu’une attention habituelle à un intérêt particulier ne diminue d’autant plus l’amour du bien général, que cet intérêt particulier sera grand ; enfin, que le cœur et l’esprit ne viennent à se rétrécir ; défaut, à ce qu’on dit en morale, remarquable dans les zélés de toute religion[23].

Quoi qu’il en soit, il faut convenir que si la vraie piété consiste à aimer Dieu par rapport à lui-même, une attention inquiète à des intérêts privés doit en quelque sorte la dégrader. Aimer Dieu seulement comme la cause de son bonheur particulier, c’est avoir pour lui l’affection du méchant pour le vil instrument de ses plaisirs : d’ailleurs, plus le dévoûment à l’intérêt privé occupe de place, moins il en laisse à l’amour du bien général ou de tout autre objet digne par lui-même de notre admiration et de notre estime ; tel, en un mot, que le Dieu des personnes éclairées.

C’est ainsi qu’un amour excessif de la vie peut nuire à la vertu, affaiblir l’amour du bien public, et ruiner la vraie piété ; car plus cette affection sera grande, moins la créature sera capable de se résigner sincèrement aux ordres de la Divinité : et si, par hasard, l’espoir des récompenses à venir était, à l’exclusion de tout amour, le seul motif de sa résignation, si cette pensée excluait absolument en elle tout sentiment libéral et désintéressé ; ce serait un vrai marché qui n’indiquerait ni vertu ni mérite, et dont voici, à proprement parler, la cédule : « Je résigne à Dieu ma vie et mes plaisirs présents, à condition d’en recevoir en échange une vie et des plaisirs futurs qui valent infiniment mieux. »

Quoique la violence des affections privées puisse préjudicier à la vertu, j’avouerai toutefois qu’il y a des conjonctures dans lesquelles la crainte des châtiments et l’espoir des récompenses lui servent d’appui, toutes mercenaires qu’elles soient.

Les passions violentes, telles que la colère, la haine, la luxure et d’autres, peuvent, comme nous l’avons déjà remarqué, ébranler l’amour le plus vif du bien public, et déraciner les idées les plus profondes de vertu : mais si l’esprit n’avait aucune digue à leur opposer, elles produiraient infailliblement ce ravage, et le meilleur caractère se dépraverait à la longue. La religion y pourvoit : elle crie incessamment que ces affections et toutes les actions qu’elles produisent, sont maudites et détestables aux yeux de Dieu : sa voix consterne le vice et rassure la vertu ; le calme renaît dans l’esprit ; il aperçoit le danger qu’il a couru, et s’attache plus fortement que jamais aux principes qu’il était sur le point d’abandonner.

La crainte des peines et l’espoir des récompenses sont encore propres à raffermir celui que le partage des affections fait chanceler dans la vertu. Je dis plus : quand une fois l’esprit est imbu d’idées fausses, et lorsque la créature, entêtée d’opinions absurdes, se raidit contre le vrai, méconnaît le bon, porte son estime, et donne la préférence au vice, sans la crainte des peines et l’espoir des récompenses, il n’y a plus de retour.

Imaginez un homme qui ait quelque bonté naturelle et de la droiture dans le caractère, mais né avec un tempérament lâche et mou, qui le rende incapable de faire face à l’adversité et de braver la misère ; vient-il par malheur à subir ces épreuves, le chagrin s’empare de son esprit ; tout l’afflige, il s’irrite, il s’emporte contre ce qu’il imagine être la cause de son infortune. Dans cet état, s’il s’offre à sa pensée, ou si des amis corrompus lui suggèrent que sa probité est la source de ses peines, et que, pour se réconcilier avec la fortune, il n’a qu’à rompre avec la vertu, il est certain que l’estime qu’il porte à cette qualité s’affaiblira à mesure que le trouble et les aigreurs augmenteront dans son esprit, et qu’elle s’éclipsera bientôt, si la considération des biens futurs, dont la vertu lui promet la jouissance en dédommagement de ceux qu’il regrette, ne le soutient contre les pensées funestes qui lui viennent, ou les mauvais avis qu’il reçoit, ne suspend la dépravation imminente de son caractère, et ne le fixe dans ses premiers principes.

Si, par de faux jugements, on a pris quelques vices en affection, et les vertus contraires en dédain ; si, par exemple, on regarde le pardon des injures comme une bassesse, et la vengeance comme un acte héroïque, on préviendrait peut-être les suites de cette erreur, en considérant que la douceur porte avec elle sa récompense, dans la tranquillité et les autres avantages qu’elle procure et que la rancune détruit. C’est par cet utile artifice que la modestie, la candeur, la sobriété et d’autres vertus, quelquefois méprisées, pourraient rentrer dans l’estime, et les passions opposées dans le mépris, qui leur sont dus, et qu’on parviendrait avec le temps à pratiquer les unes et à détester les autres, sans le moindre égard pour les plaisirs ou pour les peines qui les accompagnent.

C’est par ces raisons que rien n’est plus avantageux, dans un État, qu’une administration vertueuse et qu’une équitable distribution des punitions et des récompenses. C’est un mur d’airain contre lequel se brisent presque toujours les complots des méchants ; c’est une digue qui tourne leurs efforts au bien de la société ; c’est plus que tout cela, c’est un moyen sûr d’attacher les hommes à la vertu, en attachant à la vertu leur intérêt particulier ; d’écarter tous les préjugés qui les en éloignent ; de lui préparer dans leurs cœurs un accueil favorable, et de les mettre, par une pratique constante du bien, dans un sentier dont on ne les détournerait pas sans peine. S’il arrivait qu’un peuple, arraché au despotisme et à la barbarie, policé par des lois, et devenu vertueux dans le cours d’une administration équitable, retombât brusquement sous un gouvernement arbitraire, tel que celui des peuples orientaux, sa vertu s’irritant dans les fers, il n’en sera que plus prompt à les secouer et que plus propre à les rompre. Si toutefois la tyrannie et ses artifices viennent à prévaloir, et si ce peuple perd toute liberté, avant qu’une injuste distribution des récompenses et des châtiments lui aient ôté le sentiment de cette injure, avant que l’habitude l’ait fait à sa chaîne, les semences dispersées de sa vertu première pousseront des racines qu’on distinguera jusque dans les générations suivantes.

Mais quoique la distribution équitable des récompenses et des punitions soit dans un gouvernement une cause essentielle de la vertu d’un peuple, nous remarquerons que l’exemple plus efficace encore décide ses inclinations[24], et forme son caractère. Si le magistrat n’est pas vertueux, la meilleure administration produira peu de chose : au contraire, les sujets aimeront et respecteront les lois, s’ils sont une fois persuadés de la vertu de celui qui les juge.

Mais, pour en revenir aux récompenses et aux châtiments, c’est moins l’attrait ou l’effroi qui fait leur avantage dans la société, que l’estime de la vertu et la haine du vice que ces expressions publiques de l’approbation ou de la censure du genre humain réveillent dans l’honnête homme et dans le scélérat. En effet, dans les exécutions, on voit assez communément que la honte du crime et l’infamie du supplice font presque toute la peine des criminels. Ce n’est pas tant la mort qui cause l’horreur du patient et des spectateurs, que la potence ou la roue qui le déclare infracteur des lois de la justice et de l’humanité.

Dans les familles, l’effet des récompenses et des châtiments est le même que dans la société. Un maître sévère, le fouet à la main, rendra sans doute son esclave ou son mercenaire attentif à ses devoirs ; mais il n’en sera pas meilleur. Cependant le même homme, revêtu d’un caractère plus doux, avec de faibles récompenses et des corrections légères, formera des enfants vertueux. À l’aide, tantôt de ses menaces, tantôt de ses caresses, il leur inculquera des principes qu’ils suivront bientôt sans égard pour la récompense qui les encourageait, ou pour la verge qui les effrayait : et c’est là ce que nous appelons une éducation honnête et libérale. Tout autre culte rendu à Dieu, tout autre service rendu à l’homme, est vil, et ne mérite aucun éloge.

Dans la religion, si les récompenses qu’elle promet sont libérales ; si le bonheur futur consiste dans la jouissance d’un plaisir vertueux, tel, par exemple, que la pratique ou la contemplation de la vertu même dans une autre vie (c’est le cas du christianisme[25]) ; il est évident que le désir de cet état ne peut

naître que d’un grand amour de la vertu, et conserve par conséquent toute la dignité de son origine. Car ce désir n’est point un sentiment intéressé : l’amour de la vertu n’est jamais un penchant vil et sordide ; le désir de la vie par amour de la vertu ne peut donc passer pour tel. Mais si ce désir d’une autre vie naissait de l’horreur ou de la mort ou de l’anéantissement ; s’il était occasionné par quelque affection vicieuse, ou par un attachement à des choses étrangères à la vertu, il ne serait plus vertueux.

Si donc une créature raisonnable, sans égard pour la vertu, aime la vie par rapport à la vie même, peut-être fera-t-elle, pour la conserver, ou par horreur de la mort, quelque action de virilité ; peut-être en s’efforçant de mépriser les objets de sa crainte, tendra-t-elle à la perfection : mais cet effort n’est pas encore une vertu. Cette créature est tout au plus dans les avenues, sur la route ; après s’être embarquée par pur intérêt, la bassesse avouée du motif ne la met point au port : en un mot, elle ne sera vertueuse que quand ses efforts feront germer en elle quelque affection pour la bonté morale considérée comme telle, et sans égard à ses intérêts. Tels sont les avantages et les désavantages qui reviennent à la vertu, de ses liaisons avec les intérêts privés de la créature ; car quoique la multiplicité des vues intéressées soit peu propre à donner du relief aux actions, l’homme n’en sera que plus ferme dans la vertu, s’il est une fois convaincu qu’elle ne croise jamais ses vrais intérêts.

Celui donc qui, par un mûr examen et de solides réflexions, s’est assuré qu’on n’est heureux dans ce monde qu’autant qu’on est vertueux, et que le vice ne peut être que misérable, a mis sa vertu dans un abri louable et nécessaire. Sans chercher dans l’intégrité morale des commodités relatives à son état présent, à sa constitution ou à d’autres circonstances pareilles, s’il est persuadé qu’une puissance supérieure et toujours attentive au train du monde, prête un secours immédiat à l’honnête homme

contre les attentats du méchant, il ne perdra jamais rien de l’estime qu’il doit à la vertu ; estime qui s’affaiblirait peut-être en lui sans cette croyance. Mais si, peu convaincu d’une assistance actuelle de la Providence, il est dans une attente ferme et constante des récompenses à venir, sa vertu trouvera le même appui dans cette hypothèse.

Remarquez cependant que, dans un système où l’on ferait sonner si haut ces récompenses infinies, les cœurs en pourraient tellement être affectés, qu’ils négligeraient et peut-être oublieraient, à la longue, les motifs désintéressés de pratiquer la vertu. D’ailleurs cette merveilleuse attente des biens ineffables d’une autre vie doit conséquemment déprimer la valeur et ralentir la poursuite des choses passagères de celle-ci. Une créature possédée d’un intérêt si particulier et si grand, pourrait compter le reste pour rien ; et, tout occupée de son salut éternel, traiter quelquefois comme des distractions méprisables et des affections viles, terrestres et momentanées, les douceurs de l’amitié, les lois du sang et les devoirs de l’humanité. Une imagination frappée de la sorte décriera peut-être les avantages temporels de la bonté, et les récompenses naturelles de la vertu ; élèvera jusqu’aux nues la félicité des méchants, et déclarera, dans les accès d’un zèle inconsidéré, que, « sans l’attente des biens futurs et sans la crainte des peines éternelles, elle renoncerait à la probité pour se livrer entièrement à la débauche, au crime et à la dépravation. » Ce qui démontre que rien, en quelque façon, ne serait plus fatal à la vertu qu’une croyance incertaine et vague des récompenses et des châtiments à venir. Car, si ce fondement sur lequel on aurait appuyé tout l’édifice[26] moral, vient une fois à manquer, je vois la vertu chanceler, rester sans appui, et prête à s’écrouler.

Quant à l’athéisme, le décri des avantages de la vertu n’est pas une conséquence directe de cette hypothèse[27]. Pour être convaincu qu’il y a du profit à être vertueux, il n’est pas nécessaire de croire en Dieu. Mais le préjugé contraire une fois contracté, le mal est sans remède ; et il faut convenir qu’indirectement l’athéisme y conduit.

Il est presque impossible de faire grand cas des avantages présents de la vertu, sans concevoir une haute idée de la satisfaction qui naît de l’estime et de la bienveillance du genre humain. Mais pour connaître tout le prix de cette satisfaction, il faut l’avoir éprouvée. C’est donc sur la possession ravissante de l’affection généreuse des hommes, et sur la connaisance de l’énergie de ce plaisir, que sont fondés ceux qui placent le bonheur actuel dans la pratique des vertus. Mais supposer qu’il n’y a ni bonté ni charmes dans la nature ; que cet Être suprême qui nous prescrit la bienveillance pour nos semblables, par les témoignages journaliers que nous recevons de la sienne, est un être chimérique ; ce n’est pas le moyen d’aiguiser les affections sociales et d’acquérir l’amour désintéressé de la vertu. Au contraire, un tel système tend à confondre les idées de laideur et de beauté, et à supprimer ce tribut habituel d’admiration que nous rendons au dessein, aux proportions et à l’harmonie qui règnent dans l’ordre des choses. Car, que peut offrir l’univers de grand et d’admirable à celui qui regarde l’univers même comme un modèle de désordre ? Celui pour qui le tout, dénué de perfections, n’est qu’une vaste difformité, remarquera-t-il quelque beauté dans les parties subordonnées ?

Cependant, quoi de plus affligeant que de penser que l’on existe dans un éternel chaos ? qu’on fait partie d’une machine détraquée, dont on a mille désastres à craindre, et où l’on n’aperçoit rien de bon, rien de satisfaisant, rien qui n’excite le mépris, la haine et le dégoût ? Ces idées sombres et mélancoliques doivent influer sur le caractère, affecter les inclinations sociales, mettre de l’aigreur dans le tempérament, affaiblir l’amour de la justice, et saper à la longue les principes de la vertu.

Il n’en est pas de même de celui qui adore un Dieu, mais un Dieu qui ne soit pas vainement honoré du titre de bon, qui le soit en effet ; un Dieu, dont l’histoire offre à chaque page des marques de douceur et de bonté. Un tel homme admet conséquemment des récompenses et des châtiments à venir : il est persuadé, de plus, que les récompenses sont destinées au mérite et à la vertu, et les châtiments au vice et à la méchanceté ; sans que des qualités étrangères à celles-là, ou des circonstances imprévues puissent tromper son attente : autrement, perdant de vue les notions de châtiment et de récompense, il n’admettrait qu’une distribution capricieuse de biens et de maux ; et tout son système sur l’autre monde ne serait, dans celui-ci, d’aucun avanage pour sa vertu. À l’aide de ces hypothèses, il pourrait conserver son intégrité dans les plus critiques circonstances de la vie, eût-il été jeté, par des événements singuliers ou des raisonnements sophistiques, dans l’opinion malheureuse qu’il faut renoncer à son bonheur, pour travailler à son salut.

Toutefois ce préjugé contraire à la vertu me paraît incompatible avec un théisme épuré[28]. Quoi qu’il en soit de l’autre vie, ou des récompenses et des châtiments à venir ; celui qui, comme un bon théiste, admet un Être souverain dans la nature, une intelligence qui gouverne tout avec sagesse et bonté, peut-il imaginer qu’elle ait attaché son malheur en ce monde à des pratiques qui lui sont ordonnées ? Supposer que la vertu soit un des maux naturels de la créature, et que le vice fasse constamment son bien-être, n’est-ce pas accuser l’ordonnance de l’univers et la constitution générale des choses, d’un défaut essentiel et d’une grossière imperfection ?

Il me reste à considérer un nouvel avantage que le théisme fournit à la créature, pour être vertueuse, à l’exclusion de l’athéisme. Le premier coup d’œil ne sera peut-être pas favorable à la réflexion qui suit : je crains qu’on ne la prenne pour une vaine subtilité, et qu’on ne la rejette comme un raffinement de philosophie. Si toutefois elle peut avoir quelque poids, c’est à la suite de ce que nous venons de dire.

Toute créature, comme nous l’avons prouvé, a naturellement quelques degrés de malice, qui lui viennent d’une aversion ou d’un penchant qui ne sera pas au ton de son intérêt privé ou du bien général de son espèce. Qu’un être pensant ait la mesure d’aversion nécessaire pour l’alarmer à l’approche d’une calamité, ou pour l’armer dans un péril imminent, jusque-là il n’y a rien à dire, tout est dans l’ordre. Mais si l’aversion continue après que le malheur est arrivé ; si la passion augmente lorsque le mal est fait ; si la créature, furieuse du coup qu’elle a reçu, se récrie contre le sort, s’emporte et déteste sa condition, il faut avouer que cet emportement est vicieux dans sa nature et dans ses suites ; car il déprave le tempérament en le tournant à la colère, et trouble, dans l’accès, cette économie tranquille des affections, si convenable à la vertu. Mais avouer que cet emportement est vicieux, c’est reconnaître que, dans les mêmes conjonctures, une patience muette et une modeste fermeté seraient des vertus. Or, dans l’hypothèse de ceux qui nient l’existence d’un Être suprême, il est certain que la nécessité prétendue des causes ne doit amener aucun phénomène qui mérite leur haine ou leur amour, leur horreur ou leur admiration. Mais comme les plus belles réflexions du monde sur le caprice du hasard ou sur le mouvement fortuit des atomes n’ont rien de consolant, il est difficile que, dans des circonstances fâcheuses, que dans des temps durs et malheureux, l’athée n’entre en mauvaise humeur et ne se déchaîne contre un arrangement si détestable et si malfaisant. Mais le théiste est persuadé que, « quelque effet que l’ordre qui règne dans l’univers ait produit, il ne peut être que bon. » Cela suffit. Le voilà prêt à regarder sans horreur les plus affreuses calamités, et à supporter sans murmure ces événements qui ne semblent être faits que pour rendre à toute créature sensible et raisonnable sa condition incommode et son existence odieuse. Ce n’est pas tout. Son système peut le conduire à une réconciliation plus entière : il chérira son état actuel ; car, qui l’empêche, en étendant ses idées, de sortir de son espèce, et de regarder le fléau qui l’afflige comme le bonheur d’une patrie moins étroite dont il est membre, et dont il doit aimer les avantages en citoyen généreux et fidèle ?

Ce tour d’affection doit produire la plus héroïque constance qu’un homme puisse montrer dans un état de souffrance, et le résoudre de la façon la plus généreuse, aux entreprises que l’honneur et la vertu peuvent exiger. À travers ce télescope, on aperçoit les accidents particuliers, les injustices et les méchancetés, dans un jour qui dispose à les tolérer, et à conserver dans le cours de la vie toute l’égalité possible. Ce tour d’affection et ce télescope moral sont donc vraiment excellents ; et la créature qui les possède est bonne et vertueuse par excellence ; car tout ce qui tend à attacher la créature à son rôle dans la société, et à l’animer d’un zèle plus qu’ordinaire pour le bien général de son espèce, est sans contredit en elle le germe d’une vertu peu commune.

Un fait constant, c’est que, par une espèce de sympathie, le sentiment et l’amour de l’harmonie, des proportions et de l’ordre, en quelque genre que ce puisse être, redresse le tempérament, fortifie les affections sociales, et soutient la vertu, qui n’est elle-même qu’un amour de l’ordre, des proportions et de l’harmonie dans les mœurs et dans la conduite. Dans les sujets les plus frivoles, l’ordre frappe et se fait approuver ; mais si c’est une fois l’ordre et la beauté de l’univers qui soient les objets de notre admiration et de notre amour, nos affections partageront la grandeur et la magnificence du sujet ; et l’élégante sensibilité pour le beau, disposition si favorable à la vertu, nous conduira jusqu’à l’extase[29]. En effet, tandis qu’un peu d’harmonie et quelques proportions remarquées dans les productions des sciences ou des arts, transportent d’admiration les maîtres et les connaisseurs, serait-il possible de contempler un chef-d’œuvre divin, sans éprouver le ravissement ? Donc le théisme fût-il traité comme une fausse hypothèse ; l’ordre de l’univers fût-il une chimère, la belle passion pour la nature n’en serait pas moins favorable à la vertu. Mais s’il est raisonnable de croire en Dieu, si la beauté de l’univers est réelle, l’admiration devient juste, naturelle et nécessaire dans toute créature reconnaissante et sensible.

Présentement, il est facile de déterminer l’analogie de la vertu à la piété. Celle-ci est proprement le complément de l’autre : où la piété manque, la fermeté, la douceur, l’égalité d’esprit, l’économie des affections et la vertu sont imparfaites.

On ne peut donc atteindre à la perfection morale, arriver au suprême degré de la vertu, sans la connaissance du vrai Dieu.

    a peint le plus vivement les mœurs, a dit : Ne bonam quidem menfem aut bonam valetudinem vetunt : sed statim antequam llmen Capitolii tangunt, alius donum promittit, si propinquam divitem extulerit ; alius, si ad trecenties H. S. salvus pervenerit. Ipse senatus, reci bonique prœceptor, mille pondo auri Capitolio promittere solet ; et ne quis dubitet pecuniam concupiscere, Jovem quoque peculio exorat. (Diderot.)
    «……… Pendant les préparatifs, la jeune fille était assise dans une petite chambre et regardait un tableau où l’on voyait représentée cette pluie d’or que Jupiter, dit-on, fit tomber dans le giron de Danaé ; je me suis mis aussi à regarder ce tableau ; et parce que Jupiter s’était autrefois déguisé ainsi que moi, j’étais charmé qu’un dieu se fût métamorphosé en homme, et fût descendu furtivement par les gouttières pour tromper une femme. Eh, quel dieu encore ! celui qui, du bruit de son tonnerre, ébranle l’immensité des cieux. Et moi, misérable mortel, je ne suivrais pas son exemple ? Je le suivrai, et sans remords. » On verra dans la Correspondance que Diderot n’a point été étranger à la traduction de Térence qu’a donnée l’abbé Le Monnier. (Br.)

  1. Remarquez qu’il est question ici de la religion en général. Si le christianisme était un culte universellement embrassé, quand on assurerait d’un homme qu’il est bon chrétien, peut-être serait-il absurde de demander s’il est honnête homme ; parce qu’il n’y a point, dirait-on, de christianisme réel sans probité. Mais il y a presqu’autant de cultes différents que de gouvernements ; et si nous en croyons les histoires, leurs préceptes croisent souvent les principes de la morale ; ce qui suffit pour justifier ma pensée. Mais, afin de lui donner toute l’évidence possible, supposé que, dans un besoin pressant de secours, on vous adressât à quelque juif opulent : vous savez que sa religion permet l’usure avec l’étranger ; espéreriez-vous donc traiter à des conditions plus favorables, parce qu’on vous assurerait que cet homme est un des sectateurs les plus zélés de la loi de Moïse ? et tout bien considéré, ne vaudrait-il pas beaucoup mieux, pour vos intérêts, qu’il passât pour un fort mauvais juif, et qu’il fût même soupçonné dans la synagogue d’être un peu chrétien ? (Diderot.)
  2. Partout où ce mot se prend en mauvaise part, il faut entendre, comme dans La Bruyère et La Rochefoucauld, faux dévot ; sens auquel une longue et peut-être odieuse prescription l’a déterminé. (Diderot.)
  3. Je me suis demandé quelquefois pourquoi tous ces écrits, dont la fin dernière est proprement de procurer aux hommes un bonheur infini, en les éclairant sur des vérités surnaturelles, ne produisent pas autant de fruits qu’on aurait lieu d’en attendre. Entre plusieurs causes de ce triste effet, j’en distinguerai deux, la méchanceté du lecteur et l’insuffisance de l’écrivain. Le lecteur, pour juger sainement de l’écrivain, devrait lire son ouvrage dans le silence des passions : l’écrivain, pour arriver à la conviction du lecteur, devrait, par une entière impartialité, réduire au silence les passions, dont il a plus à redouter que des raisonnements. Mais un écrivain impartial, un lecteur équitable, sont presque deux êtres de raison dans les matières dont il s’agit ici. Je dirai donc à tous ceux qui se préparent d’entrer en lice contre le vice et l’impiété : Examinez-vous avant que d’écrire. Si vous vous déterminez à prendre la plume, mettez dans vos écrits le moins de bile et le plus de sens que vous pourrez. Ne craignez point de donner trop d’esprit à votre antagoniste. Faites-le paraître sur le champ de bataille avec toute la force, toute l’adresse, tout l’art dont il est capable. Si vous voulez qu’il se confesse vaincu, ne l’attaquez point en lâche. Saisissez-le corps à corps ; prenez-le par les endroits les plus inaccessibles. Avez-vous de la peine à le terrasser, n’en accusez que vous-même : si vous avez fait les mêmes provisions d’armes qu’Abbadie et Ditton, vous ne risquez rien à montrer sur l’arène la même franchise qu’eux. Mais si vous n’avez ni les nerfs ni la cuirasse de ces athlètes, que ne demeurez-vous en repos ? Ignorez-vous qu’un sot livre en ce genre fait plus de mal en un jour que le meilleur ouvrage ne fera jamais de bien ? car telle est la méchanceté des hommes, que, si vous n’avez rien dit qui vaille, on avilira votre cause, en vous faisant l’honneur de croire qu’il n’y avait rien de mieux à dire. J’avouerai cependant qu’il y a des hommes assez déréglés pour affecter l’athéisme et l’irréligion, à qui, par conséquent, il vaudrait mieux faire honte de leur vanité ridicule que de les combattre en forme. Car, pourquoi chercherait-on à les convaincre ? Ils ne sont pas proprement incrédules. Si l’on en croit Montaigne, il faudrait en renvoyer la conversion au médecin : l’approche du danger leur fera perdre contenance. S’ils sont assez fols, dit-il, ne sont pas assez forts pour l’avoir plantée en leur conscience : pourtant, ils ne lairront de ioindre leurs mains vers le ciel, si vous leur attachez un bon coup d’espee en la poictrine ; et quand la crainte ou la maladie aura abattu et appesanti cette licencieuse ferveur d’humeur volage, ils ne lairront pas de se revenir, et se laisser tout discrettement manier aux créances et exemples publiques. Aultre chose est un dogme serieusement digeré, aultre chose, ces impressions superficielles, lesquelles nees de la desbauche d’un esprit desmanché, vont nageant temerairement et incertainement en la fantasie. Hommes bien miserables et escervellez, qui taschent d’estre pires qu’ils ne peuvent ! (Essais, liv. II, chap. xii.) On ne peut s’empêcher de reconnaître dans cette peinture un très-grand nombre d’impies ; et il serait peut-être à souhaiter qu’elle convînt à tous. Mais s’il y a quelques impies de bonne foi, comme la multitude des ouvrages dogmatiques lancés contre eux ne permet pas d’en douter, il est essentiel à l’intérêt, et même à l’honneur de la religion, qu’il n’y ait que les esprits supérieurs qui se chargent de les combattre. Quant aux autres, qui peuvent avoir autant et quelquefois plus de zèle avec moins de lumières, ils devraient se contenter de lever leurs mains vers le ciel pendant l’action, et c’est leparti que j’aurais pris sans doute, si je ne regardais l’auteur dont je m’appuie à chaque pas comme un de ces hommes extraordinaires et proportionnés à la dignité de la cause qu’ils ont à soutenir. (Diderot.)
  4. Gardez-vous bien de confondre ce mot avec celui de déiste. Voyez le Traité de la véritable religion, par M. l’abbé de La Chambre, docteur de Sorbonne, si vous voulez être instruit à fond du théisme et du déisme. (Diderot.)
  5. Pene moti sunt pedes mei, pacem peccatorum videns. David, in Psal. (D.)
  6. Le théisme avec le démonisme. Le démonisme avec le polythéisme. Le déisme avec l’athéisme. Le démonisme avec l’athéisme. Le polythéisme avec l’athéisme. Le théisme avec le polythéisme. Le théisme ou le polythéisme avec le démonisme, ou avec le démonisme et l’athéisme. Ce qui arrive lorsqu’on admet :
    Un dieu dont la nature est bonne et mauvaise ; ou deux principes, l’un pour le bien, et l’autre pour le mal ;
    Ou plusieurs intelligences suprêmes et mauvaises, ce que l’on pourrait proprement appeler polydémonisme ;
    Ou lorsque Dieu et le hasard partagent l’empire de l’univers ;
    Ou lorsque l’univers est gouverné par le hasard et par un mauvais génie ;
    Ou lorsqu’on admet plusieurs intelligences mauvaises, sans exclure le hasard ;
    Ou lorsqu’on suppose le monde fait et gouverné par plusieurs intelligences, toutes bienfaisantes ;
    Ou lorsqu’on admet plusieurs intelligences suprêmes, tant bonnes que mauvaises ;
    Ou lorsqu’on suppose que l’administration des choses est partagée entre plusieurs intelligences tant bonnes que mauvaises, et le hasard. (Diderot.)
  7. Divin anachorète, suspendez un moment la profondeur de vos méditations, et daignez détromper un pauvre mondain, et qui se fait gloire de l’être. J’ai des passions, et je serais bien fâché d’en manquer : c’est très-passionnément que j’aime mon Dieu, mon roi, mon pays, mes parents, mes amis, ma maîtresse et moi-même.
    Je fais un grand cas des richesses : j’en ai beaucoup, et j’en désire encore ; un homme bienfaisant en a-t-il jamais assez ? Qu’il me serait doux de pouvoir animer ce talent qui languit sous mes yeux, unir ces amants que l’indigence retient dans le célibat ; venger par mes largesses ce laborieux commerçant des revers de la fortune ! Je ne fais chaque jour qu’un ingrat ; que ne puis-je en faire un cent ! c’est à mon aisance, religieux fanatique, que vous devez le pain que votre quêteur vous apporte.
    J’aime les plaisirs honnêtes : je les quitte le moins que je peux ; je les conduis d’une table moins somptueuse que délicate, à des jeux plus amusants qu’intéressés, que j’interromps pour pleurer les malheurs d’Andromaque, ou rire des boutades du Misanthrope ; je me garderai bien de les exiler par de noires réflexions. Que l’épouvante et le trouble poursuivent sans cesse le crime ; l’espoir et la tranquillité, compagnes inséparables de la justice, me conduiront par la main jusqu’au bord du précipice que le sage auteur de mes jours m’a dérobé, par les fleurs dont il l’a couvert ; et, malgré les soins avec lesquels vous vous préparez à un instant que je laisse venir, je doute que votre fin soit plus douce et plus heureuse que la mienne. En tous cas, si la conscience reproche à l’un de nous deux d’avoir été inutile à sa patrie, à sa famille et à ses amis, je ne crains point que ce soit à moi. (Diderot.)
  8. Dans l’univers tout est uni. Cette vérité fut un des premiers pas de la philosophie, et ce fut un pas de géant. Ac mihi quidem veteres illi majus quiddam animo complexi, multo plus etiam vidisse videntur, quam quantum nostrorum acies intueri potest ; qui omnia hæc quæ supra et subter, unum esse et una vi, atque una consensione naturæ constricta esse dixerunt. Nullum est enim genus rerum quod aul avulsum a cæteris per seipsum constare, aut quo cætera si careant, vim suam atque æternitatem conservare possint. Cic. Lib III, de Orat. Toutes les découvertes des philosophes modernes se réunissent pour constater la même proposition. Tous les auteurs de systèmes, sans en excepter Épicure, la supposaient, lorsqu’ils ont considéré le monde comme une machine, dont ils avaient à expliquer la formation, et à développer les ressorts secrets. Plus on voit loin dans la nature, et plus on y voit d’union. Il ne nous manque qu’une intelligence, et des expériences proportionnées à la multitude des parties et à la grandeur du tout, pour parvenir à la démonstration. Mais si le tout est immense, si le nombre des parties est infini, devons-nous être surpris que cette union nous échappe souvent ? Quelle raison a-t-on d’en conclure qu’elle ne subsiste pas ? Je ne vois pas comment ce phénomène fatal à cette espèce est, par une suite de l’ordre universel des choses, avantageux à une autre espèce, donc l’ordre universel est une chimère. Voilà le raisonnement de ceux qui attaquent la nature. Voici maintenant la réponse et le raisonnement de ceux qui la défendent : je suis en état de démontrer que ce qui fait en mille occasions le mal d’un système, se tourne, par une suite merveilleuse de l’ordre universel, à l’avantage d’un autre ; donc, lorsque je n’ai pas la même évidence, par rapport à d’autres phénomènes semblables, ce n’est point altération dans l’ordre, mais insuffisance dans mes lumières ; donc l’ordre universel des choses n’en est pas moins réel et parfait. Entre la présomption raisonnable de ceux-ci et l’ignorante témérité de leurs antagonistes, il n’est pas difficile de prendre parti. (Diderot.
  9. Que deviennent donc les manichéens, avec la nécessité prétendue de leurs principes ? Où aboutissent les reproches que les athées font à la nature ? On dirait, à les entendre dogmatiser, qu’ils sont initiés dans tous ses desseins, qu’ils ont une connaissance parfaite de ses ouvrages, et qu’ils seraient en état de se mettre au gouvernail, et de manœuvrer à sa place. Et ils ne veulent pas s’apercevoir qu’ils sont, par rapport à l’univers, dans un cas plus désavantageux qu’un de ces Mexicains, qui, ne connaissant ni la navigation, ni la nature de la mer, ni les propriétés des vents et des eaux, s’éveillerait au milieu d’un vaisseau arrêté en plein Océan par un calme profond. Que penserait-il, en considérant cette pesante machine, suspendue sur un élément sans consistance ? Et que penserait-on de lui, s’il venait à traiter de poids incommodes et superflus, les ancres, les voiles, les mâts, les échelles, les vergues, et tout cet attirail de cordages dont il ignorerait l’utilité ? En attendant qu’il fût mieux instruit (dût-il ne l’être jamais parfaitement), ne lui siérait-il pas mieux de juger, sur les proportions qu’il remarque dans le petit nombre de parties qui sont à sa portée, plus avantageusement de l’ouvrier et du tout ? (Diderot.)
  10. Tous les livres de morale sont pleins de déclamations vagues contre l’intérêt. On s’épuise en détails, en divisions et en subdivisions pour en venir à cette conclusion énigmatique, que, quel que soit le désintéressement spécieux, quelle que soit la générosité apparente dont nous nous parions au fond, l’intérêt et l’amour-propre sont les seuls principes de nos actions. Si au lieu de courir après l’esprit, et d’arranger des phrases, ces auteurs, partant de définitions exactes, avaient commencé par nous apprendre ce que c’est qu’intérêt, ce qu’ils entendent par amour-propre, leurs ouvrages, avec cette clef, pourraient servir à quelque chose. Car nous sommes tous d’accord que la créature peut s’aimer, peut tendre à ses intérêts, et poursuivre son bonheur temporel, sans cesser d’être vertueuse. La question n’est donc pas de savoir si nous avons agi par amour-propre ou par intérêt ; mais de déterminer quand ces deux sentiments concouraient au but que tout homme se propose, c’est-à-dire à son bonheur. Le dernier effort de la prudence humaine, c’est de s’aimer, c’est d’entendre ses intérêts, c’est de connaître son bonheur comme il faut. (Diderot.)
  11. On considère ici l’homme dans l’état de pure nature ; et il n’est pas question de ces hommes saints, qui se sont éloignés du sexe par un esprit de continence, qu’on se garde bien de blâmer. Il est évident que cet endroit ne leur convient en aucune façon ; car on ne peut assurément les accuser d’aversion pour les femmes, ou de dépravation dans le tempérament. (Diderot.)
  12. Il y a trois espèces de bonté. Une bonté d’être ; c’est une certaine convenance d’attributs, qui constitue une chose ce qu’elle est. Les philosophes l’appellent Bonitas Entis.
    Une bonté animale. C’est une économie dans les passions, que toute créature sensible et bien constituée reçoit de la nature. C’est en ce sens, qu’on dit d’un chien de chasse, lorsqu’il est bon, qu’il n’est ni lâche, ni opiniâtre, ni lent, ni emporté, ni timide, ni indocile, mais ardent, intelligent et prompt.
    Une bonté raisonnée, propre à l’être pensant, qu’on appelle Vertu : qualité qui est d’autant plus méritoire en lui, qu’étaient grandes les mauvaises dispositions qui constituent la méchanceté animale, et qu’il avait à vaincre pour parvenir à la bonté raisonnée. Exemple :
    Nous naissons tous plus ou moins dépravés ; les uns timides, ambitieux et colères ; les autres avares, indolents et téméraires ; mais cette dépravation involontaire du tempérament ne rend point, par elle-même, la créature vicieuse : au contraire, elle sert à relever son mérite, lorsqu’elle en triomphe. Le sage Socrate naquit avec un penchant merveilleux à la luxure. Pour juger combien on est éloigné du sentiment impie et bizarre de ceux qui donnent tout au tempérament, vices et vertus, on n’a qu’à lire la section suivante, et surtout le commencement de la section quatrième. (Diderot.)
  13. En effet, n’est-ce pas une puérilité que de nier ce dont on est évidemment soi-même affecté ? Lorsque quelques-uns de nos dogmatistes modernes nous assurent, de la meilleure foi du monde, disent-ils, « que la Divinité n’est qu’un vain fantôme ; que le vice et la vertu sont des préjugés d’éducation ; que l’immortalité de l’âme, que la crainte des peines et l’espérance des récompenses à venir sont chimériques, » ne sont-ils pas actuellement sous le charme ? Le plaisir de paraître sincères n’agit-il pas en eux ? ne sont-ils pas affectés du decorum et dulce ? Car enfin, leur intérêt privé demanderait qu’ils se réservassent toutes ces rares connaissances : plus elles seront divulguées, moins elles leur seront utiles. Si tous les hommes sont une fois persuadés que les lois divines et humaines sont des barrières qu’on a tort de respecter lorsqu’on peut les franchir sans danger, il n’y aura plus de dupes que les sots. Qui peut donc les engager à parler, à écrire et à nous détromper, même au péril de leur vie ? Car ils n’ignorent pas que leur zèle est assez mal récompensé par le gouvernement : il me semble que j’entends M. S. qui dit à un de ces docteurs : « La philosophie que vous avez la bonté de me révéler est tout à fait extraordinaire. Je vous suis obligé de vos lumières : mais quel intérêt prenez-vous à mon instruction ? que vous suis-je ? êtes-vous mon père ? Quand je serais votre fils, me devriez-vous quelque chose en cette qualité ? y aurait-il en vous quelque affection naturelle, quelque soupçon qu’il est doux, qu’il est beau de détromper, à ses risques et fortunes, un indifférent sur des choses qui lui importent ? Si vous n’éprouvez rien de ces sentiments, vous prenez bien de la peine, et vous courez de grands dangers pour un homme qui ne sera qu’un ingrat, s’il suit exactement vos principes : que ne gardez-vous votre secret pour vous ? Vous en perdez tout l’avantage en le communiquant. Abandonnez-moi à mes préjugés ; il n’est bon, ni pour vous ni pour moi, que je sache que la nature m’a fait vautour, et que je peux demeurer en conscience tel que je suis. »
  14. S’il n’y a ni beau, ni grand, ni sublime dans les choses, que deviennent l’amour, la gloire, l’ambition, la valeur ? À quoi bon admirer un poëme ou un tableau, un palais ou un jardin, une belle taille ou un beau visage ? Dans ce système flegmatique, l’héroïsme est une extravagance. On ne fera pas plus de quartier aux muses. Le prince des poëtes ne sera qu’un écrivain suffisamment insipide. Mais cette philosophie meurtrière se dément à chaque moment ; et ce poëte, qui a employé tous les charmes de son art pour décrier ceux de la nature, s’abandonne plus que personne aux transports, aux ravissements et à l’enthousiasme ; et, à en juger par la vivacité de ses descriptions, qui que ce soit ne fut plus sensible que lui aux beautés de l’univers. On pourrait dire que sa poésie fait plus de tort à l’hypothèse des atomes que tous ses raisonnements ne lui donnent de vraisemblance. Écoutons-le chanter un moment :

    Alma Venus, cœli subter labentia signa
    Quæ mare navigerum, quae terras frugiferenteis
    Concelebras. . . . (Lucret. De rerum nat
    . lib. I, v. i.

    Quæ quoniam rerum naturam sola gubernas,
    Nec sine te quidquam dias in luminis oras
    Exoritur, neque fit lætum, nequa amabile quidquam ;
    Te sociam studeo scribundis versibus esse
    . (ld., ibid., v. 22.)

    Quand on a senti toute la grâce de cette invocation, tout ce qu’on peut alléguer contre la beauté ne doit faire qu’une impression bien légère.

    Et ailleurs :

                   Belli fera mœnera Mavors
    Armipotens régit, in gremium qui saepe tuum se
    Rejicit, æterno devictus volnere amoris. . . .
    Pascit amore avidos, inhians in te, Dea, visus ;
    Eque tuo pendet resupini spiritus ore,
    Hune tu, Diva, tuo recubantem corpore sancto
    Circumfusa super, suaveis ex ore loquelas
    Funde.          (Lucret. De rerum nat., lib. I, v. 34.)

    Je conviens que ces vers sont d’une grande beauté, dira-t-on. Il y a donc quelque chose de beau ? Sans doute : mais ce n’est pas dans la chose décrite, c’est dans la description : il n’est point de monstre odieux qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux ; quelque difforme que soit un être (si toutefois il y a difformité réelle), il plaira pourvu qu’il soit bien représenté. Mais cette représentation qui me ravit ne suppose aucune beauté dans la chose : ce que j’admire, c’est la conformité de l’objet et de la peinture. La peinture est belle, mais l’objet n’est ni beau ni laid.

    Pour satisfaire à cette objection, je demanderai ce qu’on entend par un monstre. Si l’on désigne par ce terme un composé de parties rassemblées au hasard, sans liaison, sans ordre, sans harmonie, sans proportion, j’ose assurer que la représentation de cet être ne sera pas moins choquante que l’être lui-même. En effet, si dans le dessin d’une tête, un peintre s’était avisé de placer les dents au-dessous du menton, les yeux à l’occiput et la langue au front ; si toutes ces parties avaient encore entre elles des grandeurs démesurées, si les dents étaient trop grandes et les yeux trop petits, relativement à la tête entière, la délicatesse du pinceau ne nous fera jamais admirer cette figure. Mais, ajoutera-t-on, si nous ne l’admirons pas, c’est qu’elle ne ressemble à rien. Cela supposé, je refais la même question. Qu’entendez-vous donc par un monstre ? Un être qui ressemble à quelque chose, tel que la sirène, l’hippogriffe, le faune, le sphinx, la chimère et les dragons ailés ? Mais n’apercevez-vous pas que ces enfants de l’imagination des peintres et des poëtes n’ont rien d’absurde dans leur conformation ; que, quoiqu’ils n’existent pas dans la nature, ils n’ont rien de contradictoire aux idées de liaison, d’harmonie, d’ordre et de proportion ? Il y a plus, n’est-il pas constant qu’aussitôt que ces figures pécheront contre ces idées, elles cesseront d’être belles ? Cependant, puisque ces êtres n’existent point dans la nature, qui est-ce qui a déterminé la longueur de la queue de la sirène, l’étendue des ailes du dragon, la position des yeux du sphinx et la grosseur de la cuisse velue et du pied fourchu des sylvains ? car ces choses ne sont pas arbitraires. On peut répondre que pour appeler beaux ces êtres possibles, nous avons désiré, sans fondement, que la peinture observât en eux les mêmes rapports que ceux que nous avons trouvés établis dans les êtres existants ; et que c’est encore ici la ressemblance qui produit notre admiration. La question se réduit donc enfin à savoir si c’est raison ou caprice qui nous a fait exiger l’observation de la loi des êtres réels dans la peinture des êtres imaginaires ; question décidée, si l’on remarque que, dans un tableau, le sphinx, l’hippogriffe et le sylvain sont en action ou sont superflus ; s’ils agissent, les voilà placés sur la toile, de même que l’homme, la femme, le cheval et les autres animaux sont placés dans l’univers : or, dans l’univers, les devoirs à remplir déterminent l’organisation : l’organisation est plus ou moins parfaite, selon le plus ou le moins de facilité que l’automate en reçoit pour vaquer à ses fonctions. Car qu’est-ce qu’un bel homme, si ce n’est celui dont les membres bien propoitionnés conspirent de la façon la plus avantageuse à l’accomplissement des fonctions animales ? Mais cet avantage de conformation n’est point imaginaire : les formes qui le produisent ne sont pas arbitraires, ni par conséquent la beauté, qui est une suite de ces formes. Tout cela est évident pour quiconque connaît un peu les proportions géométriques que doivent observer les parties entre elles, pour constituer l’économie animale. (Diderot.)

  15. O sanctus gentes, quibus haec nascuntur in hortis
    Numina
     !        (Juvenal. Sat. xv, v. 10 et 11.)


  16. Les erreurs particulières engendrent les erreurs populaires, et alternativement : on aime à persuader aux autres ce que l’on croit, et l’on résiste difficilement à ce dont on voit les autres persuadés. Il est presque impossible de rejeter les opinions qui nous viennent de loin, et comme de main en main. Le moyen de donner un démenti à tant d’honnêtes gens qui nous ont précédés ! Les temps écartent d’ailleurs une infinité de circonstances qui nous enhardiraient. « Ceux qui se sont abbruvez successivement de ces estrangetez, dit Montaigne, ont senti par les oppositions qu’on leur a faictes, où logeoit la difficulté de la persuasion, et ils ont calfeutré ces endroicts de pieces nouvelles ; ils n’ont pas craind d’aiouter de leur invention, autant qu’ils le croyoient necessaire, pour suppléer à la resistance et au default qu’ils pensoient être en la conception d’aultruy. Essais liv. III, chap. XI.) Histoire fidèle et naïve de l’origine et da progrès des erreurs populaires (Diderot).

  17. Domptez vos passions, dit la religion ; conservez-vous, dit la nature. Il est toujours possible de satisfaire à l’une et à l’autre ; du moins il faut le supposer ; car il serait bien singulier qu’il y eût un cas où l’on serait forcé de devenir homicide de soi-même, pour être vertueux. C’est ce que les piétistes outrés ne manqueraient pas d’apercevoir, s’ils osaient consulter la raison. Celui qui, fatigué de lutter contre lui-même, finirait la querelle d’un coup de pistolet, serait un enragé, leur dirait-elle. Mais celui qui, révolté de ce procédé brusque, prendrait, par amour de Dieu, et pour le bien de son âme, chaque jour une dose légère d’un poison qui le conduirait insensiblement au tombeau, serait-il moins fou ? Non, sans doute. Si le crime est dans le suicide, qu’importe qu’on se tue par des jeûnes et des veilles, de l’arsenic ou du sublimé ? dans un instant ou dans l’espace de dix années ? avec un cilice et des fouets, un pistolet ou un poignard ? C’est disputer sur la forme du crime ; c’est s’excuser sur la couleur du poison. Telle était la pensée de saint Augustin. Ceux qui croient honorer Dieu par ces excès sont dans la même superstition que ces païens, dont il dit dans son Traité merveilleux de la Cité de Dieu : Tantus est perturbatœ mentis et sedibus suis pulsœ furor, ut sic dei placentur quemadmodum ne homines quidem sœviunt. (Diderot.)

  18. La hardiesse d’un Égyptien, esprit fort, qui, bravant la doctrine du sacré
    collège, eût refusé de porter son hommage à des êtres destinés à sa nourriture, et
    d’adorer un chat, un crocodile, un oignon, eût été pleinement justifiée par l’absurdité de cette croyance. Tout dogme qui conduit à des infractions grossières de la
    loi naturelle ne peut être respecté en sûreté de conscience. Lorsque la nature et
    la morale se récrient contre la voix des ministres, l’obéissance est un crime. Qui
    niera que le crédule Égyptien, qui, pour donner du secours à son Dieu, eût laissé
    périr son père, n’eût été un vrai parricide ? Si l’on me dit jamais : trahis, vole,
    pille, tue, c’est ton Dieu qui l’ordonne ; je répondrai sans examen : trahir, voler,
    piller, tuer, sont des crimes ; donc Dieu ne me l’ordonne pas. La pureté de la
    morale peut faire présumer la vérité d’un culte ; mais si la morale est corrompue,
    le culte qui préconise cette dépravation est démontré faux. Quel avantage cette
    réflexion seule ne donne-t-elle pas au christianisme sur toutes les autres religions !
    Quelle morale comparable à celle de Jésus-Christ ! (Diderot.)


  19. Sans entrer dans un long détail sur cette matière, je citerai seulement deux
    exemples, qu’on lit chap. ii, sect. ix, page 29, de l'Essai philosophique sur l’Entendement humain. Il est difficile de se refuser au témoignage d’un voyageur, lorsqu’il est scellé de l’autorité d’un écrivain tel que Locke. Les Topinambous ne connaissent pas de meilleurs moyens pour aller en paradis, que de se venger cruellement de leurs ennemis, et d’en manger le plus qu’ils peuvent. Ceux que les Turcs canonisent et mettent au nombre des saints, mènent une vie qu’on ne peut rapporter sans blesser la pudeur. Il y a, sur ce sujet, un endroit fort remarquable dans le Voyage de Baumgarten. Comme ce livre est assez rare, je transcrirai ici le
    passage tout au long, dans la même langue qu’il a été publié. Ibi (scil. prope Belbes in Ægypto) vidimus sanctum unum Saracenicum inter arenarum cumulos, ita ut ex utero matris prodiit, nudum sedentem. Mos est, ut didicimus, Mahometistis, ut eos qui amentes et sine ratione sunt, pro sanctis colant et venerentur. Insuper et eos qui, cum diu vitam egerint inquinatissimam, voluntariam demum pœnitentiam et paupertatem, sanctitate venerandos deputant. Ejusmodi vero genus hominum libertatem quamdam effrœnem habent, domos quas volunt intrandi, edendi, bibendi, et quod majus est concumbendi : ex quo concubitu si proles secuta fuerit, sancta similiter habetur. His ergo hominibus dum vivunt magnos exhibent honores ; mortuis vero vel templa vel monumenta exstruunt amplissima, eosque sepelire vel contingere maximœ fortunœ ducunt loco. Audivimus hœc dicta et dicenda per interpretem a Mureclo nostro. Insuper sanctum illiim, quem eo loco vidimus, publicitus opprime commendari, eum esse hominem sanctum, divinum ac integritale prœcipuum, eo quod nec fœminarum unquam esset nec puerorum, sed tantum-modo asellaram concubitor atque mularum
    . On peut voir encore, au sujet de cette espèce de saints, si fort respectés par les Turcs, ce qu’en a dit Pietro della Valle, dans une lettre du 25 janvier 1616. (Diderot.)

  20. Faites rougir ces dieux qui vous ont condamnée.
    Racine, Iphigénie, acte IV, scène iv. (Diderot.)


  21. Exprimer les sentiments et les mœurs d’un peuple dans sa conduite ordinaire et familière, c’est le propre de la comédie, et dans Térence surtout. Or, voici ce que ce poëte fait dire à un jeune libertin, qui se sert de l’exemple de ses dieux, pour justifier une vile métamorphose, et s’encourager à une action infâme :

    <poem>…………Dum apparatur, virgo in conclavi sedet,
    Suspectans tabulam quamdam pictam, ubi inerat pictura hæc ; Jovem
    Quo pacto Danaæ misisse, aiunt, quondam in gremium imbrem aureum
    Egomet quoquo id spectare cœpi : et quia consimilem luserat
    Jam olim ille ludum, impendio magis animus gaudebat mihi,
    Deum sese in hominem convertisse, atque per alienas tegulas
    Venisse clanculum per impluvium, fucum factum mulieri.
    At quem deum ! qui templa cœli summa soaitu concutit ;
    Ego homuncio hoc non facerem ? ego illud vero feci, ac lubens *.

    Terent. Eunuchus, act. III, scen. vi.

    Et Pétrone, l’auteur de son temps qui connaissait le mieux les hommes, et qui en

    • Voici comment l’abbé Le Monnier, dans son Théâtre des Latins, a traduit ce passage
  22. Qu’une société d’hommes n’ait eu ni dieux, ni autels, ni même de nom dans sa langue pour désigner un Être suprême ; qu’un peuple entier ait croupi dans l’athéisme longtemps après avoir été policé ; c’est ce qui est arrivé. « La réalité de l’athéisme spéculatif négatif (dit M. l’abbé de La Chambre dans son Traité de la véritable religion, t. I, p. 7) n’est ni moins certaine ni moins incontestable. Combien y a-t-il encore de peuples sur la terre qui n’ont aucune idée d’une divinité souveraine, soit parce qu’ils sont stupides et incapables de tout raisonnement, soit parce qu’ils n’ont jamais pensé à réfléchir sur ce point ? » C’est ce qui est arrivé, dis-je, et ce qui ne doit pas extrêmement surprendre. Les miracles de la nature sont exposés à nos yeux, longtemps avant que nous ayons assez de raison pour en être éclairés. Si nous arrivions dans ce monde avec cette raison que nous portâmes dans la salle de l’Opéra, la première fois que nous y entrâmes, et si la toile se levait brusquement, frappés de la grandeur, de la magnificence et du jeu des décorations, nous n’aurions pas la force de nous refuser à la connaissance de l’ouvrier éternel qui a préparé le spectacle : mais qui s’avise de s’émerveiller de ce qu’il voit depuis cinquante ans ? Les uns, occupés de leurs besoins, n’ont guère eu le temps de se livrer à des spéculations métaphysiques ; le lever de l’astre du jour les appelait au travail ; la plus belle nuit, la nuit la plus touchante était muette pour eux, ou ne leur disait autre chose, sinon qu’il était l’heure du repos. Les autres, moins occupés, ou n’ont jamais eu l’occasion d’interroger la nature, ou n’ont pas eu l’esprit d’entendre sa réponse. Le génie philosophe, dont la sagacité, secouant le joug de l’habitude, s’étonna le premier des prodiges qui l’environnaient, descendit en lui-même, se demanda et se rendit raison de tout ce qu’il voyait, a pu se faire attendre longtemps, et mourir sans avoir accrédité ses opinions. (Diderot.)
  23. Voilà ce qui constitue proprement la bigoterie ; car la vraie piété, qualité presque essentielle à l’héroïsme, étend le cœur et l’esprit. (Diderot.)
  24. Tous les moralistes ne sont pas de cet avis : « Telle est, dit un d’entre eux dans son Projet pour l’avancement de la religion, la perversité des hommes, que le seul exemple d’un prince vicieux entraînera bientôt la masse générale de ses sujets, et que la conduite exemplaire d’un monarque vertueux n’est pas capable de les réformer, si elle n’est soutenue d’autres expédients. Il faut donc que le souverain, en exerçant avec vigueur l’autorité que les lois et son sceptre lui donnent, fasse en sorte qu’il soit de l’intérêt de chacun de s’attacher à la vertu, en privant les vicieux de toute espérance d’avancement. » Il est clair que ce savant auteur donne la préférence aux avantages d’une bonne administration sur ceux d’un bon exemple. (Diderot.)
  25. On peut conclure de cette réflexion, que le christianisme a peut-être été le seul culte établi dans le monde, qui ait proposé aux hommes des récompenses à venir dignes d’eux. Le juif, content du bonheur temporel, ne connaissait guère d’autres espérances. L’Égyptien se promettait, à force de bien vivre, de devenir un jour éléphant blanc. Le païen comptait se promener dans les Champs-Elysées, boire le nectar, et se repaître d’ambroisie. Le mahométan, privé de vin par sa loi, et voluptueux par tempérament, espère s’enivrer éternellement, entre des houris grises, rouges, vertes et blanches. Mais le chrétien jouira de son Dieu. (Diderot.)
  26. J’ai connu un architecte, qui étaya si fortement un bâtiment qui menaçait ruine d’un côté, qu’il en fut renversé de l’autre. Le même accident est presque arrivé en morale. On ne s’est pas contente de relever les avantages de la vertu et de l’honnêteté, on s’est méfié de ces appuis, et on y en a ajouté d’autres, d’une façon à culbuter l’édifice. On a tant exalté les récompenses qui l’attendaient, que les hommes ont été exposés à n’avoir pas d’autres raisons d’être vertueux. Toutefois, si ce sentiment vient à exclure les motifs plus relevés, tout mérite semble s’anéantir dans la créature qu’il dirige. (Diderot.)
  27. L’athéisme laisse la probité sans appui. Il fait pis, il pousse indirectement à la dépravation. Cependant Hobbes était bon citoyen, bon parent, bon ami, et ne croyait point en Dieu. Les hommes ne sont pas conséquents ; on offense un Dieu, dont on admet l’existence ; on nie l’existence d’un Dieu, dont on a bien mérité : et s’il y avait à s’étonner, ce ne serait pas d’un athée qui vit bien, mais d’un chrétien qui vit mal. (Diderot.)
  28. Si dès ce monde la vertu porte avec elle sa récompense, et le vice son châtiment, quel motif d’espérance pour le théiste ! N'aura-t-il pas raison de croire que l’Être suprême, qui exerce dans cette vie une justice distributive entre les bons et les méchants, n’abandonnera pas cette voie consolante dans l’autre ? Ne pourra-t-il pas regarder les biens passagers dont il jouit comme des arrhes du bonheur éternel qui l’attend ? Car si la vertu a des avantages actuels, toutefois il en coûte pour être vertueux ; si l’état de l’honnête homme, ici-bas, n’est pas déplorable, il s’en faut bien que sa félicité soit complète : il lui reste toujours des désirs ; et ces désirs, preuves incontestables de l’insuffisance de sa récompense actuelle, ne conspirent-ils pas avec la révélation qu’il est près d’admettre, pour l’assurer d’une vie à venir. Mais si l’on supposait, au contraire, que l’honnête homme ne peut être que malheureux en ce monde, et que la félicité temporelle est incompatible avec la vertu, l’économie singulière qui régnerait dans l’univers ne le porterait-elle pas à se méfier de l’ordre qui régnera dans l’autre vie ? Décrier la vertu n’est-ce donc pas prêter main-forte à l’athéisme ? Amplifier les désordres apparents de la nature, n’est-ce pas ébranler l’existence d’un Dieu, sans fortifier la croyance d’une vie à venir ? Un fait vrai, c’est que ceux qui ont la meilleure opinion des avantages de la vertu, dans ce monde, ne sont pas les moins fermes dans l’attente de l’autre. Une proposition vraisemblable, c’est qu’il est aussi naturel aux défenseurs de la vertu d’assurer l’immortalité de l’âme qu’ils ont raison de souhaiter, qu’aux partisans du vice de combattre ce sentiment dont ils ont lieu de craindre la vérité. (Diderot.)
  29. Est enim animorum ingeniorumque naturale quoddam quasi pabulum consideratio, contemplatioque naturœ. Erigimur, elatiores fieri videmur, humana despicimus ; cogitantesque supera atque cœlestia, hœc nostra ut exigua et minima, comtemnimus. Indagatio ipsa rerum tum maximarum tum occultissimarum habet delectationem. Si vero aliquid occurat, quod verisimile videatur, humanissima completur animus voluptate. À mesure que l’univers s’étend aux yeux d’un philosophe, tout ce qui l’environne se rapetisse. La terre s’évanouit sous ses pieds. Lui-même, que devient-il ? Cependant il ressent un doux frémissement dans cette contemplation qui l’anéantit ; après s’être vu noyé, pour ainsi dire, et perdu dans l’immensité des êtres, il éprouve une satisfaction secrète à se retrouver sous les yeux de la Divinité. (Diderot.)