Essai sur le Mérite et la Vertu/Livre second

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Essai sur le Mérite et la Vertu
Principes de la Philosophie morale ou Essai sur le Mérite et la Vertu, traduit de l’anglais, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, I (p. 64-121).


LIVRE SECOND.


PARTIE PREMIÈRE.


SECTION I.


Nous avons déterminé ce que c’est que la vertu morale, et quelle est la créature qu’on peut appeler moralement vertueuse. Il nous reste à chercher quels motifs et quel intérêt nous avons à mériter ce titre.

Nous avons découvert que celui-là seul mérite le nom de vertueux, dont toutes les affections, tous les penchants, en un mot toutes les dispositions d’esprit et de cœur, sont conformes au bien général de son espèce, c’est-à-dire du système de créatures dans lequel la nature l’a placé, et dont il fait partie.

Que cette économie des affections, ce juste tempérament entre les passions, cette conformité des penchants au bien général et particulier, constituaient la droiture, l’intégrité, la justice et la bonté naturelle.

Et que la corruption, le vice et la dépravation naissaient du désordre des affections, et consistaient dans un état précisément contraire au précédent.

Nous avons démontré que les affections d’une créature quelconque avaient un rapport constant et déterminé avec l’intérêt général de son espèce. C’est une vérité que nous avons fait toucher au doigt, quant aux inclinations sociales, telles que la tendresse paternelle, le penchant à la propagation, l’éducation des enfants, l’amour de la compagnie, la reconnaissance, la compassion, la conspiration mutuelle dans les dangers, et leurs semblables. De sorte qu’il faut convenir qu’il est aussi naturel à la créature de travailler au bien général de son espèce, qu’à une plante de porter son fruit, et à un organe ou à quelque autre partie de notre corps, de prendre l’étendue et la conformation qui conviennent à la machine entière[1] ; et qu’il n’est pas plus naturel à l’estomac de digérer, aux poumons de respirer, aux glandes de filtrer, et aux autres viscères de remplir leurs fonctions, quoique toutes ces parties puissent être troublées dans leurs opérations par des obstructions et d’autres accidents.

Mais en distribuant les affections de la créature en inclinations favorables au bien général de son espèce et en penchants dirigés à ses intérêts particuliers, on en conclura que souvent elle se trouvera dans le cas de croiser et de contredire les unes, pour favoriser et suivre les autres ; et l’on conclura juste : car comment, sans cela, l’espèce pourrait-elle se perpétuer ? Que signifierait cette affection naturelle qui la précipite à travers les dangers, pour la défense et la conservation de ces êtres qui lui doivent déjà la naissance, et dont l’éducation lui coûtera tant de soins ?

On serait donc tenté de croire qu’il y a une opposition absolue entre ces deux espèces d’affections ; et l’on présumerait que, s’attacher au bien général de son espèce en écoutant les unes, c’est fermer l’oreille aux autres, et renoncer à son intérêt particulier. Car, en supposant que les soins, les dangers et les travaux, de quelque nature qu’ils soient, sont des maux dans le système individuel, puisqu’il est de l’essence des affections sociales d’y porter la créature, on en inférera sur-le-champ qu’il est de son intérêt de se défaire de ces penchants.

Nous convenons que toute affection sociale, telle que la commisération, l’amitié, la reconnaissance et les autres inclinations libérales et généreuses ne subsiste et ne s’étend qu’aux dépens des passions intéressées ; que les premières nous divisent d’avec nous-mêmes, et nous ferment les yeux sur nos aises et sur notre salut particulier. Il semble donc que, pour être parfaitement à soi, et tendre à son intérêt avec toute la vigueur possible, on n’aurait rien de mieux à faire, pour son propre bonheur, que de déraciner sans ménagement toute cette suite d’affections sociales, et de traiter la bonté, la douceur, la commisération, l’affabilité et leurs semblables, comme des extravagances d’imagination ou des faiblesses de la nature.

En conséquence de ces idées singulières, il faudrait avouer que, dans chaque système de créatures, l’intérêt de l’individu est contradictoire à l’intérêt général, et que le bien de la nature dans le particulier est incompatible avec celui de la commune nature. Étrange constitution, dans laquelle il y aurait certainement un désordre et des bizarreries que nous n’apercevons point dans le reste de l’univers. J’aimerais autant dire de quelque corps organisé, animal ou végétatif, que, pour assurer que chaque partie jouit d’une bonne santé, il faut absolument supposer que le tout est malade.

Mais, pour exposer toute l’absurdité de cette hypothèse, nous allons démontrer que, tandis que les hommes, s’imaginant que leur avantage présent est dans le vice, et leur mal réel dans la vertu, s’étonnent d’un désordre qu’ils supposent gratuitement dans la conduite de l’univers, la nature fait précisément le contraire de ce qu’ils imaginent ; que l’intérêt particulier de la créature est inséparable de l’intérêt général de son espèce ; enfin que son vrai bonheur consiste dans la vertu, et que le vice ne peut manquer de faire son malheur.


SECTION II.


Peu de gens oseraient supposer qu’une créature en qui ils n’aperçoivent aucune affection naturelle, qui leur paraît destituée de tout sentiment social et de toute inclination communicative, jouit en elle-même de quelque satisfaction, et retire de grands avantages de sa ressemblance avec d’autres êtres. L’opinion générale, c’est qu’une pareille créature, en rompant avec le genre humain, en renonçant à la société, n’en a que moins de contentement dans la vie, et n’en peut trouver que moins de douceur dans les plaisirs des sens. Le chagrin, l’impatience et la mauvaise humeur ne seront plus en elle des moments fâcheux ; c’est un état habituel, auquel tout caractère insociable ne manque pas de se fixer. C’est alors qu’une foule d’idées tristes s’emparent de l’esprit, et que le cœur est en proie à mille inclinations perverses, qui l’agitent et le déchirent sans relâche : c’est alors que, des noirceurs de la mélancolie et des aigreurs de l’inquiétude, naissent ces antipathies cruelles par qui la créature, mécontente d’elle-même, se révolte contre tout le monde. Le sentiment intérieur, qui lui crie qu’un être si dépravé, incommode à quiconque l’approche, ne peut qu’être odieux à ses semblables, la remplit de soupçons et de jalousies, la tient dans les craintes et les horreurs, et la jette dans des perplexités que la fortune la mieux établie et la plus constante prospérité sont incapables de calmer.

Tels sont les symptômes de la perversité complète ; et l’on est d’accord sur leur évidence. Lorsque la dépravation est totale ; lorsque l’amitié, la candeur, l’équité, la confiance, la sociabilité sont anéanties ; lors enfin que l’apostasie morale est consommée, tout le monde s’aperçoit et convient de la misère qui la suit. Quand le mal est à son dernier degré, il n’y a qu’un avis. Pourquoi faut-il qu’on perde de vue les funestes influences de la dépravation dans ses degrés inférieurs ? On s’imagine que la misère n’est pas toujours proportionnée à l’iniquité ; comme si la méchanceté complète pouvait entraîner la plus grande misère possible, sans que ses moindres degrés partageassent ce châtiment. Parler ainsi, c’est dire qu’à la vérité le plus grand dommage qu’un corps puisse souffrir, c’est d’être disloqué, démembré, et mis en mille pièces ; mais que la perte d’un bras ou d’une jambe, d’un œil, d’une oreille ou d’un doigt, c’est une bagatelle qui ne mérite pas qu’on y fasse attention.

L’esprit a pour ainsi dire ses parties, et ses parties ont leurs proportions. Les dépendances réciproques et le rapport mutuel de ces parties, l’ordre et la connexion des penchants, le mélange et la balance des affections qui forment le caractère, sont des objets faciles à saisir par celui qui ne juge pas cette anatomie intérieure, indigne de quelque attention. L’économie animale n’est ni plus exacte, ni plus réelle. Peu de gens toutefois se sont occupés à anatomiser l’âme ; et c’est un art que personne ne rougit d’ignorer parfaitement[2]. Tout le monde convient que le tempérament varie, et que ses vicissitudes peuvent être funestes ; et qui que ce soit ne se met en peine d’en chercher la cause. On sait que notre constitution intellectuelle est sujette à des paralysies qui l’accablent, et l’on n’est point curieux de connaître l’origine de ces accidents. Personne ne prend le scalpel et ne travaille à s’éclairer dans les entrailles du cadavre[3] : on en est à peine, dans cette matière, aux idées de parties et de tout. On ignore entièrement l’effet que doivent produire une affection réprimée, un mauvais penchant négligé, ou quelque bonne inclination relâchée. Comment une seule action a-t-elle occasionné dans l’esprit une révolution capable de le priver de tout plaisir ? C’est ce qu’on voit arriver ; c’est ce qu’on ne comprend pas ; et, dans l’indifférence de s’en instruire, on est tout prêt à supposer qu’un homme peut violer sa foi, s’abandonner à des crimes qui ne lui sont point familiers, et se plonger dans les vices sans porter le trouble dans son âme, et sans s’exposer à des suites fatales à son bonheur.

On dit tous les jours : « Un tel a fait une bassesse ; mais en est-il moins heureux ? » Cependant, en parlant de ces hommes sombres et farouches, on dit encore : « Cet homme est son propre bourreau. » Une autre fois on conviendra « qu’il y a des passions, des humeurs, tel tempérament, capables d’empoisonner la condition la plus douce, et de rendre la créature malheureuse dans le sein de la prospérité. » Tous ces raisonnements contradictoires ne prouvent-ils pas suffisamment que nous n’avons pas l’habitude de traiter des sujets moraux, et que nos idées sont encore bien confuses sur cette matière ?

Si la constitution de l’esprit nous paraissait telle qu’elle est en effet ; si nous étions bien convaincus qu’il est impossible d’étouffer une affection raisonnable ou de nourrir un penchant vicieux, sans attirer sur nous une portion de cette misère extrême dont nous convenons que la dépravation complète est toujours accompagnée, ne reconnaîtrions-nous pas en même temps que, toute action injuste portant le désordre dans le tempérament ou augmentant celui qui y règne déjà, quiconque fait mal ou préjudicie à sa bonté, est plus fou, est plus cruel à lui-même que celui qui, sans égard pour sa santé, se nourrirait de mets empoisonnés ; ou qui, se déchirant le corps de ses propres mains, se plairait à se couvrir de blessures ?


SECTION III.


Nous avons fait voir que, dans l’animal, toute action qui ne part point de ses affections naturelles ou de ses passions, n’est point une action de l’animal. Ainsi, dans ces accès convulsifs où la créature se frappe elle-même et s’élance sur ceux qui la secourent, c’est une horloge détraquée qui sonne mal à propos ; c’est la machine qui agit, et non l’animal.

Toute action de l’animal considéré comme animal, part d’une affection, d’un penchant, ou d’une passion qui le meut ; telles que seraient, par exemple, l’amour, la crainte, ou la haine.

Des affections faibles ne peuvent l’emporter sur des affections plus puissantes qu’elles, et l’animal suit nécessairement[4] dans l’action le parti le plus fort. Si les affections inégalement partagées forment en nombre ou en essence un côté supérieur à l’autre, c’est de celui-là que l’animal inclinera. Voilà le balancier qui le met en mouvement et qui le gouverne.

Les affections qui déterminent l’animal dans ses actions, sont de l’une ou de l’autre de ces trois espèces :

Ou des affections naturelles et dirigées au bien général de son espèce.

Ou des affections naturelles et dirigées à son intérêt particulier.

Ou des affections qui ne tendent ni au bien général de son espèce, ni à ses intérêts particuliers, qui même sont opposées à son bien privé, et que par cette raison nous appellerons affections dénaturées : selon l’espèce et le degré de ces affections, la créature qu’elles dirigent est bien ou mal constituée, bonne ou mauvaise.

Il est évident que la dernière espèce d’affections est toute vicieuse. Quant aux deux autres, elles peuvent être bonnes ou mauvaises, selon leur degré. Elles maîtrisent toujours la créature purement sensible ; mais la créature sensible et raisonnable peut toujours les maîtriser, quelque puissantes qu’elles soient.

Peut-être trouvera-t-on étrange que des affections sociales puissent être trop fortes, et des affections intéressées trop faibles. Mais pour dissiper ce scrupule, on n’a qu’à se rappeler (ce que nous avons dit plus haut) que, dans des circonstances particulières, les affections sociales deviennent quelquefois excessives, et se portent à un point qui les rend vicieuses. Lors, par exemple, que la commisération est si vive qu’elle manque son but, en supprimant par son excès les secours qu’on a droit d’en attendre ; lorsque la tendresse maternelle est si violente qu’elle perd la mère, et, par conséquent, l’enfant avec elle. « Mais, dira-t-on, traiter de vicieux et de dénaturé ce qui n’est que l’excès de quelque affection naturelle et généreuse, n’y aurait-il pas en cela un rigorisme mal entendu ? » Pour toute réponse à cette objection, je remarquerai que la meilleure affection dans sa nature suffit, par son intensité, pour endommager toutes ses compagnes, pour restreindre leur énergie et ralentir ou suspendre leurs opérations. En accordant trop à l’une, la créature est contrainte de donner trop peu à d’autres de la même classe, et qui ne sont ni moins naturelles ni moins utiles. Voilà donc l’injustice et la partialité introduites dans le caractère : conséquemment, quelques devoirs seront remplis avec négligence, et d’autres, moins essentiels peut-être, suivis avec trop de chaleur.

On peut avouer sans crainte ces principes dans toute leur étendue, puisque la religion même, considérée comme une passion, mais de l’espèce héroïque, peut être poussée trop loin[5] et troubler, par son excès, toute l’économie des inclinations sociales. Oui, la religion, j’ose le dire, serait trop énergique en celui qu’une contemplation immodérée des choses célestes, qu’une intempérance d’extase refroidirait sur les offices de la vie civile et les devoirs de la société. Cependant, « si l’objet de la dévotion est raisonnable, et si la croyance est orthodoxe, quelle que soit la dévotion, pourra-t-on dire encore : Il est dur de la traiter de superstition ? car enfin, si la créature laisse aller ses affaires domestiques à l’abandon, et néglige les intérêts temporels de son prochain et les siens, c’est l’excès d’un zèle saint dans son origine, qui produit ces effets. » Je réponds à cela que la vraie religion ne commande pas une abnégation totale des soins d’ici-bas : ce qu’elle exige, c’est la préférence du cœur ; elle veut qu’on rende à Dieu, aux autres et à soi-même tout ce qu’on leur doit, sans remplir une de ces obligations, au préjudice d’une autre. Elle sait les concilier entre elles par une subordination sage et mesurée.

Mais si d’un côté les affections sociales peuvent être trop énergiques, de l’autre, les passions intéressées peuvent être trop faibles. Si, par exemple, une créature ferme les yeux sur les dangers et méprise la vie ; si les inclinations utiles à sa défense, à son bien-être et à sa conservation, manquent de force, c’est assurément un vice en elle, relativement aux desseins et au but de la nature. Les lois et la méthode qu’elle observe dans ses opérations en sont des preuves authentiques. Dira-t-on que le salut de l’animal entier l’intéresse moins que celui d’un membre, d’un organe ou d’une seule de ses parties ? Non, sans doute. Or, elle a donné, nous le voyons, à chaque membre, à chaque organe, à chaque partie, les propriétés nécessaires à sa sûreté ; de sorte qu’à notre insu même, ils veillent à leur bien-être, et agissent pour leur défense. L’œil naturellement circonspect et timide se ferme de lui-même, et quelquefois malgré nous : ôtez-lui sa promptitude et son indocilité ; et toute la prudence imaginable ne suffira pas à l’animal pour se conserver la vue. La faiblesse dans les affections qui concernent le bien de l’automate est donc un vice : pourquoi le même défaut dans les affections qui concernent les intérêts d’un tout plus important que le corps, je veux dire l’âme, l’esprit et le caractère, ne serait-il pas une imperfection ?

C’est en ce sens que les penchants intéressés deviennent essentiels à la vertu. Quoique la créature ne soit ni bonne ni vertueuse, précisément parce qu’elle a ces affections : comme elles concourent au bien général de l’espèce, quand elle en est dénuée, elle ne possède pas toute la bonté dont elle capable, et peut être regardée comme défectueuse et mauvaise dans l’ordre naturel.

C’est encore en ce sens que nous disons de quelqu’un, « qu’il est trop bon, » lorsque des affections trop ardentes pour l’intérêt d’autrui l’entraînent au delà, ou lorsque trop d’indolence pour ses vrais intérêts l’arrête en deçà des bornes que la nature et la raison lui prescrivent.

Si l’on nous objecte qu’une façon de posséder dans les mœurs et d’observer dans la conduite les proportions morales, ce serait d’avoir les passions sociales trop énergiques, lorsque les penchants intéressés sont excessifs, et, lorsque les inclinations intéressées sont trop faibles, d’avoir les inclinations sociales défectueuses. Car, en ce cas, celui qui compterait sa vie pour peu de chose ferait, avec une dose légère d’affection sociale, tout ce que l’amitié la plus généreuse peut exiger, et il n’y aurait rien de tout ce que le courage le plus héroïque inspire, qu’à l’aide d’un excès d’affection sociale, ne pût exécuter la créature la plus timide.

Nous répondrons que c’est relativement à la constitution naturelle et à la destination particulière de la créature, que nous accusons quelques passions d’excès, et que nous reprochons à d’autres la faiblesse. Car lorsqu’un penchant, dont l’objet est raisonnable, n’est utile que dans sa violence ; si ce degré, d’ailleurs, n’altère point l’économie intérieure et ne met aucune disproportion entre les autres affections, on ne pourra le condamner comme vicieux. Mais si la constitution naturelle de la créature ne permet pas au reste des affections de monter à son unisson, si le ton des unes est aussi haut, et celui des autres plus bas, quelle que soit la nature des unes et des autres, elles pécheront par excès ou par défaut : car, puisqu’il n’y a plus entre elles de proportion, puisque la balance qui doit les tempérer est rompue, ce désordre jettera de l’inégalité dans la pratique, et rendra la conduite vicieuse.

Mais pour donner des idées claires et distinctes de ce que j’entends par économie des affections, je descends aux espèces de créatures qui nous sont subordonnées. Celles que la nature n’a point armées contre la violence, et qui ne sont formidables d’aucun côté, doivent être susceptibles d’un grande frayeur, et ne ressentir que peu d’animosité ; car cette dernière qualité serait infailliblement la cause de leur perte, soit en les déterminant à la résistance, soit en retardant leur fuite : c’est à la crainte seule qu’elles peuvent avoir obligation de leur salut. Aussi la crainte tient-elle les sens en sentinelle, et les esprits en état de porter l’alarme.

En pareil cas, la frayeur habituelle et l’extrême timidité sont, conséquemment à la constitution animale de la créature, des affections aussi conformes à son intérêt particulier et au bien général de son espèce, que le ressentiment et le courage seraient préjudiciables à l’un et à l’autre. Aussi remarque-t-on que, dans un seul et même système, la nature a pris soin de diversifier ces passions proportionnellement au sexe, à l’âge et à la force des créatures. Dans le système animal, les animaux innocents se rassemblent et paissent en troupe ; mais les bêtes farouches vont communément deux à deux, vivent sans société, et comme il convient à leur voracité naturelle. Entre les premiers, le courage est toutefois en raison de la taille et des forces. Dans les occasions périlleuses, tandis que le reste du troupeau s’enfuit, le bœuf présente les cornes à l’ennemi, montre bien qu’il sent sa vigueur. La nature, qui semble prescrire à la femelle de partager le danger, n’a pas laissé son front sans défense. Pour le daim, la biche et leurs semblables, ils ne sont ni vicieux, ni dénaturés, lorsqu’à l’approche du lion ils abandonnent leurs petits et cherchent leur salut dans leur vitesse. Quant aux créatures capables de résistance, et à qui la nature a donné des armes offensives, depuis le cheval et le taureau jusqu’à l’abeille et au moucheron, ils entrent promptement en furie, ils fondent avec intrépidité sur tout agresseur, et défendent leurs petits au péril de leur propre vie. C’est l’animosité de ces créatures qui fait la sûreté de leur espèce. On est moins ardent à offenser, quand on sait par expérience que le lésé, quoique incapable de repousser l’injure, ne la supportera pas tranquillement ; mais que, pour punir l’offenseur, il s’exposera sans regret à perdre la vie. De tous les êtres vivants, l’homme est le plus formidable en ce sens. Lorsqu’il s’agira de sa propre cause ou de celle de son pays, il n’y a personne dont il ne puisse tirer une vengeance, qu’il regardera comme équitable et exemplaire ; et s’il est assez intrépide pour sacrifier sa vie, il est maître de celle d’un autre, quelque bien gardé qu’il paisse être. Dans ces républiques de l’antiquité, où les peuples nés libres ont été quelquefois subjugués par l’ambition d’un citoyen, on a vu des exemples de ce courage, et des usurpateurs punis, malgré leur vigilance, des cruautés qu’ils avaient exercées ; on a vu des hommes généreux tromper toutes les précautions possibles, et assurer par la mort des tyrans le salut et la liberté de leur patrie[6].

Enfin, on peut dire que les affections sont, dans la constitution animale, ce que sont les cordes sur un instrument de musique. Les cordes ont beau garder entre elles les proportions requises, si la tension est trop grande, l’instrument est mal monté, et son harmonie est éteinte : mais si, tandis que les unes sont au ton qui convient, les autres ne sont pas montées en proportion, la lyre ou le luth est mal accordé, et l’on n’exécutera rien qui vaille. Les différents systèmes de créatures répondent aux différentes espèces d’instruments ; et dans le même genre d’instruments, ainsi que dans le même système de créatures, tous ne sont pas égaux, et ne portent pas les mêmes cordes. La tension qui convient à l’un briserait les cordes de l’autre, et peut-être l’instrument même. Le ton qui fait sortir toute l’harmonie de celui-ci, rend sourd ou fait crier celui-là. Entre les hommes, ceux qui ont le sentiment vif et délicat, ou que les plaisirs et les peines affectent aisément, doivent, pour le maintien de cette balance intérieure, sans laquelle la créature mal disposée à remplir ses fonctions troublerait le concert de la société, posséder les autres affections, telles que la douceur, la commisération, la tendresse et l’affabilité dans un degré fort élevé. Ceux, au contraire, qui sont froids, et dont le tempérament est placé sur un ton plus bas, n’ont pas besoin d’un accompagnement si marqué : aussi la nature ne les a-t-elle pas destinés ou à ressentir ou à exprimer les mouvements tendres et passionnés au même point que les précédents[7].

Il serait curieux de parcourir les différents tons des passions, les modes divers des affections, et toutes ces mesures de sentiments qui différencient les caractères entre eux. Point de sujet susceptible de tant de charmes et de tant de difformités. Toutes les créatures qui nous environnent conservent sans altération l’ordre et la régularité requise dans leurs affections. Jamais d’indolence dans les services qu’elles doivent à leurs petits et à leurs semblables. Lorsque notre voisinage ne les a point dépravées, la prostitution, l’intempérance et les autres excès leur sont généralement inconnus. Ces petites créatures qui vivent comme en république, les abeilles et les fourmis, suivent, dans toute la durée de leur vie, les mêmes lois, s’assujettissent au même gouvernement, et montrent dans leur conduite toujours la même harmonie. Ces affections, qui les encouragent au bien de leur espèce, ne se dépravent, ne s’affaiblissent, ne s’anéantissent jamais en elles. Avec le secours de la religion et sous l’autorité des lois, l’homme vit d’une façon moins conforme à sa nature que ne font ces insectes. Ces lois, dont le but est de l’affermir dans la pratique de la justice, sont souvent pour lui des sujets de révolte ; et cette religion, qui tend à le sanctifier, le rend quelquefois la plus barbare des créatures. On propose des questions, on se chicane sur des mots, on forme des distinctions, on passe aux dénominations odieuses, on proscrit de pures opinions sous des peines sévères : de là naissent les antipathies, les haines et les séditions. On en vient aux mains ; et l’on voit à la fin la moitié de l’espèce se baigner dans le sang de l’autre moitié[8]. J’oserais assurer qu’il est presque impossible de trouver sur la terre une société d’hommes qui se gouvernent par des principes humains[9]. Est-il surprenant, après cela, qu’on ait peine à trouver dans ces sociétés un homme qui soit vraiment homme, et qui vive conformément à sa nature ?

Mais, après avoir expliqué ce que j’entends par des passions trop faibles ou trop fortes, et démontré que, quoique les unes et les autres passent quelquefois pour des vertus, ce sont, à proprement parler, des imperfections et des vices, je viens à ce qui constitue la malice d’une manière plus évidente et plus avouée, et je réduis la chose à trois cas :

I. Ou les affections sociales sont faibles et défectueuses.

II. Ou les affections privées sont trop fortes.

III. Ou les affections ne tendent ni au bien particulier de la créature, ni à l’intérêt général de son espèce.

Cette énumération est complète, et la créature ne peut être dépravée sans être comprise dans l’un ou l’autre de ces états, ou dans tous à la fois. Si je prouve donc que ces trois états sont contraires à ses vrais intérêts, il s’ensuivra que la vertu seule peut faire son bonheur, puisqu’elle seule suppose entre les affections tant sociales que privées une juste balance, une sage et paisible économie.

Au reste, lorsque nous assurons que l’économie des affections sociales fait le bonheur temporel, c’est autant que la créature peut être heureuse dans ce monde. Nous ne prétendons rien prouver de contraire à l’expérience : or elle ne nous apprend que trop bien que les orages passagers, qui troublent l’homme le plus heureux, sont pour le moins aussi fréquents que les fautes légères qui échappent à l’homme le plus juste. Ajoutez à cela ces élans continuels vers l’éternité, ces mouvements d’une âme qui sent le vide de son état actuel, mouvements d’autant plus vifs que la ferveur est grande : d’où l’on peut conclure, sans aller plus loin, que, s’il est vrai qu’il y ait du bonheur attaché à la pratique des vertus, comme nous le démontrerons, il ne l’est pas moins que la créature ne peut jouir d’une félicité proportionnée à ses désirs, d’un bonheur qui la remplisse, d’un repos immuable, que dans le sein de la Divinité.

Voici donc ce qui nous reste à prouver :

I.

Que le principal moyen d’être bien avec soi, et par conséquent d’être heureux, c’est d’avoir les affections sociales entières et énergiques ; et que manquer de ces affections, ou les avoir défectueuses, c’est être malheureux.

II.

Que c’est un malheur que d’avoir les affections privées trop énergiques, et par conséquent au-dessus de la subordination que les affections sociales doivent leur imprimer.

III.

Enfin, que d’être pourvu d’affections dénaturées, ou de ces penchants qui ne tendent ni au bien particulier de la créature, ni à l’intérêt général de son espèce, c’est le comble de la misère.


PARTIE SECONDE.


SECTION I.


Pour démontrer que le principal moyen d’être heureux, c’est d’avoir les affections sociales, et que, manquer de ces penchants, c’est être malheureux, je demande en quoi consistent ces plaisirs et ces satisfactions qui font le bonheur de la créature. On les distingue communément en plaisirs du corps et en satisfactions de l’esprit.

On ne disconvient pas que les satisfactions de l’esprit ne soient préférables aux plaisirs du corps. En tout cas, voici comment on pourrait le prouver. Toutes les fois que l’esprit a conçu une haute opinion du mérite d’une action, qu’il est vivement frappé de son héroïsme, et que cet objet a fait toute son impression, il n’y a ni terreurs, ni promesses, ni peines, ni plaisirs du corps capables d’arrêter la créature. On voit des Indiens, des Barbares, des malfaiteurs, et quelquefois les derniers humains, s’exposer pour l’intérêt d’une troupe, par reconnaissance, par animosité, par des principes d’honneur ou de galanterie, à des travaux incroyables, et défier la mort même, tandis que le moindre nuage d’esprit, le plus léger chagrin, un petit contre-temps, empoisonnent et anéantissent les plaisirs du corps, et cela, lorsque placé d’ailleurs dans les circonstances les plus avantageuses, au centre de tout ce qui pouvait exciter et entretenir l’enchantement des sens, on était sur le point de s’y abandonner. C’est en vain qu’on essaierait de les rappeler : tant que l’esprit sera dans la même assiette, les efforts, ou seront inutiles, ou ne produiront qu’impatience et dégoût.

Mais, si les satisfactions de l’esprit sont supérieures aux plaisirs du corps, comme on n’en peut douter, il suit de là que tout ce qui peut occasionner dans un être intelligent une succession constante de plaisirs intellectuels, importe plus à son bonheur que ce que lui offrirait une pareille chaîne de plaisirs corporels.

Or les satisfactions intellectuelles consistent, ou dans l’exercice même des affections sociales, ou découlent de cet exercice en qualité d’effets.

Donc l’économie des affections sociales étant la source des plaisirs intellectuels, ces affections sociales seront seules capables de procurer à la créature un bonheur constant et réel.

Pour développer maintenant comment les affections sociales font par elles-mêmes les plaisirs les plus vifs de la créature (travail superflu pour celui qui a éprouvé la condition de l’esprit sous l’empire de l’amitié, de la reconnaissance, de la bonté, de la commisération, de la générosité et des autres affections sociales), celui qui a quelques sentiments naturels n’ignore point la douceur de ces penchants généreux ; mais la différence que nous trouvons, tous tant que nous sommes, entre la solitude et la compagnie, entre la compagnie d’un indifférent et celle d’un ami ; la liaison de presque tous nos plaisirs avec le commerce de nos semblables, et l’influence qu’une société présente ou imaginaire exerce sur eux, décident la question.

Sans en croire le sentiment intérieur, la supériorité des plaisirs qui naissent des affections sociales sur ceux qui viennent des sensations, se reconnaît encore à des signes extérieurs, et se manifeste au dehors par des symptômes merveilleux : on la lit sur les visages ; elle s’y peint en des caractères indicatifs d’une joie plus vive, plus complète, plus abondante que celle qui accompagne le soulagement de la faim, de la soif et des plus pressants appétits. Mais l’ascendant actuel de cette espèce d’affection sur les autres ne permet pas de douter de leur énergie. Lorsque les affections sociales se font entendre, leur voix suspend tout autre sentiment, et le reste des penchants garde le silence. L’enchantement des sens n’a rien de comparable : quiconque éprouvera successivement l’une et l’autre volupté, donnera, sans balancer, la préférence à la première ; mais, pour prononcer avec équité, il faut les avoir éprouvées dans toute leur intensité. L’honnête homme peut connaître toute la vivacité des plaisirs sensuels : l’usage modéré qu’il en fait répond de la sensibilité de ses organes et, de la délicatesse de son goût ; mais le méchant, étranger par son état aux affections sociales, est absolument incapable de juger des plaisirs qu’elles causent.

Objecter que ces affections ne déterminent pas toujours la créature qui les possède, c’est ne rien dire ; car, si la créature ne les ressent pas dans leur énergie naturelle, c’est comme si elle en était actuellement privée, et qu’elle l’eût toujours été. Mais en attendant la démonstration de cette proposition, nous remarquerons que, moins une créature aura d’affection sociale, plus il sera surprenant qu’elle prédomine : toutefois ce prodige n’est pas inouï. Or, si l’affection sociale, telle qu’elle a pu, dans une occasion, surmonter la scélératesse, il reste incontestable que, fortifiée par un exercice assidu, elle aurait toujours prévalu.

Telle est la puissance et le charme de l’affection sociale, qu’elle arrache la créature à tout autre plaisir. Lorsqu’il est question des intérêts du sang, et dans cent autres occasions, cette passion maîtrise souverainement, et sa présence triomphe presque sans efforts des tentations les plus séduisantes.

Ceux qui ont fait quelque progrès dans les sciences, et à qui les premiers principes des mathématiques ne sont pas inconnus, assurent que l’esprit trouve dans ces vérités, quoique purement spéculatives, une sorte de volupté supérieure à celle des sens : or on a beau creuser la nature de ce plaisir de contemplation, on n’y découvre pas le moindre rapport avec les intérêts particuliers de la créature. Le bien de son système individuel est ici pour zéro. L’admiration et la joie qu’elle ressent tombent sur des choses extérieures et étrangères au mathématicien ; et quoique le sentiment des premiers plaisirs qu’il éprouve, et qui lui rendent habituelle l’étude de ces sciences abstraites et pénibles puisse devenir en lui une raison d’intérêt, ces premières voluptés, ces satisfactions originelles qui l’ont déterminé à ce genre d’occupation ne peuvent avoir d’autre cause que l’amour de la vérité, la beauté de l’ordre et le charme des proportions ; et cette passion, considérée dans ce point de vue, est du genre des affections naturelles ; car, puisque son objet n’est point dans l’étendue du système individuel de la créature, il faut, ou la traiter d’inutile, de superflue, et conséquemment d’inclination dénaturée ; ou, la prenant pour ce qu’elle est, l’approuver comme une délectation raisonnable engendrée par la contemplation des nombres, de l’harmonie, des proportions et des accords qui sont observés dans la constitution des êtres qui fixent l’ordre des choses et qui soutiennent l’univers.

Or, si ce plaisir de contemplation est si grand que les voluptés corporelles n’ont rien qui l’égale, quel sera donc celui qui naît de l’exercice de la vertu qui suit une action héroïque ? Car c’est alors que, pour combler le bonheur de la créature, une flatteuse approbation de l’esprit se réunit à des mouvements du cœur délicieux et presque divins. En effet, quel plus beau sujet de réflexion dans l’univers, quelle plus ravissante matière à contempler qu’une grande, noble et vertueuse action ! Est-il quelque chose dont la connaissance intérieure et la mémoire puissent causer une satisfaction plus pure, plus douce, plus complète et plus durable ?

Dans cette passion qui rapproche les sexes, si la tendresse du cœur se mêle à l’ardeur des sens, si l’amour de la personne accompagne celui du plaisir, quel surcroît de délectation ! aussi quelle différence d’énergie entre le sentiment et l’appétit ! Le premier a fait entreprendre des travaux incroyables, et braver la mort même, sans autre intérêt que celui de l’objet aimé, sans aucune vue de récompense ; car où serait le fondement de cet espoir ? En ce monde ! la mort finit tout. Dans l’autre vie ? je ne connais point de législateur qui ait ouvert le ciel aux héros amoureux, et destiné des récompenses à leurs glorieux travaux.

Les satisfactions intellectuelles qui naissent des affections sociales sont donc supérieures aux plaisirs corporels. Mais ce n’est pas tout, elles sont encore indépendantes de la santé, de l’aisance, de la gaieté et de tous les avantages de la fortune et de la prospérité. Si dans les périls, les craintes, les chagrins, les pertes et les infirmités, on conserve les affections sociales, le bonheur est en sûreté. Les coups qui frappent la vertu ne détruisent point le contentement qui l’accompagne. Je dis plus : c’est une beauté qui a quelque chose de plus doux et de plus touchant dans la tristesse et dans les larmes, qu’au milieu des plaisirs. Sa mélancolie a des charmes particuliers : ce n’est pas dans l’adversité qu’elle s’abandonne à ces épanchements si tendres et si consolants. Si l’adversité n’empoisonne point ses douceurs, elle semble accroître sa force et relever son éclat. La vertu ne paraît avec toute sa splendeur que dans la tempête et sous le nuage. Les affections sociales ne montrent toute leur valeur que dans les grandes afflictions. Si ce genre de passions est adroitement remué, comme il arrive à la représentation d’une bonne tragédie, il n’y a aucun plaisir, à égalité de durée, qu’on puisse comparer à ce plaisir d’illusion. Celui qui sait nous intéresser au destin du mérite et de la vertu, nous attendrir sur le sort des bons, et soulever tout ce que nous avons d’humanité, celui-là, dis-je, nous jette dans un ravissement, et nous procure une satisfaction d’esprit et de cœur supérieure à tout ce que les sens ou les appétits causent de plaisirs. Nous conclurons de là que l’exercice actuel des affections sociales est une source des voluptés intellectuelles.

Démontrons à présent qu’elles dérivent encore de cet exercice en qualité d’effets.

Nous remarquerons d’abord que le but des affections sociales relativement à l’esprit, c’est de communiquer aux autres les plaisirs qu’on ressent, de partager ceux dont ils jouissent, et de se flatter de leur estime et de leur approbation.

La satisfaction de communiquer ses plaisirs ne peut être ignorée que d’une créature affligée d’une dépravation originelle et totale. Je passe donc à la satisfaction de partager le bonheur des autres, et de le ressentir avec eux ; à ces plaisirs que nous recueillons de la félicité des créatures qui nous environnent, soit par les récits que nous en entendons, soit par l’air, les gestes et les sons qui nous en instruisent, ces créatures fussent-elles d’une espèce différente, pourvu que les signes caractéristiques de leur joie soient à notre portée. Les plaisirs de participation sont si fréquents et si doux, qu’en parcourant de bonne foi tous les quarts d’heure amusants de la vie, on conviendra que ces plaisirs en ont rempli la plus grande et la plus délicieuse partie.

Quant au témoignage qu’on se rend à soi-même de mériter l’estime et l’amitié de ses semblables, rien ne contribue davantage à la satisfaction de l’esprit et au bonheur de ceux mêmes à qui l’on donne le nom de voluptueux, dans la signification la plus vile. Les créatures qui se piquent le moins de bien mériter de leur espèce font parade, dans l’occasion, d’un caractère droit et moral. Elles se complaisent dans l’idée de valoir quelque chose ; idée chimérique à la vérité, mais qui les flatte, et qu’elles s’efforcent d’étayer en elles-mêmes, en se dérobant, à la faveur de quelques services rendus à un ou deux amis, une conduite peine d’indignités.

Quel brigand, quel voleur de grands chemins, quel infracteur déclaré des lois de la société n’a pas un compagnon, une société de gens de son espèce, une troupe de scélérats comme lui, dont les succès le réjouissent, à qui il fait part de ses prospérités, qu’il traite d’amis, et dont il épouse les intérêts comme les siens propres ? Quel homme au monde est insensible aux caresses et à la louange de ses connaissances intimes ? Toutes nos actions n’ont-elles pas quelque rapport à ce tribut ? Les applaudissements de l’amitié n’influent-ils pas sur toute notre conduite ? n’en sommes-nous pas même jaloux pour nos vices ? n’entrent-ils pour rien dans la perspective de l’ambition, dans les fanfaronnades de la vanité, dans les profusions de la somptuosité, et même dans les excès de l’amour déshonnête ? En un mot, si les plaisirs se calculaient, comme beaucoup d’autres choses, on pourrait assurer que ces deux sources, la participation au bonheur des autres et le désir de leur estime, fournissent au moins neuf dixièmes de tout ce que nous en goûtons dans la vie : de sorte que, de la somme entière de nos joies, il en resterait à peine un dixième qui ne découlât point de l’affection sociale, et qui ne dépendît pas immédiatement de nos inclinations naturelles.

Mais de peur qu’on attende de quelque portion d’inclination naturelle l’entier et plein effet d’une affection sincère, complète et vraiment morale ; de peur qu’on ne s’imagine qu’une dose légère d’affection sociale est capable de procurer tous les avantages de la société, et d’initier profondément à la participation au bonheur des autres, nous observerons que tout penchant tronqué, que toute inclination rétrécie, se bornant sans sujet à quelque partie d’un tout qui doit intéresser, sera sans fondement réel et solide. L’amour de ses semblables, ainsi que tout autre penchant dont le bien privé de la créature n’est pas l’objet immédiat, peut être naturel ou dénaturé : s’il est dénaturé, il ne manquera pas de croiser les vrais intérêts de la société, et conséquemment d’anéantir les plaisirs qu’on en peut attendre ; s’il est naturel, mais concentré, il se changera en une passion singulière, bizarre, capricieuse, et qui n’est d’aucun prix. La créature qu’il anime n’en a ni plus de vertu ni plus de mérite. Ceux pour qui ce vent souffle n’ont aucun gage de sa durée ; il s’est élevé sans raison ; il peut changer ou cesser de même. La vicissitude continuelle de ces penchants que le caprice fait éclore, et qui entraînent l’âme de l’amour à l’indifférence, et de l’indifférence à l’aversion, doit la tenir dans des troubles interminables ; la priver peu à peu du sentiment des plaisirs de l’amitié, et la conduire enfin à une haine parfaite du genre humain. Au contraire, l’affection entière (d’où l’on a fait le nom d’intégrité), comme elle est complète en elle-même, réfléchie dans son objet, et poussée à sa juste étendue, est constante, solide et durable. Dans ce cas, le témoignage que la créature se rend à elle-même, d’une disposition équitable pour les hommes en général, justifie ses inclinations particulières, et ne la rend que plus propre à la participation des plaisirs d’autrui ; mais dans le cas d’une affection mutilée, ce penchant sans ordre, sans fondement raisonnable et sans loi, perd sans cesse à la réflexion, la conscience le désapprouve, et le bonheur s’évanouit.

Si l’affection partielle ruine la jouissance des plaisirs de sympathie et de participation, ce n’est pas tout ; elle tarit encore la troisième source des satisfactions intellectuelles, je veux dire le témoignage qu’on se rend à soi-même de bien mériter de tous ses semblables : car d’où naîtrait ce sentiment présomptueux ? quel mérite solide peut-on se reconnaître ? quel droit a-t-on sur l’estime des autres, quand l’affection qu’on a pour eux est si mal fondée ? quelle confiance exiger, lorsque l’inclination est si capricieuse ? qui comptera sur une tendresse, qui pèche par la base, qui manque de principes ? sur une amitié, que la même fantaisie qui l’a bornée à quelques personnes, à une petite partie du genre humain, peut resserrer encore et exclure celui qui en jouit actuellement, comme elle en a privé une infinité d’autres qui méritaient de la partager.

D’ailleurs, on ne doit point espérer que ceux dont la vertu ne dirige ni l’estime, ni l’affection, aient le bonheur de placer l’une et l’autre en des sujets qui les méritent. Ils auraient peine à trouver dans la multitude de ces amis de cœur dont ils se vantent, un seul homme dont ils prisassent les sentiments, dont ils chérissent la confiance, sur la tendresse duquel ils osassent jurer, et en qui ils pussent se complaire sincèrement ; car on a beau repousser les soupçons, et se flatter de l’attachement de gens incapables d’en former, l’illusion qu’on se fait ne peut fournir que des plaisirs aussi frivoles qu’elle. Quel est donc, dans la société, le désavantage de ces gens à passions mutilées ? La seconde source des plaisirs intellectuels ne fournit presque rien pour eux.

L’affection entière jouit de toutes les prérogatives dont l’inclination partielle est privée : elle est constante, uniforme, toujours satisfaite d’elle-même, et toujours agréable et satisfaisante. La bienveillance et les applaudissements des bons lui sont tout acquis ; et dans les cas désintéressés, elle obtiendra, le même tribut des méchants. C’est d’elle que nous dirons, avec vérité, que la satisfaction intérieure de mériter l’amour et l’approbation de toute société, de toute créature intelligente et du principe éternel de toute intelligence, ne l’abandonne jamais. Or, ce principe une fois admis, le théisme adopté, les plaisirs qui naîtront de l’affection héroïque dont Dieu sera l’objet final, partageront son excellence, et seront grands, nobles et parfaits comme lui. Avoir les affections sociales entières, ou l’intégrité de cœur et d’esprit, c’est suivre pas à pas la nature ; c’est imiter, c’est représenter l’Être suprême sous une forme humaine ; et c’est en cela que consistent la justice, la piété, la morale et toute la religion naturelle.

Mais de peur qu’on ne relègue dans l’école ce raisonnement hérissé de phrases et de termes de l’art, et qu’une partie de cet essai ne demeure sans fondement et sans fruit pour les gens du monde, essayons de démontrer les mêmes vérités, d’une façon plus familière.

Si l’on examine un peu la nature des plaisirs, soit qu’on les observe dans la retraite, dans l’étude et dans la contemplation ; soit qu’on les considère dans les réjouissances publiques, dans les parties amusantes, et d’autres divertissements semblables, on conviendra qu’ils supposent essentiellement un tempérament libre d’inquiétude, d’aigreur et de dégoût, et un esprit tranquille, satisfait de lui-même, et capable d’envisager sa condition propre sans chagrin. Mais cette disposition de tempérament et d’esprit, si nécessaire à la jouissance des plaisirs, est une suite de l’économie des affections.

Quant au tempérament, nous savons par expérience qu’il n’y a point de fortune si brillante, de prospérité si suivie, d’état si parfait que l’inclination et les désirs ne pussent corrompre, et dont l’humeur et les caprices n’épuisassent bientôt les ressources et ne ressentissent l’insuffisance. Les appétits désordonnés sèment la vie d’épines. Les passions effrénées sont troublées dans leur cours par une infinité d’obstacles, quelquefois impossibles, mais toujours pénibles à surmonter. Les chagrins naissent sous les pas de qui vit au hasard ; il en trouve au dedans, au dehors, partout. Le cœur de certaines créatures ressemble à ces enfants maussades et maladifs : ils demandent sans cesse, et on a beau leur donner tout ce qu’ils demandent, ils ne finissent point de crier. C’est un fonds inépuisable de peines et de troubles, qu’un dessein pris de satisfaire à toutes les fantaisies qu’il produit. Mais sans ces inconvénients, qui ne sont pas généraux, les lassitudes, la mésaisance, l’embarras des filtrations, l’engorgement des liqueurs, le dérangement des esprits animaux, et toutes ces incommodités accidentelles dont les corps les mieux constitués ne sont pas exempts, ne suffisent-elles pas pour engendrer la mauvaise humeur et le dégoût ? Et ces vices ne deviendront-ils pas habituels, si l’on n’écarte leur influence, ou si l’on n’arrête leur progrès dans le tempérament ? Or l’exercice des affections sociales est l’émétique du dégoût ; c’est le seul contre-poison de la mauvaise humeur. Car nous avons remarqué que, lorsque la créature prend son parti et se résout à guérir de ces maladies de tempérament, elle a recours aux plaisirs de la société ; elle se prête au commerce de ses semblables, et ne trouve de soulagement à sa tristesse et à ses aigreurs que dans les distractions et les amusements de la compagnie.

Dans ces dispositions fâcheuses, dira-t-on peut-être, la religion est d’un puissant secours. Sans doute ; mais quelle espèce de religion ? Si sa nature est consolante et bénigne ; si la dévotion qu’elle inspire est douce, tranquille et gaie ; c’est une affection naturelle qui ne peut être que salutaire ; mais les ministres, en l’altérant, la rendent-ils sombre et farouche ; les craintes et l’effroi l’accompagnent-ils ; combat-elle la fermeté, le courage et la liberté de l’esprit ; c’est entre leurs mains un dangereux topique ; et l’on remarque à la longue que ce précieux remède, mal à propos administré, est pire que le mal. La considération effrayante de l’étendue de nos devoirs, un examen austère des mortifications qui nous sont prescrites, et la vue des gouffres ouverts pour les infracteurs de la loi ne sont pas toujours et en tout temps, ni pour toutes sortes de personnes indistinctement, des objets propres à calmer les agitations de l’esprit[10]. Le tempérament ne peut qu’empirer, et ses aigreurs fermenter et s’accroître par la noirceur de ces réflexions. Si, par avis, par crainte, ou par besoin, la victime de ces idées mélancoliques cherche quelque diversion à leur obsession ; si elle affecte le repos et la joie, qu’importe au fond ? Tant qu’elle ne se désistera point de sa pratique, son cœur sera toujours le même ; elle n’aura que changé de grimace. Le tigre est enchaîné pour un moment ; ses actions de décèlent pas actuellement sa férocité : mais en est-il plus soumis ? Si vous brisez sa chaîne, en sera-t-il moins cruel ? Non certes. Qu’a donc opéré la religion si maladroitement présentée ? La créature a le même fonds de tristesse ; ses aigreurs n’en sont que plus abondantes et plus importunes, et ses plaisirs intellectuels que plus languissants et plus rares.

Le chien est donc revenu à son vomissement, mais plus maladif et plus dépravé. Si l’on objecte qu’à la vérité, dans des conjonctures désespérantes, dans un délabrement d’affaires domestiques, dans un cours inaltérable d’adversités, les chagrins et la mauvaise humeur peuvent saisir et troubler le tempérament ; mais que ce désastre n’est pas à craindre dans l’aisance et la prospérité, et que les commodités journalières de la vie et les faveurs habituelles de la fortune sont une barrière assez puissante contre les attaques que le tempérament peut avoir à soutenir : nous répondrons que plus la condition d’une créature est gracieuse, tranquille et douce, plus les moindres contre-temps, les accidents les plus légers, et les plus frivoles chagrins sont impatientants, désagréables et cuisants pour elle ; que plus elle est indépendante et libre, plus il est aisé de la mécontenter, de l’offenser et de l’irriter ; et que, par conséquent, plus elle a besoin du secours des affections sociales pour se garantir de la férocité. C’est ce que l’exemple des tyrans, dont le pouvoir, fondé sur le crime, ne se soutient que par la terreur, prouve suffisamment.

Quant à la tranquillité d’esprit, voici comment on peut se convaincre qu’il n’y a que les affections sociales qui puissent procurer ce bonheur. On conviendra sans doute qu’une créature telle que l’homme, qui ne parvient que par un assez long exercice à la maturité d’entendement et de raison, a appuyé ou appuie actuellement sur ce qui se passe au dedans d’elle-même, connaît son caractère, n’ignore point ses sentiments habituels, approuve ou désapprouve sa conduite, et a jugé ses affections. On sait encore que, si par elle-même elle était incapable de cette recherche critique, on ne manque pas dans la société de gens charitables, tout prêts à l’aider de leurs lumières ; que les faiseurs de remontrances et les donneurs d’avis ne sont pas rares, et qu’on en trouve autant et plus qu’on n’en veut. D’ailleurs, les maîtres du monde et les mignons de la fortune ne sont pas exempts de cette inspection domestique. Toutes les impostures de la flatterie se réduisent, la plupart du temps, à leur en familiariser l’usage ; et ses faux portraits, à les rappeler à ce qu’ils sont en effet. Ajoutez à cela que plus on a de vanité, et moins on se perd de vue. L’amour-propre est grand contemplateur de lui-même ; mais quand une indifférence parfaite sur ce qu’on peut valoir rendrait paresseux à s’examiner, les feints égards pour autrui et les désirs inquiets et jaloux de réputation exposeraient encore assez souvent notre conduite et notre caractère à nos réflexions. D’une ou d’autre façon, toute créature qui pense est nécessitée par sa nature à souffrir la vue d’elle-même, et à avoir à chaque instant sous ses yeux les images errantes de ses actions, de sa conduite et de son caractère. Ces objets, qui lui sont individuellement attachés, qui la suivent partout, doivent passer et repasser sans cesse dans son esprit : or, si rien n’est plus importun, plus fatigant et plus fâcheux que leur présence à celui qui manque d’affections sociales, rien n’est plus satisfaisant, plus agréable et plus doux pour celui qui les a soigneusement conservées.

Deux choses qui doivent horriblement tourmenter toute créature raisonnable, c’est le sentiment intérieur d’une action injuste ou d’une conduite odieuse à ses semblables, ou le souvenir d’une action extravagante, ou d’une conduite préjudiciable à ses intérêts et à son bonheur.

De ces tourments, c’est le premier qu’on appelle proprement, en morale ou théologie, conscience. Craindre un Dieu, ce n’est pas avoir pour cela de la Conscience. Pour s’effrayer des malins esprits, des sortilèges, des enchantements, des possessions, des conjurations et de tous les maux qu’une nature injuste, méchante et diabolique peut infliger, ce n’est pas en être plus consciencieux. Craindre un Dieu, sans être ni se sentir coupable de quelque action digne de blâme et de punition, c’est l’accuser d’injustice, de méchanceté, de caprice[11], et par conséquent, c’est craindre un diable, et non pas un Dieu. La crainte de l’enfer et toutes les terreurs de l’autre monde ne marquent de la conscience que quand elles sont occasionnées par un aveu intérieur des crimes que l’on a commis ; mais si la créature fait intérieurement cet aveu, à l’instant la conscience agit ; elle indique le châtiment, et la créature s’en effraie, quoique la conscience ne le lui rende pas évident.

La conscience religieuse suppose donc la conscience naturelle et morale. La crainte de Dieu accompagne toujours celle-là ; mais elle tire toute sa force de la connaissance du mal commis et de l’injure faite à l’Être suprême, en présence duquel, sans égard pour la vénération que nous lui devons, nous avons osé le commettre. Car la honte d’avoir failli aux yeux d’un être si respectable doit travailler en nous, même en faisant abstraction des notions particulières de sa justice, de sa toute-puissance et de la distribution future des récompenses et des châtiments.

Nous avons dit qu’aucune créature ne fait le mal méchamment et de propos délibéré, sans s’avouer intérieurement digne de châtiment ; et nous pouvons ajouter, en ce sens, que toute créature sensible a de la conscience. Ainsi le méchant doit attendre et craindre de tous ce qu’il reconnaît avoir mérité de chacun en particulier. De la frayeur de Dieu et des hommes naîtront donc les alarmes et les soupçons. Mais le terme de conscience emporte quelque chose de plus dans toute créature raisonnable ; il indique une connaissance de la laideur des actions punissables, et une honte secrète de les avoir commises. Il n’y a peut-être pas une créature parfaitement insensible à la honte des crimes qu’elle a commis ; pas une qui se reconnaisse intérieurement digne de l’opprobre et de la haine de ses semblables, sans regret et sans émotion[12] ; pas une qui parcoure sa turpitude d’un œil indifférent. En tout cas, si ce monstre existe, sans passion pour le bien et sans aversion pour le mal, il sera d’un côté dénué de toute affection naturelle, et par conséquent dans une indigence parfaite des plaisirs intellectuels ; de l’autre, il aura tous les penchants dénaturés dont une créature peut être infectée. Manquer de conscience, ou n’avoir aucun sentiment de la difformité du vice, c’est donc être souverainement misérable ; mais avoir de la conscience et pécher contre elle, c’est s’exposer, même ici-bas, comme nous l’avons démontré, aux regrets et à des peines continuelles.

Un homme qui, dans un premier mouvement, a le malheur de tuer son semblable, revient subitement à la vue de ce qu’il a fait ; sa haine se change en pitié, et sa fureur se tourne contre lui-même : tel est le pouvoir de l’objet. Mais il n’est pas au bout de ses peines ; il ne retrouve pas sa tranquillité en perdant de vue le cadavre ; il entre ensuite en agonie ; le sang du mort coule derechef à ses yeux ; il est transi d’horreur, et le souvenir cruel de son action le poursuit en tout lieu. Mais si l’on supposait que cet assassin a vu expirer son compagnon sans frémir, et qu’aucun trouble, qu’aucun remords, qu’aucune émotion n’a suivi le coup, je dirais, ou qu’il ne reste à ce scélérat aucun sentiment de la difformité du crime ; qu’il est sans affection naturelle, et par conséquent sans paix au dedans de lui-même et sans félicité ; ou que, s’il a quelque notion de beauté morale, c’est un assemblage capricieux d’idées monstrueuses et contradictoires ; un composé d’opinions fantasques, une ombre défigurée de la vertu ; que ce sont des préjugés extravagants qu’il prend pour le grand, l’héroïque et le beau des sentiments : or, que ne souffre point un homme dans cet état ? Le fantôme qu’il idolâtre n’a point de forme constante ; c’est un Protée d’honneur qu’il ne sait par où saisir, et dont la poursuite le jette dans une infinité de perplexités, de travaux et de dangers. Nous avons démontré que la vertu seule, digne en tout temps de notre estime et de notre approbation, peut nous procurer des satisfactions réelles. Nous avons fait voir que celui qui, séduit par une religion absurde, ou entraîné par la force d’un usage barbare, a prostitué son hommage à des êtres qui n’ont de la vertu que le nom, doit, ou par l’inconstance d’une estime si mal placée, ou par les actions horribles qu’il sera forcé de commettre, perdre tout amour de la justice, et devenir parfaitement misérable ; ou, si la conscience n’est pas encore muette, passer des soupçons aux alarmes, marcher de trouble en trouble, et vivre en désespéré. Il est impossible qu’un enthousiaste furieux, un persécuteur plein de rage, un meurtrier, un duelliste, un voleur, un pirate, ou tout autre ennemi des affections sociales et du genre humain, suive quelques principes constants, quelques lois invariables dans la distribution qu’il fait de son estime, et dans le jugement qu’il porte des actions. Ainsi, plus il attise son zèle, plus il est entêté d’honneur ; plus il dégrade sa nature, plus son caractère est dépravé ; plus il prend d’estime et s’extasie d’admiration pour quelque pratique vicieuse et détestable, mais qu’il imagine grande, vertueuse et belle, plus il s’engage en contradictions, et plus insupportable de jour en jour lui deviendra son état. Car il est certain qu’on ne peut affaiblir une inclination naturelle, ou fortifier un penchant dénaturé, sans altérer l’économie générale des affections. Mais la dépravation du caractère étant toujours proportionnelle à la faiblesse des affections naturelles et à l’intensité des penchants dénaturés, je conclus que, plus on aura de faux principes d’honneur et de religion, plus on sera mécontent de soi-même, et plus, par conséquent, on sera misérable.

Ainsi, toutes notions marquées au coin de la superstition, tout caractère opposé à la justice et tendant à l’inhumanité, notions chéries, caractère affecté, soit par une fausse conscience, soit par un point d’honneur mal entendu, ne feront qu’irriter cette autre conscience honnête et vraie, qui ne nous passe rien, aussi prompte à nous punir de toute action mauvaise par ses reproches, qu’à nous récompenser de ses actes vertueux par son approbation et ses éloges. Si celui qui, sous quelque autorité que ce soit, commet un seul crime, était excusable de l’avoir commis, il pourrait se plonger, en sûreté de conscience, dans des abominations, telles qu’il ne les imagine peut-être pas sans horreur, toutes les fois qu’il aura les mêmes garants de son obéissance. Voilà ce qu’un moment de réflexion ne manquera pas d’apprendre à quiconque, entraîné par l’exemple de ses semblables, ou bien effrayé par des ordres supérieurs, sera tenté de prêter sa main à des actions que son cœur désapprouvera.

Quant au souvenir du tort fait aux vrais intérêts et au bonheur présent par une conduite extravagante et déraisonnable, c’est la seconde branche de la conscience. La sentiment d’une difformité morale, contracté par les crimes et par les injustices, n’affaiblit ni ne suspend l’effet de cette importune réflexion ; car quand le méchant ne rougirait pas en lui-même de sa dépravation, il n’en reconnaîtrait pas moins que, par elle, il a mérité la haine de Dieu et des hommes. Mais une créature dépravée, n’eût-elle pas le moindre soupçon de l’existence d’un Être suprême, en considérant toutefois que l’insensibilité pour le vice et pour la vertu suppose un désordre complet dans les affections naturelles, désordre que la dissimulation la plus profonde ne peut dérober, on conçoit qu’avec ce malheureux caractère, elle n’aura pas grande part dans l’estime, l’amitié et la confiance de ses semblables, et que par conséquent elle aura fait un préjudice considérable à ses intérêts temporels et à son bonheur actuel. Qu’on ne dise pas que la connaissance de ce préjudice lui échappera : elle verra tous les jours avec regret et jalousie les manières obligeantes, affectueuses, honorables, dont les honnêtes gens se comblent réciproquement. Mais puisque, partout où l’affection sociale est éteinte, il y a nécessairement dépravation, le trouble et les aigreurs doivent accompagner cette conscience intéressée, ou le sentiment intérieur du tort qu’une conduite folle et dépravée a porté aux vrais intérêts et à la félicité temporelle.

Par tout ce que nous avons dit, il est aisé de comprendre combien le bonheur dépend de l’économie des affections naturelles. Car si la meilleure partie de la félicité consiste dans les plaisirs intellectuels, et si les plaisirs intellectuels découlent de l’intégrité des affections sociales, il est évident que quiconque jouit de cette intégrité, possède les sources de la satisfaction intérieure, satisfaction qui fait tout le bonheur de la vie.

Quant aux plaisirs du corps et des sens, c’est bien peu de chose ; c’est une faible satisfaction, si les affections sociales ne la relèvent et ne l’animent.

Bien vivre ne signifie, chez certaines gens, que bien boire et bien manger. Il me semble que c’est faire beaucoup d’honneur à ces messieurs que de convenir avec eux, que vivre ainsi, c’est se presser de vivre ; comme si c’était se presser de vivre, que de prendre des précautions exactes pour ne jouir presque point de la vie. Car si notre calcul est juste, cette sorte de voluptueux glisse sur les grands plaisirs avec une rapidité qui leur permet à peine de les effleurer.

Mais quelque piquants que soient les plaisirs de la table, quelque utile que le palais soit au bonheur, et quelque profonde que soit la science des bons repas, il est à présumer que je ne sais quelle ostentation d’élégance dans la façon d’être servi, et que la gloire d’exceller dans l’art de bien traiter son monde, font, dans les gens de plaisir, la haute idée qu’ils ont de leurs voluptés : car l’ordonnance des services, l’assortiment des mets, la richesse du buffet et l’intelligence du cuisinier mis à part, le reste ne vaut presque pas la peine d’entrer en ligne de compte, de l’aveu même de ces épicuriens.

La débauche, qui n’est autre chose qu’un goût trop vif pour les plaisirs des sens, emporte avec elle l’idée de société. Celui qui s’enferme pour s’enivrer, passera pour un sot, mais non pour un débauché. On traitera ses excès de crapule, mais non de libertinage. Les femmes débauchées, je dis plus, les dernières des prostituées, n’ignorent pas combien il importe à leur commerce de persuader ceux à qui elles livrent ou vendent leurs charmes, que le plaisir est réciproque, et qu’elles n’en reçoivent pas moins qu’elles en donnent. Sans cette imagination qui soutient, le reste serait misérable, même pour les plus grossiers libertins.

Y a-t-il quelqu’un qui, seul et séparé de tout commerce, puisse se procurer, concevoir même quelque satisfaction durable ? Quoi est le plaisir des sens capable de tenir contre les ennuis de la solitude ? Quelque exquis qu’on le suppose, y a-t-il homme qui ne s’en dégoûte, s’il ne peut s’en rendre la possession agréable en le communiquant à un autre ? Qu’on fasse des systèmes tant qu’on voudra ; qu’on affecte, pour l’approbation de ses semblables, tout le mépris imaginable ; que, pour assujettir la nature à des principes d’intérêt injurieux et nuisibles à la société, on se tourmente de toute sa force, ses vrais sentiments éclateront : à travers les chagrins, les troubles et les dégoûts, on dévoilera tôt ou tard les suites funestes de cette violence, le ridicule d’un pareil projet, et le châtiment qui convient à d’aussi monstrueux efforts.

Les plaisirs des sens, ainsi que les plaisirs de l’esprit, dépendent donc des affections sociales : où manquent ces inclinations, ils sont sans vigueur et sans force, et quelquefois même ils excitent l’impatience et le dégoût ; ces sensations, sources fécondes de douceurs et de joie, sans eux ne rendent qu’aigreurs et que mauvaise humeur, et n’apportent que satiété et qu’indifférence. L’inconstance des appétits et la bizarrerie des goûts, si remarquables en tous ceux dont le sentiment n’assaisonne pas le plaisir, en sont des preuves suffisantes. La communication soutient la gaieté ; le partage anime l’amour. La passion la plus vive ne tarde pas à s’éteindre, si je ne sais quoi de réciproque, de généreux et de tendre ne l’entretient : sans cet assaisonnement, la plus ravissante beauté serait bientôt délaissée. Tout amour qui n’a de fondement que dans la jouissance de l’objet aimé se tourne bientôt en aversion : l’effervescence des désirs commence ; et la satiété, que suivent les dégoûts, achève de tourmenter ceux qui se livrent aux plaisirs avec emportement. Leurs plus grandes douceurs sont réservées pour ceux qui savent se modérer. Toutefois ils sont les premiers à convenir du vide qu’ils y trouvent. Les hommes sobres goûtent les plaisirs des sens dans toute leur excellence ; et il sont tous d’accord que, sans une forte teinture d’affection sociale, ils ne donnent aucune satisfaction réelle.

Mais avant que de finir cette section, nous allons remettre pour la dernière fois le penchant social dans la balance, et peser en gros les avantages de l’intégrité et les suites fâcheuses du défaut de poids dans cette affection.

On est suffisamment instruit des soins nécessaires au bien-être de l’animal, pour savoir que, sans l’action, sans le mouvement et les exercices, le corps languit et succombe sous les humeurs qui l’oppressent, que les nourritures ne font alors qu’augmenter son infirmité ; que les esprits qui manquent d’occupation au dehors, se jettent sur les parties intérieures, et les consument ; enfin, que la nature devient elle-même sa propre proie, et se dévore. La santé de l’âme demande les mêmes attentions : cette partie de nous-même a des exercices qui lui sont propres et nécessaires ; si vous l’en privez, elle s’appesantit et se détraque. Détournez les affections et les pensées de leurs objets naturels, elles reviendront sur l’esprit, et le rempliront de désordre et de trouble.

Dans les animaux et les autres créatures à qui la nature n’a pas accordé la faculté de penser dans ce degré de perfection que l’homme possède, telle a du moins été sa prévoyance, que la quête journalière de leur vie, leurs occupations domestiques et l’intérêt de leur espèce consument tout leur temps, et qu’en satisfaisant à ces fonctions différentes, la passion les met toujours dans une agitation proportionnée à leur constitution. Qu’on tire ces créatures de leur état laborieux et naturel, et qu’on les place dans une abondance qui satisfasse sans peine et avec profusion à tous leurs besoins, leur tempérament ne tardera pas à se ressentir de cette luxurieuse oisiveté, et leurs facultés à se dépraver dans cetie commode inaction. Si on leur accorde la nourriture à meilleur marché que la nature ne l’avait entendu, elles rachèteront bien ce petit avantage par la perte de leur sagacité naturelle et de presque toutes les vertus de leur espèce.

Il n’est pas nécessaire de démontrer cet effet par des exemples. Quiconque a la moindre teinture d’histoire naturelle, quiconque n’a pas dédaigné tout à fait d’observer la conduite des animaux, et de s’instruire de leur façon de vivre et de conserver leur espèce, a dû remarquer, sans sortir du même système, une grande différence entre l’adresse des animaux sauvages et celle des animaux apprivoisés : on peut dire que ceux-ci ne sont que des bêtes en comparaison de ceux-là ; ils n’ont ni la même industrie, ni le même instinct. Ces qualités seront faibles en eux tant qu’ils resteront dans un esclavage aisé ; mais leur rend-on la liberté ? rentrent-ils dans la nécessité de pourvoir à leurs besoins ? ils recouvrent toutes leurs affections naturelles, et avec elles toute la sagacité de leur espèce ; ils reprennent, dans la peine, toutes les vertus qu’ils avaient oubliées dans l’aisance ; ils s’unissent entre eux plus étroitement ; ils montrent plus de tendresse pour leurs petits ; ils prévoient les saisons ; ils mettent en usage toutes les ressources que la nature leur suggère pour la conservation de leur espèce, contre l’incommodité des temps et les ruses de leurs ennemis ; enfin l’occupation et le travail les remettent dans leur bonté naturelle, et la nonchalance et les autres vices les abandonnent avec l’abondance et l’oisiveté.

Entre les hommes, l’indigence condamne les uns au travail, tandis que d’autres, dans une abondance complète, s’engraissent de la peine et de la sueur des premiers. Si ces opulents ne suppléent par quelque exercice convenable aux fatigues du corps dont ils sont dispensés par état ; si, loin de se livrer à quelque fonction, honnête par elle-même et profitable à la société, telles que la littérature, les sciences, les arts, l’agriculture, l’économie domestique, ou les affaires publiques, ils regardent avec mépris toute occupation en général ; s’ils trouvent qu’il est beau de s’ensevelir dans une oisiveté profonde, et de s’assoupir dans une mollesse ennemie de toute affaire, il n’est pas possible qu’à la faveur de cette nonchalance habituelle les passions n’exercent tous leurs caprices, et que dans ce sommeil des affections sociales, l’esprit qui conserve toute son activité ne produise mille monstres divers.

À quel excès la débauche n’est-elle pas portée dans ces villes qui sont depuis longtemps le siége de quelque empire ! Ces endroits peuplés d’une infinité de riches fainéants, et d’une multitude d’ignorants illustres, sont plongés dans le dernier débordement. Partout ailleurs, où les hommes assujétis au travail dès la jeunesse se font honneur d’exercer dans un âge plus avancé des fonctions utiles à la société, il n’en est pas ainsi. Les désordres, habitants des grandes villes, des cours, des palais, de ces communautés opulentes de dervis oiseux, et de toute société dans laquelle la richesse a introduit la fainéantise, sont presque inconnus dans les provinces éloignées, dans les petites villes, dans les familles laborieuses, et chez l’espèce de peuple qui vit de son industrie.

Mais si nous n’avons rien avancé jusqu’à présent sur notre constitution intérieure qui ne soit dans la vérité, si l’on convient que la nature a des lois qu’elle observe avec autant d’exactitude dans l’ordonnance de nos affections que dans la production de nos membres et de nos organes, s’il est démontré que l’exercice est essentiel à la santé de l’âme, et que l’âme n’a point d’exercice plus salutaire que celui des affections sociales, on ne pourra nier que, si ces affections sont paresseuses ou léthargiques, la constitution intérieure ne doive souffrir et se déranger. On aura beau faire un art de l’indolence, de l’insensibilité et de l’indifférence ; s’envelopper dans une oisiveté systématique et raisonnée ; les passions n’en auront que plus de facilité pour forcer leur prison, se mettre en pleine liberté, et semer dans l’esprit le désordre, le trouble et les inquiétudes. Privées de tout emploi naturel et honnête, elles se répandront en actions capricieuses, folles, monstrueuses et dénaturées. La balance qui les tempérait sera bientôt détruite, et l’architecture intérieure s’écroulera de fond en comble.

Ce serait avoir des idées bien imparfaites de la méthode que la nature observe dans l’organisation des animaux, que d’imaginer qu’un aussi grand appui, qu’une colonne aussi considérable dans l’édifice intérieur que l’est l’économie des affections, peut être abattue ou ébranlée, sans entraîner l’édifice avec elle, ou le menacer d’une ruine totale.

Ceux qui seront initiés dans cette architecture morale, y remarqueront un ordre, des parties, des liaisons, des proportions, et un édifice tel qu’une passion seule, trop étendue ou trop poussée, affaiblit ou surcharge le reste, et tend à la ruine du tout. C’est ce qui arrive dans le cas de la frénésie et de l’aliénation. L’esprit, trop violemment affecté d’un objet triste ou gai, succombe sous son effort, et sa chute ne prouve que trop bien la nécessité du contre-poids et de la balance dans les affections. Ils distingueront dans les créatures différents ordres de passions, plusieurs espèces d’inclinations, et des penchants variés selon la différence des sexes, des organes et des fonctions de chacune ; ils s’apercevront que, dans chaque système, l’énergie et la diversité des causes répondent toujours exactement à la grandeur et à la diversité des effets à produire, et que la constitution et les forces extérieures déterminent absolument l’économie intérieure des affections. De sorte que partout où l’excès ou la faiblesse des affections, l’indolence ou l’impétuosité des penchants, l’absence des sentiments naturels ou la présence de quelques passions étrangères, caractériseront deux espèces rassemblées et confondues dans le même individu, il doit y avoir imperfection et désordre.

Rien de plus propre à confirmer notre système que la comparaison des êtres parfaits, avec ces créatures originellement imparfaites, estropiées entre les mains de la nature, et défigurées par quelque accident qu’elles ont essuyé dans la matrice qui les a produites. Nous appelons production monstrueuse, le mélange de deux espèces, un composé de deux sexes. Pourquoi donc celui dont la constitution intérieure est défigurée, et dont les affections sont étrangères à sa nature, ne serait-il pas un monstre ? Un animal ordinaire nous paraît monstrueux et dénaturé quand il a perdu son instinct, quand il fuit ses semblables, lorsqu’il néglige ses petits, et pervertit la destination des talents ou des organes qu’il a reçus. De quel œil devons-nous donc regarder, de quel nom appeler un homme qui manque des affections convenables à l’espèce humaine, et qui décèle un génie et un caractère contraires à la nature de l’homme ?

Mais quel malheur n’est-ce pas pour une créature destinée à la société plus particulièrement qu’aucune autre, d’être dénuée de ces penchants qui la porteraient au bien et à l’intérêt général de son espèce ! car il faut convenir qu’il n’y en a point de plus ennemie de la solitude que l’homme dans son état naturel. Il est entraîné malgré qu’il en ait à rechercher la connaissance, la familiarité et l’estime de ses semblables : telle est en lui la force de l’affection sociale, qu’il n’y a ni résolution, ni combat, ni violence, ni précepte qui le retiennent ; il faut, ou céder à l’énergie de cette passion, ou tomber dans un abattement affreux et dans une mélancolie qui peut être mortelle.

L’homme insociable, ou celui qui s’exile volontairement[13] du monde, et qui, rompant tout commerce avec la société, en abjure entièrement les devoirs, doit être sombre, triste, chagrin, et mal constitué.

L’homme séquestré, ou celui qui est séparé des hommes et de la société, par accident ou par force, doit éprouver dans son tempérament de funestes effets de cette séparation. La tristesse et la mauvaise humeur s’engendrent partout où l’affection sociale est éteinte ou réprimée : mais a-t-elle occasion d’agir en pleine liberté et de se manifester dans toute son énergie, elle transporte la créature. Celui dont on a brisé les liens, qui renaît à la lumière au sortir d’un cachot où il a été longtemps détenu, n’est pas plus heureux dans les premiers moments de sa liberté. Il y a peu de personnes qui n’aient éprouvé la joie dont on est pénétré, lorsque après une longue retraite, une absence considérable, on ouvre son esprit, on décharge son cœur, on épanche son âme dans le sein d’un ami.

Cette passion se manifeste encore bien clairement dans les personnes qui remplissent des postes éminents, dans les princes, dans les monarques, et dans tous ceux que leur condition met au-dessus du commerce ordinaire des hommes, et qui, pour se conserver leurs respects, trouvent à propos de leur dérober leur personne, et de laisser entre les hommages et leur trône une vaste distance. Ils ne sont[14] pas toujours les mêmes : cette affectation se dément dans le domestique. Ces ténébreux monarques de l’Orient, ces fiers sultans, se rapprochent de ceux qui les environnent ; se livrent et se communiquent : on remarque, à la vérité, qu’ils ne s’adressent pas ordinairement aux plus honnêtes gens ; mais qu’importe à la certitude de nos propositions ? il suffit que, soumis à la commune loi, ils aient besoin de confidents et d’amis. Que des gens sans aucun mérite, que des esclaves, que des hommes tronqués, que les mortels quelquefois les plus vils et les plus méprisables remplissent ces places d’honneur et soient érigés en favoris, l’énergie de l’affection sociale n’en sera que plus marquée. C’est pour des monstres que ces princes sont hommes : ils s’inquiètent pour eux ; c’est avec eux qu’ils se déploient, qu’ils sont ouverts, libres, sincères et généreux : c’est en leurs mains qu’ils se plaisent quelquefois à déposer leur sceptre. Plaisir franc et désintéressé, et même, en bonne politique, la plupart du temps opposé à leurs vrais intérêts, mais toujours au bonheur de leurs sujets. C’est dans ces contrées où l’amour des peuples ne dispose point du monarque, mais la faiblesse pour quelque vile créature ; c’est dans ces contrées, dis-je, qu’on voit l’étendard de la tyrannie arboré dans toutes ses couleurs : le prince devient sombre, méfiant et cruel ; ses sujets ressentent l’effet de ces passions horribles, mais nécessaires supports d’une couronne environnée de nuages épais, et couverte d’une obscurité qui la dérobe éternellement aux yeux, à l’accès et à la tendresse. Il est inutile d’appuyer cette réflexion du témoignage de l’histoire.

D’où l’on voit quelle est la force de l’affection sociale, à quelle profondeur elle est enracinée dans notre nature ; par combien de branches elle est entrelacée avec les autres passions, et jusqu’à quel point elle est nécessaire à l’économie des penchants et à notre félicité.

Il est donc vrai que le grand et principal moyen d’être bien avec soi, c’est d’avoir les affections sociales ; et que manquer de ces penchants, c’est être misérable : ce que j’avais à démontrer.


SECTION II.


Nous avons maintenant à prouver que la violence des affections privées rend la créature malheureuse.

Pour procéder avec quelque méthode, nous remarquerons d’abord que toutes les passions relatives à l’intérêt particulier et à l’économie privée de la créature se réduisent à celle-ci : l’amour de la vie, le ressentiment des injures, l’amour des femmes et des autres plaisirs des sens, le désir des commodités de la vie, l’émulation ou l’amour de la gloire et des applaudissements, l’indolence ou l’amour des aises et du repos. C’est dans ces penchants relatifs au système individuel, que consistent l’intérêt et l’amour-propre.

Ces affections modérées et retenues dans de certaines bornes ne sont par elles-mêmes ni injurieuses à la société, ni contraires à la vertu morale. C’est leur excès qui les rend vicieuses. Estimer la vie plus qu’elle ne vaut, c’est être lâche. Ressentir trop vivement une injure, c’est être vindicatif. Aimer le sexe et les autres plaisirs des sens avec excès, c’est être luxurieux. Poursuivre avec avidité les richesses, c’est être avare. S’immoler aveuglément à l’honneur et aux applaudissements, c’est être ambitieux et vain. Languir dans l’aisance et s’abandonner sans réserve au repos, c’est être paresseux. Voilà le point où les passions privées deviennent nuisibles au bien général, et c’est aussi dans ce degré d’intensité qu’elles sont pernicieuses à la créature elle-même, comme on va voir en les parcourant chacune en particulier.

Si quelque affection privée pouvait balancer les penchants généraux sans préjudicier au bonheur particulier de la créature, ce serait sans contredit l’amour de la vie. Qui croirait cependant qu’il n’y en a aucune dont l’excès produise de si grands désordres et soit plus fatal à la félicité ?

Que la vie soit quelquefois un malheur, c’est un fait généralement avoué. Quand une créature en est réduite à désirer sincèrement la mort, c’est la traiter avec rigueur que de lui commander de vivre[15]. Dans ces conjonctures, quoique la religion et la raison retiennent le bras et ne permettent pas de finir ses maux en terminant ses jours, s’il se présente quelque honnête et plausible occasion de périr, on peut l’embrasser sans scrupule. C’est dans ces circonstances que les parents et les amis se réjouissent avec raison de la mort d’une personne qui leur était chère, quoiqu’elle ait eu peut-être la faiblesse de se refuser au danger, et de prolonger son malheur autant qu’il était en elle.

Puisque la nécessité de vivre est quelquefois un malheur ; puisque les infirmités de la vieillesse rendent communément la vie importune ; puisqu’à tout âge, c’est un bien que la créature est sujette à surfaire et à conserver à plus haut prix qu’il ne vaut, il est évident que l’amour de la vie ou l’horreur de la mort peut l’écarter de ses vrais intérêts, et la contraindre par son excès à devenir la plus cruelle ennemie d’elle-même.

Mais, quand on conviendrait qu’il est de l’intérêt de la créature de conserver sa vie dans quelque conjoncture et à quelque prix que ce puisse être, on pourrait encore nier qu’il fût de son bonheur d’avoir cette passion dans un degré violent. L’excès est capable de l’écarter de son but et de la rendre inefficace : cela n’a presque pas besoin de preuve. Car, quoi de plus commun que d’être conduit, par la frayeur, dans le péril que l’on fuyait ? Que peut faire, pour sa défense et pour son salut, celui qui a perdu la tête ? Or il est certain que l’excès de la crainte ôte la présence d’esprit. Dans les grandes et périlleuses occasions, c’est le courage, c’est la fermeté, qui sauvent. Le brave échappe à un danger qu’il voit ; mais le lâche, sans jugement et sans défense, se hâte vers le précipice que son trouble lui dérobe, et se jette tête baissée dans un malheur qui peut-être ne venait point à lui.

Quand les suites de cette passion ne seraient pas aussi fâcheuses que nous les avons représentées, il faudrait toujours convenir qu’elle est pernicieuse en elle-même, si c’est un malheur que d’être lâche et si rien n’est plus triste que d’être agité par ces spectres et ces horreurs qui suivent partout ceux qui redoutent la mort. Car ce n’est pas seulement dans les périls et les hasards que cette crainte importune ; lorsque le tempérament en est dominé, elle ne fait point de quartier : on frémit dans la retraite la plus assurée ; dans le réduit le plus tranquille, on s’éveille en sursaut. Tout sert à ses fins ; aux yeux qu’elle fascine, tout objet est un monstre : elle agit dans le moment où les autres s’en aperçoivent le moins ; elle se fait sentir dans les occasions les plus imprévues : il n’y a point de divertissements si bien préparés, de parties si délicieuses, de quarts d’heure si voluptueux qu’elle ne puisse déranger, troubler, empoisonner. On pourrait avancer qu’en estimant le bonheur, non par la possession de tous les avantages auxquels il est attaché, mais par la satisfaction intérieure que l’on ressent, rien n’est plus malheureux qu’une créature lâche et peureuse. Mais, si l’on ajoute à tous ces inconvénients, les faiblesses occasionnées, et les bassesses exigées par un amour excessif de la vie ; si l’on met en compte toutes ces actions sur lesquelles on ne revient jamais qu’avec chagrin quand on les a commises, et qu’on ne manque jamais de commettre quand on est lâche ; si l’on considère la triste nécessité de sortir perpétuellement de son assiette naturelle, et de passer de perplexité en perplexité ; il n’y aura point de créature assez vile pour trouver quelque satisfaction à vivre à ce prix. Et quelle satisfaction pourrait-elle y trouver, après avoir sacrifié la vertu, l’honneur, la tranquillité, et tout ce qui fait le bonheur de la vie ?

Un amour excessif de la vie est donc contraire aux intérêts réels et au bonheur de la créature.

Le ressentiment est une passion fort différente de la crainte, mais qui, dans un degré modéré, n’est ni moins nécessaire à notre sûreté, ni moins utile, à notre conservation. La crainte nous porte à fuir le danger ; le ressentiment nous rassure contre lui, et nous dispose à repousser l’injure qu’on nous fait, ou à résister à la violence qu’on nous prépare. Il est vrai que, dans un caractère vertueux, que dans une parfaite économie des affections, les mouvements de la crainte et du ressentiment sont trop faibles pour former des passions. Le brave est circonspect, sans avoir peur, et le sage résiste ou punit, sans s’irriter. Mais, dans les tempéraments ordinaires, la prudence et le courage peuvent s’allier avec une teinture légère d’indignation et de crainte, sans rompre la balance des affections. C’est en ce sens, qu’on peut regarder la colère comme une passion nécessaire. C’est elle qui, par les symptômes extérieurs dont ses premiers accès sont accompagnés, fait présumer à quiconque est tenté d’en offenser un autre que sa conduite ne sera pas impunie, et le détourne, par la crainte qu’elle imprime, de ses mauvais desseins. C’est elle qui soulève la créature outragée, et lui conseille les représailles. Plus elle est voisine de la rage et du désespoir, plus elle est terrible. Dans ces extrémités, elle donne des forces et une intrépidité dont on ne se croyait pas capable. Quoique le châtiment et le mal d’autrui soient sa fin principale, elle tend aussi à l’intérêt particulier de la créature, et même au bien général de son espèce. Mais serait-il nécessaire d’exposer combien est funeste à son bonheur, ce qu’on entend communément par colère, soit qu’on la considère comme un mouvement lurieux qui transporte la créature, ou comme une impression profonde qui suit l’offense, et que le désir de la vengeance accompagne toujours ?

On ne sera point surpris des suites affreuses du ressentiment et des effets terribles de la colère, si l’on conçoit qu’en satisfaisant ces passions cruelles, on se délivre d’un tourment violent, on se décharge d’un poids accablant, et l’on apaise un sentiment importun de misère. Le vindicatif se hâte de noyer toutes ses peines dans le mal d’autrui : l’accomplissement de ses désirs lui promet un torrent de voluptés. Mais, qu’est-ce que cette volupté ? C’est le premier quart d’heure d’un criminel qui sort de la question : c’est la suspension subite de ses tourments, ou le répit qu’il obtient de l’indulgence de ses juges, ou plutôt de la lassitude de ses bourreaux. Cette perversité, ce raffinement d’inhumanité, ces cruautés capricieuses, qu’on remarque dans certaines vengeances, ne sont autre chose que les efforts continuels d’un malheureux qui tente de se détacher de la roue : c’est un assouvissement de rage, perpétuellement renouvelé.

Il y a des créatures en qui cette passion s’allume avec peine, et s’éteint plus difficilement encore quand elle est une fois allumée. Dans ces créatures, l’esprit de vengeance est une furie qui dort, mais qui, quand elle est éveillée, ne se repose point qu’elle ne soit satisfaite : alors son sommeil est d’autant plus profond, son repos paraît d’autant plus doux que le tourment dont elle s’est délivrée était grand, et que le poids dont elle s’est déchargée était lourd. Si en langage de galanterie, la jouissance de l’objet aimé s’appelle avec raison la fin des peines de l’amant, cette façon de parler convient tout autrement encore au vindicatif. Les peines de l’amour sont agréables et flatteuses, mais celles de la vengeance ne sont que cruelles. Cet état ne se conçoit que comme une profonde misère, une sensation amère dont le fiel n’est tempéré d’aucune douceur.

Quant aux influences de cette passion sur l’esprit et sur le corps, et à ses funestes suites dans les différentes conjonctures de la vie, c’est un détail qui nous mènerait trop loin : d’ailleurs, nos ministres se sont emparés de ces moralités analogues à la religion ; et nos sacrés rhéteurs en font retentir depuis si longtemps leurs chaires et nos temples, que, pour ne rien ajouter à la satiété du genre humain[16], en anticipant sur leurs droits, nous n’en dirons pas davantage. Aussi bien, ce qui précède suffit pour démontrer qu’on se rend malheureux en se livrant à la colère, et que l’habitude de ce mouvement est une de ces maladies de tempérament inséparables du malheur de la créature.

Passons à la volupté, et à ce qu’on appelle les plaisirs. S’il était aussi vrai que nous avons démontré qu’il est faux, que la meilleure partie des joies de la vie consiste dans la satisfaction des sens ; si, de plus, cette satisfaction est attachée à des objets extérieurs, capables de procurer par eux-mêmes, et en tout temps, des plaisirs proportionnés à leur quantité et à leur valeur ; un moyen infaillible d’être heureux, ce serait de se pourvoir abondamment de ces choses précieuses qui font nécessairement la félicité. Mais qu’on étende tant qu’on voudra l’idée d’une vie délicieuse, toutes les ressources de l’opulence ne fourniront jamais à notre esprit un bonheur uniforme et constant. Quelque facilité qu’on ait de multiplier les agréments, en acquérant tout ce que peut exiger le caprice des sens, c’est autant de bien perdu, si quelque vice dans les facultés intérieures, si quelque défaut dans les dispositions naturelles en altère la jouissance.

On remarque que ceux dont l’intempérance et les excès ont ruiné l’estomac, n’en ont pas moins d’appétit ; mais c’est un appétit faux, et qui n’est point naturel : telle est la soif d’un ivrogne ou d’un fiévreux. Cependant la satisfaction de l’appétit naturel, en un mot, le soulagement de la soif et de la faim, est infiniment supérieur à la sensualité des repas superflus de nos Pétrones les plus érudits, et de nos plus raffinés voluptueux. C’est une différence qu’ils ont eux-mêmes quelquefois éprouvée. Que ce peuple épicurien, accoutumé à prévenir l’appétit, se trouve forcé, par quelque circonstance particulière, de l’attendre, et de pratiquer la sobriété ; qu’il arrive à ces délicats de ne trouver dans un souper de voyageur ou dans un déjeuner de chasse que quelques mets communs et grossiers pour ces palais friands, mais assaisonnés par la diète et par l’exercice ; après avoir mangé d’appétit, ils conviendront avec franchise que la table la mieux servie ne leur a jamais fait tant de plaisir.

D’un autre côté, il n’est pas extraordinaire d’entendre des personnes qui ont essayé d’une vie laborieuse et pénible, et d’une table simple et frugale, regretter dans l’oisiveté des richesses, et au milieu des profusions de la somptuosité, l’appétit et la santé dont elles jouissaient dans leur première condition. Il est constant qu’en violentant la nature, en forçant l’appétit et en provoquant les sens, la délicatesse des organes se perd. Ce défaut corrompt ensuite les mets les plus exquis, et l’habitude achève bientôt d’ôter aux choses toute leur excellence. Qu’arrive-t-il de là ? que la privation en devient plus cuisante, et la possession moins douce. Les nausées, de toutes les sensations les plus disgracieuses, ne quittent point les intempérants ; une réplétion apoplectique et des sensations usées répandent les aigreurs et le dégoût sur tout ce qu’on leur présente ; de sorte qu’au lieu de l’éternité de délices qu’ils attendaient de leurs somptuosités, ils n’en recueillent qu’infirmités, maladies, insensibilité d’organes et inaptitude aux plaisirs : tant il est faux que, vivre en épicurien, ce soit user du temps et tirer bon parti de la vie.

Il est inutile de s’étendre sur les suites fâcheuses de la somptuosité : on peut concevoir, par ce que nous en avons dit, qu’elle est pernicieuse au corps qu’elle accable d’infirmités, et fatale à l’esprit qu’elle conduit à la stupidité.

Quant à l’intérêt particulier de la créature, il est évident que ce cours effréné de désirs augmentera sa dépendance en multipliant ses besoins ; qu’elle ne tardera pas à trouver ses fonds, quelque considérables qu’ils soient, insuffisants pour les dépenses qu’ils exigeront ; que, pour satisfaire à cette impérieuse somptuosité, il en faudra venir aux expédients, sacrifier peut-être son honneur à l’accroissement de ses revenus, et s’abaisser à mille infâmes manœuvres, pour augmenter sa fortune. Mais à quoi bon m’occuper à démontrer le tort que le voluptueux se fait à lui-même ? laissons-le s’expliquer là-dessus[17]. Dans l’impossibilité de résister au torrent qui l’entraîne, il déclarera, en s’y abandonnant, qu’il s’aperçoit bien qu’il court à une ruine certaine. On a tous les jours l’occasion d’entendre ces discours : j’en ai donc assez dit pour conclure que la volupté, la débauche et tout excès sont contraires aux vrais intérêts et au bonheur présent de la créature.

Il y a une espèce de luxure d’un ordre fort supérieur à celle dont nous avons parlé. La conservation de l’espèce est son but. Dans la rigueur, on ne peut la traiter de passion privée. Animée par l’amour et par la tendresse, ainsi que toute autre affection sociale ; aux plaisirs d’esprit, qu’elle est en état de procurer comme elle, elle réunit encore l’enchantement des sens. Telle est l’attention de la nature à l’entretien de chaque système, que, par une espèce de besoin animal, et par je ne sais quel sentiment intérieur d’indigence qu’elle a placé dans les créatures qui les composent, elle convie les sexes à s’approcher et à s’occuper ensemble de la perpétuité de leur espèce. Mais est-il de l’intérêt de la créature d’éprouver cette indigence dans un degré violent ? C’est le point que nous avons à discuter.

Nous en avons assez dit, et sur les appétits naturels, et sur les penchants dénaturés, pour glisser ici sans scrupule sur cet article. Si l’on convient qu’il y a, dans la poursuite de tout autre plaisir, une dose d’ardeur qu’on ne peut excéder sans en altérer la jouissance et sans préjudicier ainsi à ses vrais intérêts, par quelle singularité celui-ci sortirait-il de la loi générale, et ne reconnaîtrait-il point de limites ? Nous connaissons d’autres sensations ardentes, et qui, éprouvées dans un certain degré, sont toujours voluptueuses, mais dont l’excès est une peine insupportable. Tel est le ris que le chatouillement excite : ce mouvement, avec l’air de famille et tous les traits du plaisir, n’en est pas moins un tourment. C’est la même chose dans l’espèce de luxure dont nous parlons : il y a des tempéraments pétris de salpêtre et de soufre, dans une fermentation continuelle, et d’une chaleur qui produit dans le corps des mouvements dont la fréquence et la durée constituent une maladie qui a son rang et son nom dans la médecine. Quand quelques grossiers voluptueux se féliciteraient de cet état et s’y complairaient, je doute que les délicats, que ceux qui font du plaisir et leur souverain bien, et leur étude principale, s’accordassent avec eux sur ce point.

Mais, s’il y a dans toute sensation voluptueuse un point où le plaisir finit et la fureur commence ; si la passion a des limites qu’elle ne peut franchir sans nuire aux intérêts de la créature, qui déterminera ces limites ? qui fixera ce point ? « La nature, seule arbitre des choses. » Mais où prendre la nature ?... « Où ? dans l’état originel des créatures ; dans l’homme, dont une éducation vicieuse n’aura point encore altéré les affections. »

Celui qui a eu le bonheur d’être plié, dès sa jeunesse, à un genre de vie naturel ; d’être instruit à la sobriété ; pourvu d’un talent honnête et garanti des excès et de la débauche, exerce sur ses appétits un pouvoir absolu ; mais ces esclaves, pour être soumis, n’en sont pas moins propres à ses plaisirs : au contraire, sains, vigoureux, et pleins d’une force et d’une activité que l’intempérance et l’abus ne leur ont point ôtées, ils n’en remplissent que mieux leurs fonctions. Et si, en ne supposant en deux créatures d’autre différence dans les organes et les sensations que celle qu’un régime de vie intempérant ou frugal peut y avoir produite, il était possible de comparer par expérience la somme des plaisirs de part et d’autre, je ne doute point que, sans égard pour les suites, en ne mettant en compte que la satisfaction seule des sens, on ne prononçât en faveur de l’homme sobre et vertueux.

Sans s’arrêter aux coups que cette frénésie porte à la vigueur des membres et à la santé du corps, le tort qu’elle fait à l’esprit est plus grand encore, quoique moins redouté. Une indifférence pour tout avancement ; une consommation misérable du temps ; l’indolence, la mollesse, la fainéantise et la révolte d’une multitude d’autres passions que l’esprit énervé, stupide, abruti, n’a ni la force, ni le courage de maîtriser ; voilà les effets palpables de cet excès.

Les désavantages que cette sorte d’intempérance fait supporter à la société, et les avantages qui reviennent au monde de la sobriété contraire, ne sont pas moins évidents. De toutes les passions, aucune n’exerce un plus sévère despotisme sur ses esclaves. Les tributs n’adoucissent point son empire : plus on lui accorde, plus elle exige. La modestie et l’ingénuité naturelles, l’honneur et la fidélité sont ses premières victimes. Il n’y a point d’affections déréglées dont les caprices impétueux soulèvent tant d’orages, et poussent la créature plus directement au malheur.

Quant à cette passion, qui mérite particulièrement le titre d’intéressée, puisqu’elle a pour but la possession des richesses, les faveurs de la fortune, et ce qu’on appelle un état dans le monde ; pour être avantageuse à la société et compatible avec la vertu, elle ne doit exciter aucun désir inquiet. L’industrie, qui fait l’opulence des familles et la puissance des États, est fille de l’intérêt ; mais, si l’intérêt domine dans la créature, son bonheur particulier et le bien public en souffriront. La misère, qui la rongera, vengera continuellement l’injure faite à la société ; car, plus cruel encore à lui-même qu’au genre humain, l’avare est la propre victime de son avarice.

Tout le monde convient que l’avarice et l’avidité sont deux fléaux de la créature. On sait, d’ailleurs, que peu de choses suffisent à l’usage et à la subsistance, et que le nombre des besoins serait court, si l’on permettait à la frugalité de les réduire, et si l’on s’exerçait à la tempérance, à la sobriété et à un train de vie naturel avec la moitié de l’application des soins et de l’industrie qu’on donne à la luxure et à la somptuosité. Mais si la tempérance est avantageuse, si la modération conspire au bonheur, si les fruits en sont doux, comme nous l’avons démontré plus haut, quelle misère n’entraîneront point à leur suite les passions contraires ? quel tourment n’éprouvera point une créature rongée de désirs qui ne connaissent de bornes, ni dans leur essence, ni dans la nature de leur objet ? Car où s’arrêter ? y a-t-il, dans cette immensité de choses qui peuvent exercer la cupidité, un point inaccessible à l’effort et à l’étendue des souhaits ? quelle digue opposer à la manie d’entasser, à la fureur d’accumuler revenus sur revenus et richesses sur richesses ?

De là naît dans les avares cette inquiétude que rien n’apaise ; jamais enrichis par leurs trésors, et toujours appauvris par leurs désirs, ils ne trouvent aucune satisfaction en ce qu’ils possèdent, et sèchent, les yeux attachés sur ce qui leur manque. Mais quel contentement réel pourrait éclore d’un appétit si déréglé ? Être dévoré de la soif d’acquérir, soit honneurs, soit richesses, c’est avarice, c’est ambition ; ce n’est point en jouir. Mais abandonnons ce vice à la haine et aux déclamations des hommes, chez qui avare et misérable sont des mots synonymes, et passons à l’ambition.

Tout retentit dans le monde des désordres de cette passion. En effet, lorsque l’amour de la louange excède une honnête émulation ; quand cet enthousiasme franchit les bornes même de la vanité ; lorsque le désir de se distinguer entre ses égaux dégénère en un orgueil énorme ; il n’y a point de maux que cette passion ne puisse produire. Si nous considérons les prérogatives des caractères modestes et des esprits tranquilles ; si nous appuyons sur le repos, le bonheur et la sécurité qui n’abandonnent jamais celui qui sait se borner dans son état, se contenter du rang qu’il occupe dans la société, et se prêter à toutes les incommodités inhérentes à sa condition, rien ne nous paraîtra ni plus raisonnable, ni plus avantageux que ces dispositions. Je pourrais placer ici l’éloge de la modération, et relever son excellence, en développant les désordres et les peines de l’ambition ; en exposant le ridicule et le vide de l’entêtement des titres, des honneurs, des prééminences, de la renommée, de la gloire, de l’estime du vulgaire, des applaudissements populaires, et de tout ce qu’on entend par avantages personnels. Mais c’est un lieu commun auquel nous avons suppléé par la réflexion précédente.

Il est impossible que le désir des grandeurs s’élève dans une âme, devienne impétueux, et domine la créature, sans qu’elle soit en même temps agitée d’une proportionnelle aversion pour la médiocrité. La voilà donc en proie aux soupçons et aux jalousies ; soumise aux appréhensions d’un contre-temps ou d’un revers, et exposée aux dangers et à toute la mortification des refus. La passion désordonnée de la gloire, des emplois, et d’un état brillant, anéantit donc tout repos et toute sécurité pour l’avenir, et empoisonne toute satisfaction et toute commodité présente.

Aux agitations de l’ambitieux, on oppose ordinairement l’indolence et ses langueurs : toutefois ce caractère n’exclut ni l’avarice, ni l’ambition ; mais l’une dort en lui, et l’autre est sans effet. Cette passion léthargique est un amour désordonné du repos, qui décourage l’âme, engourdit l’esprit, et rend la créature incapable d’efforts, en grossissant à ses yeux les difficultés dont les routes de l’opulence et des honneurs sont parsemées. Le penchant au repos et à la tranquillité n’est ni moins naturel, ni moins utile, que l’envie de dormir : mais un assoupissement continuel ne serait pas plus funeste au corps qu’une aversion générale pour les affaires le serait à l’esprit.

Or, que le mouvement soit nécessaire à la santé, on en peut juger par les tempéraments de l’homme fait à l’exercice, et de celui qui n’en a jamais pris ; ou par la constitution mâle et robuste de ces corps endurcis au travail, et la complexion efféminée de ces automates nourris sur le duvet. Mais la fainéantise ne borne pas ses influences au corps : en dépravant les organes, elle amortit les plaisirs sensuels. Des sens, la corruption se transmet à l’esprit, et c’est là qu’elle excite bien un autre ravage. Ce n’est qu’à la longue que la machine éprouve des effets sensibles de l’oisiveté ; mais l’indolence afflige l’âme tout en l’occupant ; elle s’en empare avec les anxiétés, l’accablement, les ennuis, les aigreurs, les dégoûts et la mauvaise humeur : c’est à ces mélancoliques compagnes qu’elle abandonne le tempérament ; état dont nous avons parlé et exposé la misère, en établissant combien l’économie des affections est nécessaire au bonheur.

Nous avons remarqué que, dans l’inaction du corps, les esprits animaux, privés de leurs fonctions naturelles, se jettent sur la constitution, et détruisent leurs canaux en exerçant leur activité ; image fidèle de ce qui se passe dans l’âme de l’indolent. Les affections et les pensées détournées de leurs objets, et contraintes dans leur action, s’irritent et engendrent l’aigreur, la mélancolie, les inquiétudes, et cent autres pestes du tempérament. Alors le flegme s’exhale ; la créature devient sensible, colère, impétueuse ; et dans ces dispositions inflammables, la moindre étincelle suffit pour mettre tout en feu.

Quant aux intérêts particuliers de la créature, que ne risque-t-elle pas ? Être environnée d’objets et d’affaires qui demandent de l’attention et des soins, et se trouver dans l’incapacité d’y pourvoir, quel état ! quelle foule d’inconvénients, de ne pouvoir s’aider soi-même, et de manquer souvent de secours étrangers ! C’est le cas de l’indolent, qui n’a jamais cultivé personne ; et à qui les autres sont d’autant plus nécessaires, que, dans l’ignorance de tous les devoirs de la société, où son vice l’a retenu, il est plus inutile à lui-même. Ce penchant décidé pour la paresse, ce mépris du travail, cette oisiveté raisonnée, est donc une source intarissable de chagrins, et, par conséquent, un puissant obstacle au bonheur.

Nous avons parcouru les affections privées, et remarqué les inconvénients de leur véhémence. Nous avons prouvé que leur excès était contraire à la félicité, et qu’elles précipitaient dans une misère actuelle la créature qu’elles dépravaient ; que leur empire ne s’accroissait jamais qu’aux dépens de notre liberté, et que, par leurs vues étroites et bornées, elles nous exposaient à contracter ces dispositions viles et sordides, si généralement détestées. Rien n’est donc et plus fâcheux en soi, et plus funeste dans les conséquences, que de les écouter, que d’en être l’esclave, et que d’abandonner son tempérament à leur discrétion, et sa conduite à leurs conseils.

D’ailleurs, ce dévouement parfait de la créature à ses intérêts particuliers suppose une certaine finesse dans le commerce, et je ne sais quoi de fourbe et de dissimulé dans la conduite et dans les actions. Et que deviennent alors la candeur et l’intégrité naturelles ? que deviennent la sincérité, la franchise et la droiture ? La confiance et la bonne foi s’anéantissent, les envies, les soupçons et les jalousies vont se multiplier à l’infini : de jour en jour, les desseins particuliers s’étendront, et les vues générales se rétréciront : on rompra insensiblement avec ses semblables ; et dans cet éloignement de la société, où l’on sera jeté par l’intérêt, on n’apercevra qu’avec mépris les liens qui nous y tiennent attachés. C’est alors qu’on travaillera à réduire au silence, et bientôt à extirper ces affections importunes, qui ne cesseront de crier au fond de l’âme et de rappeler au bien général de l’espèce, comme aux vrais intérêts ; c’est-à-dire, qu’on s’appliquera de toute sa force à se rendre parfaitement malheureux.

Or, laissant à part les autres accidents que l’excès des affections privées doit occasionner, si leur but est d’anéantir les affections générales, il est évident qu’elles tendent à nous priver de la source de nos plaisirs, et à nous inspirer les penchants monstrueux et dénaturés qui mettraient le sceau à notre misère, comme on verra dans la section suivante et dernière.


SECTION III.

Il nous reste à examiner ces passions qui ne tendent ni au bien général, ni à l’intérêt particulier, et qui ne sont ni avantageuses à la société ni à la créature. Nous avons marqué leur opposition aux affections sociales et naturelles, en les nommant penchants superflus et dénaturés.

De cette espèce est le plaisir cruel que l’on prend à voir des exécutions, des tourments, des désastres, des calamités, le sang, le massacre et la destruction. Ç’a été la passion dominante de plusieurs tyrans, et de quelques nations barbares. Les hommes qui ont renoncé à cette politesse de mœurs et de manières qui prévient la rudesse et la brutalité, et retient dans un certain respect pour le genre humain, y sont un peu sujets. Elle perce encore où manquent la douceur et l’affabilité. Telle est la nature de ce que nous appelons bonne éducation, qu’entre autres défauts, elle proscrit absolument l’inhumanité et les plaisirs barbares. Se complaire dans le malheur d’un ennemi, c’est un effet d’animosité, de haine, de crainte ou de quelque autre passion intéressée : mais s’amuser de la gêne et des tourments d’une créature indifférente, étrangère ou naturelle, de la même espèce ou d’une autre, amie ou ennemie, connue ou inconnue ; se repaître curieusement les yeux de son sang, et s’extasier dans ses agonies, cette satisfaction ne suppose aucun intérêt : aussi, ce penchant est-il monstrueux, horrible, et totalement dénaturé.

Une teinte affaiblie de cette affection, c’est la satisfaction maligne que l’on trouve dans l’embarras d’autrui, espèce de méchanceté brouillonne et folâtre, qui consiste à se plaire dans le désordre ; disposition qu’on semble cultiver dans les enfants, et qu’en eux on appelle espiéglerie[18]. Ceux qui connaîtront un peu la nature de cette passion ne s’étonneront point de ses suites fâcheuses ; ils seraient peut-être plus embarrassés à expliquer par quel prodige un enfant exercé entre les mains des femmes à se réjouir dans le désordre et le trouble, perd ce goût dans un âge plus avancé, et ne s’occupe pas à semer la dissension dans sa famille, à engendrer des querelles entre ses amis, et même à exciter des révoltes dans la société. Mais heureusement cette inclination manque de fondement dans la nature, comme nous l’avons remarqué.

La malice, la malignité ou la mauvaise volonté seront des passions dénaturées, si le désir de mal faire, qu’elles inspirent, n’est excité ni par la colère, ni par la jalousie, ni par aucun autre motif d’intérêt.

L’envie qui naît de la prospérité d’une autre créature, dont les intérêts ne croisent point les nôtres, est une passion de l’espèce des précédentes.

Mettez au même nombre la misanthropie, espèce d’aversion qui a dominé dans quelques personnes : elle agit puissamment chez ceux en qui la mauvaise humeur est habituelle, et qui, par une nature mauvaise, aidée d’une plus mauvaise éducation, ont contracté tant de rusticité dans les manières et de dureté dans les mœurs, que la vue d’un étranger les offense. Le genre humain est à charge à ces atrabilaires ; la haine est toujours leur premier mouvement. Cette maladie de tempérament est quelquefois épidémique : elle est ordinaire aux nations sauvages, et c’est un des principaux caractères de la barbarie. On peut la regarder comme le revers de cette affection généreuse, exercée et connue chez les Anciens sous le nom d’hospitalité ; vertu qui n’était proprement qu’un amour général du genre humain, qui se manifestait dans l’affabilité pour les étrangers.

À ces passions, ajoutez toutes celles que les superstitions et des usages barbares font éclore ; les actions qu’elles prescrivent sont trop horribles pour ne pas occasionner le malheur de ceux qui les révèrent.

Je nommerais ici les amours dénaturés tant dans l’espèce humaine que de celle-ci à une autre, avec la foule d’abominations qui les accompagnent ; mais, sans souiller ces feuilles de cet infâme détail, il est aisé de juger de ces appétits par les principes que nous avons posés.

Outre ces passions, qui n’ont aucun fondement dans les avantages particuliers de la créature, et qu’on peut nommer strictement penchants dénaturés, il y en a quelques autres qui tendent à son intérêt, mais d’une façon si démesurée, si injurieuse au genre humain, et si généralement détestée, que les précédentes ne paraissent guère plus monstrueuses.

Telle est cette ambitieuse arrogance, cette fierté tyrannique qui en veut à toute liberté, et qui regarde toute prospérité d’un œil chagrin et jaloux. Telle est cette[19] sombre fureur, qui s’immolerait volontiers la nature entière ; cette noirceur, qui se repaît de sang et de cruautés raffînées ; cette humeur fâcheuse, qui ne cherche qu’à s’exercer, et qui saisit avec acharnement la moindre occasion pour écraser des objets quelquefois dignes de pitié.

Quant à l’ingratitude et à la trahison, ce sont, à proprement parler, des vices purement négatifs ; ils ne caractérisent aucun penchant : leur cause est indéterminée : ils dérivent de l’inconsistance et du désordre des affections en général. Lorsque ces taches sont sensibles dans un caractère ; lorsque ces ulcères s’ouvrent sans sujet ; quand la créature favorise par de fréquentes rechutes les progrès de cette gangrène, on peut conjecturer, à ces symptômes, qu’elle est infectée de quelque levain dénaturé, tel que l’envie, la malignité, la vengeance et les autres.

On peut objecter que ces affections, toutes dénaturées qu’elles sont, ne vont point sans plaisir ; et qu’un plaisir, quelque inhumain qu’il soit, est toujours un plaisir, fût-il placé dans la vengeance, dans la malignité et dans l’exercice même de la tyrannie. Cette difficulté serait sans réponse, si, comme dans les joies cruelles et barbares, on ne pouvait arriver au plaisir qu’en passant par le tourment ; mais aimer les hommes, les traiter avec humanité, exercer la complaisance, la douceur, la bienveillance et les autres affections sociales, c’est jouir d’une satisfaction immédiate à l’action, et qui n’est payée d’aucune peine antérieure ; satisfaction originelle et pure, qui n’est prévenue d’aucune amertune. Au contraire, l’animosité, la haine, la malignité, sont des tourments réels dont la suspension, occasionnée par l’accomplissement du désir, est comptée pour un plaisir. Plus ce moment de relâche est doux, plus il suppose de rigueur dans l’état précédent, plus les peines de corps sont aiguës, plus le patient est sensible aux intervalles de repos ; telle est la cessation momentanée des tourments de l’esprit pour le scélérat qui ne peut connaître d’autres plaisirs.

Les meilleurs caractères, les hommes les plus doux ont des moments fâcheux : alors une bagatelle est capable de les irriter. Dans ces orages légers, l’inquiétude et la mauvaise humeur leur ont causé des peines dont ils conviennent tous. Que ne souffrent donc point ces malheureux qui ne connaissent presque pas d’autre état ; ces furies, ces âmes infernales au fond desquelles le fiel, l’animosité, la rage et la cruauté ne cessent de bouillonner ? À quel excès d’impatience ne les portera point un accident imprévu ! Que ne ressentiront-ils pas d’un contre-temps qui surviendra, d’un affront qu’ils essuieront, et d’une foule d’antipathies cruelles que des offenses journalières ne cesseront de multiplier en eux ? Faut-il s’étonner que, dans cet état violent, ils trouvent une satisfaction souveraine à ralentir, par le ravage et les désordres, les mouvements furieux dont ils sont déchirés ?

Quant aux suites de cet état dénaturé, relativement au bien de la créature et aux circonstances ordinaires de la vie, je laisse à penser quelle figure doit faire, entre les hommes, un monstre qui n’a rien de commun avec eux ; quel goût pour la société peut rester à celui en qui toute affection sociale est éteinte ; quelle opinion concevra-t-il des dispositions des autres pour lui, avec le sentiment de ses dispositions réciproques pour eux ?

Quelle tranquillité, quel repos y a-t-il pour un homme qui ne peut se cacher ? je ne dis pas qu’il est indigne de l’amour et de l’affection du genre humain, mais qu’il en mérite toute l’aversion. Dans quel effroi de Dieu et des hommes ne vivra-t-il pas ? dans quelle mélancolie ne sera-t-il pas plongé ? mélancolie incurable par le défaut d’un ami dans la compagnie duquel il puisse s’étourdir ; sur le sein duquel il puisse reposer : quelque part qu’il aille, de quelque côté qu’il se tourne, en quelque endroit qu’il jette les yeux ; tout ce qui s’offre à lui, tout ce qu’il voit, tout ce qui l’environne, à ses côtés, sur sa tête, sous ses pieds, tout se présente à lui sous une forme effroyable et menaçante. Séparé de la chaîne des êtres, et seul contre la nature entière, il ne peut qu’imaginer toutes les créatures réunies par une ligue générale, et prêtes à le traiter en ennemi commun.

Cet homme est donc en lui-même comme dans un désert affreux et sauvage où sa vue ne rencontre que des ruines. S’il est dur d’être banni de sa patrie, exilé dans une terre étrangère, ou confiné dans une retraite, que sera-ce donc que ce bannissement intérieur, et que cet abandon de toute créature ? que ne souffrira point celui qui porte dans son cœur la solitude la plus triste, et qui trouve, au centre de la société, le plus affreux désert ! Être en guerre perpétuelle avec l’univers ; vivre dans un divorce irréconciliable avec la nature : quelle condition !

D’où je conclus que la perte des affections naturelles et sociales entraîne à sa suite une affreuse misère[20], et que les affections dénaturées rendent souverainement malheureux. Ce qui me restait à prouver.

CONCLUSION.

Nous avons donc établi, dans cette partie, ce que nous nous étions proposé. Or, puisqu’en suivant les idées reçues de dépravation et de vice, on ne peut être méchant et dépravé que :

Par l’absence ou la faiblesse des affections générales.

Par la violence des inclinations privées.

Ou par la présence des aflections dénaturées.

Si ces trois états sont pernicieux à la créature et contraires à sa félicité présente ; être méchant et dépravé, c’est être malheureux.

Mais toute action vicieuse occasionne le malheur de la créature, proportionnellement à sa malice ; donc toute action vicieuse est contraire à ses vrais intérêts : il n’y a que du plus ou du moins.

D’ailleurs, en développant l’effet des affections supposées dans un degré conforme à la nature et à la constitution de l’homme, nous avons calculé les biens et les avantages actuels de la vertu ; nous avons estimé, par voie d’addition et de soustraction, toutes les circonstances qui augmentent ou diminuent la somme de nos plaisirs ; et si rien ne s’est soustrait par sa nature, et n’est échappé par inadvertance à cette arithmétique morale, nous pouvons nous flatter d’avoir donné à cet Essai toute l’évidence des choses géométriques. Car, qu’on pousse le scepticisme si loin qu’on voudra[21] ; qu’on aille jusqu’à douter de l’existence des êtres qui nous environnent, on n’en viendra jamais jusqu’à balancer sur ce qui se passe au dedans de soi-même. Nos affections et nos penchants nous sont intimement connus ; nous les sentons ; ils existent, quels que soient les objets qui les exercent, imaginaires ou réels. La condition de ces êtres est indifférente à la vérité de nos conclusions. Leur certitude est même indépendante de notre état. Que je dorme ou que je veille, j’ai bien raisonné ; car, qu’importe que ce qui me trouble soit rêves fâcheux ou passions désordonnées, en suis-je moins troublé ? Si par hasard la vie n’est qu’un songe, il sera question de le faire bon : et, cela supposé, voilà l’économie des passions qui devient nécessaire ; nous voilà dans la même obligation d’être vertueux, pour rêver à notre aise, et nos démonstrations subsistent dans toute leur force.

Enfin nous avons donné, ce me semble, toute la certitude possible à ce que nous avons avancé sur la préférence des satisfactions de l’esprit aux plaisirs du corps ; et de ceux-ci, lorsqu’ils sont accompagnés d’affections vertueuses, et goûtés avec modération, à eux-mêmes, lorsqu’on s’y livre avec excès, et qu’ils ne sont animés d’aucun sentiment raisonnable.

Ce que nous avons dit de la constitution de l’esprit, et de l’économie des affections qui forment le caractère et décident du bonheur ou du malheur de la créature, n’est pas moins évident. Nous avons déduit, du rapport et de la connexion des parties, que, dans cette espèce d’architecture, affaiblir un côté, c’était les ébranler tous et conduire l’édifice à sa ruine. Nous avons démontré que les passions, qui rendent l’homme vicieux, étaient pour lui autant de tourments ; que toute action mauvaise était sujette aux remords ; que la destruction des affections sociales, l’affaiblissement des plaisirs intellectuels, et la connaissance intérieure qu’on n’en mérite point, sont des suites nécessaires de la dépravation. D’où nous avons conclu que le méchant n’avait, ni en réalité, ni en imagination, le bonheur d’être aimé des autres, ni celui de partager leurs plaisirs ; c’est-à-dire que la source la plus féconde de nos joies était fermée pour lui.

Mais si telle est la condition du méchant ; si son état, contraire à la nature, est misérable, horrible, accablant, c’est donc pécher contre ses vrais intérêts et s’acheminer au malheur, que d’enfreindre les principes de la morale. Au contraire, tempérer ses affections et s’exercer à la vertu, c’est tendre à son bien privé et travailler à son bonheur.

C’est ainsi que la sagesse éternelle qui gouverne cet univers, a lié l’intérêt particulier de la créature au bien général de son système ; de sorte qu’elle ne peut croiser l’un sans s’écarter de l’autre, ni manquer à ses semblables sans se nuire à elle-même. C’est en ce sens qu’on peut dire de l’homme, qu’il est son plus grand ennemi, puisque son bonheur est en sa main, et qu’il n’en peut être frustré qu’en perdant de vue celui de la société et du tout dont il est partie. La vertu, la plus attrayante de toutes les beautés, la beauté par excellence, l’ornement et la base des affaires humaines, le soutien des communautés, le lien du commerce et des amitiés, la félicité des familles, l’honneur des contrées ; la vertu, sans laquelle tout ce qu’il y de doux, d’agréable, de grand, d’éclatant et de beau, tombe et s’évanouit ; la vertu, cette qualité avantageuse à toute société, et plus généralement officieuse à tout le genre humain, fait donc aussi l’intérêt réel et le bonheur présent de chaque créature en particulier.

L’homme ne peut donc être heureux que par la vertu, et que malheureux sans elle. La vertu est donc le bien ; le vice est donc le mal de la société et de chaque membre qui la compose.

  1. On pourrait ajouter à cela, que nous sommes chacun, dans la société, ce qu’est une partie, relativement à un tout organisé. La mesure du temps est la propriété essentielle d’une montre ; le bonheur des particuliers est la fin principale de la société. Ces effets, ou ne se produiront point, ou ne se produiront qu’imparfaitement, sans une conspiration mutuelle des parties dans la montre et des membres dans la société. Si quelque roue se dérange, la mesure du temps sera suspendue ou troublée ; si quelque particulier occupe une place qui n’était point faite pour lui, le bien général en souffrira, ou même s’anéantira ; et la société ne sera plus que l’image d’une montre détraquée. (Diderot.)
  2. On se pique de connaître les qualités d’un bon cheval, d’un bon chien et d’un bon oiseau. On est parfaitement instruit des affections, du tempérament, des humeurs et de la forme convenable à chacune de ces espèces. Si par hasard un chien décèle quelque défaut contraire à sa nature ; « cet animal, dit-on incontinent, est vicieux ; » et, fortement persuadé que ce vice le rend moins propre aux services qu’on en doit attendre, on met tout en œuvre pour le corriger. Il y a peu de jeunes gens qui n’entendent plus ou moins cette discipline. Suivons cet écervelé qui, pour quelque ordre futile et peut-être deshonnête, différé ou maladroitement exécuté, ferait périr un domestique sous le bâton ; suivons-le dans ses écuries, et demandons-lui pourquoi ce cheval est séparé de la société des autres: « Il a la jambe fine, il porte noblement sa tête, il est en apparence plein d’âme et de feu. — Vous avez raison, vous répondra-t-il ; mais il est excessivement fougueux ; on n’en approche pas sans danger ; son ombre l’effarouche ; une mouche lui fait prendre le mors aux dents ; il faut que je m’en défasse. » De là, passant à ses chiens: « Voyez-vous, ajoutera-t-il tout de suite (car vous avez touché sa corde), voyez-vous cette petite chienne noire et blanche ? elle est assez mal coiffée ; son poil et sa taille ne sont pas avantageux ; elle paraît manquer de jarret ; mais elle a l’odorat exquis ; pour la sagacité, je ne connais pas sa pareille : et de l’ardeur, hélas ! elle n’en a que trop pour sa force. Si j’avais le malheur de la perdre, je donnerais, pour la retrouver, tous ces grands chiens de parade qui m’embarrassent plus qu’ils ne me servent. Fainéants, lâches et gourmands, mon piqueur a pris des peines infinies pour n’en rien faire qui vaille : ils ont tellement dégénéré (car Finaude, leur mère, était admirable !) qu’il faut que par la négligence de ces coquins à rouer à coups de barre (ce sont ses valets d’écurie,) elle ait été couverte par quelque mâtin de ma basse-cour. » C’est ainsi que ceux qui ont le moins étudié la nature de leur espèce, distinguent à merveille, et les défauts qui lui sont étrangers, et les qualités qui lui conviennent en d’autres créatures. C’est ainsi que la bonté qui les affecte si peu en eux-mêmes et dans leurs semblables, surprend ailleurs leur hommage : tant est naturel le sentiment que nous en avons. C’est bien ici que nous aurons raison de dire avec Horace :
    Naturam expellas furca, tanien usque recurret. (Diderot.)
  3. Le chirurgien habile s’exerce longtemps sur les morts avant que d’opérer sur les vivants : il s’instruit, le scalpel à la main, de la situation, de la nature et de la configuration des parties : il avait exécuté cent fois sur le cadavre les opérations de son art, avant que de les tenter sur l’homme. C’est un exemple que nous devrions tous imiter : te ipsum concute. Rien n’est plus ressemblant à ce que l’anatomiste appelle un Sujet, que l’âme dans un état de tranquillité : il ne faut alors, pour opérer sur elle, ni la même adresse ni le même courage que quand les passions réchauffent et l’animent. On peut sonder ses blessures et parcourir ses replis, sans l’entendre se plaindre, gémir, soupirer : au contraire, dans le tumulte des passions, c’est un malade pusillanime et sensible, que le moindre appareil effraie ; c’est un patient intraitable qu’on ne peut résoudre. Dans cet état, quel espoir de guérison, surtout si le médecin est un ignorant ? (Diderot.)
  4. Remarquez qu’il ne s’agit que de l’animal. (Diderot.)
  5. Insani sapiens nomen ferat, equus iniqui,
    Ultra quam satis est, virtutem si petat ipsam.

    Horat. Epist. Lib. I, epist, vi, v. 15 (D.)
  6. J’ai cru devoir rectifier ici la pensée de M… S…, qui nomme hardiment et conséquemment aux préjugés de sa nation, vertu, courage, héroïsme, le meurtre d’un tyran en général. Car si ce tyran est roi par sa naissance, ou par le choix libre des peuples, il est de principe parmi nous, que, se portât-il aux plus étranges excès, c’est toujours un crime horrible que d’attenter à sa vie. La Sorbonne l’a décidé en 1626. Les premiers fidèles n’ont pas cru qu’il leur fût permis de conspirer contre leurs persécuteurs, Néron, Dèce, Dioclétien, etc. ; et saint Paul a dit expressément : Obedite præpositis vestris etiam discolis, et subjacete eis.
    (Diderot.)
  7. Nous ressemblons à de vrais instruments dont les passions sont les cordes. Dans le fou, elles sont trop hautes ; l’instrument crie : elles sont trop basses dans le stupide ; l’instrument est sourd. Un homme sans passions est donc un instrument dont on a coupé les cordes, ou qui n’en eut jamais. C’est ce qu’on a déjà dit. Mais il y a plus. Si quand un instrument est d’accord, vous en pincez une corde, le son qu’elle rend occasionne des frémissements, et dans les instruments voisins, si leurs cordes ont une tension proportionnellement harmonique avec la corde pincée ; et dans ses voisines, sur le même instrument, si elles gardent avec elle la même proportion. Image parfaite de l’affinité des rapports et de la conspiration mutuelle de certaines affections dans le même caractère, et des impressions gracieuses et du doux frémissement que les belles actions excitent dans les autres, Surtout lorsqu’ils sont vertueux. Cette comparaison pourrait être poussée bien loin, car le son excité est toujours analogue à celui qui l’excite. (Diderot.)
  8. Les Arabes, pour décider plus souverainement que dans les écoles si les attributs de Dieu étaient ou réellement ou virtuellement distingués, se sont livré des batailles sanglantes. (D’Herbelot, Bibliothèque orientale.) Celles dont l’Angleterre a été quelquefois déchirée n’avaient guère de fondement plus solide. (Diderot.)
  9. Qui prendra la peine de lire avec soin l’histoire du genre humain, et d’examiner d’un œil indifférent la conduite des peuples de la terre, se convaincra lui-même, qu’excepté les devoirs qui sont absolument nécessaires à la conservation de la société humaine (qui ne sont même que trop souvent violés par des sociétés entières à l’égard des autres sociétés), on ne saurait nommer aucun principe de morale, ni imaginer aucune règle de vertu, qui dans quelque endroit du monde ne soit méprisée, ou contredite par la pratique générale de quelques sociétés entières, qui sont gouvernées par des maximes, et dirigées par des règles tout à fait opposées à celles de quelque autre société. Des nations entières, et même des plus policées, ont cru qu’il leur était aussi permis d’exposer leurs enfants, et de les laisser mourir de faim, que de les mettre au monde. Il y a des contrées à présent, où l’on ensevelit les enfants tout vifs avec leurs mères, s’il arrive qu’elles meurent dans leurs couches. On les tue, si un astrologue assure qu’ils sont nés sous une mauvaise étoile. Ailleurs, un enfant tue, ou expose son père et sa mère, lorsqu’ils sont parvenus à un certain âge. Dans un canton de l’Asie, dès qu’on désespère de la santé d’un malade, on le met dans une fosse creusée en terre, et là, exposé au vent et aux injures de l’air, on le laisse périr impitoyablement. Il est ordinaire, parmi les Mingréliens qui font profession du christianisme, d’ensevelir leurs enfants tout vifs. Les Caraïbes les mutilent, les engraissent et les mangent. Garcilasso de la Vega rapporte que certains peuples du Pérou font des concubines de leurs prisonnières ; nourrissent délicieusement les enfants qu’ils en ont, et s’en repaissent, ainsi que de la mère, lorsqu’elle devient stérile. Les usages, les religions et les gouvernements divers qui partagent l’Europe, nous fourniraient une multitude d’actions moins barbares en apparence, mais aussi déraisonnables au fond, et peut-être plus dangereuses dans les conséquences. (Diderot.)
  10. Toute cette doctrine répond exactement à la conduite de nos directeur éclairés, qui savent parfaitement, selon les tempéraments et les dispositions diverses des fidèles, leur présenter un Dieu vengeur ou miséricordieux. Faut-il effrayer un scélérat, ils ouvrent sous ses pieds les gouffres infernaux. Est-il question de rassurer une âme timorée, c’est un Dieu mourant pour son salut, qu’ils exposent à ses yeux. Une conduite opposée acheminerait l’un à l’impénitence et l’autre à la folie. (Diderot.)
  11. Cette proposition ne contredit point l’omnis homo mendax ; elle ne signifie autre chose que s’il y avait quelque homme assez juste pour n’avoir aucun reproche à se faire, ses frayeurs seraient injurieuses à la Divinité. Quoi qu’il en soit, je demanderais volontiers si les inégalités dans la dévotion peuvent s’accorder avec des notions constantes de la Divinité. Si votre Dieu ne change point, pourquoi n’êtes-vous pas ferme dans la même assiette d’esprit ? Je ne sais, dites-vous, s’il me pardonnera les fautes passées, et j’en fais tous les jours de nouvelles. Êtes-vous encore méchant, j’approuve vos alarmes, et je suis étonné qu’elles ne soient pas continuelles. Mais n’êtes-vous plus injuste, menteur, fourbe, avare, médisant, calomniateur ? qu’avez-vous donc à craindre ? Si quelque ami, comblé de vos bienfaits, vous avait offensé, la sincérité de son retour vous laisserait-elle des sentiments de vengeance ? Point du tout. Or, celui que vous adorez est-il moins bon que vous ? votre Dieu est-il rancunier ? Non… Mais je vois à votre peu de confiance, que vous n’avez pas encore une juste idée de ce qui est moralement excellent. Vous ne connaissez pas ce qui convient ou ne convient pas à un être parfait. Vous lui prêtez des défauts dont l’honnête homme tâche de se défaire, et dont il se défait effectivement à mesure qu’il devient meilleur, et vous risquez de l’injurier, dans l’instant même où vous avez dessein de lui rendre hommage. (Diderot.)
  12. Le crime… est le premier bourreau,
    Qui dans un sein coupable enfonce le couteau.

    L. Racine, Poëme sur la Religion. (Diderot.)
  13. Il n’est point ici question de ces pieux solitaires que l’esprit de pénitence, la crainte des dangers du monde, ou quelque autre motif autorise par les conseils de Jésus-Christ, et par les vues sages de son Église, ont confinés dans les déserts. On considère dans tout le cours de cet ouvrage (comme on l’a déjà dit mille fois, quoiqu’il fût toujours aisé de s’en apercevoir) l’homme dans son état naturel, et non sous la loi de grâce. (Diderot.)
  14. Les potentats orientaux, renfermés dans l’intérieur de leur sérail, se montrent rarement à leurs sujets, et jamais qu’avec une suite et un appareil propres à imprimer la terreur. Plongés dans les voluptés, à qui livrent-ils leur confiance ? à un eunuque, ministre de leurs plaisirs ; à un flatteur, à un vil officier, que la bassesse de sa naissance ou de son emploi dispense d’avoir des sentiments. Il n’est pas rare de voir un valet du sérail passer de dignités en dignités jusqu’à celle de vizir ; devenir le fléau des peuples, et finir par une mort tragique dans ces révoltes ordinaires à Constantinople, où le ministre est aussi lâchement abandonné par son maître, et sacrifié à la fureur des rebelles, qu’il en fut aveuglément élevé à une place où l’on ne devrait jamais faire asseoir que le mérite et la vertu. (Diderot.)
  15. Sans compter toutes ces catastrophes désespérantes qui rendent la vie insupportable, l’amour de Dieu produit le même effet : Cupio dissolvi, et esse cum Christo, disait saint Paul. Mais si Judas l’apôtre, après avoir trahi son maître, se fut contenté de désirer la mort, il aurait prononcé sur lui-même le jugement que Jésus-Christ en avait déjà porté. (Diderot.)
  16. Ce trait tombe sur l’Église anglicane, qui peut se flatter d’être féconde en mauvais prédicateurs. Les Fléchier, les Bossuet, les Bourdaloue, et une infinité d’autres écarteront à jamais ce reproche de l’Église gallicane. (Diderot.)
  17. Nam veræe voces tum demum pectore ab imo Eliciuntur. (Lucret. De rerum natur. Lib. III, v. 57.) (D.)
  18. Hæ nugæ in seria ducent mala. (Horat. De Arte poet. v. 451.) (D.)
  19. On trouve dans la Vie de Caligula des exemples presque uniques de cette passion. Jaloux d’immortaliser sa mémoire par de vastes calamités, il enviait à Auguste le bonheur d’une armée entière massacrée sous son règne ; et à Tibère, la chute de l’amphithéâtre sous lequel cinquante mille âmes périrent. S’étant avisé, à la représentation de quelque pièce de théâtre, d’applaudir mal à propos un acteur que le peuple siffla : Ah ! si tous ces gosiers, s’écria-t-il, étaient sous une tête !… Voilà ce qu’on pourrait appeler le sublime de la cruauté. (Diderot.)
  20. Je ne crois pas qu’on trouve jamais l’histoire en contradiction avec cette conclusion de notre philosophie. Ouvrons les Annales de Tacite, ces fastes de la méchanceté des hommes ; parcourons le règne de Tibère, de Claude, de Caligula, de Néron, de Galba, et le destin rapide de tous leurs courtisans ; et renonçons à nos principes, si dans la foule de ces scélérats insignes qui déchirèrent les entrailles de leur patrie, et dont les fureurs ont ensanglanté toutes les pages, toutes les lignes de cette histoire, nous rencontrons un heureux. Choisissons entre eux tous. Les délices de Caprée nous font-elles envier la condition de Tibère ? Remontons à l’origine de sa grandeur, suivons sa fortune, considérons-le dans sa retraite, appuyons sur sa fin ; et, tout bien examiné, demandons-nous si nous voudrions être à présent ce qu’il fut autrefois, le tyran de son pays, le meurtrier des siens, l’esclave d’une troupe de prostituées, et le protecteur d’une troupe d’esclaves… Point de milieu ; il faut ou accepter le sort de ce prince, s’il fut heureux, ou conclure avec son historien : « Qu’en sondant l’âme des tyrans, on y découvre des blessures incurables, et que le corps n’est pas déchiré plus cruellement dans la torture, que l’esprit des méchants par les reproches continuels du crime. Si recludantur tyrannorum mentes, posse adspici laniatus et ictus ; quando, corpora vulneribus, ita sœvitia, libidine, malis consultis, animus dilaceretur. » ({Tacit. Annal. Lib. VI, cap. vi.) Ce n’est pas tout. Si l’on parcourt les différents ordres de méchants qui remplissent la distance morale de Sénèque à Néron, on distinguera, de plus, la misère actuelle dans une proportion constante avec la dépravation. Je m’attacherai seulement aux deux extrémités. Néron fait périr Britannicus son frère, Agrippine sa mère, sa femme Octavie, sa femme Poppée, Antonia sa belle-sœur, le consul Vestinus, Rufus Crispinus son beau-fils, et ses instituteurs Sénèque et Burrhus ; ajoutez à ces assassinats une multitude d’autres crimes de toute espèce ; voilà sa vie. Aussi n’y rencontre-t-on pas un moment de bonheur ; on le voit dans d’éternelles horreurs : ses transes vont quelquefois jusqu’à l’aliénation d’esprit ; alors il aperçoit le Ténare entr’ouvert, il se croit poursuivi des furies ; il ne sait où ni comment échapper à leurs flambeaux vengeurs ; et toutes ces fêtes monstrueusement somptueuses qu’il ordonne, sont moins des amusements qu’il se procure, que des distractions qu’il cherche. Sénèque, chargé par état de braver la mort, en présentant à son pupille les remontrances de la vertu, le sage Sénèque, plus attentif à entasser des richesses qu’à remplir ce périlleux devoir, se contente de faire diversion à la cruauté du tyran, en favorisant sa luxure ; il souscrit, par un honteux silence, à la mort de quelques braves citoyens qu’il aurait dû défendre : lui-même, présageant sa chute prochaine par celle de ses amis ; moins intrépide avec tout son stoïcisme que l’épicurien Pétrone, ennuyé d’échapper au poison en vivant des fruits de son jardin et de l’eau d’un ruisseau, va misérablement proposer l’échange de ses richesses pour une vie qu’il n’eût pas été fâché de conserver, et qu’il ne put racheter par elles ; châtiment digne des soins avec lesquels il les avait accumulées. On trouvera que je traite ce philosophe un peu durement ; mais il n’est pas possible, sur le récit de Tacite, d’en penser plus favorablement : et pour dire ma pensée en deux mots, ni lui ni Burrhus ne sont pas si honnêtes gens qu’on les fait. Voyez l’historien. (Diderot.)
  21. « À quoi bon me prescrire des règles de conduite, dira peut-être un pyrrhonien, si je ne suis pas sûr de la succession de mon existence ? Peut-on me démontrer quelque chose pour l’avenir, sans supposer que je continue d’être moi ? Or, c’est ce que je nie. Moi qui pense à présent, est-ce moi qui pensais il y a quatre jours ? Le souvenir est la seule preuve que j’en aie. Mais, cent fois j’ai cru me souvenir de ce que je n’avais jamais pensé ; j’ai pris, pour fait constant, ce que j’avais rêvé : que sais-je encore si j’avais rêvé ? Me l’a-t-on dit ? d’où cela me vient-il ? l’ai-je rêvé ? ce sont des discours que je tiens et que j’entends tous les jours : quelle certitude ai-je donc de mon identité ? Je pense ; donc je suis. Cela est vrai. J’ai pensé ; donc j’étais. C’est supposer ce qui est en question. Vous étiez sans doute, si vous avez pensé ; mais quelle démonstration avez-vous que vous ayez pensé ?... Aucune, il faut en convenir. » Cependant on agit, on se pourvoit, comme si rien n’était plus vrai : le pyrrhonien même laisse ces subtilités à la porte de l’école, et suit le train commun. S’il perd au jeu, il paie comme si c’était lui qui eût perdu. Sans avoir plus de foi à ses raisonnements que lui, je tiendrai donc pour assuré que j’étais, que je suis, et que je continuerai d’être moi ; et conséquemment qu’il est possible de me démontrer quel je dois être pour mon bonheur. (Diderot.)