Essai sur le libre arbitre/Chapitre 5

La bibliothèque libre.
Traduction par Salomon Reinach.
Librairie Germer Baillière et Cie (p. 179-195).


CHAPITRE V

conclusion et considération plus haute.


C’est avec plaisir que dans le chapitre précédent j’ai rappelé au souvenir du lecteur le nom de tous ceux qui en poésie comme en philosophie ont glorieusement soutenu la vérité pour laquelle je combats. Toutefois ce ne sont pas les autorités, mais les arguments, qui sont les armes propres des philosophes : aussi me suis-je servi exclusivement de ceux-ci pour établir et défendre mon opinion, à laquelle j’espère pourtant avoir donné un tel degré d’évidence, que je me crois pleinement justifié à tirer la conclusion à non posse ad non esse, dont j’ai parlé en commençant[1]. Tout d’abord, après avoir examiné les données fournies par le témoignage de la conscience, j’ai répondu négativement à la question de l’Académie Royale : maintenant, cette même réponse, fondée sur on examen direct et immédiat du sens intime, c’est-à-dire à priori, se trouve confirmée médiatement et à posteriori : car il est évident que lorsqu’une chose n’existe point, on ne saurait trouver dans la conscience les données nécessaires pour en démontrer la réalité.

Quand même la vérité que j’ai démontrée dans ce travail appartiendrait à la classe de celles qui peuvent échapper à l’intelligence prévenue d’une multitude aux vues bornées, et même paraître choquantes aux faibles et aux ignorants, une telle considération ne devait toutefois pas me retenir de l’exposer sans détours et sans réticences ; car je ne m’adresse pas en ce moment au peuple, mais à une Académie éclairée, qui n’a pas mis au concours une question aussi opportune en vue d’enraciner plus profondément les préjugés, mais en l’honneur de la vérité. — En outre, tant qu’il s’agit encore d’établir et de consolider une idée juste, celui qui poursuit loyalement la vérité doit toujours considérer uniquement les arguments qui la confirment, et non les conséquences qu’elle peut entraîner, ce qu’il sera toujours temps de faire quand cette idée sera solidement établie. Peser uniquement les raisons, sans se préoccuper des conséquences, et ne pas se demander tout d’abord si une vérité nouvellement reconnue s’accorde ou non avec le système de nos autres convictions, — telle est la méthode que Kant a déjà recommandée, et je ne saurais m’empêcher de répéter ici ses propres paroles[2] :

« Cela confirme cette maxime déjà reconnue et vantée par d’autres, que dans toute recherche scientifique il faut poursuivre tranquillement son chemin avec toute la fidélité et toute la sincérité possibles, sans s’occuper des obstacles qu’on pourrait rencontrer ailleurs, et ne songer qu’à une chose, c’est-à-dire à l’exécuter pour elle-même, en tant que faire se peut, d’une façon exacte. Une longue expérience m’a convaincu que ce qui, au milieu d’une recherche, m’avait parfois paru douteux, comparé à d’autres doctrines étrangères, quand je négligeais cette considération et ne m’occupais plus que de ma recherche, jusqu’à ce qu’elle fût achevée, finissait par s’accorder parfaitement et d’une manière inattendue avec ce que j’avais trouvé naturellement, sans avoir égard à ces doctrines, sans partialité et sans amour pour elles. Les écrivains s’épargneraient bien des erreurs, bien des peines perdues (puisqu’elles ont pour objet des fantômes), s’ils pouvaient se résoudre à mettre plus de sincérité dans leurs travaux[3]. »

Ajoutons à cela que nos connaissances métaphysiques sont encore bien loin d’être assez certaines pour que nous ayons le droit de rejeter aucune vérité solidement démontrée, par cela seul que ses conséquences semblent en contradiction avec elles. Bien plus, toute vérité prouvée et établie est une conquête sur le domaine de l’inconnu dans le grand problème du savoir en général, et un ferme point d’appui où l’on pourra appliquer les leviers destinés à remuer d’autres fardeaux ; c’est aussi un point fixe d’où l’on peut s’élancer d’un seul bond, dans les occasions favorables, pour considérer l’ensemble des choses d’un point de vue plus élevé. Car l’enchaînement des vérités est si étroit dans chaque partie de la science, que celui qui a pris possession pleine et entière d’une quelconque d’entre elles peut légitimement espérer qu’elle sera le point de départ d’où il s’avancera vers la conquête du tout. De même que pour la solution d’une question difficile d’algèbre une seule grandeur donnée positivement est d’une importance inappréciable, parce qu’elle rend possible cette solution ; ainsi, dans le plus difficile de tous les problèmes humains, à savoir la métaphysique, la connaissance assurée, démontrée à priori et à posteriori, de la rigoureuse nécessité avec laquelle les actes humains résultent du caractère et des motifs comme un produit de ses facteurs, est un datum également sans prix, une vérité à la seule lumière de laquelle on peut découvrir la solution du problème tout entier. Aussi toute théorie qui ne peut pas s’appuyer sur une démonstration solide et scientifique doit s’effacer devant une vérité aussi bien fondée, partout où elle se trouve en opposition avec elle, bien loin que le contraire ait lieu : et sous aucun prétexte la vérité ne doit se laisser entraîner à des accommodements et à des concessions, pour se mettre en harmonie avec des prétentions énoncées au hasard, et peut-être erronées.

Qu’on me permette encore une observation générale. Un regard jeté en arrière sur le résultat acquis nous donne l’occasion de remarquer que pour la solution des deux problèmes qui ont été désignés déjà dans le chapitre précédent comme les plus profonds de la philosophie moderne, et dont les anciens par contre n’avaient qu’une connaissance vague, — je veux dire le problème du libre arbitre et celui du rapport de l’idéal et du réel, — la raison saine, mais (philosophiquement) inculte[4], n’est pas seulement incompétente, mais a même une tendance naturelle et décidée à l’erreur, et que, pour l’en garantir, l’intervention d’une philosophie déjà fort avancée est nécessaire. Il est en effet tout à fait naturel au sens commun d’accorder beaucoup trop à l’objet dans l’ensemble de la connaissance, et c’est pourquoi il a fallu un Locke et un Kant pour montrer quelle grande part doit y être attribuée au sujet. Pour ce qui concerne la volonté, le sens commun obéit à un penchant contraire : il accorde bien trop peu à l’objet et beaucoup trop au sujet, en faisant découler la volition tout entière du sujet, sans tenir un compte suffisant du facteur objectif, à savoir le motif, qui, à proprement parler, détermine l’essence individuelle des actions, tandis que c’est seulement leur caractère général et universel, c’est-à-dire leur caractère moral fondamental, qui dérive du sujet. Une interprétation aussi inexacte de la vérité, naturelle à l’intelligence dans le domaine des recherches spéculatives, ne doit toutefois pas nous surprendre : car l’intelligence est originellement destinée à poursuivre des buts pratiques, et aucunement des recherches spéculatives.

Si maintenant, à la suite de l’exposition précédente, nous avons clairement fait reconnaître au lecteur que l’hypothèse du libre arbitre doit être absolument écartée, et que toutes les actions des hommes sont soumises à la nécessité la plus inflexible, nous l’avons par là même conduit au point où il peut concevoir la véritable liberté morale, qui appartient à un ordre d’idées supérieur.

Il existe, en effet, une autre vérité de fait attestée par la conscience, que j’ai complètement laissée de côté jusqu’ici pour ne pas interrompre le cours de notre étude. Cette vérité consiste dans le sentiment parfaitement clair et sûr de notre responsabilité morale, de l’imputabilité de nos actes à nous-mêmes, sentiment qui repose sur cette conviction inébranlable, que nous sommes nous-mêmes les auteurs de nos actions. Grâce à cette conviction intime, il ne vient à l’esprit de personne, pas même de celui qui est pleinement persuadé de la nécessité de l’enchainement causal de nos actes, d’alléguer cette nécessité pour se disculper de quelque écart, et de rejeter sa propre faute de lui-même sur les motifs, bien qu’il soit établi que par leur entrée en jeu l’action dût se produire d’une façon inévitable. Car il reconnaît très-bien que cette nécessité est soumise à une condition subjective, et qu’objectivement, c’est-à-dire dans les circonstances présentes, par suite sous l’influence des mêmes motifs qui l’ont déterminé, une action toute différente, voire même directement opposée à celle qu’il a faite, était parfaitement possible, et aurait pu être accomplie, pourvu toutefois qu’il eût été un autre : c’est de cela seulement qu’il s’en est fallu. Pour lui même, parce qu’il est tel et non tel, parce qu’il a tel caractère et non tel autre, une action différente n’était à la vérité pas possible ; mais en elle-même et par suite objectivement, elle était réalisable. Sa responsabilité, que la conscience lui atteste, ne se rapporte donc à l'acte même que médiatement et en apparence : au fond, c’est sur son caractère qu’elle retombe ; c’est de son caractère qu’il se sent responsable. Et c’est aussi de celui-là seul que les autres hommes le rendent responsable, car les jugements qu’ils portent sur sa conduite rejaillissent aussitôt des actes sur la nature morale de leur auteur. Ne dit-on pas, en présence d’une action blâmable : « Voilà un méchant homme, un scélérat, » ou bien : « C’est un coquin ! » — ou bien : « Quelle âme mesquine, hypocrite, et vile ! » — C’est sous cette forme que s’énoncent nos appréciations, et c’est sur le caractère même que portent tous nos reproches. L’action, avec le motif qui l’a provoquée, n’est considérée que comme un témoignage du caractère de son auteur ; elle est d’ailleurs le symptôme le plus sûr de sa moralité, et montre pour toujours et d’une façon incontestable quelle est la nature de son caractère. C’est donc avec une grande pénétration qu’Aristote a dit : « Nous louons ceux qui ont déjà fait leurs preuves. Les actes, en effet, sont le signe de la disposition intérieure, à tel point que nous louerions même celui qui n’a pas encore agi si nous avons confiance qu’il est disposé à le faire (Rhétorique, 1,9). » Ce n’est pas sur une action passagère, mais sur les qualités durables de son auteur, c’est-à-dire sur le caractère dont elle émane, que portent la haine, l’aversion et le mépris. Aussi, dans toutes les langues, les épithètes marquant la perversion morale, les termes d’injure qui la flétrissent, sont bien plus souvent des attributs applicables à l’homme qu’aux actions mêmes dont il se rend coupable. On les applique à son caractère (car c’est à lui qu’incombe véritablement la faute), lorsque ses manifestations extérieures, c’est-à-dire ses actes, ont révélé sa nature particulière et permis de l’apprécier.

Là où est la faute doit être également la responsabilité : et puisque le sentiment de cette responsabilité est l'unique donnée qui nous fasse induire l’existence de la liberté morale, la liberté elle-même doit résider là où la responsabilité réside, à savoir : dans le caractère de l'homme. Cette conclusion est d’autant plus nécessaire que nous sommes persuadés que la liberté ne saurait se trouver dans les actions individuelles, qui s’enchaînent d’après un rigoureux déterminisme une fois que le caractère est donné. Or le caractère, comme il a été montré dans le troisième chapitre, est inné et invariable.

Nous allons maintenant considérer d’un peu plus près la liberté entendue dans ce dernier sens, le seul pour lequel des données positives existent, afin qu’après avoir refusé d’admettre la liberté comme un fait de conscience et en avoir déterminé le véritable siège, nous nous efforcions autant que possible de nous en faire une idée nette au point de vue philosophique.

Dans le troisième chapitre, on a vu que chaque action humaine est le produit de deux facteurs : le caractère individuel et le motif. Cela ne signifie aucunement qu’elle soit une espèce de moyen terme, de compromis entre le motif et le caractère ; au contraire elle satisfait pleinement à chacun d’eux, en s’appuyant, dans toute sa possibilité, sur les deux à la fois ; car il faut et que la cause active puisse agir sur ce caractère, et que ce caractère soit déterminable par une telle cause. Le caractère est l’essence empiriquement reconnue, constante et immuable, d’une volonté individuelle. Or, comme ce caractère est pour toute action un facteur aussi nécessaire que le motif, on comprend par là le sentiment qui nous atteste que tous nos actes émanent de nous-mêmes, et cette affirmation « je veux », qui accompagne toutes nos actions, en vertu de laquelle chacun doit les reconnaître comme siennes, et en accepter la responsabilité morale. Nous retrouvons ici ce « je veux, et ne veux jamais que ce que je veux » que nous rencontrions plus haut dans l'examen du témoignage de la conscience, et qui égare le sens commun jusqu’à lui faire soutenir obstinément l’existence d'une liberté absolue du faire ou du ne pas faire, d’un liberum arbitrium indifferentiae. Ce sentiment n'est rien de plus que la conscience du second facteur de l'acte, qui en lui-même serait tout à fait insuffisant pour le produire et qui, par contre, le motif intervenant, est également incapable de faire obstacle à sa production. Mais ce n’est qu'après avoir été amené ainsi à des manifestations actives, qu’il donne à connaître sa véritable nature à l'entendement, lequel, dirigé vers le dehors plutôt que vers le dedans, n’apprend à connaître l’essence de la volonté qui se trouve associée à lui dans une même personne, que par l’observation empirique de ses manifestations. C'est, à proprement parler, cette connaissance de plus en plus immédiate et intime avec nous-mêmes qui constitue la conscience morale[5], laquelle, par cette raison, ne fait entendre sa voix directement qu’après l’action. Avant l’action, elle intervient tout au plus indirectement y en nous obligeant, au moment de la délibération, à tenir compte de son entrée enjeu prochaine, que nous nous figurons grâce à nos réflexions et à nos retours sur les cas analogues, au sujet desquels elle s’est déjà prononcée.

Il convient à présent de rappeler au lecteur l’explication proposée par Kant et déjà mentionnée au chapitre précédent, sur le rapport entre le caractère intelligible et le caractère empirique, grâce à laquelle se concilient la liberté et la nécessité, dette théorie appartient à ce que ce grand homme, et je dirai même à ce que toute l’humanité a jamais produit de plus beau et de plus profond. Il me suffit d’y renvoyer, car ce serait m’étendre inutilement que de la reprendre ici. Par elle seule on peut concevoir, dans la mesure des forces humaines, comment la nécessité rigoureuse de nos actes est néanmoins compatible avec cette liberté morale dont le sentiment de notre responsabilité est un irrécusable témoignage ; par elle encore, nous sommes les véritables auteurs de nos actions, et celles-ci nous sont moralement imputables.

La distinction entre le caractère empirique et le caractère intelligible, telle que Kant l’a exposée, relève du même esprit que sa philosophie tout entière, dont le trait dominant est la distinction entre le phénomène et la chose en soi. Et de même que pour Kant la réalité empirique du monde sensible subsiste concurremment avec son idéalité transcendantale, ainsi la rigoureuse nécessitation (empirique) de nos actes s’accorde avec notre liberté transcendantale. Car le caractère empirique, en tant qu’objet de l’expérience, est, comme l’homme tout entier, un simple phénomène, soumis par suite aux formes de tout phénomène — le temps, l’espace et la causalité — et régi par leurs lois. Par contre, la condition et la base du caractère phénoménal que l’expérience nous révèle, indépendante, en tant que chose en soi, de ces formes, et soustraite par suite à tout changement dans le temps, demeurant constante et immuable, s’appelle le caractère intelligible, c’est-à-dire la volonté de l’homme en tant que chose en soi. Ainsi considérée, elle a sans doute la liberté absolue pour privilège, c’est-à-dire qu’elle est indépendante de la loi de causalité (en tant que celle-ci est simplement la forme des phénomènes) ; mais cette liberté est transcendantale, c’est-à-dire qu’elle est invisible dans le monde de l’expérience. Elle n’existe qu’autant que nous faisons abstraction de l’apparence phénoménale et de toutes ses formes, pour nous élever jusqu’à cette réalité mystérieuse, qui, placée hors du temps, peut être pensée comme l’essence intérieure de l’homme en soi. Grâce à cette liberté, toutes les actions de l’homme sont véritablement son propre ouvrage, malgré la nécessité avec laquelle elles découlent du caractère empirique, lorsque celui-ci subit l’action des motifs ; parce que ce caractère empirique est simplement l’apparence phénoménale du caractère intelligible, soumis par notre entendement aux formes de l’espace, du temps et de la causalité, c’est-à-dire la manière et l’aspect sous lesquels se présente à notre entendement l’essence propre de notre moi en soi. Il suit de là sans doute que la volonté est libre, mais seulement en elle-même et en dehors du monde des phénomènes. Dans ce monde-ci, au contraire, elle se présente déjà avec un caractère général entièrement fixé d’avance, auquel toutes les actions doivent être conformes ; par suite, lorsqu’elles sont déterminées avec plus de précision encore par l’entrée en jeu des motifs, elles doivent nécessairement se produire de telle ou telle façon, à l’exclusion de toute autre.

Ces considérations nous conduisent, comme il est facile de le voir, à chercher l’œuvre de la liberté humaine, non plus, ainsi que le fait le sens commun du vulgaire, dans nos actions individuelles, mais dans la nature tout entière (existentia et essentia) de l’homme, qui doit être considérée comme un acte libre, se manifestant seulement, — pour un entendement soumis aux formes du temps, de l’espace, et de la causalité, — sous l’apparence d’une multiplicité et d’une variété d’actions, lesquelles cependant, précisément à cause de l’unité primitive de la chose en soi qu’elles manifestent, doivent toutes être revêtues du même caractère, et paraître rigoureusement nécessitées par les différents motifs qui à chaque fois les provoquent et les déterminent individuellement. C’est pourquoi, dans le monde de l’expérience, la maxime Operari sequitur Esse (les actions sont conformes à l’essence) est une vérité qui ne souffre pas d’exceptions. Chaque chose agit conformément à sa nature et c’est par ses manifestations actives, sous la sollicitation des motifs, que sa nature nous est révélée. De même, tout homme agit conformément à ce qu’il est, et l’action conforme à sa nature est déterminée dans chaque cas particulier par l’influence nécessitante des motifs. La liberté, qui par suite ne peut pas exister dans l’Operari (l’Action), doit résider dans l’Esse (l’Être). C’est une erreur fondamentale, un hystéron protéron de tous les temps, d’attribuer la nécessité à l’Être et la liberté à l’Action : c’est le contraire qui est le vrai ; dans l’Être seul réside la liberté, mais dé l’Esse et des motifs l’Operari résulte nécessairement, et c’est par ce que nous faisons que nous reconnaissons nous-mêmes ce que nous sommes. C’est sur cette vérité, et non sur une prétendue liberté d’indifférence, que reposent la conscience de la responsabilité et la tendance morale de la vie. Tout dépend de ce qu’est un homme ; ce qu’il fait en découle naturellement, comme un corollaire d’un principe. Le sentiment intime de notre pouvoir personnel et de notre causalité qui accompagne incontestablement tous nos actes, malgré leur dépendance à l’égard des motifs, et en vertu duquel nos actions sont dites nôtres, — ne nous abuse donc pas : mais la portée véritable de cette conviction dépasse la sphère des actes et remonte, si l’on peut dire, plus haut, puisqu’elle se tend à note nature et à notre essence mêmes, d’où découlent nécessairement tous nos actes sous l’influence des motifs. Dans ce sens, on peut comparer ce sentiment de notre autonomie et de notre causalité personnelles, comme aussi celui de la responsabilité qui accompagne nos actions, à une aiguille qui, montrant un objet placé au loin, semblerait, aux yeux du vulgaire, indiquer un objet plus rapproché d’elle et situé dans la même direction.

En résumé, l’homme ne fait jamais que ce qu’il veut, et pourtant il agit toujours nécessairement. La raison en est qu’il est déjà ce qu’il veut : car de ce qu’il est découle naturellement tout ce qu’il fait. Si l’on considère ses actions objectivement, c’est-à-dire par le dehors, on reconnaît apodictiquement que, comme celles de tous les êtres de la nature, elles sont soumises à la loi de la causalité dans toute sa rigueur ; subjectivement, par contre, chacun sont qu’il ne fait jamais que ce qu’il veut. Mais cela prouve seulement que ses actions sont l’expression pure de son essence individuelle. C’est ce que sentirait pareillement toute créature, même la plus infime, si elle devenait capable de sentir[6].

La liberté n'est donc pas supprimée par ma solution du problème, mais simplement déplacée et reculée plus haut, à savoir en dehors du domaine des actions individuelles, où l'on peut démontrer qu’elle n’existe pas, jusque dans une sphère plus élevée, mais moins facilement accessible à notre intelligence — c’est-à-dire qu’elle est transcendantale. Et telle est aussi la signification que je voudrais voir attribuer à cette parole de Malebranche : « La liberté est un mystère, » sous l’égide de laquelle la présente dissertation a essayé de résoudre la question proposée par l’Académie Royale.


FIN.
  1. Voyez page 38.
  2. Critique de la Raison Pratique, p. 239 de l’édition Rosenkranz.
  3. P. 301 de la trad. française.
  4. C’est-à-dire le sens commun, ou plutôt ce qu’on appelle vulgairement « le gros bon sens. »
  5. Schopenhauer remarque quelque part avec raison que les hommes appellent conscience morale ce qui n’est souvent qu’une conscientia spuria, où les idées morales ont bien moins de part que la crainte du châtiment. Quand nous avons violé la loi, nous sentons que nous nous sommes mis hors la loi, et ce sentiment, qui est en définitive une crainte, suffit pour nous troubler au milieu de la sécurité apparente la plus complète.
  6. Il y a là une idée profonde que Schopenhauer a évité de développer, sans doute parce qu’il reconnaissait qu’elle appartient en propre à Schelling et à Hegel. — « La liberté est la nécessité comprise. » (Hegel.) — « Tout être, aussitôt qu’il devient sujet, convertit la détermination en spontanéité, la nécessité en liberté. » (Schelling)