Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique/Au lecteur
On ne peut écrire sur des matières philosophiques sans toucher à des questions d’une délicatesse extrême, et sans s’exposer à des contradictions apparentes, ou à des interprétations qui vont bien au delà des pensées de l’auteur. J’ai tâché d’expliquer, mieux qu’on ne l’avait encore fait suivant moi, les raisons spéciales de l’imperfection inévitable de la langue philosophique ; et si j’ai réussi à démontrer au lecteur ce point de théorie, je l’aurai par là même disposé à excuser avec indulgence et à corriger avec bienveillance beaucoup d’inexactitudes de rédaction. Quant à ceux qui seraient animés de sentiments moins charitables, je me contenterai de leur répondre par cette citation de Malebranche (Éclaircissement sur le 3e chap. du livre I de la Recherche de la vérité) : « Il est difficile, et quelquefois ennuyeux et désagréable, de garder dans ses expressions une exactitude trop rigoureuse. Quant un auteur ne se contredit que dans l’esprit de ceux qui le critiquent, et qui souhaitent qu’il se contredise, il ne doit pas s’en mettre fort en peine : et s’il vouloit satisfaire par des explications ennuyeuses à tout ce que la malice ou l’ignorance de quelques personnes pourroit lui opposer, non-seulement il feroit un fort méchant livre, mais encore ceux qui le liroient se trouveroient choqués des réponses qu’il donneroit à des objections imaginaires, ou contraires à une certaine équité dont tout le monde se pique.
Un seul mot pourtant. En parcourant un livre qui a pour but d’expliquer le rôle suprême de la raison dans l’élaboration de la connaissance humaine, on pourrait supposer que l’auteur est ce que l’on est convenu d’appeler, dans le style de la controverse moderne, un rationaliste. On se tromperait en cela : je suis persuadé, autant que qui que ce soit, de l’insuffisance pratique de la raison ; et je ne voudrais pas, pour la vanité de quelques opinions spéculatives, risquer le moins du monde d’affaiblir des croyances que je regarde comme ayant soutenu et comme devant soutenir la vie morale de l’humanité.