Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique/Chapitre 1

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Quel que soit l’objet ou le phénomène que nous voulons étudier, ce que nous en saisissons le mieux, c’est la forme : le fond ou la substance des choses est pour nous plein d’obscurité et de mystères. Heureusement, notre ignorance sur le fond ou sur la nature intime des choses n’empêche pas qu’on ne puisse suivre, par le raisonnement, toutes les propriétés qui tiennent à une forme dont nous avons l’idée nette et bien définie. Ainsi, quoique nous ne possédions que des notions très-imparfaites sur la constitution des corps solides et fluides ; quoiqu’on n’ait pas encore bien expliqué comment, par un jeu d’actions moléculaires, la nature réalise les types ou les formes physiques de la solidité et de la fluidité, il suffit que ces types se prêtent à une définition précise et mathématique, pour que les géomètres aient pu découvrir dans les corps solides et fluides, en repos et en mouvement, une foule de propriétés qui ne tiennent qu’aux définitions abstraites de la solidité et de la fluidité, et dont l’étude ne suppose point la connaissance préalable des moyens cachés que la nature emploie pour produire un cristal ou une goutte d’eau, et pour faire ainsi tomber sous nos sens les types abstraits de la liquidité et des formes cristallines.

De même, quoique nous soyons encore loin de connaître la nature intime du principe de la lumière, malgré tous les progrès qu’ont fait faire à la science de l’optique les travaux des physiciens modernes, déjà, bien avant ces travaux, l’optique constituait une vaste et importante application de la géométrie, tout entière fondée sur la propriété de la lumière de se transmettre en ligne droite, de se réfléchir ou de se briser au passage d’un milieu dans un autre, suivant des lois susceptibles d’un énoncé géométrique, rigoureux et simple. Cette partie de l’optique n’a point changé quand la théorie de l’émanation des particules lumineuses a fait place à celle des vibrations de l’éther : seulement on a dû recourir à d’autres explications pour rattacher ces lois géométriques, d’où dépend la forme du phénomène, aux notions postérieurement acquises sur la constitution physique de la lumière, ou sur la nature même du phénomène.

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Ce que nous disons à propos des phénomènes de la nature physique, s’applique, à bien plus forte raison, aux phénomènes de la vie sensible et intellectuelle. Si le physicien est loin d’avoir une connaissance exacte de l’organisation moléculaire d’une goutte d’eau ou d’un cristal, comment espérer de pénétrer dans les détails intimes de l’organisation à l’aide de laquelle la nature élabore les mystérieux phénomènes que nous appelons sensibilité, conscience, perception ? Comment saisir, dans son essence et dans ses causes internes, cet acte par lequel un être doué d’intelligence perçoit ou connaît des objets situés hors de lui ? L’anatomie la plus fine, l’analyse la plus subtile, y ont échoué jusqu’à présent et y échoueront toujours. Il faudrait donc renoncer à rien savoir sur le mécanisme de nos facultés, si elles ne nous présentaient, dans leur forme, quelques-uns de ces caractères que nous pouvons nettement saisir, et dont il nous est permis de suivre les conséquences par le raisonnement, malgré notre ignorance sur la nature intime et sur la génération des facultés dont nous voulons étudier le jeu et les rapports. Déjà les logiciens, et Kant en particulier, ont insisté sur la distinction entre la matière et la forme de nos connaissances, et ils ont très-bien fait voir que la forme pouvait être l’objet de jugements certains, quand la matière ou le fond restait à l’état problématique ; mais l’application que nous voulons faire de cette distinction, et qui doit servir de point de départ à toutes nos recherches en logique, portera sur un caractère plus général, plus essentiel que ceux dont les logiciens se sont occupés jusqu’ici, et dont il y a, selon nous, bien plus de conséquences importantes à tirer.

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En effet, nous concevons clairement que toute perception ou connaissance implique un SUJET percevant et un OBJET perçu, et consiste dans un rapport quelconque entre ces deux termes : d’où il suit que, la perception ou le rapport venant à changer, il faut que la raison du changement se trouve dans une modification subie, ou par le sujet percevant, ou par l’objet perçu, ou par chacun des deux termes du rapport.

C’est ainsi que, lorsque deux cordes sonores ont eu d’abord entre elles un intervalle musical défini, et qu’au bout d’un certain temps, elles cessent d’offrir cet intervalle, on se demande si le ton de l’une a haussé, si le ton de l’autre a baissé, ou si ces deux causes ont concouru à faire varier l’intervalle.

De même, si l’on trouvait que l’hectolitre de blé représente en valeur, à une époque donnée, un certain nombre de journées de travail, et à une époque postérieure un nombre plus grand, on se demanderait si cet effet est dû à une hausse dans la valeur du blé, résultant, par exemple, d’une suite de mauvaises récoltes ou d’une taxe à l’importation ; ou s’il provient d’une dépréciation du travail manuel, occasionnée par l’accroissement de la population, par l’introduction de nouvelles machines ; ou bien enfin s’il n’y a pas là un résultat composé de la hausse du blé et de la dépréciation du travail.

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Imaginons maintenant que l’on ait un système de cordes sonores, accordées d’abord de manière à offrir de certains intervalles musicaux, et qu’ensuite, toutes ces cordes, moins une, continuant de donner, quand on les compare entre elles, les mêmes intervalles, il n’y ait de changement que dans les intervalles donnés par la comparaison de la dernière corde à toutes les autres : on regardera, sinon comme rigoureusement démontré, du moins comme extrêmement probable, que cette dernière corde est la seule qui n’ait pas tenu l’accord, ou qui ait subi dans sa tension le changement d’où résulte le nouvel état du système.

On tirerait une conséquence analogue à la vue d’un tableau qui donnerait, pour deux époques différentes, les valeurs relatives de diverses denrées. Si le blé, par exemple, en haussant de valeur, comme on l’a supposé plus haut, par rapport à la journée de travail, n’avait changé de valeur par rapport à aucune des autres denrées, on en conclurait que le changement observé est dû, non à la hausse absolue du blé, mais à la dépréciation absolue du travail : à moins toutefois qu’on ne vît clairement qu’il y a, entre le blé et les autres denrées auxquelles on le compare, une liaison telle que l’une ne peut varier sans entraîner, dans les valeurs de toutes celles qui en dépendent, des variations proportionnées.

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Mais, de tous les exemples que nous pourrions prendre, il n’y en a pas qui conviennent mieux à notre but, et qui comportent plus de simplicité et de précision, que ceux qui se tirent de la considération du mouvement.

Nous jugeons qu’un point se meut lorsqu’il change de situation par rapport à d’autres points que nous considérons comme fixes. Si nous observons à deux époques distinctes un système de points matériels, et que les situations respectives de ces points ne soient pas les mêmes aux deux époques, nous en concluons nécessairement que quelques-uns de ces points, sinon tous, se sont déplacés ; mais si, de plus, nous ne pouvons pas les rapporter à des points de la fixité desquels nous soyons sûrs, il nous est, de prime abord, impossible de rien conclure sur le déplacement ou l’immobilité de chacun des points du système en particulier.

Cependant, si tous les points du système, à l’exception d’un seul, avaient conservé leurs situations relatives, nous regarderions comme très-probable que ce point unique est le seul qui s’est déplacé ; à moins, toutefois, que les autres points ne nous parussent liés entre eux de manière que le déplacement de l’un dût entraîner le déplacement de tous les autres.

Nous venons d’indiquer un cas extrême, celui où tous les points, un seul excepté, ont conservé leurs situations relatives ; mais, sans entrer dans les détails, on conçoit bien qu’entre toutes les manières de se rendre raison des changements d’état du système, il peut s’en présenter de beaucoup plus simples, et qu’on n’hésitera pas à regarder comme beaucoup plus probables que d’autres. Cette probabilité, dont nous ne voulons point encore discuter l’origine et la nature, peut être telle qu’elle détermine l’acquiescement de tout esprit raisonnable.

Si l’on ne se bornait pas à observer le système à deux époques distinctes, mais qu’on le suivît dans ses états successifs, il y aurait, sur les mouvements absolus des divers points du système, des hypothèses que l’on serait conduit à préférer à d’autres pour l’explication de leurs mouvements relatifs. C’est ainsi qu’abstraction faite des notions acquises plus tard sur les masses des corps célestes et sur la nature de la force qui les fait mouvoir, l’hypothèse de Copernic, comparée à celle de Ptolémée, expliquait les mouvements apparents du système planétaire d’une manière plus simple, plus satisfaisante pour la raison, et partant plus probable.

Enfin, il y a des circonstances qui peuvent nous donner la certitude que les mouvements relatifs et apparents proviennent du déplacement réel de tel corps et non de tel autre. Ainsi, l’aspect d’un animal nous apprendra par des symptômes non équivoques s’il est effectivement en repos ou en mouvement. Ainsi, pour rentrer dans l’exemple que nous prenions tout à l’heure, les expériences du pendule prouveront le mouvement diurne de la terre ; le phénomène de l’aberration de la lumière prouvera le mouvement annuel ; et l’hypothèse de Copernic prendra rang parmi les vérités positivement démontrées.

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Remarquons maintenant que ces mouvements auxquels nous donnions provisoirement et improprement la qualification d’absolus, et dans lesquels nous cherchions la raison des déplacements relatifs, peuvent n’avoir eux-mêmes qu’une existence relative. Pour faciliter l’intelligence de cette distinction capitale, nous avons à notre disposition les exemples les plus familiers comme les plus relevés.

Sur un bâtiment où des animaux sont embarqués, nous en considérons deux, à deux instants différents : leur situation relative a changé. À défaut de tout autre terme de comparaison, nous pourrons juger sans hésitation, par les attitudes de l’un et de l’autre animal, que le premier s’est déplacé, tandis que l’autre gardait le repos. Mais ce jugement n’est vrai que relativement au système dont le vaisseau et les animaux font partie : peut-être que, si l’on tenait compte de la marche du bâtiment, on trouverait que le même animal qu’on a eu raison de juger en mouvement par rapport au navire, était en repos par rapport à la surface terrestre, tandis que l’autre animal se déplaçait. On n’en est pas moins fondé à dire que l’animal, observé dans l’attitude de la marche, s’est mû réellement : seulement, la réalité de ce mouvement n’est que relative au système mobile auquel l’animal est associé.

Les expériences du pendule et l’aberration de la lumière prouvent la réalité du mouvement diurne et du mouvement annuel de tous les corps placés à la surface de la terre ; mais peut-être qu’en vertu du mouvement de translation du système planétaire dans l’espace, tel point de la masse terrestre, son centre, par exemple, se trouve actuellement dans un repos absolu, tandis que le centre du Soleil est en mouvement. Il n’y aurait rien à en conclure contre la réalité de l’hypothèse de Copernic, qui fait mouvoir la terre autour du Soleil en repos : seulement il faut entendre que la réalité de l’hypothèse est purement relative au système du Soleil et des planètes qui l’escortent.

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Pour suivre de plus près l’analogie avec le problème qui doit nous occuper, et qui a pour objet de soumettre nos idées à un examen critique, de discerner le vrai du faux, l’illusion de la réalité, il faut (sans sortir de l’ordre de faits où nous puisons nos exemples) considérer plus spécialement le cas où il s’agit, non plus de prononcer sur les mouvements réels d’un système de mobiles, d’après leurs mouvements relatifs, tels qu’ils apparaissent à un observateur certain de sa propre immobilité, mais bien de prononcer sur les mouvements réels qui peuvent affecter, soit le système des mobiles extérieurs, pris dans leur ensemble, soit la station même de l’observateur ; et cela, d’après la perception des mouvements apparents du système extérieur, par rapport à la station de l’observateur.

La rigueur de cette analogie n’a point échappé à Kant, c’est-à-dire au philosophe qui a sondé avec le plus de profondeur la question de la légitimité de nos jugements. Lui-même compare la réforme philosophique dont il se fait le promoteur à la réforme opérée en astronomie par Copernic. L’un explique, par les mouvements diurne et annuel de la terre où l’observateur est placé, les apparences du système astronomique ; l’autre veut trouver dans les formes, ou dans les lois constitutives de l’esprit humain, l’explication des formes sous lesquelles nous concevons les phénomènes, et auxquelles les hommes sont portés (mal à propos selon lui) à attribuer une réalité extérieure. En un mot, pour employer dès à présent des termes dont nous ne pourrions nous dispenser par la suite de faire usage, malgré leur dureté technique, Kant n’accorde qu’une valeur subjective à des idées auxquelles le commun des hommes, et même la plupart des philosophes, attribuent une réalité objective.

Nous entrerons plus loin dans la discussion de l’hypothèse du métaphysicien allemand, et nous examinerons si elle ne doit pas être rejetée, par des motifs tout à fait semblables à ceux qui nous obligent d’admettre l’hypothèse du grand astronome, son compatriote. Il suffit ici d’avoir rappelé l’analogie de deux questions sur lesquelles la raison peut d’ailleurs porter des jugements inverses, d’après les données qu’elle possède sur l’une ou sur l’autre.

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Nous appellerons illusion la fausse apparence, celle qui est viciée ou dénaturée en raison de conditions inhérentes au sujet percevant, à ce point que par elle-même elle ne fournit qu’une idée fausse de l’objet perçu ; nous donnerons, par opposition, le nom de phénomène à l’apparence vraie, c’est-à-dire à celle qui a toute la réalité externe que nous lui attribuons naturellement ; enfin, nous distinguerons le phénomène dont la réalité externe n’est que relative, d’avec la réalité absolue que l’esprit conçoit, lors même qu’il n’aurait aucun espoir d’y atteindre avec ses moyens de perception. Des exemples vont encore servir à éclaircir le sens de ces définitions abstraites. Lorsque, du pont du navire où je suis embarqué, mes yeux voient fuir les arbres et les maisons du rivage, c’est une illusion des sens, une apparence fausse et dont je reconnais immédiatement la fausseté, parce que j’ai des motifs d’être sûr de l’immobilité du rivage. Au contraire, mes sens ne me trompent pas lorsqu’ils me portent à croire au mouvement du passager qui se promène près de moi sur le pont : ce mouvement a bien toute la réalité extérieure que je suis porté à lui attribuer, sur le témoignage de mes sens qui, en cela, n’altèrent ni ne compliquent la chose dont ils ont pour fonction de me donner la perception et la connaissance ; mais cette réalité extérieure n’est que phénoménale ou relative ; car peut-être le passager se meut-il en sens contraire du navire et avec une vitesse égale, de manière à rester fixe par rapport au rivage auquel j’attribue avec raison l’immobilité. En tout cas, le mouvement du navire se combine avec le mouvement propre du passager pour déterminer le mouvement réel de celui-ci par rapport au rivage ou à la surface terrestre. Mais, en admettant l’hypothèse que le passager reste immobile relativement à la surface terrestre (et par conséquent absolument immobile, s’il était permis d’admettre avec les anciens l’immobilité absolue de cette surface), nous comprenons très-bien que l’état de repos où il se trouve a sa raison dans la coexistence de deux mouvements contraires, qui se neutralisent, tout en existant réellement chacun à part, d’une réalité que nous appelons phénoménale et relative, pour la distinguer d’une réalité absolue que l’esprit conçoit, lors même que l’observation n’y atteint pas.

La courbe enchevêtrée qu’une planète vue de la terre semble décrire sur la sphère céleste où l’on prend les étoiles pour points de repère, est une apparence où la vérité objective se trouve faussée par des conditions subjectives inhérentes à la station de l’observateur. Au contraire, l’orbite elliptique qu’un satellite décrit autour de sa planète (abstraction faite des perturbations), et dont l’astronome assigne les éléments, n’est pas une pure apparence. La description de cette orbite par le satellite est un phénomène ou, si on l’aime mieux, un fait doué d’une réalité phénoménale, relative au système de la planète principale et de ses satellites ; quoique, plus réellement et relativement au système solaire, dont celui de la planète et de ses satellites n’est qu’une dépendance, la trajectoire du satellite soit une courbe plus composée, résultant d’une combinaison du mouvement elliptique du satellite autour de sa planète avec le mouvement elliptique de la planète autour du Soleil ; quoique, plus réellement encore et relativement au système d’un groupe d’étoiles dont le Soleil fait partie, la trajectoire du satellite résulte d’une combinaison des mouvements que l’on vient d’indiquer avec le mouvement, encore peu connu, du système solaire ; et ainsi de suite, sans qu’il nous soit donné d’atteindre à la réalité absolue, dans le strict sens du mot.

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Aux exemples tirés du mouvement, nous pouvons, pour éclaircir encore mieux ces notions préliminaires, en joindre d’autres fournis par les impressions qui affectent spécialement le sens de la vue. Des yeux fatigués ou malades éprouvent dans les ténèbres des impressions semblables à celles que la lumière directe ou réfléchie produit sur les yeux sains, dans des circonstances normales. On voit des étincelles, des taches obscures ou diversement colorées. L’action de l’électricité, une compression mécanique peuvent produire les mêmes effets, et donnent lieu à des sensations visuelles ou optiques du genre de celles que les physiologistes nomment subjectives, parce qu’elles ne correspondent à aucun objet extérieur qui révélerait sa présence à la manière ordinaire, en vertu de l’action spéciale exercée sur la rétine par les rayons qui en émanent. Dans des cas d’hallucination, on croit voir des spectres, des fantômes ; et alors ce n’est plus l’état maladif ou anormal de la rétine ou du nerf optique qui vicie les impressions du cerveau, c’est l’état maladif ou anormal du cerveau qui réagit sur les appareils nerveux placés dans sa dépendance, et qui en pervertit les fonctions. De pareilles aberrations de la sensibilité, qui appartiennent en quelque sorte à l’état normal, vu la fréquence et la quasi-périodicité de leur retour, produisent les songes. Tout cela n’est évidemment qu’illusion, fausse apparence, tenant sans doute à des lois manifestes ou cachées qui régissent notre propre sensibilité, mais sans liaison avec aucune réalité extérieure, ou du moins sans une liaison telle qu’il en puisse résulter pour nous une perception ou une connaissance de cette même réalité.

Un charbon incandescent, en tournant avec une rapidité suffisante, produit l’impression d’un cercle lumineux continu. On trouve dans les livres de physique une théorie des couleurs accidentelles, c’est-à-dire des teintes que semble prendre accidentellement une surface blanche le long des lignes qui la séparent d’une surface colorée, ou des teintes que la surface blanche acquiert pour quelques instants, après que l’œil s’est appliqué pendant un temps suffisant à regarder une surface colorée. Ce sont encore là des apparences qui tiennent au mode de sensibilité de la rétine, et qui n’ont aucune réalité externe. Telle modification dans la structure de l’œil ou dans le ton de la fibre nerveuse permettrait de suivre le mouvement du point en ignition, quand, pour des yeux tels que les nôtres, a déjà lieu l’apparence d’un cercle continu. Cependant ces illusions, ces fausses apparences ne sont point, comme celles de la première catégorie, indépendantes de la présence des objets externes, ou liées à la présence de ces objets, mais par de tout autres rapports que ceux qui donnent aux impressions du même genre, dans les circonstances normales, une vertu représentative. Elles dépendent au contraire de la présence des objets externes, et résultent d’une simple déviation des lois ordinaires de la représentation : déviation soumise elle-même à des lois régulières, susceptible d’être définie par l’expérience et rectifiée par le raisonnement ; moyennant quoi la perception sera soustraite à l’influence des modifications subjectives qui l’altéraient et la faussaient.

Nous sommes frappés pour la première fois du spectacle d’un arc-en-ciel, et, dans l’habitude où nous sommes de voir les couleurs s’étendre à la surface de corps résistants qui conservent ces couleurs en se déplaçant dans l’espace ou qui ont, comme on dit, des couleurs propres, nous jugeons de prime abord que l’arc-en-ciel est un objet matériel, teint de couleurs propres, occupant dans le ciel une place déterminée, d’où il offrirait les mêmes apparences à des spectateurs diversement placés, sauf les effets ordinaires de perspective, dont nous sommes exercés à tenir compte. Or, l’arc-en-ciel n’a pas ce degré de réalité ou de consistance objective ; il n’existe en tel lieu de l’espace que relativement à tel observateur placé dans un lieu déterminé ; de sorte que, l’observateur se déplaçant, l’arc se déplace aussi, ou même s’évanouit tout à fait : et néanmoins ce n’est point une illusion ; car, s’il faut que l’observateur se trouve en tel lieu pour que le concours des rayons lumineux y produise la perception d’un arc-en-ciel et le lui fasse rapporter à tel autre lieu de l’espace, nous concevons parfaitement que les rayons lumineux font leur trajet, indépendamment de la présence de l’observateur, qu’il ait l’œil fermé ou ouvert pour les recevoir. L’arc-en-ciel est un phénomène ; la présence de l’observateur est la condition de la perception, et non celle de la production du phénomène : ratio cognoscendi, non ratio essendi.

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Ce que nous disons de l’arc-en-ciel, nous le dirions des couleurs changeantes que certains corps présentent. La perception des couleurs change avec la position de l’observateur par rapport au corps, mais non pas, comme dans le cas des couleurs accidentelles, par suite de modifications propres à l’organe de l’observateur ou au sujet percevant. Le corps renvoie effectivement des rayons d’une certaine couleur dans une direction, et des rayons d’une couleur différente dans une autre. Nous dirons donc que l’idée du corps, en tant que revêtant telle couleur, n’est pas une illusion ; que cette idée est douée d’une réalité objective et phénoménale, bien que relative et non absolue ; et nous regarderions au contraire comme entachée d’illusion la représentation que s’en ferait un homme dont les yeux malades faussent les couleurs, ou qui regarderait à son insu ce corps à travers un milieu coloré.

Que s’il s’agit d’un corps à couleur propre, invariable, tel que l’or parfaitement pur, le caractère physique tiré de la couleur aura une plus grande valeur aux yeux du naturaliste et aux yeux du philosophe : il jouira en effet à un plus haut degré de la consistance objective : non pas que, quand on dit : L’or est jaune, on s’imagine qu’il y ait dans le métal quelque chose qui ressemble à la sensation que nous fait éprouver la couleur jaune. Les métaphysiciens des deux derniers siècles se sont trop évertués à nous prémunir contre une méprise si grossière. Mais on entend, ou du moins tout homme un peu exercé à la réflexion entend sans peine que l’or a réellement la propriété de renvoyer en tous sens des rayons lumineux d’une certaine espèce, que nous distinguons des autres par la propriété qu’ils ont d’affecter d’une certaine manière la sensibilité de la rétine, et qu’au besoin, grâce au progrès des sciences, nous distinguerions par d’autres caractères, tels que celui d’avoir tel indice de réfraction, celui de produire tels effets calorifiques ou chimiques. Viendra maintenant un physicien qui, scrutant plus curieusement les propriétés optiques des corps, remarquera que les surfaces métalliques, même non polies, réfléchissent toujours plus ou moins abondamment, à la manière d’un miroir, la lumière blanche qui les éclaire, et que cette lumière blanche, ainsi réfléchie spéculairement, s’ajoute (de manière à en masquer la véritable teinte) à la lumière qui a pénétré tant soit peu entre les particules du corps, et qui dans ce trajet a subi l’action singulière par laquelle les particules matérielles, selon la nature du corps, éteignent de préférence les rayons d’une certaine couleur, renvoient de préférence les rayons d’une autre couleur, ce qui est le vrai fondement de la couleur propre des corps. En poursuivant cette idée, en dégageant le phénomène de la couleur propre des corps d’un autre phénomène qui le complique, celui de la réflexion spéculaire, le physicien dont nous parlons constatera que la teinte jaune du morceau de métal peut résulter de l’action combinée de rayons de lumière blanche réfléchie spéculairement, et de rayons pourpres qui ont subi l’action moléculaire que l’on vient d’indiquer. Il remarquera que la lumière, vue par transmission à travers une mince feuille d’or, est effectivement colorée en pourpre ; que de l’or métallique, obtenu en poudre impalpable dans un précipité chimique, est aussi de couleur pourpre ; et il en conclura, contre l’opinion commune, que le pourpre est vraiment la couleur propre de l’or. Il aura fait un pas de plus dans l’investigation de la réalité que contient le phénomène : il aura franchi un terme de plus dans cette série dont le dernier terme, reculé ou non à l’infini, accessible ou inaccessible pour nous, serait la réalité absolue.

Au point où nous en sommes, il est bien sûr que l’esprit du physicien ne se tient point pour satisfait ; que non seulement il ne se flatte pas d’avoir saisi la réalité absolue sous l’apparence phénoménale, mais qu’il ne regarde nullement comme impossible de pénétrer plus avant dans la raison intrinsèque, dans le fondement réel de tout cet ordre de phénomènes que l’on qualifie d’optiques, et dont la première notion, la plus empreinte des conditions propres à notre organisme, nous est donnée par la sensation d’une étendue colorée. En vertu d’une loi de l’entendement humain, dont nous aurons à parler ailleurs, il sera invinciblement porté à chercher la raison de tous ces phénomènes dans des rapports de configuration et de mouvement, dans le jeu de certaines forces mécaniques qui ne sont conçues elles-mêmes que comme des causes de mouvement. Il imaginera donc là-dessus des hypothèses qu’il confrontera avec des expériences ingénieuses. Bientôt le géomètre redoublera d’efforts pour opérer cette réduction de la nature sensible à une nature purement intelligible, où il n’y a que des mouvements rectilignes, circulaires, ondulatoires, régis par les lois des nombres. Mais par cela même, et en admettant le plein succès de ses tentatives, en supposant que l’optique aura été ramenée à n’être qu’un problème de mécanique, nous retombons sur un ordre de phénomènes plus généraux, où nous avions puisé d’abord des exemples plus abstraits et plus simples, et où déjà nous avions reconnu, par ces exemples mêmes, qu’il ne nous est pas donné d’atteindre à la réalité absolue : bien qu’il soit dans la mesure de nos forces de nous élever d’un ordre de réalités phénoménales et relatives à un ordre de réalités supérieures, et de pénétrer ainsi graduellement dans l’intelligence du fond de réalité des phénomènes.

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Quand le sujet en qui la perception réside est à son tour considéré comme objet de connaissance, toutes les modifications qu’il éprouve, même celles auxquelles ne correspondrait aucune réalité externe et phénoménale, peuvent être réputées des phénomènes, et à ce titre être observées, étudiées, soumises à des lois. Ainsi les hallucinations du sens de la vue seront décrites et étudiées comme phénomènes par les physiologistes et les psychologues qui s’occupent ou qui doivent s’occuper de la sensibilité, aussi bien dans ses aberrations qu’à l’état normal. La sensation des couleurs accidentelles attirera au même titre l’attention des physiologistes et même celle des physiciens, à cause de certaines lois très simples et purement physiques, suivant lesquelles les teintes accidentelles naissent à l’occasion du contraste des couleurs réelles.

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La distinction du sujet qui perçoit et de l’objet perçu ne cesse pas d’être admissible, lors même que l’homme s’observe et se connaît (ou cherche à se connaître) dans sa propre individualité. Cette distinction est bien évidente à l’égard des phénomènes de notre nature corporelle qui tombent sous nos sens ; et, même dans l’ordre des phénomènes intellectuels et moraux, il arrive que l’homme a le pouvoir de se poser comme objet de connaissance à lui-même ; sans quoi toute connaissance serait impossible pour les phénomènes de cet ordre. Il y a vraisemblablement une multitude de faits moraux et intellectuels, comme de faits physiologiques, qui passent inaperçus, qui sont hors du domaine de la connaissance, précisément parce qu’il n’y a pas lieu, en ce qui les concerne, de distinguer un sujet ou une faculté qui perçoit d’avec un objet ou une faculté perçue. D’où vient ce pouvoir de l’homme intérieur, de se poser comme objet de connaissance à lui-même, pouvoir senti de tous, qui n’apparaît d’abord qu’à l’état rudimentaire, mais qui se fortifie et se développe à la manière des autres puissances de la vie, et à la désignation duquel toutes les langues ont affecté des expressions métaphoriques ? C’est peut-être là un des plus impénétrables mystères de la nature humaine : c’est du moins une des questions les plus obscurément traitées par les philosophes modernes, mais dont heureusement la solution n’est pas indispensable pour le but que nous nous proposons. Le peu que nous aurions à en dire trouvera plus naturellement sa place dans le chapitre où nous traiterons de la psychologie, et de la valeur des procédés d’investigation scientifique à l’usage des psychologues.