Essai sur les mœurs/Chapitre 1

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CHAPITRE I.

De la Chine, de son antiquité, de ses forces, de ses lois, de ses usages, et de ses sciences.

L’empire de la Chine dès lors était plus vaste que celui de Charlemagne, surtout en y comprenant la Corée et le Tunquin, provinces alors tributaires des Chinois. Environ trente degrés en longitude et vingt-quatre en latitude forment son étendue. Nous avons remarqué[1] que le corps de cet État subsiste avec splendeur depuis plus de quatre mille ans, sans que les lois, les mœurs, le langage, la manière même de s’habiller, aient souffert d’altération sensible.

Son histoire, incontestable dans les choses générales, la seule qui soit fondée sur des observations célestes, remonte, par la chronologie la plus sûre, jusqu’à une éclipse observée deux mille cent cinquante-cinq ans avant notre ère vulgaire, et vérifiée par les mathématiciens missionnaires qui, envoyés dans les derniers siècles chez cette nation inconnue, l’ont admirée et l’ont instruite. Le P. Gaubil a examiné une suite de trente-six éclipses de soleil, rapportées dans les livres de Confutzée ; et il n’en a trouvé que deux fausses et deux douteuses. Les douteuses sont celles qui en effet sont arrivées, mais qui n’ont pu être observées du lieu où l’on suppose l’observateur ; et cela même prouve qu’alors les astronomes chinois calculaient les éclipses, puisqu’ils se trompèrent dans deux calculs.

Il est vrai qu’Alexandre avait envoyé de Babylone en Grèce les observations des Chaldéens, qui remontaient un peu plus haut que les observations chinoises, et c’est sans contredit le plus beau monument de l’antiquité ; mais ces éphémérides de Babylone n’étaient point liées à l’histoire des faits : les Chinois, au contraire, ont joint l’histoire du ciel à celle de la terre, et ont ainsi justifié l’une par l’autre.

Deux cent trente ans au delà du jour de l’éclipse dont on a parlé, leur chronologie atteint sans interruption, et par des témoignages authentiques, jusqu’à l’empereur Hiao, qui travailla lui-même à réformer l’astronomie, et qui, dans un règne d’environ quatre-vingts ans, chercha, dit-on, à rendre les hommes éclairés et heureux. Son nom est encore en vénération à la Chine, comme l’est en Europe celui des Titus, des Trajan, et des Antonins. S’il fut pour son temps un mathématicien habile, cela seul montre qu’il était né chez une nation déjà très-policée. On ne voit point que les anciens chefs des bourgades germaines ou gauloises aient réformé l’astronomie : Clovis n’avait point d’observatoire.

Avant Iliao[2] on trouve encore six rois, ses prédécesseurs ; mais la durée de leur règne est incertaine. Je crois qu’on ne peut mieux faire, dans ce silence de la chronologie, que de recourir à la règle de Newton, qui, ayant composé une année commune des années qu’ont régné les rois des différents pays, réduit chaque règne à vingt-deux ans ou environ. Suivant ce calcul, d’autant plus raisonnable qu’il est plus modéré, ces six rois auront régné à peu près cent trente ans ; ce qui est bien plus conforme à l’ordre de la nature que les deux cent quarante ans qu’on donne, par exemple, aux sept rois de Rome, et que tant d’autres calculs démentis par l’expérience de tous les temps.

Le premier de ces rois, nommé Fo-hi, régnait donc plus de vingt-cinq siècles avant l’ère vulgaire, au temps que les Babyloniens avaient déjà une suite d’observations astronomiques ; et dès lors la Chine obéissait à un souverain. Ses quinze royaumes, réunis sous un seul homme, prouvent que longtemps auparavant cet État était très-peuplé, policé, partagé en beaucoup de souverainetés : car jamais un grand État ne s’est formé que de plusieurs petits ; c’est l’ouvrage de la politique, du courage, et surtout du temps : il n’y a pas une plus grande preuve d’antiquité.

Il est rapporté dans les cinq Kings, le livre de la Chine le plus ancien et le plus autorisé, que sous l’empereur Yo, quatrième successeur de Fo-hi, on observa une conjonction de Saturne, Jupiter, Mars, Mercure, et Vénus. Nos astronomes modernes disputent entre eux sur le temps de cette conjonction, et ne devraient pas disputer. Mais quand même on se serait trompé à la Chine dans cette observation du ciel, il était beau même de se tromper. Les livres chinois disent expressément que de temps immémorial on savait à la Chine que Vénus et Mercure tournaient autour du soleil. Il faudrait renoncer aux plus simples lumières de la raison, pour ne pas voir que de telles connaissances supposaient une multitude de siècles antérieurs, quand même ces connaissances n’auraient été que des doutes.

Ce qui rend surtout ces premiers livres respectables, et qui leur donne une supériorité reconnue sur tous ceux qui rapportent l’origine des autres nations, c’est qu’on n’y voit aucun prodige, aucune prédiction, aucune même de ces fourberies politiques que nous attribuons aux fondateurs des autres États ; excepté peut-être ce qu’on a imputé à Fo-hi, d’avoir fait accroire qu’il avait vu ses lois écrites sur le dos d’un serpent ailé. Cette imputation même fait voir qu’on connaissait l’écriture avant Fo-hi. Enfin ce n’est pas à nous, au bout de notre Occident, à contester les archives d’une nation qui était toute policée quand nous n’étions que des sauvages.

Un tyran, nommé Chi-Hoangti, ordonna, à la vérité, qu’on brûlât tous les livres ; mais cet ordre insensé et barbare avertissait de les conserver avec soin, et ils reparurent après lui. Qu’importe, après tout, que ces livres renferment ou non une chronologie toujours sûre ? Je veux que nous ne sachions pas en quel temps précisément vécut Charlemagne ; dès qu’il est certain qu’il a fait de vastes conquêtes avec de grandes armées, il est clair qu’il est né chez une nation nombreuse, formée en corps de peuple par une longue suite de siècles. Puis donc que l’empereur Hiao, qui vivait incontestablement plus de deux mille quatre cents ans avant notre ère, conquit tout le pays de la Corée, il est indubitable que son peuple était de l’antiquité la plus reculée. De plus, les Chinois inventèrent un cycle, un comput, qui commence deux mille six cent deux ans avant le nôtre. Est-ce à nous à leur contester une chronologie unanimement reçue chez eux, à nous, qui avons soixante systèmes différents pour compter les temps anciens, et qui, ainsi, n’en avons pas un ?

Répétons[3] que les hommes ne multiplient pas aussi aisément qu’on le pense. Le tiers des enfants est mort au bout de dix ans. Les calculateurs de la propagation de l’espèce humaine ont remarqué qu’il faut des circonstances favorables et rares pour qu’une nation s’accroisse d’un vingtième au bout de cent années ; et très-souvent il arrive que la peuplade diminue au lieu d’augmenter. De savants chronologistes ont supputé qu’une seule famille, après le déluge, toujours occupée à peupler, et ses enfants s’étant occupés de même, il se trouva en deux cent cinquante ans beaucoup plus d’habitants que n’en contient aujourd’hui l’univers. Il s’en faut beaucoup que le Talmud et les Mille et une Nuits contiennent rien de plus absurde. Il a déjà été dit qu’on ne fait point ainsi des enfants à coups de plume. Voyez nos colonies, voyez ces archipels immenses de l’Asie dont il ne sort personne : les Maldives, les Philippines, les Moluques, n’ont pas le nombre d’habitants nécessaire. Tout cela est encore une nouvelle preuve de la prodigieuse antiquité de la population de la Chine.

Elle était au temps de Charlemagne, comme longtemps auparavant, plus peuplée encore que vaste. Le dernier dénombrement dont nous avons connaissance, fait seulement dans les quinze provinces qui composent la Chine proprement dite, monte jusqu’à près de soixante millions d’hommes capables d’aller à la guerre ; en ne comptant ni les soldats vétérans, ni les vieillards au-dessus de soixante ans, ni la jeunesse au-dessous de vingt ans, ni les mandarins, ni la multitude des lettrés, ni les bonzes, encore moins les femmes qui sont partout en pareil nombre que les hommes, à un quinzième ou seizième près, selon les observations de ceux qui ont calculé avec plus d’exactitude ce qui concerne le genre humain. À ce compte, il paraît difficile qu’il y ait moins de cent cinquante millions d’habitants à la Chine : notre Europe n’en a pas beaucoup plus de cent millions, à compter vingt millions en France, vingt-deux en Allemagne, quatre dans la Hongrie, dix dans toute l’Italie jusqu’en Dalmatie, huit dans la Grande-Bretagne et dans l’Irlande, huit dans l’Espagne et le Portugal, dix ou douze dans la Russie européane, cinq dans la Pologne, autant dans la Turquie d’Europe, dans la Grèce et les Iles, quatre dans la Suède, trois dans la Norvège et le Danemark, près de quatre dans la Hollande et les Pays-Bas voisins[4].

On ne doit donc pas être surpris si les villes chinoises sont immenses ; si Pékin, la nouvelle capitale de l’empire, a près de six de nos grandes lieues de circonférence, et renferme environ trois millions de citoyens ; si Nankin, l’ancienne métropole, en avait autrefois davantage ; si une simple bourgade, nommée Quientzeng, où l’on fabrique la porcelaine, contient environ un million d’habitants.

Le journal de l’empire chinois, journal le plus authentique et le plus utile qu’on ait dans le monde, puisqu’il contient le détail de tous les besoins publics, des ressources et des intérêts de tous les ordres de l’État ; ce journal, dis-je, rapporte que, l’an de notre ère 1725, la femme que l’empereur Yontchin déclara impératrice fit, à cette occasion, selon une ancienne coutume, des libéralités aux pauvres femmes de toute la Chine qui passaient soixante et dix ans. Le journal compte, dans la seule province de Kanton, quatre-vingt-dix-huit mille deux cent vingt-deux femmes[5] de soixante et dix ans qui reçurent ces présents, quarante mille huit cent quatre-vingt-treize qui passaient quatre-vingts ans, et trois mille quatre cent cinquante-trois qui approchaient de cent années. Combien de femmes ne reçurent pas ce présent ! En voilà, parmi celles qui ne sont plus comptées au nombre des personnes utiles, plus de cent quarante-deux mille qui le reçurent dans une seule province. Quelle doit donc être la population de l’État ! et si chacune d’elles reçut la valeur de dix livres dans toute l’étendue de l’empire, à quelles sommes dut monter cette libéralité !

Les forces de l’État consistent, selon les relations des hommes les plus intelligents qui aient jamais voyagé, dans une milice d’environ huit cent mille soldats bien entretenus. Cinq cent soixante et dix mille chevaux sont nourris, ou dans les écuries, ou dans les pâturages de l’empereur, pour monter les gens de guerre, pour les voyages de la cour, et pour les courriers publics. Plusieurs missionnaires, que l’empereur Kang-hi, dans ces derniers temps, approcha de sa personne par amour pour les sciences, rapportent qu’ils l’ont suivi dans ces chasses magnifiques vers la Grande-Tartarie, où cent mille cavaliers et soixante mille hommes de pied marchaient en ordre de bataille : c’est un usage immémorial dans ces climats.

Les villes chinoises n’ont jamais eu d’autres fortifications que celles que le bon sens inspirait à toutes les nations avant l’usage de l’artillerie ; un fossé, un rempart, une forte muraille, et des tours ; depuis même que les Chinois se servent de canon, ils n’ont point suivi le modèle de nos places de guerre ; mais, au lieu qu’ailleurs on fortifie les places, les Chinois fortifièrent leur empire. La grande muraille qui séparait et défendait la Chine des Tartares, bâtie cent trente-sept ans avant notre ère, subsiste encore dans un contour de cinq cents lieues, s’élève sur des montagnes, descend dans des précipices, ayant presque partout vingt de nos pieds de largeur, sur plus de trente de hauteur : monument supérieur aux pyramides d’Égypte, par son utilité comme par son immensité.

Ce rempart n’a pu empêcher les Tartares de profiter, dans la suite des temps, des divisions de la Chine, et de la subjuguer ; mais la constitution de l’État n’en a été ni affaiblie ni changée. Le pays des conquérants est devenu une partie de l’État conquis ; et les Tartares Mantchoux, maîtres de la Chine, n’ont fait autre chose que se soumettre, les armes à la main, aux lois du pays dont ils ont envahi le trône.

On trouve, dans le troisième livre de Confutzée, une particularité qui fait voir combien l’usage des chariots armés est ancien. De son temps, les vice-rois, ou gouverneurs de province, étaient obligés de fournir au chef de l’État, ou empereur, mille chars de guerre à quatre chevaux de front, mille quadriges. Homère, qui fleurit longtemps avant le philosophe chinois, ne parle jamais que de chars à deux ou à trois chevaux. Les Chinois avaient sans doute commencé, et étaient parvenus à se servir de quadriges ; mais, ni chez les anciens Grecs, du temps de la guerre de Troie, ni chez les Chinois, on ne voit aucun usage de la simple cavalerie. Il paraît pourtant incontestable que la méthode de combattre à cheval précéda celle des chariots. Il est marqué que les Pharaons d’Égypte avaient de la cavalerie, mais ils se servaient aussi de chars de guerre : cependant il est à croire que dans un pays fangeux, comme l’Égypte, et entrecoupé de tant de canaux, le nombre de chevaux fut toujours très-médiocre.

Quant aux finances, le revenu ordinaire de l’empereur se monte, selon les supputations les plus vraisemblables, à deux cents millions de taels d’argent fin. Il est à remarquer que le tael n’est pas précisément égal à notre once, et que l’once d’argent ne vaut pas cinq livres françaises, valeur intrinsèque, comme le dit l’histoire de la Chine, compilée par le jésuite du Halde : car il n’y a point de valeur intrinsèque numéraire ; mais deux cents millions de taels font deux cent quarante-six millions d’onces d’argent, ce qui, en mettant le marc d’argent fin à cinquante-quatre livres dix-neuf sous, revient à environ mille six cent quatre-vingt-dix millions de notre monnaie en 1768. Je dis en ce temps, car cette valeur arbitraire n’a que trop changé parmi nous, et changera peut-être encore : c’est à quoi ne prennent pas assez garde les écrivains, plus instruits des livres que des affaires, qui évaluent souvent l’argent étranger d’une manière très-fautive[6].

Les Chinois ont eu des monnaies d’or et d’argent frappées au marteau longtemps avant que les dariques fussent fabriquées en Perse. L’empereur Kang-hi avait rassemblé une suite de trois mille de ces monnaies, parmi lesquelles il y en avait beaucoup des Indes ; autre preuve de l’ancienneté des arts dans l’Asie. Mais depuis longtemps l’or n’est plus une mesure commune à la Chine, il y est marchandise comme en Hollande ; l’argent n’y est plus monnaie, le poids et le titre en font le prix ; on n’y frappe plus que du cuivre, qui seul dans ce pays a une valeur arbitraire. Le gouvernement, dans des temps difficiles, a payé en papier, comme on a fait depuis dans plus d’un État de l’Europe ; mais jamais la Chine n’a eu l’usage des banques publiques, qui augmentent les richesses d’une nation, en multipliant son crédit.

Ce pays, favorisé de la nature, possède presque tous les fruits transplantés dans notre Europe, et beaucoup d’autres qui nous manquent. Le blé, le riz, la vigne, les légumes, les arbres de toute espèce, y couvrent la terre ; mais les peuples n’ont fait du vin que dans les derniers temps, satisfaits d’une liqueur assez forte qu’ils savent tirer du riz.

L’insecte précieux qui produit la soie est originaire de la Chine ; c’est de là qu’il passa en Perse assez tard, avec l’art de faire des étoffes du duvet qui le couvre ; et ces étoffes étaient si rares, du temps même de Justinien, que la soie se vendait en Europe au poids de l’or.

Le papier fin et d’un blanc éclatant était fabriqué chez les Chinois de temps immémorial ; on en faisait avec des filets de bois de bambou bouilli. On ne connaît pas la première époque de la porcelaine, et de ce beau vernis qu’on commence à imiter et à égaler en Europe.

Ils savent, depuis deux mille ans, fabriquer le verre, mais moins beau et moins transparent que le nôtre.

L’imprimerie fut inventée par eux dans le même temps. On sait que cette imprimerie est une gravure sur des planches de bois, telle que Guttenberg la pratiqua le premier à Mayence, au xve siècle. L’art de graver les caractères sur le bois est plus perfectionné à la Chine ; notre méthode d’employer les caractères mobiles et de fonte, beaucoup supérieure à la leur, n’a point encore été adoptée par eux[7], parce qu’il aurait fallu recevoir l’alphabet, et qu’ils n’ont jamais voulu quitter l’écriture symbolique : tant ils sont attachés à toutes leurs anciennes méthodes.

L’usage des cloches est chez eux de la plus haute antiquité. Nous n’en avons eu en France qu’au vie siècle de notre ère. Ils ont cultivé la chimie ; et, sans devenir jamais bons physiciens, ils ont inventé la poudre ; mais ils ne s’en servaient que dans des fêtes, dans l’art des feux d’artifice, où ils ont surpassé les autres nations. Ce furent les Portugais qui, dans ces derniers siècles, leur ont enseigné l’usage de l’artillerie, et ce sont les jésuites qui leur ont appris à fondre le canon. Si les Chinois ne s’appliquèrent pas à inventer ces instruments destructeurs, il ne faut pas en louer leur vertu, puisqu’ils n’en ont pas moins fait la guerre.

Ils ne poussèrent loin l’astronomie qu’en tant qu’elle est la science des yeux et le fruit de la patience. Ils observèrent le ciel assidûment, remarquèrent tous les phénomènes, et les transmirent à la postérité. Ils divisèrent, comme nous, le cours du soleil en trois cent soixante-cinq parties et un quart. Ils connurent, mais confusément, la précession des équinoxes et des solstices. Ce qui mérite peut-être le plus d’attention, c’est que, de temps immémorial, ils partagent le mois en semaines de sept jours. Les Indiens en usaient ainsi ; la Chaldée se conforma à cette méthode, qui passa dans le petit pays de la Judée ; mais elle ne fut point adoptée en Grèce.

On montre encore les instruments dont se servit un de leurs fameux astronomes, mille ans avant notre ère vulgaire, dans une ville qui n’est que du troisième ordre. Nankin, l’ancienne capitale, conserve un globe de bronze que trois hommes ne peuvent embrasser, porté sur un cube de cuivre qui s’ouvre, et dans lequel on fait entrer un homme pour tourner ce globe, sur lequel sont tracés les méridiens et les parallèles.

Pékin a un observatoire rempli d’astrolabes et de sphères armillaires ; instruments, à la vérité, inférieurs aux nôtres pour l’exactitude, mais témoignages célèbres de la supériorité des Chinois sur les autres peuples d’Asie.

La boussole, qu’ils connaissaient, ne servait pas à son véritable usage de guider la route des vaisseaux. Ils ne naviguaient que près des côtes. Possesseurs d’une terre qui fournit tout, ils n’avaient pas besoin d’aller, comme nous, au bout du monde. La boussole, ainsi que la poudre à tirer, était pour eux une simple curiosité, et ils n’en étaient pas plus à plaindre.

On est étonné que ce peuple inventeur n’ait jamais percé dans la géométrie au delà des éléments. Il est certain que les Chinois connaissaient ces éléments plusieurs siècles avant qu’Euclide les eût rédigés chez les Grecs d’Alexandrie. L’empereur Kang-hi assura de nos jours au P. Parennin, l’un des plus savants et des plus sages missionnaires qui aient approché de ce prince, que l’empereur Yu s’était servi des propriétés du triangle rectangle pour lever un plan géographique d’une province, il y a plus de trois mille neuf cent soixante années ; et le P. Parennin lui-même cite un livre, écrit onze cents ans avant notre ère, dans lequel il est dit que la fameuse démonstration attribuée en Occident à Pythagore était depuis longtemps au rang des théorèmes les plus connus.

On demande pourquoi les Chinois, ayant été si loin dans des temps si reculés, sont toujours restés à ce terme ; pourquoi l’astronomie est chez eux si ancienne et si bornée ; pourquoi dans la musique ils ignorent encore les demi-tons. Il semble que la nature ait donné à cette espèce d’hommes, si différente de la nôtre, des organes faits pour trouver tout d’un coup tout ce qui leur était nécessaire, et incapables d’aller au-delà. Nous, au contraire, nous avons eu des connaissances très-tard, et nous avons tout perfectionné rapidement. Ce qui est moins étonnant, c’est la crédulité avec laquelle ces peuples ont toujours joint leurs erreurs de l’astrologie judiciaire aux vraies connaissances célestes. Cette superstition a été celle de tous les hommes ; et il n’y a pas longtemps que nous en sommes guéris : tant l’erreur semble faite pour le genre humain.

Si on cherche pourquoi tant d’arts et de sciences, cultivés sans interruption depuis si longtemps à la Chine, ont cependant fait si peu de progrès, il y en a peut-être deux raisons : l’une est le respect prodigieux que ces peuples ont pour ce qui leur a été transmis par leurs pères, et qui rend parfait à leurs yeux tout ce qui est ancien ; l’autre est la nature de leur langue, le premier principe de toutes les connaissances.

L’art de faire connaître ses idées par l’écriture, qui devait n’être qu’une méthode très-simple, est chez eux ce qu’ils ont de plus difficile. Chaque mot a des caractères différents : un savant, à la Chine, est celui qui connaît le plus de ces caractères ; quelques-uns sont arrivés à la vieillesse avant que de savoir bien écrire.

Ce qu’ils ont le plus connu, le plus cultivé, le plus perfectionné, c’est la morale et les lois. Le respect des enfants pour leurs pères est le fondement du gouvernement chinois. L’autorité paternelle n’y est jamais affaiblie. Un fils ne peut plaider contre son père qu’avec le consentement de tous les parents, des amis, et des magistrats. Les mandarins lettrés y sont regardés comme les pères des villes et des provinces, et le roi, comme le père de l’empire. Cette idée, enracinée dans les cœurs, forme une famille de cet État immense.

La loi fondamentale étant donc que l’empire est une famille, on y a regardé, plus qu’ailleurs, le bien public comme le premier devoir. De là vient l’attention continuelle de l’empereur et des tribunaux à réparer les grands chemins, à joindre les rivières, à creuser des canaux, à favoriser la culture des terres et les manufactures.

Nous traiterons dans un autre chapitre du gouvernement de la Chine ; mais vous remarquerez d’avance que les voyageurs, et surtout les missionnaires, ont cru voir partout le despotisme. On juge de tout par l’extérieur : on voit des hommes qui se prosternent, et dès lors on les prend pour des esclaves. Celui devant qui l’on se prosterne doit être maître absolu de la vie et de la fortune de cent cinquante millions d’hommes ; sa seule volonté doit servir de loi. Il n’en est pourtant pas ainsi, et c’est ce que nous discuterons. Il suffit de dire ici que, dans les plus anciens temps de la monarchie, il fut permis d’écrire sur une longue table, placée dans le palais, ce qu’on trouvait de répréhensible dans le gouvernement ; que cet usage fut mis en vigueur sous le règne de Venti, deux siècles avant notre ère vulgaire ; et que, dans les temps paisibles, les représentations des tribunaux ont toujours eu force de loi. Cette observation importante détruit les imputations vagues qu’on trouve dans l’Esprit des lois[8] contre ce gouvernement, le plus ancien qui soit au monde.

Tous les vices existent à la Chine comme ailleurs, mais certainement plus réprimés par le frein des lois, parce que les lois sont toujours uniformes. Le savant auteur des Mémoires de l’amiral Anson témoigne du mépris et de l’aigreur contre les Chinois, sur ce que le petit peuple de Kanton trompa les Anglais autant qu’il le put ; mais doit-on juger du gouvernement d’une grande nation par les mœurs de la populace des frontières ? Et qu’auraient dit de nous les Chinois, s’ils eussent fait naufrage sur nos côtes maritimes dans les temps où les lois des nations d’Europe confisquaient les effets naufragés, et que la coutume permettait qu’on égorgeât les propriétaires ?

Les cérémonies continuelles qui, chez les Chinois, gênent la société, et dont l’amitié seule se défait dans l’intérieur des maisons, ont établi dans toute la nation une retenue et une honnêteté qui donnent à la fois aux mœurs de la gravité et de la douceur. Ces qualités s’étendent jusqu’aux derniers du peuple. Des missionnaires racontent que souvent, dans les marchés publics, au milieu de ces embarras et de ces confusions qui excitent dans nos contrées des clameurs si barbares et des emportements si fréquents et si odieux, ils ont vu les paysans se mettre à genoux les uns devant les autres, selon la coutume du pays, se demander pardon de l’embarras dont chacun s’accusait, s’aider l’un l’autre, et débarrasser tout avec tranquillité.

Dans les autres pays les lois punissent le crime ; à la Chine elles font plus, elles récompensent la vertu. Le bruit d’une action généreuse et rare se répand-il dans une province, le mandarin est obligé d’en avertir l’empereur ; et l’empereur envoie une marque d’honneur à celui qui l’a si bien méritée. Dans nos derniers temps, un pauvre paysan, nommé Chicou, trouve une bourse remplie d’or qu’un voyageur a perdue ; il se transporte jusqu’à la province de ce voyageur, et remet la bourse au magistrat du canton, sans vouloir rien pour ses peines. Le magistrat, sous peine d’être cassé, était obligé d’en avertir le tribunal suprême de Pékin ; ce tribunal, obligé d’en avertir l’empereur ; et le pauvre paysan fut créé mandarin du cinquième ordre : car il y a des places de mandarins pour les paysans qui se distinguent dans la morale, comme pour ceux qui réussissent le mieux dans l’agriculture. Il faut avouer que, parmi nous, on n’aurait distingué ce paysan qu’en le mettant à une taille plus forte, parce qu’on aurait jugé qu’il était à son aise. Cette morale, cette obéissance aux lois, jointes à l’adoration d’un Être suprême, forment la religion de la Chine, celle des empereurs et des lettrés. L’empereur est, de temps immémorial, le premier pontife : c’est lui qui sacrifie au Tien, au souverain du ciel et de la terre. Il doit être le premier philosophe, le premier prédicateur de l’empire : ses édits sont presque toujours des instructions et des leçons de morale.

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  1. Introduction, paragraphe xviii.
  2. Quelle étrange conformité n’y a-t-il pas entre ce nom de Hiao et le Iao ou Jehova des Phéniciens et des Égyptiens ! Cependant gardons-nous de croire que ce nom de Iao ou Jehova vienne de la Chine. (Note de Voltaire.)
  3. Voyez Introduction, paragraphe xxiv.
  4. D’après les documents officiels, la population de la Chine était, en 1825, de 352,866,012 habitants, et le total des troupes se montait à 1,263,000 hommes. En 1762, c’est-à-dire au moment où Voltaire écrivait, on comptait en Chine, d’après Grosier, 198,214,553 habitants. La population aurait donc augmenté, en moins de soixante-dix ans, de plus de 150 millions d’hommes. (G. A.)
  5. Voyez les Lettres édifiantes, XIXe recueil, pages 292-293.
  6. Le revenu du gouvernement chinois est aujourd’hui, dit-on, de 350 et quelques millions de francs. Quelle différence avec nos budgets ! Mais il faut remarquer qu’en Chine un franc de France représente peut-être dix fois sa valeur. (G. A.)
  7. Il paraît qu’elle ne l’est pas encore. (B.)
  8. Livre VIII, chapitre xxi.