Essai sur les mœurs/Chapitre 13

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CHAPITRE XIII.

Origine de la puissance des papes, digression sur le sacre des rois.
Lettre de saint Pierre a Pépin, maire de France, devenu roi.
Prétendues donations au saint Siége.

Il n’y a que trois manières de subjuguer les hommes : celle de les policer en leur proposant des lois, celle d’employer la religion pour appuyer ces lois, celle enfin d’égorger une partie d’une nation pour gouverner l’autre ; je n’en connais pas une quatrième. Toutes les trois demandent des circonstances favorables. Il faut remonter à l’antiquité la plus reculée pour trouver des exemples de la première ; encore sont-ils suspects. Charlemagne, Clovis, Théodoric, Alboin, Alaric, se servirent de la troisième ; les papes employèrent la seconde.

Le pape n’avait pas originairement plus de droit sur Rome que saint Augustin n’en aurait eu, par exemple, à la souveraineté de la petite ville d’Hippone. Quand même saint Pierre aurait demeuré à Rome, comme on l’a dit sur ce qu’une de ses épîtres est datée de Babylone ; quand même il eût été évêque de Rome, dans un temps où il n’y avait certainement aucun siége particulier, ce séjour dans Rome ne pouvait donner le trône des Césars ; et nous avons vu que les évêques de Rome ne se regardèrent, pendant sept cents ans, que comme des sujets.

Rome, tant de fois saccagée par les barbares, abandonnée des empereurs, pressée par les Lombards, incapable de rétablir l’ancienne république, ne pouvait plus prétendre à la grandeur. Il lui fallait du repos : elle l’aurait goûté si elle avait pu dès lors être gouvernée par son évêque, comme le furent depuis tant de villes d’Allemagne ; et l’anarchie eût au moins produit ce bien. Mais il n’était pas encore reçu dans l’opinion des chrétiens qu’un évêque pût être souverain, quoiqu’on eût, dans l’histoire du monde, tant d’exemples de l’union du sacerdoce et de l’empire dans d’autres religions.

Le pape Grégoire III recourut le premier à la protection des Francs contre les Lombards et contre les empereurs. Zacharie, son successeur, animé du même esprit, reconnut Pépin ou Pipin, maire du palais, usurpateur du royaume de France, pour roi légitime. On a prétendu que Pépin, qui n’était que premier ministre, fit demander d’abord au pape quel était le vrai roi, ou de celui qui n’en avait que le droit et le nom, ou de celui qui en avait l’autorité et le mérite ; et que le pape décida que le ministre devait être roi. Il n’a jamais été prouvé qu’on ait joué cette comédie ; mais ce qui est vrai, c’est que le pape Étienne fit appela Pepin à son secours contre les Lombards, qu’il vint en France se jeter aux pieds de Pepin, en 754, et ensuite le couronner avec des cérémonies qu’on appelait sacre. C’était une imitation d’un ancien appareil judaïque. Samuel avait versé de l’huile sur la tête de Saül ; les rois lombards se faisaient ainsi sacrer ; les ducs de Bénévent même avaient adopté cet usage, pour en imposer aux peuples. On employait l’huile dans l’installation des évêques ; et on croyait imprimer un caractère de sainteté au diadème, en y joignant une cérémonie épiscopale. Un roi goth, nommé Vamba, fut sacré en Espagne avec de l’huile bénite, en 674. Mais les Arabes vainqueurs firent bientôt oublier cette cérémonie, que les Espagnols n’ont jamais renouvelée.

Pepin ne fut donc pas le premier roi sacré en Europe, comme nous l’écrivons tous les jours. Il avait déjà reçu cette onction de l’Anglais Boniface, missionnaire en Allemagne, et évéque de Mayence, qui, ayant voyagé longtemps en Lombardie, le sacra suivant l’usage de ce pays.

Remarquez attentivement que ce Boniface avait été créé évêque de Mayence par Carloman, frère de l’usurpateur Pepin, sans aucun concours du pape, sans que la cour romaine influât alors sur la nomination des évêchés dans le royaume des Francs. Rien ne vous convaincra plus que toutes les lois civiles et ecclésiastiques sont dictées par la convenance, que la force les maintient, que la faiblesse les détruit, et que le temps les change. Les évêques de Rome prétendaient une autorité suprême, et ne l’avaient pas. Les papes, sous le joug des rois lombards, auraient laissé toute la puissance ecclésiastique en France au premier Franc qui les aurait délivrés du joug en Italie.

Le pape Étienne avait plus besoin de Pepin que Pepin n’avait besoin de lui ; il y paraît bien, puisque ce fut le prêtre qui vint implorer la protection du guerrier. Le nouveau roi fit renouveler son sacre par l’évêque de Rome dans l’église de Saint-Denis : ce fait paraît singulier. On ne se fait pas couronner deux fois quand on croit la première cérémonie suffisante. Il paraît donc que, dans l’opinion des peuples, un évêque de Rome était quelque chose de plus saint, de plus autorisé qu’un évêque d’Allemagne ; que les moines de Saint-Denis, chez qui se faisait le second sacre. attachaient plus d’efficacité à l’huile répandue sur la tête d’un Franc par un évêque romain qu’à l’huile répandue par un missionnaire de Mayence ; et que le successeur de saint Pierre avait plus droit qu’un autre de légitimer une usurpation.

Pepin fut le premier roi sacré en France, et non le seul qui l’y ait été par un pontife de Rome ; car Innocent III couronna depuis, et sacra Louis le Jeune à Reims. Clovis n’avait été ni couronné ni sacré roi par l’évêque Rémi. Il y avait longtemps qu’il régnait quand il fut baptisé. S’il avait reçu l’onction royale, ses successeurs auraient adopté une cérémonie si solennelle, devenue bientôt nécessaire. Aucun ne fut sacré jusqu’à Pepin, qui reçut l’onction dans l’abbaye de Saint-Denis.

Ce ne fut que trois cents ans après Clovis que l’archevêque de Reims, Hincmar, écrivit qu’au sacre de Clovis un pigeon avait apporté du ciel une fiole qu’on appelle la sainte ampoule. Peut-être crut-il fortifier par cette fable le droit de sacrer les rois, que ces métropolitains commençaient alors à exercer. Ce droit ne s’établit qu’avec le temps, comme tous les autres usages ; et ces prélats, longtemps après, sacrèrent constamment les rois, depuis Philippe Ier jusqu’à Henri IV, qui fut couronné à Chartres, et oint de l’ampoule de saint Martin, parce que les ligueurs étaient maîtres de l’ampoule de saint Rémi.

Il est vrai que ces cérémonies n’ajoutent rien aux droits des monarques, mais elles semblent ajouter à la vénération des peuples.

Il n’est pas douteux que cette cérémonie du sacre, aussi bien que l’usage d’élever les rois francs, goths et lombards, sur un bouclier, ne vinssent de Constantinople. L’empereur Cantacuzène nous apprend lui-même que c’était un usage immémorial d’élever les empereurs sur un bouclier, soutenu par les grands officiers de l’empire et par le patriarche ; après quoi l’empereur montait du trône au pupitre de l’église, et le patriarche faisait le signe de la croix sur sa tête avec un plumasseau trempé dans de l’huile bénite ; les diacres apportaient la couronne ; le principal officier, ou le prince du sang impérial le plus proche, mettait la couronne sur la tête du nouveau César ; le patriarche et le peuple criaient : « il en est digne. » Mais au sacre des rois d’Occident, l’évêque dit au peuple : « Voulez-vous ce roi ? » et ensuite le roi fait serment au peuple, après l’avoir fait aux évêques.

Le pape Étienne ne s’en tint pas avec Pepin à cette cérémonie ; il défendit aux Français, sous peine d’excommunication, de se donner jamais des rois d’une autre race. Tandis que cet évêque, chassé de sa patrie, et suppliant dans une terre étrangère, avait le courage de donner des lois, sa politique prenait une autorité qui assurait celle de Pepin ; et ce prince, pour mieux jouir de ce qui ne lui était pas dû, laissait au pape des droits qui ne lui appartenaient pas.

Hugues Capet en France, et Conrad en Allemagne, firent voir depuis qu’une telle excommunication n’est pas une loi fondamentale.

Cependant l’opinion, qui gouverne le monde, imprima d’abord dans les esprits un si grand respect pour la cérémonie faite par le pape à Saint-Denis qu’Éginhard, secrétaire de Charlemagne, dit en termes exprès que « le roi Hilderic fut déposé par ordre du pape Étienne ».

Tous ces événements ne sont qu’un tissu d’injustice, de rapine, de fourberie. Le premier des domestiques d’un roi de France dépouillait son maître Hilderic III, l’enfermait dans le couvent de Sainl-Bertin, tenait en prison le fils de son maître dans le couvent de Fontenelle en Normandie ; un pape venait de Rome consacrer ce brigandage.

On croirait que c’est une contradiction que ce pape fût venu en France se prosterner aux pieds de Pepin, et disposer ensuite de la couronne ; mais non : ces prosternements n’étaient regardés alors que comme le sont aujourd’hui nos révérences ; c’était l’ancien usage de l’Orient. On saluait les évêques à genoux ; les évêques saluaient de même les gouverneurs de leurs diocèses. Charles, fils de Pépin, avait embrassé les pieds du pape Étienne à Saint-Maurice en Valais ; Étienne embrassa ceux de Pepin. Tout cela était sans conséquence. Mais peu à peu les papes attribuèrent à eux seuls cette marque de respect. On prétend que le pape Adrien Ier fut celui qui exigea qu’on ne parût jamais devant lui sans lui baiser les pieds[1]. Les empereurs et les rois se soumirent depuis, comme les autres, à cette cérémonie, qui rendait la religion romaine plus vénérable à la populace, mais qui a toujours indigné tous les hommes d’un ordre supérieur.

On nous dit que Pépin passa les monts en 754 ; que le Lombard Astolfe, intimidé par la seule présence du Franc, céda aussitôt au pape tout l’exarchat de Ravenne ; que Pépin repassa les monts, et qu’à peine s’en fut-il retourné qu’Astolfe, au lieu de donner Ravenne au pape, mit le siège devant Rome. Toutes les démarches de ces temps-là étaient si irrégulières qu’il se pourrait à toute force que Pépin eût donné aux papes l’exarchat de Ravenne, qui ne lui appartenait point, et qu’il eût même fait cette donation du bien d’autrui sans prendre aucune mesure pour la faire exécuter. Cependant il est bien peu vraisemblable qu’un homme tel que Pepin, qui avait détrôné son roi, n’ait passé en Italie avec une armée que pour y aller faire des présents. Rien n’est plus douteux que cette donation citée dans tant de livres. Le bibliothécaire Anastase, qui écrivait cent quarante ans après l’expédition de Pepin, est le premier qui parle de cette donation. Mille auteurs l’ont citée, les meilleurs publicistes d’Allemagne la réfutent, la cour romaine ne peut la prouver, mais elle en jouit.

Il régnait alors dans les esprits un mélange bizarre de politique et de simplicité, de grossièreté et d’artifice, qui caractérise bien la décadence générale. Étienne feignit une lettre de saint Pierre, adressée du ciel à Pepin et à ses enfants ; elle mérite d’être rapportée ; la voici : « Pierre, appelé apôtre par Jésus-Christ, fils du Dieu vivant, etc... Comme par moi toute l’Église catholique, apostolique, romaine, mère de toutes les autres Églises, est fondée sur la pierre, qu’Étienne est évêque de cette douce Église romaine ; et afin que la grâce et la vertu soient pleinement accordées du Seigneur notre Dieu, pour arracher l’Église de Dieu des mains des persécuteurs : à vous, excellents Pepin, Charles et Carloman, trois rois, et à tous saints évêques et abbés, prêtres et moines, et même aux ducs, aux comtes, et aux peuples, moi Pierre, apôtre, etc... je vous conjure, et la vierge Marie, qui vous aura obligation, vous avertit et vous commande, aussi bien que les trônes, les dominations... Si vous ne combattez pour moi, je vous déclare, par la sainte Trinité et par mon apostolat, que vous n’aurez jamais de part au paradis[2]. »

La lettre eut son effet. Pépin passa les Alpes pour la seconde fois ; il assiégea Pavie, et fit encore la paix avec Astolfe, Mais est-il probable qu’il ait passé deux fois les monts uniquement pour donner des villes au pape Étienne ? Pourquoi saint Pierre, dans sa lettre, ne parle-t-il pas d’un fait si important ? pourquoi ne se plaint-il pas à Pepin de n’être pas en possession de l’exarchat ? pourquoi ne le redemande-t-il pas expressément ?

Tout ce qui est vrai, c’est que les Francs, qui avaient envahi les Gaules, voulurent toujours subjuguer l’Italie, objet de la cupidité de tous les barbares ; non que l’Italie soit en effet un meilleur pays que les Gaules, mais alors elle était mieux cultivée ; les villes bâties, accrues, et embellies par les Romains, subsistaient ; et la réputation de l’Italie tenta toujours un peuple pauvre, inquiet et guerrier. Si Pepin avait pu prendre la Lombardie, comme fit Charlemagne, il l’aurait prise sans doute ; et s’il conclut un traité avec Astolfe, c’est qu’il y fut obligé. Usurpateur de la France, il n’y était pas affermi : il avait à combattre des ducs d’Aquitaine et de Gascogne, dont les droits sur ces pays valaient mieux que les siens sur la France. Comment donc aurait-il donné tant de terres aux papes, quand il était forcé de revenir en France pour y soutenir son usurpation ?

Le titre primordial de cette donation n’a jamais paru ; on est donc réduit à douter. C’est le parti qu’il faut prendre souvent en histoire comme en philosophie. Le saint siège, d’ailleurs, n’a pas besoin de ces titres équivoques ; le temps lui a donné des droits aussi réels sur ses États que les autres souverains de l’Europe en ont sur les leurs. Il est certain que les pontifes de Rome avaient dès lors de grands patrimoines dans plus d’un pays ; que ces patrimoines étaient respectés, qu’ils étaient exempts de tribut, ils en avaient dans les Alpes, en Toscane, à Spolette, dans les Gaules, en Sicile, et jusque dans la Corse, avant que les Arabes se fussent rendus maîtres de cette île, au viiie siècle. Il est à croire que Pépin fit augmenter beaucoup ce patrimoine dans le pays de la Romagne, et qu’on l’appela le patrimoine de l’exarchat. C’est probablement ce mot patrimoine qui fut la source de la méprise. Les auteurs postérieurs supposèrent, dans des temps de ténèbres, que les papes avaient régné dans tous les pays où ils avaient seulement possédé des villes et des territoires.

Si quelque pape, sur la fin du viiie siècle, prétendit être au rang des princes, il paraît que c’est Adrien Ier. La monnaie qui fut frappée en son nom (si cette monnaie fut en effet fabriquée de son temps) fait voir qu’il eut les droits régaliens ; et l’usage qu’il introduisit de se faire baiser les pieds fortifie encore cette conjecture. Cependant il reconnut toujours l’empereur grec pour son souverain. On pouvait très-bien rendre à ce souverain éloigné un vain hommage, et s’attribuer une indépendance réelle, appuyée de l’autorité du ministère ecclésiastique.

Voyez par quels degrés la puissance pontificale de Rome s’est élevée. Ce sont d’abord des pauvres qui instruisent des pauvres dans les souterrains de Rome ; ils sont, au bout de deux siècles, à la tête d’un troupeau considérable. Ils sont riches et respectés sous Constantin ; ils deviennent patriarches de l’Occident ; ils ont d’immenses revenus et des terres ; enfin ils deviennent de grands souverains ; mais c’est ainsi que tout s’est écarté de son origine. Si les fondateurs de Rome, de l’empire des Chinois, de celui des califes, revenaient au monde, ils verraient sur leurs trônes des Goths, des Tartares, et des Turcs.

Avant d’examiner comment tout changea en Occident par la translation de l’empire, il est nécessaire de vous faire une idée de l’Église d’Orient. Les disputes de cette Église ne servirent pas peu à cette grande révolution.

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  1. Voyez la note des éditeurs de Kehl, tome IV du Théâtre, page 502, et la pièce de vers intitulée la Mule du Pape, tome IX, page 573.
  2. Comment accorder tant d’artifice et tant de bêtise ? C’est que les hommes ont toujours été fourbes, et qu’alors ils étaient fourbes et grossiers. (Note de Voltaire.)