Essai sur les mœurs/Chapitre 15
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CHAPITRE XV.
Le royaume de Pepin, ou Pipin, s’étendait de la Bavière aux Pyrénées et aux Alpes. Karl, son fils, que nous respectons sous le nom de Charlemagne, recueillit cette succession tout entière, car un de ses frères était mort après le partage, et l’autre s’était fait moine auparavant au monastère de Saint-Silvestre. Une espèce de piété qui se mêlait à la barbarie de ces temps enferma plus d’un prince dans le cloître ; ainsi Rachis, roi des Lombards, un Carloman, frère de Pépin, un duc d’Aquitaine, avaient pris l’habit de bénédictin. Il n’y avait presque alors que cet ordre dans l’Occident. Les couvents étaient riches, puissants, respectés ; c’étaient des asiles honorables pour ceux qui cherchaient une vie paisible. Bientôt après, ces asiles furent les prisons des princes détrônés.
La réputation de Charlemagne est une des plus grandes preuves que les succès justifient l’injustice, et donnent la gloire. Pepin, son père, avait partagé en mourant ses États entre ses deux enfants, Karlman, ou Carloman, et Karl : une assemblée solennelle de la nation avait ratifié le testament. Carloman avait la Provence, le Languedoc, la Bourgogne, la Suisse, l’Alsace, et quelques pays circonvoisins ; Karl, ou Charles, jouissait de tout le reste. Les deux frères furent toujours en mésintelligence. Carloman mourut subitement, et laissa une veuve et deux enfants en bas âge. Charles s’empara d’abord de leur patrimoine (771). La malheureuse mère fut obligée de fuir avec ses enfants chez le roi des Lombards. Desiderius, que nous nommons Didier, ennemi naturel des Francs : ce Didier était beau-père de Charlemagne, et ne l’en haïssait pas moins, parce qu’il le redoutait. On voit évidemment que Charlemagne ne respecta pas plus le droit naturel et les liens du sang que les autres conquérants.
Pépin son père n’avait pas eu à beaucoup près le domaine direct de tous les États que posséda Charlemagne. L’Aquitaine, la Bavière, la Provence, la Bretagne, pays nouvellement conquis, rendaient hommage et payaient tribut.
Deux voisins pouvaient être redoutables à ce vaste État, les Germains septentrionaux et les Sarrasins. L’Angleterre, conquise par les Anglo-Saxons, partagée en sept dominations, toujours en guerre avec l’Albanie qu’on nomme Écosse, et avec les Danois, était sans politique et sans puissance. L’Italie, faible et déchirée, n’attendait qu’un nouveau maître qui voulût s’en emparer.
Les Germains septentrionaux étaient alors appelés Saxons. On connaissait sous ce nom tous les peuples qui habitaient les bords du Véser et ceux de l’Elbe, de Hambourg à la Moravie, et du bas Rhin à la mer Baltique. Ils étaient païens ainsi que tout le septentrion. Leurs mœurs et leurs lois étaient les mêmes que du temps des Romains. Chaque canton se gouvernait en république, mais ils élisaient un chef pour la guerre. Leurs lois étaient simples comme leurs mœurs, leur religion grossière : ils sacrifiaient, dans les grands dangers, des hommes à la Divinité, ainsi que tant d’autres nations ; car c’est le caractère des barbares de croire la Divinité malfaisante : les hommes font Dieu à leur image. Les Francs, quoique déjà chrétiens, eurent sous Théodebert cette superstition horrible : ils immolèrent des victimes humaines en Italie, au rapport de Procope ; et vous n’ignorez pas que trop de nations, ainsi que les Juifs, avaient commis ces sacrilèges par piété. D’ailleurs les Saxons avaient conservé les anciennes mœurs des Germains, leur simplicité, leur superstition, leur pauvreté. Quelques cantons avaient surtout gardé l’esprit de rapine, et tous mettaient dans leur liberté leur bonheur et leur gloire. Ce sont eux qui, sous le nom de Cattes, de Chérusques et de Bructères, avaient vaincu Varus, et que Germanicus avait ensuite défaits.
Une partie de ces peuples, vers le ve siècle, appelée par les Bretons insulaires contre les habitants de l’Écosse, subjugua la Bretagne qui touche à l’Écosse, et lui donna le nom d’Angleterre. Ils y avaient déjà passé au iiie siècle ; et au temps de Constantin, les côtes orientales de cette île étaient appelées les Côtes Saxoniques.
Charlemagne, le plus ambitieux, le plus politique, et le plus grand guerrier de son siècle, fit la guerre aux Saxons trente années avant de les assujettir pleinement. Leur pays n’avait point encore ce qui tente aujourd’hui la cupidité des conquérants : les riches mines de Goslar et de Friedberg, dont on a tiré tant d’argent, n’étaient point découvertes ; elles ne le furent que sous Henri l’Oiseleur. Point de richesses accumulées par une longue industrie, nulle ville digne de l’ambition d’un usurpateur. Il ne s’agissait que d’avoir pour esclaves des millions d’hommes qui cultivaient la terre sous un climat triste, qui nourrissaient leurs troupeaux, et qui ne voulaient point de maîtres.
La guerre contre les Saxons avait commencé pour un tribut de trois cents chevaux et quelques vaches que Pépin avait exigé d’eux ; et cette guerre dura trente années. Quel droit les Francs avaient-ils sur eux ? le même droit que les Saxons avaient eu sur l’Angleterre.
Ils étaient mal armés, car je vois dans les Capitulaires de Charlemagne une défense rigoureuse de vendre des cuirasses aux Saxons. Cette différence des armes, jointe à la discipline, avait rendu les Romains vainqueurs de tant de peuples : elle fit triompher enfin Charlemagne.
Le général de la plupart de ces peuples était ce fameux Vitikind, dont on fait aujourd’hui descendre les principales maisons de l’Empire : homme tel qu’Arminius, mais qui eut enfin plus de faiblesse. (772) Charles prend d’abord la fameuse bourgade d’Éresbourg : car ce lieu ne méritait ni le nom de ville ni celui de forteresse. Il fait égorger les habitants ; il y pille, et rase ensuite le principal temple du pays, élevé autrefois au dieu Tanfana, principe universel, si jamais ces sauvages ont connu un principe universel. Il était alors dédié au dieu Irminsul ; soit que ce dieu fût celui de la guerre, l’Arès des Grecs, le Mars des Romains ; soit qu’il eût été consacré au célèbre Hermann-Arminius, vainqueur de Varus, et vengeur de la liberté germanique.
On y massacra les prêtres sur les débris de l’idole renversée. On pénétra jusqu’au Véser avec l’armée victorieuse. Tous ces cantons se soumirent. Charlemagne voulut les lier à son joug par le christianisme. Tandis qu’il court à l’autre bout de ses États, à d’autres conquêtes, il leur laisse des missionnaires pour les persuader, et des soldats pour les forcer. Presque tous ceux qui habitaient vers le Véser se trouvèrent en un an chrétiens, mais esclaves.
Vitikind, retiré chez les Danois, qui tremblaient déjà pour leur liberté et pour leurs dieux, revient au bout de quelques années. Il ranime ses compatriotes, il les rassemble. Il trouve dans Brême, capitale du pays qui porte ce nom, un évêque, une église, et ses Saxons désespérés, qu’on traîne à des autels nouveaux. Il chasse l’évêque, qui a le temps de fuir et de s’embarquer ; il détruit le christianisme, qu’on n’avait embrassé que par la force ; il vient jusqu’auprès du Rhin, suivi d’une multitude de Germains ; il bat les lieutenants de Charlemagne.
Ce prince accourt : il défait à son tour Vitikind ; mais il traite de révolte cet effort courageux de liberté. Il demande aux Saxons tremblants qu’on lui livre leur général ; et, sur la nouvelle qu’ils l’ont laissé retourner en Danemark, il fait massacrer quatre mille cinq cents prisonniers au bord de la petite rivière d’Aller. Si ces prisonniers avaient été des sujets rebelles, un tel châtiment aurait été une sévérité horrible ; mais traiter ainsi des hommes qui combattaient pour leur liberté et pour leurs lois, c’est l’action d’un brigand, que d’illustres succès et des qualités brillantes ont d’ailleurs fait grand homme.
Il fallut encore trois victoires avant d’accabler ces peuples sous le joug. Enfin le sang cimenta le christianisme et la servitude. Vitikind lui-même, lassé de ses malheurs, fut obligé de recevoir le baptême, et de vivre désormais tributaire de son vainqueur.
(803-804) Charles, pour mieux s’assurer du pays, transporta environ dix mille familles saxonnes en Flandre, en France, et dans Rome. Il établit des colonies de Francs dans les terres des vaincus. On ne voit depuis lui aucun prince en Europe qui transporte ainsi des peuples malgré eux. Vous verrez de grandes émigrations, mais aucun souverain qui établisse ainsi des colonies suivant l’ancienne méthode romaine : c’est la preuve de l’excès du despotisme de contraindre ainsi les hommes à quitter le lieu de leur naissance. Charles joignit à cette politique la cruauté de faire poignarder par des espions les Saxons qui voulaient retourner à leur culte. Souvent les conquérants ne sont cruels que dans la guerre : la paix amène des mœurs et des lois plus douces. Charlemagne, au contraire, fit des lois qui tenaient de l’inhumanité de ses conquêtes.
Il institua une juridiction plus abominable que l’Inquisition ne le fut depuis, c’était la cour Veimique, ou la cour de Vestphalie, dont le siège subsista longtemps dans le bourg de Dortmund. Les juges prononçaient peine de mort sur des délations secrètes, sans appeler les accusés. On dénonçait un Saxon, possesseur de quelques bestiaux, de n’avoir pas jeûné en carême ; les juges le condamnaient, et on envoyait des assassins qui l’exécutaient et qui saisissaient ses vaches. Cette cour étendit bientôt son pouvoir sur toute l’Allemagne : il n’y a point d’exemple d’une telle tyrannie, et elle était exercée sur des peuples libres. Daniel ne dit pas un mot de cette cour Veimique ; et Velli, qui a écrit sa sèche histoire, n’a pas été instruit de ce fait si public : et il appelle Charlemagne religieux monarque, ornement de l’humanité ! C’est ainsi parmi nous que des auteurs gagés par des libraires écrivent l’histoire[1] !
Ayant vu comment ce conquérant traita les Germains, observons comment il se conduisit avec les Arabes d’Espagne. Il arrivait déjà parmi eux ce qu’on vit bientôt après en Allemagne, en France, et en Italie. Les gouverneurs se rendaient indépendants. Les émirs de Barcelone et ceux de Saragosse s’étaient mis sous la protection de Pepin. L’émir de Saragosse, nommé Ibnal Arabi, c’est-à-dire Ibnal l’Arabe, en 778, vient jusqu’à Paderborn prier Charlemagne de le soutenir contre son souverain. Le prince français prit le parti de ce musulman ; mais il se donna bien garde de le faire chrétien. D’autres intérêts, d’autres soins. Il s’allie avec des Sarrasins contre des Sarrasins ; mais, après quelques avantages sur les frontières d’Espagne, son arrière-garde est défaite à Roncevaux, vers les montagnes des Pyrénées, par les chrétiens mêmes de ces montagnes, mêlés aux musulmans. C’est là que périt Roland son neveu. Ce malheur est l’origine de ces fables qu’un moine écrivit au xie siècle, sous le nom de l’archevêque Turpin, et qu’ensuite l’imagination de l’Arioste a embellies. On ne sait point en quel temps Charles essuya cette disgrâce ; et on ne voit point qu’il ait tiré vengeance de sa défaite. Content d’assurer ses frontières contre des ennemis trop aguerris, il n’embrasse que ce qu’il peut retenir, et règle son ambition sur les conjonctures qui la favorisent.
- ↑ On peut voir dans les Capitulaires la loi par laquelle Charles établit la peine de mort contre les Saxons qui se cacheront pour ne point venir au baptême, ou qui mangeront de la chair en carême. Des fanatiques ignorants ont nié l’existence de cette loi, que Fleuri a eu la bonne foi de rapporter. Quant au tribunal Veimique, établi par Charlemagne et détruit par Maximilien, on peut consulter l’article Tribunal secret de Vestphalie dans l’Encyclopédie, tome XVI. On a eu soin d’y citer les historiens et les publicistes allemands qui ont parlé de cette pieuse institution de saint Charlemagne. (K.)