Essai sur les mœurs/Chapitre 189

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CHAPITRE CLXXXIX.

De la Pologne au xviie siècle, et des sociniens ou unitaires.

La Pologne était le seul pays qui, joignant le nom de république à celui de monarchie, se donnât toujours un roi étranger, comme les Vénitiens choisissent un général de terre. C’est encore le seul royaume qui n’ait point eu l’esprit de conquête, occupé seulement de défendre ses frontières contre les Turcs et contre les Moscovites.

Les factions catholique et protestante, qui avaient troublé tant d’États, pénétrèrent enfin chez cette nation. Les protestants furent assez considérables pour se faire accorder la liberté de conscience en 1587, et leur parti était déjà si fort que le nonce du pape, Annibal de Capoue, n’employa qu’eux pour tâcher de donner la couronne à l’archiduc Maximilien, frère de l’empereur Rodolphe II. En effet les protestants polonais élurent ce prince autrichien, tandis que la faction opposée choisissait le Suédois Sigismond, petit-fils de Gustave Vasa, dont nous avons parlé. Sigismond devait être roi de Suède, si les droits du sang avaient été consultés ; mais vous avez vu que les états de la Suède disposaient du trône. Il était si loin de régner en Suède que Gustave-Adolphe, son cousin, fut sur le point de le détrôner en Pologne, et ne renonça à cette entreprise que pour aller tenter de détrôner l’empereur.

C’est une chose étonnante que les Suédois aient souvent parcouru la Pologne en vainqueurs, et que les Turcs, bien plus puissants, n’aient jamais pénétré beaucoup au delà de ses frontières. Le sultan Osman attaqua les Polonais avec deux cent mille hommes, au temps de Sigismond, du côté de la Moldavie : les Cosaques, seuls peuples alors attachés à la république et sous sa protection, rendirent, par une résistance opiniâtre, l’irruption des Turcs inutile. Que peut-on conclure du mauvais succès d’un tel armement, sinon que les capitaines d’Osman ne savaient pas faire la guerre ?

(1632) Sigismond mourut la même année que Gustave-Adolphe. Son fils Ladislas, qui lui succéda, vit commencer la fatale défection de ces Cosaques qui, ayant été longtemps le rempart de la république, se sont enfin donnés aux Russes et aux Turcs. Ces peuples, qu’il faut distinguer des Cosaques du Tanaïs, habitent les deux rives du Borysthène : leur vie est entièrement semblable à celle des anciens Scythes et des Tartares des bords du Pont-Euxin. Au nord et à l’orient de l’Europe, toute cette partie du monde était encore agreste : c’est l’image de ces prétendus siècles héroïques où les hommes, se bornant au nécessaire, pillaient ce nécessaire chez leurs voisins. Les seigneurs polonais des palatinats qui touchent à l’Ukraine voulurent traiter quelques Cosaques comme leurs vassaux, c’est-à-dire comme des serfs. Toute la nation, qui n’avait de bien que sa liberté, se souleva unanimement, et désola longtemps les terres de la Pologne. Ces Cosaques étaient de la religion grecque, et ce fut encore une raison de plus pour les rendre irréconciliables avec les Polonais. Les uns se donnèrent aux Russes, les autres aux Turcs, toujours à condition de vivre dans leur libre anarchie. Ils ont conservé le peu qu’ils ont de la religion des Grecs, et ils ont enfin perdu presque entièrement leur liberté sous l’empire de la Russie, qui, après avoir été policée de nos jours, a voulu les policer aussi.

Le roi Ladislas mourut sans laisser d’enfants de sa femme, Marie-Louise de Gonzague, la même qui avait aimé le grand écuyer Cinq-Mars. Ladislas avait deux frères, tous deux dans les ordres : l’un, jésuite et cardinal, nommé Jean-Casimir ; l’autre évêque de Breslau et de Kiovie. Le cardinal et l’évêque disputèrent le trône. (1648) Casimir fut élu. Il renvoya son chapeau, prit la couronne de Pologne, et épousa la veuve de son frère ; mais après avoir vu, pendant vingt années, son royaume toujours troublé par des factions, dévasté tantôt par le roi de Suède Charles X, tantôt par les Moscovites et par les Cosaques, il suivit l’exemple de la reine Christine : il abdiqua comme elle (1668), mais avec moins de gloire, et alla mourir à Paris abbé de Saint-Germain des Prés.

La Pologne ne fut pas plus heureuse sous son successeur Michel Coribut. Tout ce qu’elle a perdu en divers temps composerait un royaume immense. Les Suédois lui avaient enlevé la Livonie, que les Russes possèdent encore aujourd’hui. Ces mêmes Russes, après leur avoir pris autrefois les provinces de Pleskou et de Smolensko, s’emparèrent encore de presque toute la Kiovie et de l’Ukraine. Les Turcs prirent, sous le règne de Michel, la Podolie et la Volhinie (1672). La Pologne ne put se conserver qu’en se rendant tributaire de la Porte ottomane. Le grand-maréchal de la couronne Jean Sobieski lava cette honte, à la vérité, dans le sang des Turcs à la bataille de Chokzim : (1674) cette célèbre bataille délivra la Pologne du tribut, et valut à Sobieski la couronne ; mais apparemment cette victoire si célèbre ne fut pas aussi sanglante et aussi décisive qu’on le dit, puisque les Turcs gardèrent alors la Podolie et une partie de l’Ukraine, avec l’importante forteresse de Kaminieck qu’ils avaient prise.

Il est vrai que Sobieski, devenu roi, rendit depuis son nom immortel par la délivrance de Vienne ; mais il ne put jamais reprendre Kaminieck, et les Turcs ne l’ont rendu qu’après sa mort, à la paix de Carlowitz, en 1699. La Pologne, dans toutes ces secousses, ne changea jamais ni de gouvernement, ni de lois, ni de mœurs, ne devint ni plus riche ni plus pauvre ; mais sa discipline militaire ne s’étant point perfectionnée, et le czar Pierre ayant enfin, par le moyen des étrangers, introduit chez lui cette discipline si avantageuse, il est arrivé que les Russes, autrefois méprisés de la Pologne, l’ont forcée en 1733 à recevoir le roi qu’ils ont voulu lui donner, et que dix mille Russes ont imposé des lois à la noblesse polonaise assemblée.

L’impératrice-reine Marie-Thérèse, l’impératrice de Russie Catherine II, et Frédéric, roi de Prusse, ont imposé des lois plus dures à cette république, au moment que nous écrivons[1].

Quant à la religion, elle causa peu de troubles dans cette partie du monde. Les unitaires eurent quelque temps des églises dans la Pologne, dans la Lithuanie, au commencement du XVIIe siècle. Ces unitaires, qu’on appelle tantôt sociniens, tantôt ariens, prétendaient soutenir la cause de Dieu même, en le regardant comme un être unique, incommunicable, qui n’avait un fils que par adoption. Ce n’était pas entièrement le dogme des anciens eusébéiens. Ils prétendaient ramener sur la terre la pureté des premiers âges du christianisme, renonçant à la magistrature et à la profession des armes. Des citoyens qui se faisaient un scrupule de combattre ne semblaient pas propres pour un pays où l’on était sans cesse en armes contre les Turcs. Cependant cette religion fut assez florissante en Pologne jusqu’à l’année 1658. On la proscrivit dans ce temps-là parce que ces sectaires, qui avaient renoncé à la guerre, n’avaient pas renoncé à l’intrigue. Ils étaient liés avec Ragotski, prince de Transylvanie, alors ennemi de la république. Cependant ils sont encore en grand nombre en Pologne, quoiqu’ils y aient perdu la liberté de faire une profession ouverte de leurs sentiments.

Le déclamateur Maimbourg prétend qu’ils se réfugièrent en Hollande, où « il n’y a, dit-il, que la religion catholique qu’on ne tolère pas ». Le déclamateur Maimbourg se trompe sur cet article comme sur bien d’autres. Les catholiques sont si tolérés dans les Provinces-Unies qu’ils y composent le tiers de la nation, et jamais les unitaires ou les sociniens n’y ont eu d’assemblée publique. Cette religion s’est étendue sourdement en Hollande, en Transylvanie, en Silésie, en Pologne, mais surtout en Angleterre. On peut compter, parmi les révolutions de l’esprit humain, que cette religion, qui a dominé dans l’Église à diverses fois pendant trois cent cinquante années depuis Constantin, se soit reproduite dans l’Europe depuis deux siècles, et soit répandue dans tant de provinces sans avoir aujourd’hui de temple en aucun endroit du monde. Il semble qu’on ait craint d’admettre parmi les communions du christianisme une secte qui avait autrefois triomphé si longtemps de toutes les autres communions.

C’est encore une contradiction de l’esprit humain. Qu’importe, en effet, que les chrétiens reconnaissent dans Jésus-Christ un Dieu portion indivisible de Dieu, et pourtant séparée, ou qu’ils révèrent dans lui la première créature de Dieu ? Ces deux systèmes sont également incompréhensibles ; mais les lois de la morale, l’amour de Dieu et celui du prochain, sont également à la portée de tout le monde, également nécessaires.

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  1. Cet alinéa est une des additions posthumes. Il a trait au premier partage de la Pologne en 1772. (B.)