Essai sur les mœurs/Chapitre 29

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CHAPITRE XXIX.

De l’empire de Constantinople aux viiie et ixe siècles.

Tandis que l’empire de Charlemagne se démembrait, que les inondations des Sarrasins et des Normands désolaient l’Occident, l’empire de Constantinople subsistait comme un grand arbre, vigoureux encore, mais déjà vieux, dépouillé de quelques racines, et assailli de tous côtés par la tempête. Cet empire n’avait plus rien en Afrique ; la Syrie et une partie de l’Asie Mineure lui étaient enlevées. Il défendait contre les musulmans ses frontières vers l’orient de la mer Noire ; et, tantôt vaincu, tantôt vainqueur, il aurait pu au moins se fortifier contre eux par cet usage continuel de la guerre. Mais du côté du Danube, et vers le bord occidental de la mer Noire, d’autres ennemis le ravageaient. Une nation de Scythes, nommés les Abares ou Avares, les Bulgares, autres Scythes, dont la Bulgarie tient son nom, désolaient tous ces beaux climats de la Romanie où Adrien et Trajan avaient construit de si belles villes, et ces grands chemins, desquels ils ne subsiste plus que quelques chaussées.

Les Abares surtout, répandus dans la Hongrie et dans l’Autriche, se jetaient tantôt sur l’empire d’Orient, tantôt sur celui de Charlemagne. Ainsi, des frontières de la Perse à celles de France, la terre était en proie à des incursions presque continuelles.

Si les frontières de l’empire grec étaient toujours resserrées et toujours désolées, la capitale était le théâtre des révolutions et des crimes. Un mélange de l’artifice des Grecs et de la férocité des Thraces formait le caractère qui régnait à la cour. En effet, quel spectacle nous présente Constantinople ? Maurice et ses cinq enfants massacrés ; Phocas assassiné pour prix de ses meurtres et de ses incestes ; Constantin empoisonné par l’impératrice Martine, à qui on arrache la langue, tandis qu’on coupe le nez à Héracléonas son fils ; Constant qui fait égorger son frère ; Constant assommé dans un bain par ses domestiques ; Constantin Pogonat qui fait crever les yeux à ses deux frères ; Justinien II, son fils, prêt à faire à Constantinople ce que Théodose fit à Thessalonique, surpris, mutilé et enchaîné par Léonce, au moment qu’il allait faire égorger les principaux citoyens ; Léonce bientôt traité lui-même comme il avait traité Justinien II ; ce Justinien rétabli, faisant couler sous ses yeux, dans la place publique, le sang de ses ennemis, et périssant enfin sous la main d’un bourreau ; Philippe Bardane détrôné et condamné à perdre les yeux ; Léon l’Isaurien et Constantin Copronyme morts, à la vérité, dans leur lit, mais après un règne sanguinaire, aussi malheureux pour le prince que pour les sujets ; l’impératrice Irène, la première femme qui monta sur le trône des Césars, et la première qui fit périr son fils pour régner ; Nicéphore, son successeur, détesté de ses sujets, pris par les Bulgares, décollé, servant de pâture aux bêtes, tandis que son crâne sert de coupe à son vainqueur ; enfin Michel Curopalate, contemporain de Charlemagne, confiné dans un cloître, et mourant ainsi moins cruellement, mais plus honteusement que ses prédécesseurs. C’est ainsi que l’empire est gouverné pendant trois cents ans. Quelle histoire de brigands obscurs, punis en place publique pour leurs crimes, est plus horrible et plus dégoûtante ?

Cependant il faut poursuivre : il faut voir, au ixe siècle, Léon l’Arménien, brave guerrier, mais ennemi des images, assassiné à la messe dans le temps qu’il chantait une antienne : ses assassins, s’applaudissant d’avoir tué un hérétique, vont tirer de prison un officier, nommé Michel le Bègue, condamné à la mort par le sénat, et qui, au lieu d’être exécuté, reçoit la pourpre impériale. Ce fut lui qui, étant amoureux d’une religieuse, se fit prier par le sénat de l’épouser, sans qu’aucun évêque osât être d’un sentiment contraire. Ce fait est d’autant plus digne d’attention que, presque en même temps, on voit Euphemius, en Sicile, poursuivi criminellement pour un semblable mariage ; et, quelque temps après, on condamne à Constantinople le mariage très-légitime de l’empereur Léon le Philosophe. Où est donc le pays où l’on trouve alors des lois et des mœurs ? ce n’est pas dans notre Occident.

Cette ancienne querelle des images troublait toujours l’empire. La cour était tantôt favorable, tantôt contraire à leur culte, selon qu’elle voyait pencher l’esprit du plus grand nombre. Michel le Bègue commença par les consacrer, et finit par les abattre.

Son successeur Théophile, qui régna environ douze ans, depuis 829 jusqu’à 842, se déclara contre ce culte : on a écrit qu’il ne croyait point à la résurrection, qu’il niait l’existence des démons, et qu’il n’admettait pas Jésus-Christ pour Dieu. Il se peut faire qu’un empereur pensât ainsi ; mais faut-il croire, je ne dis pas sur les princes seulement, mais sur les particuliers, la voix des ennemis, qui, sans prouver aucun fait, décrient la religion et les mœurs des hommes qui n’ont pas pensé comme eux ?

Ce Théophile, fils de Michel le Bègue, fut presque le seul empereur qui eût succédé paisiblement à son père depuis deux siècles. Sous lui les adorateurs des images furent plus persécutés que jamais. On conçoit aisément, par ces longues persécutions, que tous les citoyens étaient divisés.

Il est remarquable que deux femmes aient rétabli les images. L’une est l’impératrice Irène, veuve de Léon IV ; et l’autre, l’impératrice Théodora, veuve de Théophile.

Théodora, maîtresse de l’empire d’Orient sous le jeune Michel, son fils, persécuta à son tour les ennemis des images. Elle porta son zèle ou sa politique plus loin. Il y avait encore dans l’Asie Mineure un grand nombre de manichéens qui vivaient paisibles, parce que la fureur d’enthousiasme, qui n’est guère que dans les sectes naissantes, était passée. Ils étaient riches par le commerce. Soit qu’on en voulût à leurs opinions ou à leurs biens, on fit contre eux des édits sévères, qui furent exécutés avec cruauté. La persécution leur rendit leur premier fanatisme. (846) On en fit périr des milliers dans les supplices ; le reste, désespéré, se révolta. Il en passa plus de quarante mille chez les musulmans ; et ces manichéens, auparavant si tranquilles, devinrent des ennemis inconciliables qui, joints aux Sarrasins, ravagèrent l’Asie Mineure jusqu’aux portes de la ville impériale, dépeuplée par une peste horrible, en 842, et devenue un objet de pitié.

La peste, proprement dite, est une maladie particulière aux peuples de l’Afrique, comme la petite vérole. C’est de ces pays qu’elle vient toujours par des vaisseaux marchands. Elle inonderait l’Europe, sans les sages précautions qu’on prend dans nos ports ; et probablement l’inattention du gouvernement laissa entrer la contagion dans la ville impériale.

Cette même inattention exposa l’empire à un autre fléau. Les Russes s’embarquèrent vers le port qu’on nomme aujourd’hui Azof, sur la mer Noire, et vinrent ravager tous les rivages du Pont-Euxin. Les Arabes, d’un autre côté, poussèrent encore leurs conquêtes par delà l’Arménie, et dans l’Asie Mineure. Enfin Michel le Jeune, après un règne cruel et infortuné, fut assassiné par Basile, qu’il avait tiré de la plus basse condition pour l’associer à l’empire (807).

L’administration de Basile ne fut guère plus heureuse. C’est sous son règne qu’est l’époque du grand schisme qui divisa l’Église grecque de la latine. C’est cet assassin qu’on regarda comme juste, quand il fit déposer le patriarche Photius.

Les malheurs de l’empire ne furent pas beaucoup réparés sous Léon, qu’on appela le Philosophe ; non qu’il fût un Antonin, un Marc-Aurèle, un Julien, un Aaron-al-Raschild, un Alfred, mais parce qu’il était savant. Il passe pour avoir le premier ouvert un chemin aux Turcs, qui, si longtemps après, ont pris Constantinople.

Les Turcs, qui combattirent depuis les Sarrasins, et qui, mêlés à eux, furent leur soutien et les destructeurs de l’empire grec, avaient-ils déjà envoyé des colonies dans ces contrées voisines du Danube ? On n’a guère d’histoires véritables de ces émigrations des barbares.

Il n’y a que trop d’apparence que les hommes ont ainsi vécu longtemps. A peine un pays était un peu cultivé, qu’il était envahi par une nation affamée, chassée à son tour par une autre. Les Gaulois n’étaient-ils pas descendus en Italie ? n’avaient-ils pas couru jusque dans l’Asie Mineure ? vingt peuples de la Grande-Tartarie n’ont-ils pas cherché de nouvelles terres ? les Suisses n’avaient-ils pas mis le feu à leurs bourgades, pour aller se transplanter en Languedoc, quand César les contraignit de retourner labourer leurs terres ? Et qu’étaient Pharamond et Clovis, sinon des barbares transplantés qui ne trouvèrent point de César ?

Malgré tant de désastres, Constantinople fut encore longtemps la ville chrétienne la plus opulente, la plus peuplée, la plus recommandable par les arts. Sa situation seule, par laquelle elle domine sur deux mers, la rendait nécessairement commerçante. La peste de 842, toute destructive qu’elle avait été, ne fut qu’un fléau passager. Les villes de commerce, et où la cour réside, se repeuplent toujours par l’affluence des voisins. Les arts mécaniques et les beaux-arts même ne périssent point dans une vaste capitale qui est le séjour des riches.

Toutes ces révolutions subites du palais, les crimes de tant d’empereurs égorgés les uns par les autres, sont des orages qui ne tombent guère sur des hommes cachés qui cultivent en paix des professions qu’on n’envie point.

Les richesses n’étaient point épuisées : on dit qu’en 857, Théodora, mère de Michel, en se démettant malgré elle de la régence, et traitée à peu près par son fils comme Marie de Médicis le fut de nos jours par Louis XIII, fit voir à l’empereur qu’il y avait dans le trésor cent neuf mille livres pesant d’or, et trois cent mille livres d’argent.

Un gouvernement sage pouvait donc encore maintenir l’empire dans sa puissance. Il était resserré, mais non tout à fait démembré ; changeant d’empereurs, mais toujours uni sous celui qui se revêtait de la pourpre ; enfin plus riche, plus plein de ressources, plus puissant que celui d’Allemagne. Cependant il n’est plus, et l’empire d’Allemagne subsiste encore.

Les horribles révolutions qu’on vient de voir effrayent et dégoûtent ; cependant il faut convenir que depuis Constantin, surnommé le Grand, l’empire de Constantinople n’avait guère été autrement gouverné ; et, si vous en exceptez Julien et deux ou trois autres, quel empereur ne souilla pas le trône d’abominations et de crimes ?

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