Essai sur les mœurs/Chapitre 33
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CHAPITRE XXXIII.
La force, qui a tout fait dans ce monde, avait donné l’Italie et les Gaules aux Romains : les barbares usurpèrent leurs conquêtes ; le père de Charlemagne usurpa les Gaules sur les rois francs ; les gouverneurs, sous la race de Charlemagne, usurpèrent tout ce qu’ils purent. Les rois lombards avaient déjà établi des fiefs en Italie ; ce fut le modèle sur lequel se réglèrent les ducs et les comtes dès le temps de Charles le Chauve. Peu à peu leurs gouvernements devinrent des patrimoines. Les évêques de plusieurs grands siéges, déjà puissants par leur dignité, n’avaient plus qu’un pas à faire pour être princes ; et ce pas fut bientôt fait. De là vient la puissance séculière des évêques de Mayence, de Cologne, de Trêves, de Vurtzbourg, et de tant d’autres en Allemagne et en France. Les archevêques de Reims, de Lyon, de Beauvais, de Langres, de Laon, s’attribuèrent les droits régaliens. Cette puissance des ecclésiastiques ne dura pas en France ; mais en Allemagne elle est affermie pour longtemps. Enfin les moines eux-mêmes devinrent princes : les abbés de Fulde, de Saint-Gall, de Kempten, de Corbie, etc., étaient de petits rois dans les pays où, quatre-vingts ans auparavant, ils défrichaient de leurs mains quelques terres que des propriétaires charitables leur avaient données. Tous ces seigneurs, ducs, comtes, marquis, évêques, abbés, rendaient hommage au souverain. On a longtemps cherché l’origine de ce gouvernement féodal. Il est à croire qu’il n’en a point d’autre que l’ancienne coutume de toutes les nations d’imposer un hommage et un tribut au plus faible. On sait qu’ensuite les empereurs romains donnèrent des terres à perpétuité, à de certaines conditions : on en trouve des exemples dans les vies d’Alexandre Sévère et de Probus. Les Lombards furent les premiers qui érigèrent des duchés dans un temps de troubles, vers 576 ; et lorsque la monarchie se rétablit, ces duchés en relevèrent comme fiefs. Spolette et Bénévent furent, sous les rois lombards, des duchés héréditaires.
Avant Charlemagne, Tassillon possédait le duché de Bavière, à condition d’un hommage ; et ce duché eût appartenu à ses descendants si Charlemagne, ayant vaincu ce prince, n’eût dépouillé le père et les enfants.
Bientôt point de ville libre en Allemagne, ainsi point de commerce, point de grandes richesses : les villes au delà du Rhin n’avaient pas même de murailles. Cet État, qui pouvait être si puissant, était devenu si faible par le nombre et la division de ses maîtres que l’empereur Conrad fut obligé de promettre un tribut annuel aux Hongrois, Huns, ou Pannoniens, si bien contenus par Charlemagne, et soumis depuis par les empereurs de la maison d’Autriche. Mais alors ils semblaient être ce qu’ils avaient été sous Attila : ils ravageaient l’Allemagne, les frontières de la France ; ils descendaient en Italie par le Tyrol, après avoir pillé la Bavière, et revenaient ensuite avec les dépouilles de tant de nations.
C’est au règne de Henri l’Oiseleur que se débrouilla un peu le chaos de l’Allemagne. Ses limites étaient alors le fleuve de l’Oder, la Bohême, la Moravie, la Hongrie, les rivages du Rhin, de l’Escaut, de la Moselle, de la Meuse ; et vers le septentrion, la Poméranie et le Holstein étaient ses barrières.
Il faut que Henri l’Oiseleur fût un des rois les plus dignes de régner. Sous lui les seigneurs de l’Allemagne, si divisés, sont réunis. (920) Le premier fruit de cette réunion est l’affranchissement du tribut qu’on payait aux Hongrois, et une grande victoire remportée sur cette nation terrible. Il fit entourer de murailles la plupart des villes d’Allemagne ; il institua des milices : on lui attribua même l’invention de quelques jeux militaires qui donnaient quelque idée des tournois. Enfin l’Allemagne respirait ; mais il ne paraît pas qu’elle prétendît être l’empire romain. L’archevêque de Mayence avait sacré Henri l’Oiseleur ; aucun légat du pape, aucun envoyé des Romains n’y avait assisté. L’Allemagne sembla pendant tout ce règne oublier l’Italie.
Il n’en fut pas ainsi sous Othon le Grand, que les princes allemands, les évêques, et les abbés, élurent unanimement après la mort de Henri, son père. L’héritier reconnu d’un prince puissant, qui a fondé ou rétabli un État, est toujours plus puissant que son père, s’il ne manque pas de courage : car il entre dans une carrière déjà ouverte, il commence où son prédécesseur a fini. Ainsi Alexandre avait été plus loin que Philippe son père ; Charlemagne, plus loin que Pepin ; et Othon le Grand passa de beaucoup Henri l’Oiseleur.