Essai sur les mœurs/Chapitre 62

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CHAPITRE LXII.

De la croisade contre les Languedociens.

Les querelles sanglantes de l’empire et du sacerdoce, les richesses des monastères, l’abus que tant d’évêques avaient fait de leur puissance temporelle, devaient tôt ou tard révolter les esprits et leur inspirer une secrète indépendance. Arnaud de Brescia avait osé exciter les peuples jusque dans Rome à secouer le joug. On raisonna beaucoup en Europe sur la religion, dès le temps de Charlemagne. Il est très-certain que les Francs et les Germains ne connaissaient alors ni images, ni reliques, ni transsubstantiation. Il se trouva ensuite des hommes qui ne voulurent de loi que l’Évangile, et qui prêchèrent à peu près les mêmes dogmes que tiennent aujourd’hui les protestants. On les nommait Vaudois, parce qu’il y en avait beaucoup dans les vallées du Piémont ; Albigeois, à cause de la ville d’Albi ; bonshommes, par la régularité dont ils se piquaient ; enfin manichéens, du nom qu’on donnait alors en général aux hérétiques. On fut étonné, vers la fin du XIIe siècle, que le Languedoc en parût tout rempli.

Dès l’an 1198, le pape Innocent III délégua deux simples moines de Cîteaux pour juger les hérétiques. « Nous mandons, dit-il, aux princes, aux comtes, et à tous les seigneurs de votre province, de les assister puissamment contre les hérétiques, par la puissance qu’ils ont reçue pour la punition des méchants ; en sorte qu’après que frère Rainier aura prononcé l’excommunication contre eux, les seigneurs confisquent leurs biens, les bannissent de leurs terres, et les punissent plus sévèrement s’ils osent y résister. Or nous avons donné pouvoir à frère Rainier d’y contraindre les seigneurs par excommunication et par interdit sur leurs biens, etc. » Ce fut le premier fondement de l’Inquisition.

Un abbé de Cîteaux fut nommé ensuite avec d’autres moines pour aller faire à Toulouse ce que l’évêque devait y faire. Ce procédé indigna le comte de Foix et tous les princes du pays, déjà séduits par les réformateurs, et irrités contre la cour de Rome.

La secte était en grande partie composée d’une bourgeoisie réduite à l’indigence par le long esclavage dont on sortait à peine, et encore par les croisades. L’abbé de Cîteaux paraissait avec l’équipage d’un prince. Il voulut en vain parler en apôtre ; le peuple lui criait : « Quittez le luxe ou le sermon. » Un Espagnol, évêque d’Osma, très homme de bien, qui était alors à Toulouse, conseilla aux inquisiteurs de renoncer à leurs équipages somptueux, de marcher à pied, de vivre austèrement, et d’imiter les Albigeois pour les convertir. Saint Dominique, qui avait accompagné cet évêque, donna l’exemple avec lui de cette vie apostolique, et parut alors souhaiter qu’on n’employât jamais d’autres armes contre les erreurs (1207). Mais Pierre de Castelnau, l’un des inquisiteurs, fut accusé de se servir des armes qui lui étaient propres, en soulevant secrètement quelques seigneurs voisins contre le comte de Toulouse, et en suscitant une guerre civile. Cet inquisiteur fut assassiné. Le soupçon tomba sur le comte de Toulouse.

Le pape Innocent III ne balança pas à délier les sujets du comte de Toulouse de leur serment de fidélité. C’est ainsi qu’on traitait les descendants de Raimond de Toulouse, qui avait le premier servi la chrétienté dans les croisades.

Le comte, qui savait ce que pouvait quelquefois une bulle, se soumit à la satisfaction qu’on exigea de lui (1209). Un des légats du pape, nommé Milon, lui commande de le venir trouver à Valence, de lui livrer sept châteaux qu’il possédait en Provence, de se croiser lui-même contre les Albigeois ses sujets, de faire amende honorable. Le comte obéit à tout : il parut devant le légat, nu jusqu’à la ceinture, nu-pieds, nu-jambes, revêtu d’un simple caleçon, à la porte de l’église de Saint-Gilles ; là un diacre lui mit une corde au cou, et un autre diacre le fouetta, tandis que le légat tenait un bout de la corde ; après quoi on fit prosterner le prince à la porte de cette église pendant le dîner du légat.

On voyait d’un côté le duc de Bourgogne, le comte de Nevers, Simon, comte de Montfort, les évêques de Sens, d’Autun, de Nevers, de Clermont, de Lisieux, de Baveux, à la tête de leurs troupes, et le malheureux comte de Toulouse au milieu d’eux, comme leur otage ; de l’autre côté, des peuples animés par le fanatisme de la persuasion. La ville de Béziers voulut tenir contre les croisés : on égorgea tous les habitants réfugiés dans une église ; la ville fut réduite en cendres. Les citoyens de Carcassonne, effrayés de cet exemple, implorèrent la miséricorde des croisés : on leur laissa la vie. On leur permit de sortir presque nus de leur ville, et on s’empara de tous leurs biens.

On donnait au comte Simon de Montfort le nom de Machabée. Il se rendit maître d’une grande partie du pays, s’assurant des châteaux des seigneurs suspects, attaquant ceux qui ne se mettaient pas entre ses mains, poursuivant les hérétiques qui osaient se défendre. Les écrivains ecclésiastiques racontent eux-mêmes que Simon de Monfort ayant allumé un bûcher pour ces malheureux, il y en eut cent quarante qui coururent, en chantant des psaumes, se précipiter dans les flammes. Le jésuite Daniel, en parlant de ces infortunés dans son Histoire de France, les appelle infâmes et détestables. Il est bien évident que des hommes qui volaient ainsi au martyre n’avaient point des mœurs infâmes. Il n’y a sans doute de détestable que la barbarie avec laquelle on les traita, et il n’y a d’infâme que les paroles de Daniel[1]. On peut seulement déplorer l’aveuglement de ces malheureux, qui croyaient que Dieu les récompenserait parce que des moines les faisaient brûler.

L’esprit de justice et de raison, qui s’est introduit depuis dans le droit public de l’Europe, a fait voir enfin qu’il n’y avait rien de plus injuste que la guerre contre les Albigeois. On n’attaquait point des peuples rebelles à leur prince ; c’était le prince même qu’on attaquait pour le forcer à détruire ses peuples. Que dirait-on aujourd’hui si quelques évêques venaient assiéger l’électeur de Saxe ou l’électeur Palatin, sous prétexte que les sujets de ces princes ont impunément d’autres cérémonies que les sujets de ces évêques ?

En dépeuplant le Languedoc, on dépouillait le comte de Toulouse. Il ne s’était défendu que par les négociations. (1210) Il alla trouver encore dans Saint-Gilles les légats, les abbés, qui étaient à la tête de cette croisade ; il pleura devant eux : on lui répondit que ses larmes venaient de fureur. Le légat lui laissa le choix ou de céder à Simon de Montfort tout ce que ce comte avait usurpé, ou d’être excommunié. Le comte de Toulouse eut du moins le courage de choisir l’excommunication : il se réfugia chez Pierre II, roi d’Aragon, son beau-frère, qui prit sa défense, et qui avait presque autant à se plaindre du chef des croisés que le comte de Toulouse.

Cependant l’ardeur de gagner des indulgences et des richesses multipliait les croisés. Les évêques de Paris, de Lisieux, de Bayeux, accourent au siége de Lavaur : on y fit prisonniers quatre-vingts chevaliers avec le seigneur de cette ville, que l’on condamna tous à être pendus ; mais les fourches patibulaires étant rompues, on abandonna ces captifs aux croisés, qui les massacrèrent (1211). On jeta dans un puits la sœur du seigneur de Lavaur, et on brûla autour du puits trois cents habitants qui ne voulurent pas renoncer à leurs opinions.

Le prince Louis, qui fut depuis le roi Louis VIII, se joignit à la vérité aux croisés pour avoir part aux dépouilles ; mais Simon de Montfort écarta bientôt un compagnon qui eût été son maître.

C’était l’intérêt des papes de donner ces pays à Montfort ; et le projet en était si bien formé que le roi d’Aragon ne put jamais, par sa médiation, obtenir la moindre grâce. Il paraît qu’il n’arma que quand il ne put s’en dispenser.

(1213) La bataille qu’il livra aux croisés auprès de Toulouse, dans laquelle il fut tué, passa pour une des plus extraordinaires de ce monde. Une foule d’écrivains répètent que Simon de Montfort, avec huit cents hommes de cheval seulement, et mille fantassins, attaqua l’armée du roi d’Aragon et du comte de Toulouse, qui faisaient le siége de Muret ; ils disent que le roi d’Aragon avait cent mille combattants, et que jamais il n’y eut une déroute plus complète ; ils disent que Simon de Montfort, l’évêque de Toulouse, et l’évêque de Comminge, divisèrent leur armée en trois corps, en l’honneur de la sainte Trinité.

Mais quand on a cent mille ennemis en tête, va-t-on les attaquer avec dix-huit cents hommes en pleine campagne, et divise-t-on une si petite troupe en trois corps ? C’est un miracle, disent quelques écrivains ; mais les gens de guerre, qui lisent de telles aventures, les appellent des absurdités.

Plusieurs historiens assurent que saint Dominique était à la tête des troupes, un crucifix de fer à la main, encourageant les croisés au carnage. Ce n’était pas là la place d’un saint ; et il faut avouer que si Dominique était confesseur, le comte de Toulouse était martyr.

Après cette victoire le pape tint un concile général à Rome. Le comte de Toulouse vint y demander grâce. Je ne puis découvrir sur quel fondement il espérait qu’on lui rendrait ses États ; il fut trop heureux de ne pas perdre sa liberté. Le concile même porta la miséricorde jusqu’à statuer qu’il jouirait d’une pension de quatre cents marcs ou marques d’argent. Si ce sont des marcs, c’est à peu près vingt-deux mille francs de nos jours ; si ce sont des marques, c’est environ douze cents francs : le dernier est plus probable, attendu que moins on lui donnait d’argent, plus il en restait pour l’Église.

Quand Innocent III fut mort, Raimond de Toulouse ne fut pas mieux traité (1218). Il fut assiégé dans sa capitale par Simon de Montfort ; mais ce conquérant y trouva le terme de ses succès et de sa vie ; un coup de pierre écrasa cet homme, qui, en faisant tant de mal, avait acquis tant de renommée.

Il avait un fils à qui le pape donna tous les droits du père ; mais le pape ne put lui donner le même crédit. La croisade contre le Languedoc ne fut plus que languissante. Le fils du vieux Raimond, qui avait succédé à son père, était excommunié comme lui. Alors le roi de France, Louis VIII, se fit céder, par le jeune Montfort, tous ces pays que Montfort ne pouvait garder ; mais la mort arrêta Louis VIII au milieu de ses conquêtes.

Le règne de saint Louis, neuvième du nom, commença malheureusement par cette horrible croisade contre des chrétiens ses vassaux. Ce n’était point par des croisades que ce monarque était destiné à se couvrir de gloire. La reine Blanche de Castille, sa mère, femme dévouée au pape, Espagnole, frémissant au nom d’hérétique, et tutrice d’un pupille à qui les dépouilles des opprimés devaient revenir, prêta le peu qu’elle avait de forces à un frère de Monfort, pour achever de saccager le Languedoc : le jeune Raimond se défendit. (1227) On fit une guerre semblable à celle que nous avons vue dans les Cévennes. Les prêtres ne pardonnaient jamais aux Languedociens, et ceux-ci n’épargnaient point les prêtres (1228). Tout prisonnier fut mis à mort pendant deux années, toute place rendue fut réduite en cendres.

Enfin la régente Blanche, qui avait d’autres ennemis, et le jeune Raimond, las des massacres, et épuisé de pertes, firent la paix à Paris. Le cardinal de Saint-Ange fut l’arbitre de cette paix ; et voici les lois qu’il donna, et qui furent exécutées.

Le comte de Toulouse devait payer dix mille marcs ou marques aux églises de Languedoc, entre les mains d’un receveur y dudit cardinal ; deux mille aux moines de Cîteaux, immensément riches ; cinq cents aux moines de Clervaux, plus riches encore, et quinze cents à d’autres abbayes ; il devait aller faire pendant cinq ans la guerre aux Sarrasins et aux Turcs, qui assurément n’avaient pas fait la guerre à Raimond ; il abandonnait au roi, sans nulle récompense, tous ses États en deçà du Rhône, car ce qu’il possédait en delà était terre de l’empire. Il signa son dépouillement, moyennant quoi il fut reconnu par le cardinal Saint-Ange et par un légat, non-seulement pour être bon catholique, mais pour l’avoir toujours été. On le conduisit, seulement pour la forme, en chemise et nu-pieds devant l’autel de l’église de Notre-Dame de Paris : là il demanda pardon à la Vierge ; apparemment qu’au fond de son cœur il demandait pardon d’avoir signé un si infâme traité.

Rome ne s’oublia pas dans le partage des dépouilles. Raimond le Jeune, pour obtenir le pardon de ses péchés, céda au pape à perpétuité le comtat Venaissin, qui est en delà du Rhône. Cette cession était nulle par toutes les lois de l’empire ; le comtat était un fief impérial, et il n’était pas permis de donner son fief à l’Église, sans le consentement de l’empereur et des états. Mais où sont les possessions qu’on ne se soit appropriées que par les lois ? Aussi, bientôt après cette extorsion, l’empereur Frédéric II rendit au comte de Toulouse ce petit pays d’Avignon, que le pape lui avait ravi ; il fit justice comme souverain, et surtout comme souverain outragé. Mais lorsque ensuite saint Louis et son fils, Philippe le Hardi, se furent mis en possession des États des comtes de Toulouse, Philippe remit aux papes le comtat Venaissin, qu’ils ont toujours conservé par la libéralité des rois de France. La ville et le territoire d’Avignon n’y furent point compris ; elle passa dans la branche de France d’Anjou qui régnait à Naples, et y resta jusqu’au temps où la malheureuse reine Jeanne de Naples fut obligée enfin de céder Avignon pour quatre-vingt mille florins, qui ne lui furent jamais payés. Tels sont en général les titres des possessions ; tel a été notre droit public.

Ces croisades contre le Languedoc durèrent vingt années. La seule envie de s’emparer du bien d’autrui les fit naître, et produisit en même temps l’Inquisition (1204). Ce nouveau fléau, inconnu auparavant chez toutes les religions du monde, reçut la première forme sous le pape Innocent III ; elle fut établie en France dès l’année 1229, sous saint Louis. Un concile à Toulouse commença dans cette année par défendre aux chrétiens laïques de lire l’ancien et le nouveau Testament. C’était insulter au genre humain que d’oser lui dire : Nous voulons que vous ayez une croyance, et nous ne voulons pas que vous lisiez le livre sur lequel cette croyance est fondée.

Dans ce concile on fit brûler les ouvrages d’Aristote, c’est-à-dire deux ou trois exemplaires qu’on avait apportés de Constantinople dans les premières croisades, livres que personne n’entendait, et sur lesquels on s’imaginait que l’hérésie des Languedociens était fondée. Des conciles suivants ont mis Aristote presque à côté des pères de l’Église. C’est ainsi que vous verrez, dans ce vaste tableau des démences humaines, les sentiments des théologiens, les superstitions des peuples, le fanatisme, variés sans cesse, mais toujours constants à plonger la terre dans l’abrutissement et la calamité, jusqu’au temps où quelques académies, quelques sociétés éclairées, ont fait rougir nos contemporains de tant de siècles de barbarie.

(1237) Mais ce fut bien pis quand le roi eut la faiblesse de permettre qu’il y eût dans son royaume un grand inquisiteur nommé par le pape. Ce fut le cordelier Robert qui exerça ce pouvoir nouveau, d’abord dans Toulouse, et ensuite dans d’autres provinces.

Si ce Robert n’eût été qu’un fanatique, il y aurait du moins dans son ministère une apparence de zèle qui eût excusé ses fureurs aux yeux des simples ; mais c’était un apostat qui conduisait avec lui une femme perdue, et pour mettre le comble à l’horreur de son ministère, cette femme était elle-même hérétique : c’est ce que rapportent Matthieu Pâris et Mousk, et ce qui est prouvé dans le Spicilegium de Luc d’Acheri.

Le roi saint Louis eut le malheur de lui permettre d’exercer ses fonctions d’inquisiteur à Paris, en Champagne, en Bourgogne, et en Flandre. Il fit accroire au roi qu’il y avait une secte nouvelle qui infectait secrètement ces provinces. Ce monstre fit brûler, sur ce prétexte, quiconque, étant sans crédit et étant suspect, ne voulut pas se racheter de ses persécutions. Le peuple, souvent bon juge de ceux qui en imposent aux rois, ne l’appelait que Robert le B.....[2]. Il fut enfin reconnu : ses iniquités et ses infamies furent publiques ; mais ce qui vous indignera, c’est qu’il ne fut condamné qu’à une prison perpétuelle; et ce qui pourrait encore vous indigner, c’est que le jésuite Daniel ne parle point de cet homme dans son Histoire de France.

C’est donc ainsi que l’Inquisition commença en Europe : elle ne méritait pas un autre berceau. Vous sentez assez que c’est le dernier degré d’une barbarie brutale et absurde de maintenir, par des délateurs et des bourreaux, la religion d’un Dieu que des bourreaux firent périr. Cela est presque aussi contradictoire que d’attirer à soi les trésors des peuples et des rois au nom de ce même Dieu qui naquit et qui vécut dans la pauvreté. Vous verrez dans un chapitre à part ce qu’a été l’Inquisition en Espagne et ailleurs, et jusqu’à quel excès la barbarie et la rapacité de quelques hommes ont abusé de la simplicité des autres.

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  1. Dans le temps de la destruction des jésuites, on eut en France une légère velléité de perfectionner l’éducation. On imagina donc d’établir une chaire d’histoire à Toulouse. L’abbé Audra, qui en fut chargé, se servit de l’Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations, dont il eut soin de retrancher les faits qui pouvaient rendre la tyrannie du clergé trop odieuse ; mais il conserva les principes de raison et d’humanité qu’il croyait utiles. Le bas clergé de Toulouse jeta de grands cris. L’archevêque, intimidé, se crut obligé de se joindre aux persécuteurs de l’abbé Audra. Le clergé de France avait dressé, vers le même temps (en 1770), un avertissement aux fidèles contre l’incrédulité. C’était un ouvrage très-curieux, où l’on établissait qu’il n’y avait rien de plus agréable que d’avoir beaucoup de foi, et que les prêtres avaient rendu un grand service aux hommes en leur prenant leur argent, parce qu’un homme misérable qui meurt sur un fumier, avec l’espérance d’aller au ciel, est le plus heureux du monde. On y citait avec complaisance non-seulement Tertullien, qui, comme on sait, est mort hérétique et fou, mais je ne sais quelles rapsodies d’un rhéteur nommé Lactance, dont on faisait un père de l’Église. Ce Lactance, à la vérité, avait écrit qu’on ne peut rien savoir en physique ; mais en même temps il ne doutait pas que le vent ne fécondât les cavales, et il expliquait par là le mystère de l’incarnation. D’ailleurs il s’était rendu l’apologiste des assassinats par lesquels la race abominable de Constantin reconnut les bienfaits de la famille de Dioclétien. En adressant cet ouvrage aux fidèles de son diocèse, l’archevêque de Toulouse insista sur le scandale qu’avait donné le malheureux professeur d’histoire. Aussitôt les pénitents, les dévots, le bas clergé, qui avaient eu, quelques années auparavant, la consolation de faire rouer l’innocent Calas, se mirent à crier haro sur l’abbé Audra. Il ne put résister à tant d’indignités. Il tomba malade et mourut. Cette mort fut un des grands chagrins que M. de Voltaire ait essuyés. Elle lui arrachait encore des larmes peu de jours avant sa mort. Depuis ce temps on enseigne aux Toulousains l’histoire de Daniel ; ils y apprennent que leurs ancêtres étaient infâmes et détestables ; et il est défendu, sous peine d’un mandement, de leur dire que c’est aux dépouilles des comtes de Toulouse et des malheureux Albigeois que le clergé du Languedoc doit ses richesses, et son crédit, qui n’est appuyé que sur ses richesses (K.) — Voyez, dans la Correspondance, les lettres de Voltaire des 3 mars et 23 novembre 1770, et celle de d’Alembert, du 21 décembre 1770. L’abbé Audra avait fait imprimer son abrégé de Voltaire, sous le titre de : Histoire générale à l’usage des colléges, depuis Charlemagne jusqu’à nos jours, tome Ier, Toulouse, 1770, in-12. Il n’a paru que ce volume. (B.)
  2. On commençait alors à donner ce nom indifféremment aux sodomites et aux hérétiques. (Note de Voltaire.)