Essai sur les mœurs/Chapitre 71

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CHAPITRE LXXI.

Grand schisme d’Occident.

Le saint-siége ne possédait alors que le patrimoine de Saint-Pierre en Toscane, la campagne de Rome, le pays de Viterbe et d’Orviette, la Sabine, le duché de Spolette, Bénévent, une petite partie de la marche d’Ancône : toutes les contrées réunies depuis à son domaine étaient à des seigneurs vicaires de l’empire ou du siége papal. Les cardinaux s’étaient mis depuis 1138 en possession d’exclure le peuple et le clergé de l’élection des pontifes, et depuis 1216 il fallait avoir les deux tiers des voix[1] pour être canoniquement élu. Il n’y avait à Rome, au temps dont je parle, que seize cardinaux, onze français, un espagnol, et quatre italiens : le peuple romain, malgré son goût pour la liberté, malgré son aversion pour ses maîtres, voulait un pape qui résidât à Rome, parce qu’il haïssait beaucoup plus les ultramontains que les papes, et surtout parce que la présence d’un pontife attirait à Rome des richesses. Les Romains menacèrent les cardinaux de les exterminer s’ils leur donnaient un pontife étranger. (1378) Les électeurs, épouvantés, nommèrent pour pape Brigano, évêque de Bari, Napolitain, qui prit le nom d’Urbain, et dont nous avons fait mention[2] en parlant de la reine Jeanne. C’était un homme impétueux et farouche, et par cela même peu propre à une telle place. A peine fut-il intronisé qu’il déclara, dans un consistoire, qu’il ferait justice des rois de France et d’Angleterre, qui troublaient, disait-il, la chrétienté par leurs querelles : ces rois étaient Charles le Sage et Édouard III. Le cardinal de La Grange, non moins impétueux que le pape, le menaçant de la main, lui dit qu’il avait menti ; et ces trois paroles plongèrent l’Europe dans une discorde de quarante années.

La plupart des cardinaux, les Italiens mêmes, choqués de l’humeur féroce d’un homme si peu fait pour gouverner, se retirèrent dans le royaume de Naples. Là ils déclarent que l’élection du pape, faite avec violence, est nulle de plein droit ; ils procèdent unanimement à l’élection d’un nouveau pontife. Les cardinaux français eurent alors la satisfaction assez rare de tromper les cardinaux italiens : on promit la tiare à chaque Italien en particulier, et ensuite on élut Robert, fils d’Amédée, comte de Genève, qui qui prit le nom de Clément VII. Alors l’Europe se partagea : l’empereur Charles IV, l’Angleterre, la Flandre, et la Hongrie, reconnurent Urbain, à qui Rome et l’Italie obéissaient ; la France, l’Écosse, la Savoie, la Lorraine, furent pour Clément. Tous les ordres religieux se divisèrent, tous les docteurs écrivirent, toutes les universités donnèrent des décrets. Les deux papes se traitaient mutuellement d’usurpateurs et d’Antechrist ; ils s’excommuniaient réciproquement. Mais, ce qui devint réellement funeste (1379), on se battit avec la double fureur d’une guerre civile et d’une guerre de religion. Des troupes gasconnes et bretonnes, levées par le neveu de Clément, marchent en Italie, surprennent Rome ; ils y tuent, dans leur première furie, tout ce qu’ils rencontrent ; mais bientôt le peuple romain, se ralliant contre eux, les extermine dans ses murs, et on y égorge tout ce qu’on trouve de prêtres français. Peu de temps après, une armée du pape Clément, levée dans le royaume de Naples, se présente à quelques lieues de Rome devant les troupes d’Urbain.

Chacune des armées portait les clefs de saint Pierre sur ses drapeaux. Les Clémentins furent vaincus. Il ne s’agissait pas seulement de l’intérêt de ces deux pontifes : Urbain, vainqueur, qui destinait une partie du royaume de Naples à son neveu, en déposséda la reine Jeanne, protectrice de Clément, laquelle régnait depuis longtemps dans Naples avec des succès divers, et une gloire souillée.

Nous avons vu[3] cette reine assassinée par son cousin, Charles de Durazzo, avec qui Urbain voulait partager le royaume de Naples. Cet usurpateur, devenu possesseur tranquille, n’eut garde de tenir ce qu’il avait promis à un pape qui n’était pas assez puissant pour l’y contraindre.

Urbain, plus ardent que politique, eut l’imprudence d’aller trouver son vassal sans être le plus fort. L’ancien cérémonial obligeait le roi de baiser les pieds du pape et de tenir la bride de son cheval : Durazzo ne fit qu’une de ces deux fonctions ; il prit la bride, mais ce fut pour conduire lui-même le pape en prison. Urbain fut gardé quelque temps prisonnier à Naples, négociant continuellement avec son vassal, et traité tantôt avec respect, tantôt avec mépris. Le pape s’enfuit de sa prison, et se retira dans la petite ville de Nocera. Là il assembla bientôt les débris de sa cour. Ses cardinaux et quelques évêques, lassés de son humeur farouche, et plus encore de ses infortunes, prirent dans Nocera des mesures pour le quitter, et pour élire à Rome un pape plus digne de l’être. Urbain, informé de leur dessein, les fit tous appliquer en sa présence à la torture. Bientôt obligé de s’enfuir de Naples et de se retirer dans la ville de Gênes, qui lui envoya quelques galères, il traîna à sa suite ces cardinaux et ces évêques estropiés et enchaînés. Un des évêques, demi-mort de la question qu’il avait soufferte, ne pouvant gagner le rivage assez tôt au gré du pape, il le fit égorger sur le chemin. Arrivé à Gênes, il se délivra par divers supplices de cinq de ces cardinaux prisonniers. Les Caligula et les Néron avaient fait des actions à peu près semblables ; mais ils furent punis, et Urbain mourut paisiblement à Rome. Sa créature et son persécuteur, Charles de Durazzo, fut plus malheureux, car, étant allé en Hongrie pour envahir la couronne, qui ne lui appartenait point, il y fut assassiné (1389).

Après la mort d’Urbain, cette guerre civile paraissait devoir s’éteindre ; mais les Romains étaient bien loin de reconnaître Clément. Le schisme se perpétua des deux côtés. Les cardinaux urbanistes élurent Perin Tomasel ; et ce Perin Tomasel étant mort, ils prirent le cardinal Meliorati. Les Clémentins firent succéder à Clément, mort en 1394, Pierre Luna, Aragonais. Jamais pape n’eut moins de pouvoir à Rome que Meliorati, et Pierre Luna ne fut bientôt dans Avignon qu’un fantôme. Les Romains, qui voulurent encore rétablir leur gouvernement municipal, chassèrent Meliorati, après bien du sang répandu, quoiqu’ils le reconnussent pour pape ; et les Français, qui avaient reconnu Pierre Luna, l’assiégèrent dans Avignon même, et l’y retinrent prisonnier.

Cependant, tous ces misérables se disaient hautement « les vicaires de Dieu et les maîtres des rois » ; ils trouvaient des prêtres qui les servaient à genoux, comme des vendeurs d’orviétan trouvent des Gilles.

Les états généraux de France avaient pris dans ces temps funestes une résolution si sensée qu’il est surprenant que toutes les autres nations ne l’imitassent pas. Ils ne reconnurent aucun pape : chaque diocèse se gouverna par son évêque ; on ne paya point d’annates, on ne reconnut ni réserves ni exemptions. Rome alors dut craindre que cette administration, qui dura quelques années, ne subsistât toujours. Mais ces lueurs de raison ne jetèrent pas un éclat durable ; le clergé, les moines, avaient tellement gravé dans les têtes des princes et des peuples l’idée qu’il fallait un pape que la terre fut longtemps troublée pour savoir quel ambitieux obtiendrait par l’intrigue le droit d’ouvrir les portes du ciel.

Luna, avant son élection, avait promis de se démettre pour le bien de la paix, et n’en voulait rien faire. Un noble vénitien, nommé Corrario, qu’on élut à Rome, fit le même serment, qu’il ne garda pas mieux. Les cardinaux de l’un et de l’autre parti, fatigués des querelles générales et particulières que la dispute de la tiare traînait après elle, convinrent enfin d’assembler à Pise un concile général. Vingt-quatre cardinaux, vingt-six archevêques, cent quatre-vingt-douze évêques, deux cent quatre-vingt-neuf abbés, les députés de toutes les universités, ceux des chapitres de cent deux métropoles, trois cents docteurs de théologie, le grand-maître de Malte et les ambassadeurs de tous les rois assistèrent à cette assemblée. On y créa un nouveau pape, nommé Pierre Philargi, Alexandre V. Le fruit de ce grand concile fut d’avoir trois papes, ou antipapes, au lieu de deux. L’empereur Robert ne voulut point reconnaître ce concile, et tout fut plus brouillé qu’auparavant.

On ne peut s’empêcher de plaindre le sort de Rome. On lui donnait un évêque et un prince malgré elle : des troupes françaises, sous le commandement de Tanneguy du Châtel, vinrent encore la ravager pour lui faire accepter son troisième pape. Le Vénitien Corrario porta sa tiare à Gaïète, sous la protection du fils de Charles de Durazzo, que nous nommons Lancelot, qui régnait alors à Naples ; et Pierre Luna transféra son siége à Perpignan. Rome fut saccagée, mais sans fruit, pour le troisième pape ; il mourut en chemin, et la politique qui régnait alors fut cause qu’on le crut empoisonné.

Les cardinaux du concile de Pise, qui l’avaient élu, s’étant rendus maîtres de Rome, mirent à sa place Balthazar Cozza, Napolitain. C’était un homme de guerre ; il avait été corsaire, et s’était signalé dans les troubles que la querelle de Charles de Durazzo et de la maison d’Anjou excitait encore ; depuis, légat en Allemagne, il s’y était enrichi en vendant des indulgences ; il avait ensuite acheté assez cher le chapeau de cardinal, et n’avait point acheté moins chèrement sa concubine Catherine, qu’il avait enlevée à son mari. Dans les conjonctures où était Rome, il lui fallait peut-être un tel pape : elle avait plus besoin d’un soldat que d’un théologien.

Depuis Urbain VI, les papes rivaux négociaient, excommuniaient, et bornaient leur politique à tirer quelque argent. Celui-ci fit la guerre. Il était reconnu de la France et de la plus grande partie de l’Europe sous le nom de Jean XXIII. Le pape de Perpignan n’était pas à craindre ; celui de Gaïète l’était, parce que le roi de Naples le protégeait. Jean XXIII assemble des troupes, publie une croisade contre Lancelot, roi de Naples, arme le prince Louis d’Anjou, auquel il donne l’investiture de Naples. On se bat auprès du Garillan : le parti du pape est victorieux ; mais la reconnaissance n’étant pas une vertu de souverain, et la raison d’État étant plus forte que tout le reste, le pape ôte l’investiture à son bienfaiteur et à son vengeur, Louis d’Anjou. Il reconnaît Lancelot son ennemi pour roi, à condition qu’on lui livrera le Vénitien Corrario.

Lancelot, qui ne voulait pas que Jean XXIII fût trop puissant, laissa échapper le pape Corrario. Ce pontife errant se retira dans le château de Rimini, chez Malatesta, l’un des petits tyrans d’Italie. C’est là que, ne subsistant que des aumônes de ce seigneur, et n’étant reconnu que du duc de Bavière, il excommuniait tous les rois, et parlait en maître de la terre.

Le corsaire Jean XXIII, seul pape de droit, puisqu’il avait été créé, reconnu à Rome par les cardinaux du concile de Pise, et qu’il avait succédé au pontife élu par le même concile, était encore le seul pape en effet ; mais comme il avait trahi son bienfaiteur Louis d’Anjou, le roi de Naples Lancelot, dont il était le bienfaiteur, le trahit de même.

Lancelot victorieux voulut régner à Rome. Il surprit cette malheureuse ville ; Jean XXIII eut à peine le temps de se sauver. Il fut heureux qu’il y eût alors en Italie des villes libres. Se mettre, comme Corrario, entre les mains d’un des tyrans, c’était se rendre esclave ; il se jeta entre les bras des Florentins, qui combattirent à la fois contre Lancelot pour leur liberté et pour le pape.

Lancelot allait prévaloir ; le pape se voyait assiégé dans Bologne. Il eut recours alors à l’empereur Sigismond, qui était descendu en Italie pour conclure un traité avec les Vénitiens. Sigismond, comme empereur, devait s’agrandir par l’abaissement des papes, et était l’ennemi naturel de Lancelot, tyran de l’Italie. Jean XXIII propose à l’empereur une ligue et un concile : la ligue, pour chasser l’ennemi commun ; le concile, pour affermir son droit au pontificat. Ce concile était même devenu nécessaire ; celui de Pise l’avait indiqué au bout de trois ans. Sigismond et Jean XXIII le convoquent dans la petite ville de Constance ; mais Lancelot opposait ses armes victorieuses à toutes ces négociations. Il n’y avait qu’un coup extraordinaire qui en pût délivrer le pape et l’empereur. (1414) Lancelot mourut à l’âge de trente ans, dans des douleurs aiguës et subites ; et l’usage du poison passait alors pour fréquent.

Jean XXIII, défait de son ennemi, n’avait plus que l’empereur et le concile à craindre. Il eût voulu éloigner ce sénat de l’Europe, qui peut juger les pontifes, La convocation était annoncée, l’empereur la pressait ; et tous ceux qui avaient droit d’y assister se hâtaient d’y venir jouir du titre d’arbitres de la chrétienté.

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  1. L’auteur de l’Essai historique sur la puissance temporelle des papes dit que ce fut Nicolas II (pape de 1059 à 1061) qui créa le collége électoral des cardinaux ; mais il fait honneur de cette création à Hildebrand, depuis Grégoire VII, alors conseiller du pape Nicolas. Ce fut Alexandre III (pape de 1159 à 1181) qui régla que l’élection serait consommée par la réunion des deux tiers des suffrages sur le même candidat. (B.)
  2. Chapitre lxix, page 537, où le nom est rectifié.
  3. Chapitre lxix.