Essais/éd. Musart (1847)/22

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Texte établi par M. l’abbé MusartPérisse Frères (p. 186-193).
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CHAPITRE XXII.

de l’inconstance de nos actions.


Ceux qui s’exercent à contrôler les actions humaines, ne se trouvent en aucune partie si empêchés qu’à les rapiécer et mettre à même lustre ; car elles se contredisent communément de si étrange façon, qu’il semble impossible qu’elles soient parties de même boutique. Qui croirait que ce fût Néron, cette vraie image de cruauté, qui, comme on lui présenta à signer, suivant le style, la sentence d’un criminel condamné, eût répondu : — Plût à Dieu que je n’eusse jamais su écrire ! Tant le cœur lui serrait, de condamner un homme à mort ! Tout est si plein de tels exemples, voire chacun en peut tant fournir à soi-même, que je trouve étrange de voir quelquefois des gens d’entendement se mettre en peine, d’assortir ces pièces, vu que l’irrésolution me semble le plus commun et apparent vice de notre nature.

Il y a quelque apparence de faire jugement d’un homme par les plus communs traits de sa vie ; mais, vu la naturelle instabilité de nos mœurs et opinions, il m’a semblé souvent que les bon3 auteurs mêmes ont tort de s’opiniâtrer à former de nous une constante et solide contexture : ils choisissent un air universel, et, suivant cette image, vont rangeant et interprétant toutes les actions d’un personnage ; et s’ils ne les peuvent assez tordre, les renvoient à la dissimulation. Auguste leur est échappé, car il se trouve en cet homme une variété d’actions si apparente, soudaine et continuelle, tout le cours de sa vie, qu’il s’est fait lâcher entier et indécis aux plus hardis juges. Je crois, des hommes, plus malaisément la constance que toute autre chose, et rien plus aisément que l’inconstance. Qui en jugerait en détail et distinctement, pièce à pièce, rencontrerait plus souvent à dire vrai. En toute l’ancienneté, il est malaisé de choisir une douzaine d’hommes qui aient dressé leur vie à un certain et assuré train, qui est le principal but de la sagesse ; car, pour la comprendre toute en un mot, dit un ancien, et pour embrasser en une toutes les règles de notre vie : « C’est vouloir, et ne vouloir pas toujours même chose : je ne daignerais, dit-il, ajouter, pourvu que la volonté soit juste ; car, si elle n’est juste, il est impossible qu’elle soit toujours une. » De vrai, j’ai autrefois appris que le vice n’est que déréglement et faute de mesure ; et par conséquent il est impossible d’y attacher la constance. C’est un mot de Démosthène, dit-on, « que le commencement de toute vertu, c’est consultation et délibération ; et la fin et perfection, constance. » Si, par discours, nous entreprenions certaine voie, nous la prendrions la plus belle ; mais nul n’y a pensé.

Notre façon ordinaire, c’est d’aller après les inclinations de notre appétit, à gaucho, à dextre, contre mont, contre bas, selon que le vent des occasions nous emporte. Nous ne pensons ce que nous voulons qu’à l’instant que nous le voulons, et changeons comme cet animal qui prend la couleur du lieu où on le couche. Ce que nous avons à cette heure proposé, nous le changeons tantôt, et tantôt encore retournons sur nos pas : ce n’est que branle et inconstance. Nous n’allons pas, on nous emporte ; comme les choses qui flottent, ores doucement, ores avec violence, selon que l’eau est ireusc ou bonasse. Chaque jour, nouvelle fantaisie ; et se meuvent nos humeurs avec les mouvements du temps. Nous flottons entre divers avis ; nous ne voulons rien librement, rien absolument, rien constamment. À qui aurait prescrit et établi certaines lois et certaine police en sa tête, nous verrions tout partout en sa vie reluire une égalité de mœurs, un ordre et une relation infaillible des unes choses aux autres (Empédocle remarquait cette difformité aux Agrigentins, qu’ils s’abandonnaient aux délices comme s’ils avaient le lendemain à mourir, et bâtissaient comme si jamais ils ne devaient mourir) ; le discours en serait bien aisé à faire ; comme il se voit du jeune Caton : qui en a touché une marche[1], a tout touché ; c’est une harmonie de sons très-accordants, qui ne se peut démentir. À nous, au rebours, autant d’actions, autant faut-il de jugements particuliers. Le plus sur, à mon opinion, serait de les rapporter aux circonstances voisines, sans entrer en plus longue recherche et sans en conclure autre conséquence.

Antigonus, ayant pris en affection un de ses soldats pour sa vertu et vaillance, commanda à ses médecins de le panser d’une maladie longue et intérieure qui l’avait tourmenté longtemps ; et s’apercevant, après sa guérison, qu’il allait beaucoup plus froidement aux affaires, lui demanda qui l’avait ainsi changé et encouardi. — Vous-même, sire, lui répondit-il, m’ayant déchargé des maux pour lesquels je ne tenais compte de ma vie. — Le soldat de Lucullus, ayant été dévalisé par les ennemis, fait sur eux, pour se revanclier, une belle entreprise : quand il se fut remplumé de sa perte, Lucullus, l’ayant pris en bonne opinion, l’employait à quelque exploit hasardeux, par toutes les plus belles remontrances de quoi il se pouvait aviser. — Employez-y, répondit-il, quelque misérable soldat dévalisé ; et refusa résolument d’y aller.

Quand nous lisons que Mahomet, ayant outrageusement rudoyé Hassan, chef de ses janissaires, de ce qu’il voyait sa troupe enfoncée par les Hongres, et lui se porter lâchement au combat, Hassan alla, pour toute réponse, se ruer furieusement, seul, en l’état qu’il était, les armes au poing, dans le premier corps des ennemis qui se présenta, où il fut soudain englouti : ce n’est, à l’aventure, pas tant justification que ravisement, ni tant prouesse naturelle qu’un nouveau dépit. Celui que vous vîtes hier si aventureux, ne trouvez pas étrange de le voir aussi poltron le lendemain ; ou la colère, ou la nécessité, ou la compagnie, ou le vin, ou le son d’une trompette, lui avait mis le cœur au ventre : ce n’est pas un cœur ainsi formé par discours ; ces circonstances le lui ont fermi ; ce n’est pas merveille si le voilà devenu autre par autres circonstances contraires. Cette variation et contradiction qui se voit en nous si souple, a fait que aucuns nous songent deux âmes, d’autres deux puissances, qui nous accompagnent et agitent chacune à sa mode, vers le bien l’une, l’autre vers le mal, une si brusque diversité ne se pouvant bien assortir à un sujet simple[2].

Non-seulement le vent des accidents me remue selon son inclination, mais en outre je me remue et trouble moi-même par l’instabilité de ma posture ; et qui y regarde primement ne se trouve guère deux fois en même état. Je donne à mon âme tantôt un visage, tantôt un autre, selon le côté où je la couche. Si je parle diversement de moi, c’est que je me regarde diversement ; toutes les contrariétés s’y trouvent, selon quelque tour et en quelque façon ; honteux, insolent, bavard, taciturne, laborieux, délicat, ingénieux, hébété, chagrin, débonnaire, menteur, véritable, savant, ignorant, et libéral, et avare, et prodigue ; tout cela je le vois en moi aucunement, selon que je me vire ; et quiconque s’étudie bien attentivement trouve en soi, voire et en son jugement même, cette volubilité et discordance. Je n’ai rien à dire de moi entièrement, simplement et solidement, sans confusion et sans mélange, ni en un mot : distinguo, est le plus universel membre de ma logique.

Encore que je sois toujours d’avis de dire du bien le bien, et d’interprêter plutôt en bonne part les choses qui le peuvent être, si est-ce que l’étrangeté de notre condition porte que nous soyons souvent, par le vice même, poussés à bien faire, si le bien faire se jugeait par la seule intention : par quoi un fait courageux ne doit pas conclure un homme vaillant ; celui qui le serait bien à point, il le serait toujours et à toutes occasions. Si c’était une habitude de vertu, et non une saillie, elle rendrait un homme pareillement résolu à tous accidents ; tel seul qu’en compagnie ; tel en champ clos qu’en une bataille ; car, quoi qu’on dise, il n’y a pas autre vaillance sur le pavé et autre au camp ; aussi courageusement porterait-il une maladie en son lit qu’une blessure au camp ; et ne craindrait non plus la mort en sa maison qu’en un assaut ; nous ne verrions pas un même homme donner dans la brèche d’une brave assurance, et se tourmenter après, comme une femme, de la perte d’un procès ou d’un fils ; quand, étant lâche à l’infamie, il est ferme à la pauvreté ; quand, étant mou contre les rasoirs et les barbiers, il se trouve raide contre les épées des adversaires : l’action est louable, non pas l’homme. Plusieurs Grecs, dit Cicéron, ne peuvent voir les ennemis, et se trouvent constants aux maladies ; les Cimbres et les Celtibériens, tout au rebours.

Il n’est point de vaillance plus extrême en son espèce que celle d’Alexandre ; mais elle n’est qu’en espèce, ni assez pleine par tout et universelle. Toute incomparable qu’elle est, si a-t-elle encore ses taches : qui fait que nous le voyons se troubler si éperduement aux plus légers soupçons qu’il prend des machinations des siens contre sa vie, et se porter en cette recherche d’une si véhémente et indiscrète injustice, et d’une crainte qui subvertit sa raison naturelle. La superstition aussi, de quoi il était si fort atteint, porte quelque image de pusillanimité ; et l’excès de la pénitence qu’il fit du meurtre de Clitus est aussi témoignage de l’inégalité de son courage. Notre fait, ce ne sont que pièces rapportées, et voulons acquérir un honneur à fausses enseignes. La vertu ne veut être suivie que pour elle-même ; et si on emprunte parfois son masque pour autre occasion, elle nous l’arrache aussitôt du visage. C’est une vive et forte teinture, quand l’âme en est une fois abreuvée, et qui ne s’en va qu’elle n’emporte la pièce. Voilà pourquoi, pour juger d’un homme, il faut suivre longuement et curieusement sa trace. Si la constance ne s’y maintient de son seul fondement, si la variété des occurrences lui fait changer de pas (je dis de voie, car le pas s’en peut ou hâter, ou appesantir), laissez-le courre ; celui-là s’en va avau le vent, comme dit la devise de notre Talbot.

Ce n’est pas merveille, se dit un ancien, que le hasard puisse tant sur nous, puisque nous vivons par hasard[3]. À qui n’a dressé en gros sa vie à une certaine fin, il est impossible de disposer les actions particulières ; il est impossible de ranger les pièces à qui n’a une forme du total en sa tête ; à quoi faire la provision des couleurs à qui ne sait ce qu’il a à peindre ? Aucun ne fait certain dessein de sa vie, et n’en délibérons qu’à parcelles. L’archer doit premièrement savoir où il vise, et puis y accommoder la main, l’arc, la corde, la flèche et les mouvements : nos conseils fourvoient, parce qu’ils n’ont pas d’adresse et de but : nul vent ne fait, pour celui qui n’a point de port destiné. Je ne suis pas d’avis de ce jugement qu’on fit pour Sophocle, de l’avoir argumenté suffisant au maniement des choses domestiques, contre l’accusation de son fils, pour avoir vu l’une de ses tragédies ; ni ne trouve la conjecture des Pariens, envoyés pour réformer les Milésiens, suffisante à la conséquence qu’ils en tirèrent : visitant l’île, ils remarquaient les terres mieux cultivées et maisons champêtres mieux gouvernées ; et, ayant enregistré le nom des maîtres d’icelles, comme ils eurent fait l’assemblée des citoyens en la ville, ils nommèrent ces maitres-là pour nouveaux gouverneurs et magistrats ; jugeant que, soigneux de leurs affaires privées, ils le seraient des publiques. Nous sommes tous des lopins, et d’une contexture si informe et diverse, que chaque pièce, chaque moment fait son jeu ; et se trouve autant de différence de nous à nous-mêmes, que de nous à autrui. Puisque l’ambition peut apprendre aux hommes et la vaillance, et la tempérance, et la libéralité, voire et la justice ; puisque l’avarice peut planter au courage d’un garçon de boutique, nourri à l’ombre et à l’oisiveté, l’assurance de se jeter, si loin du foyer domestique, à la merci des vagues et de Neptune courroucé, dans un frêle bâteau, et qu’elle apprend encore la discrétion et la prudence, ce n’est pas tour d’entendement rassis de nous juger simplement par nos actions du dehors ; il faut sonder jusqu’au dedans, et voir par quels ressorts se donne le branle. Mais d’autant que c’est une hasardeuse et haute entreprise, je voudrais que moins de gens s’en mêlassent.


  1. C’est-à-dire, celui qui a posé le doigt sur une des touches du clavier les a fait résonner toutes. On donnait autrefois le nom de marches aux touches du clavier des orgues.
  2. Le dogme de la chute originelle donne seul la solution de ce triste problème.
  3. Pensée absolument païenne.