Essais/éd. Musart (1847)/23

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Texte établi par M. l’abbé MusartPérisse Frères (p. 193-196).
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CHAPITRE XXIII.

à demain les affaires.


Je donne avec raison, ce me semble, la palme à Jacques Amyot sur tous nos écrivains français, non-seulement pour la naïveté et pureté du langage, en quoi il surpasse tous autres, ni pour la constance d’un si long travail, ni pour la profondeur de son savoir, ayant pu développer si heureusement un auteur si épineux et ferré (car on m’en dira ce qu’on voudra, je n’entends rien au grec, mais je vois un sens si bien joint et entretenu partout en sa traduction, que, ou il a certainement entendu l’imagination vraie de l’auteur, ou ayant, par longue conversation, planté vivement dans son âme une générale idée de celle de Plutarque, il ne lui a au moins rien prêté qui le démente ou qui le dédise). Mais, surtout, je lui sais bon gré d’avoir su trier et choisir un livre si digne et si à propos, pour en faire présent à son pays, Nous autres ignorants étions perdus, si ce livre ne nous eût relevés du bourbier. A sa merci, nous osons à cette heure et parler et écrire ; les dames en régentent les maîtres d’école ; c’est notre bréviaire. Si ce bonhomme vit, je lui résigne Xénophon, pour en faire autant ; c’est une occupation plus aisée et d’autant plus propre à sa vieillesse ; et puis, je ne sais comment, il me semble, quoiqu’il se démêle bien brusquement et nettement d’un mauvais pas, que toutefois son style est plus chez soi quand il n’est pas pressé et qu’il roule à son aise.

J’étais à cette heure sur ce passage où Plutarque[1] dit de soi-même que Rusticus, assistant à une sienne déclamation à Rome, y reçut un paquet de la part de l’Empereur, et temporisa de l’ouvrir jusqu’à ce que tout fût fait ; en quoi, dit-il, toute l’assistance loua singulièrement la gravité de ce personnage. De vrai, étant sur le propos de la curiosité et de cette passion avide et gourmande de nouvelles qui nous fait, avec tant d’indiscrétion et d’impatience, abandonner toutes choses pour entretenir un nouveau venu, et perdre tout respect et contenance pour crocheter soudain, où que nous soyons, les lettres qu’on nous apporte, il a eu raison de louer la gravité de Rusticus, et pouvait encore y joindre la louange de sa civilité et courtoisie, de n’avoir voulu interrompre le cours de sa déclamation. Mais je fais doute qu’on le pût louer de prudence ; car recevant à l’imprévu lettres, et notamment d’un empereur, il pouvait bien advenir que le différer à les lire eût été d’un grand préjudice. Le vice contraire à la curiosité, c’est la nonchalance, vers laquelle je penche évidemment de ma complexion, et en laquelle j’ai vu plusieurs hommes si extrêmes que, trois ou quatre jours après, on retrouvait encore en leur pochette les lettres toutes closes qu’on leur avait envoyées.

Je n’en ouvris jamais, non-seulement de celles qu’on m’eût commises, mais de celles même que la fortune m’eût fait passer par les mains ; et fais conscience si mes yeux dérobent, par mégarde, quelque connaissance des lettres d’importance qu’il lit quand je suis à côté d’un grand. Jamais homme ne s’enquit moins et ne fureta moins aux affaires d’autrui,

Du temps de nos pères, M. de Boutières cuida perdre Turin pour, étant en bonne compagnie à souper, avoir remis à lire un avertissement qu’on lui donnait des trahisons qui se dressaient contre cette ville, où il commandait. Et ce même Plutarque m’a appris que Jules César se fût sauvé si, allant au sénat le jour qu’il y fut tué par les conjurés, il eût lu un mémoire qu’on lui présenta ; et fait aussi le conte d’Archias, tyran de Thèbes, que, le soir avant l’exécution de l’entreprise que Pélopidas avait faite de le tuer pour remettre son pays en liberté, il lui fut écrit par un autre Archias, Athénien, de point en point, ce qu’on lui préparait ; et que ce paquet lui ayant été rendu pendant son souper, il remit à l’ouvrir, disant ce mot, qui depuis passa en proverbe on Grèce : « À demain les affaires. »

Un sage homme peut, à mon opinion, pour l’intérêt d’autrui, comme pour ne rompre indécemment compagnie, ainsi que Rusticus, ou pour ne discontinuer une autre affaire d’importance, remettre à entendre ce qu’on lui apporte de nouveau ; mais, pour son intérêt ou plaisir particulier, même s’il est homme ayant charge publique, pour ne rompre son dîner, voire ni son sommeil, il est inexcusable de le faire. Et anciennement était à Rome la place consulaire, qu’ils appelaient la plus honorable à table, pour être plus à délivre et plus accessible à ceux qui surviendraient pour entretenir celui qui y serait assis ; témoignage que, pour être à table, ils ne se départaient pas de l’entremise d’autres affaires et survenances. Mais, quand tout est dit, il est malaisé aux actions humaines de donner règle si juste par discours de raison, que la fortune n’y maintienne son droit.


  1. Traité de la Curiosité, c. 44.