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Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 16

La bibliothèque libre.



Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 16
Texte 1595
Texte 1907
Un traict de quelques Ambassadeurs.


CHAPITRE XVI.

Vn traict de quelques ambassadeurs.


Iobserve en mes voyages cette practique, pour apprendre tousiours quelque chose, par la communication d’autruy, qui est vne des plus belles escholes qui puisse estre, de ramener tousiours ceux, auec qui ie confère, aux propos des choses qu’ils sçauent le mieux.

Basti al nocchiero ragionar de’ venti,
Al bifolco dei tort, et le sue piaghe
Conti’l guerrier, conti ’l pastor gli armenti.


Car il aduient le plus souuent au contraire, que chacun choisit plustost à discourir du mestier d’vn autre que du sien : estimant que c’est autant de nouuelle réputation acquise : tesmoing le reproche qu’Archidamus feit à Periander, qu’il quittoit la gloire d’vn bon Médecin, pour acquérir celle de mauuais Poëte. Voyez combien César se desploye largement à nous faire entendre ses inuentions à bastir ponts et engins : et combien au prix il va se serrant, où il parle des offices de sa profession, de sa vaillance, et conduite de sa milice. Ses exploicts le vérifient assez Capitaine excellent : il se veut faire cognoistre excellent Ingénieur ; qualité aucunement estrangere. Le vieil Dionysius estoit très grand chef de guerre, comme il conuenoit à sa fortune : mais il se trauailloit à donner principale recommendation de soy, par la poésie : et si n’y sçauoit guère. Vn homme de vacation iuridique, mené ces iours passez voir vne estude fournie de toutes sortes de liures de son mestier, et de tout autre mestier, n’y trouua nulle occasion de s’entretenir : mais il s’arresta à gloser rudement et magistralement vne barricade logée sur la vis de l’estude, que cent Capitaines et soldats recognoissent tous les iours, sans remorque et sans offense.

Optat ephippia bos piger, optât arare caballus.


Par ce train vous ne faictes iamais rien qui vaille. Ainsin, il faut trauailler de reietter tousiours l’architecte, le peintre, le cordonnier, et ainsi du reste chacun à son gibier.Et à ce propos, à la lecture des histoires, qui est le subiet de toutes gens, i’ay accoustumé de considérer qui en sont les escriuains : si ce sont personnes, qui ne facent autre profession que de lettres, i’en apren principalement le stile et le langage : si ce sont Médecins, ie les croy plus volontiers en ce qu’ils nous disent de la température de l’air, de la santé et complexion des Princes, des blessures et maladies : si Iurisconsultes, il en faut prendre les controuerses des droicts, les loix, l’establissement des polices, et choses pareilles : si Théologiens, les affaires de l’Église, censures Ecclésiastiques, dispences et mariages : si courtisans, les meurs et les cerimonies : si gens de guerre, ce qui est de leur charge, et principalement les déductions des exploits où ils se sont trouuez en personne : si Ambassadeurs, les menées, intelligences, et praticques, et manière de les conduire.À cette cause, ce que i’eusse passé à vn autre, sans m’y arrester, ie l’ay poisé et remarqué en l’histoire du Seigneur de Langey, très entendu en telles choses. C’est qu’après auoir conté ces belles remonstrances de l’Empereur Charles cinquiesme, faictes au consistoire à Rome, présent l’Euesque de Macon, et le Seigneur du Velly nos Ambassadeurs, où il auoit meslé plusieurs parolles outrageuses contre nous ; et entre autres, que si ses Capitaines et soldats n’estoient d’autre fidélité et suffisance en l’art militaire, que ceux du Roy, tout sur l’heure il s’attacheroit la corde au col, pour luy aller demander miséricorde. Et de cecy il semble qu’il en creust quelque chose : car deux ou trois fois en sa vie depuis il luy aduint de redire ces mesmes mots. Aussi qu’il défia le Roy de le combatre en chemise auec l’espee et le poignard, dans vn batteau. Ledit Seigneur de Langey suiuant son histoire, adiouste que lesdicts Ambassadeurs faisans vne despesche au Roy de ces choses, luy en dissimulèrent la plus grande partie, mesmes luy celèrent les deux articles précédons. Or i’ay trouué bien estrange, qu’il fust en la puissance d’vn Ambassadeur de dispenser sur les aduertissemens qu’il doit faire à son maistre, mesme de telle conséquence, venant de telle personne, et dits en si grand’assemblee. Et m’eust semblé l’office du seruiteur estre, de fidèlement représenter les choses en leur entier, comme elles sont aduenuës : afin que la liberté d’ordonner, iuger, et choisir demeurast au maistre. Car de luy altérer ou cacher la vérité, de peur qu’il ne la preigne autrement qu’il ne doit, et que cela ne le pousse à quelque mauuais party, et ce pendant le laisser ignorant de ses affaires, cela m’eust semblé appartenir à celuy, qui donne la loy, non à celuy qui la reçoit, au curateur et maistre d’eschole, non à celuy qui se doit penser inférieur, comme en authorité, aussi en prudence et bon conseil. Quoy qu’il en soit, ie ne voudroy pas estre seruy de cette façon en mon petit faict.Nous nous soustrayons si volontiers du commandement sous quelque prétexte, et vsurpons sur la maistrise : chascun aspire si naturellement à la liberté et authorité, qu’au supérieur nulle vtilité ne doibt estre si chère, venant de ceux qui le seruent, comme luy doit estre chère leur simple et naifue obéissance. On corrompt l’office du commander, quand on y obéit par discrétion, non par subiection. Et P. Crassus, celuy que les Romains estimèrent cinq fois heureux, lors qu’il estoit en Asie Consul, ayant mandé à vn Ingénieur Grec, de luy faire mener le plus grand des deux mas de nauire, qu’il auoit veu à Athènes, pour quelque engin de batterie, qu’il en vouloit faire : cetuy cy sous titre de sa science, se donna loy de choisir autrement, et mena le plus petit, et selon la raison de art, le plus commode. Crassus, ayant patiemment ouy ses raisons, luy feit très-bien donner le fouet : estimant l’interest de la discipline plus que l’interest de l’ouurage.

D’autre part pourtant on pourroit aussi considérer, que cette obéissance si contreinte, n’appartient qu’aux commandements précis et prefix. Les Ambassadeurs ont vne charge plus libre, qui en plusieurs parties dépend souuerainement de leur disposition. Ils n’exécutent pas simplement, mais forment aussi, et dressent par leur conseil, la volonté du maistre. I’ay veu en mon temps des personnes de commandement, reprins d’auoir plustost obey aux paroles des lettres du Roy, qu’à l’occasion des affaires qui estoient près d’eux. Les hommes d’entendement accusent encore auiourd’huy, l’vsage des Roys de Perse, de tailler les morceaux si courts à leurs agents et lieutenans, qu’aux moindres choses ils eussent à recourir à leur ordonnance. Ce delay, en vne si longue estendue de domination, ayant souuent apporté des notables dommages à leurs affaires. Et Crassus, escriuant à vn homme du mestier, et luy donnant aduis de l’vsage auquel il destinoit ce mas, sembloit-il pas entrer en conférence de sa délibération, et le conuier à interposer son décret ?

CHAPITRE XVI.

Façon de faire de quelques ambassadeurs.

Les hommes aiment à faire parade de toute science autre que celle objet de leur spécialité. — Pour toujours apprendre quelque chose dans mes relations avec autrui (ce qui est un des meilleurs moyens de s’instruire), j’ai attention, dans mes voyages, d’amener constamment les personnes avec lesquelles je m’entretiens, sur les sujets qu’elles connaissent le mieux : « Que le pilote se contente de parler des vents, le laboureur de ses taureaux le guerrier de ses blessures et le berger de ses troupeaux (d’après Properce). » Le plus souvent, c’est le contraire qui a lieu ; chacun préfère parler d’un métier autre que le sien, croyant accroître ainsi sa réputation ; témoin le reproche adressé par Archidamus à Périandre, d’abandonner la gloire d’être un bon médecin, pour acquérir celle de mauvais poète. — Voyez combien César se dépense largement, pour nous faire admirer son talent à construire des ponts et autres engins de guerre ; et combien relativement il s’étend peu, quand il parle de ses faits et gestes comme soldat, de sa vaillance, de la conduite de ses armées. Ses exploits témoignent hautement que c’est un grand capitaine ; il veut se révéler comme excellent ingénieur, qualité qu’il possède à un bien moindre degré. — Denys l’Ancien était, à la guerre, un très bon général, ainsi qu’il convenait à sa situation ; eh bien, il se tourmentait pour en arriver à ce que l’on prisât surtout en lui son talent pour la poésie, qui était fort médiocre. — Un personnage appartenant à l’ordre judiciaire, auquel ces jours-ci on faisait visiter une bibliothèque abondamment pourvue d’ouvrages, tant de droit, ce qui était sa profession, que sur toutes les autres branches des connaissances humaines, n’y trouva pas matière à conversation ; mais il s’arrêta longuement à entrer dans des explications doctorales sur une barricade,[1] sujet auquel il ne connaissait rien, élevée près de l’entrée de cette bibliothèque, et que cent capitaines et soldats voyaient tous les jours, sans qu’elle donnât lieu à remarque ou à critique de leur part. « Le bœuf pesant voudrait porter la selle, et le cheval tirer la charrue (Horace). » En en agissant ainsi, vous ne faites jamais rien qui vaille ; efforçons-nous donc de toujours ramener l’architecte, le peintre, le cordonnier et tous autres, à ce qui est le propre de leur métier.

Pour juger de la valeur d’un historien, il importe de connaître sa profession. — Et à ce propos, quand je lis des chroniques, genre que tant de gens abordent aujourd’hui, j’ai coutume de considérer tout d’abord ce qu’en sont les auteurs. Si ce sont des personnes qui ne s’occupent que de lettres, je m’attache principalement au style et au langage ; si ce sont des médecins, je les crois surtout quand ils traitent de la température de l’air, de la santé, de la constitution physique des princes, des blessures et des maladies ; des jurisconsultes, je porte particulièrement mon attention sur les discussions afférentes au droit, aux lois, à la confection des règlements et autres sujets analogues ; des théologiens, sur les affaires de l’Église, les censures ecclésiastiques, les dispenses et les mariages ; si ce sont des courtisans, sur les mœurs et les cérémonies qu’ils dépeignent ; des gens de guerre, sur ce qui les touche, et principalement sur les déductions qu’ils tirent des actions auxquelles ils ont assisté ; des ambassadeurs, sur les menées, les intelligences et les pratiques du ressort de la diplomatie et la manière de les conduire.

Les ambassadeurs d’un prince ne doivent rien lui cacher. — C’est ce qui m’a porté à remarquer et à lire avec intérêt le passage suivant des chroniques du seigneur de Langey, très entendu en ces sortes de choses et que j’eusse laissé passer sans m’y arrêter, s’il eût été de tout autre. Il conte les fameuses remontrances faites à Rome, par l’empereur Charles-Quint, en plein consistoire, auquel assistaient nos ambassadeurs, l’évoque de Mâcon et le seigneur de Velly. Après quelques paroles offensantes pour nous, qu’il y avait glissées entre autres que si ses capitaines, ses soldats[2] et ses sujets n’avaient pas plus de fidélité à leurs devoirs, ni plus de connaissances militaires que ceux du roi de France, sur l’heure, il irait, la corde au cou, lui demander miséricorde (et il y a lieu de croire que c’était bien un peu le fond de sa pensée, car depuis, deux ou trois fois dans sa vie, il a tenu le même langage) ; l’empereur dit aussi qu’il défiait le roi en combat singulier, en chemise, avec l’épée et le poignard, en pleine rivière, sur un bateau et de la sorte dans l’impossibilité de lâcher pied. Le seigneur de Langey termine en disant qu’en rendant compte au roi de cette séance, ses ambassadeurs lui en dissimulèrent la plus grande partie et omirent même les deux particularités qui précèdent. Or, je trouve bien étrange qu’un ambassadeur puisse se dispenser de rapporter de tels propos, dans les comptes rendus qu’il adresse à son souverain ; surtout quand ils sont de telle importance, qu’ils émanent d’un personnage comme l’empereur et qu’ils ont été tenus en si grande assemblée. Il me semble que le devoir du serviteur est de reproduire fidèlement toutes choses, comme elles se sont présentées, afin que le maître ait toute liberté d’ordonner, apprécier et choisir. Lui altérer ou lui cacher la vérité, de peur qu’il ne la prenne autrement qu’il ne le doit, et que cela ne l’amène à prendre un mauvais parti, et, pour cette raison, lui laisser ignorer ce qui l’intéresse, c’est, à mon sens, intervertir les rôles ; celui qui commande, le peut ; celui qui obéit, ne le doit pas. Cela appartient au tuteur et au maître d’école et non à celui qui, dans sa situation[3], non seulement est inférieur en autorité, mais doit aussi s’estimer tel, sous le rapport de l’expérience et de la prudence ; quoi qu’il en soit, dans ma petite sphère, je ne voudrais pas être servi de cette façon.

Rien de la part des subordonnés n’est apprécié par un supérieur, comme leur obéissance pure et simple. — Nous nous soustrayons si volontiers au commandement, sous n’importe quel prétexte, usurpant les prérogatives de ceux qui ont le pouvoir ; chacun aspire si naturellement à avoir les coudées franches et donner des ordres, que rien ne doit être plus utile au supérieur et plus précieux, que de trouver chez ceux qui le servent une obéissance pure et simple. Ne pas obéir entièrement à un ordre donné, le faire avec réticence, c’est manquer au commandement. — Publius Crassus, qualifié cinq fois heureux par les Romains, avait mandé à un ingénieur grec, alors que consul, lui-même était en Asie, de lui faire amener le plus grand de deux mâts de navire qu’il avait remarqués à Athènes et qu’il voulait employer à la construction d’une machine de guerre. Cet ingénieur, de par ses connaissances spéciales, prit sur lui de modifier les instructions qu’il avait reçues et amena le plus petit de ces mâts qui, dit-il, au point de vue technique, convenait mieux. Crassus écouta ses explications sans l’interrompre, puis lui fit donner quand même le fouet, estimant que l’intérêt de la discipline importait plus que le travail exécuté dans des conditions plus ou moins bonnes.

Une certaine latitude doit cependant être laissée à des ambassadeurs. — Il y a lieu toutefois d’observer qu’une semblable obéissance passive n’est à apporter qu’à l’exécution d’ordres précis, portant sur des objets nettement déterminés. Les ambassadeurs ont plus de latitude, et, sur certains points, peuvent en agir entièrement comme bon leur semble ; parce que leur mission n’est pas simplement d’exécuter, mais encore d’éclairer et de fixer par leurs conseils la volonté du maître. J’ai vu, en mon temps, des personnes investies du commandement, auxquelles il a été fait reproche d’avoir obéi à la lettre même d’instructions émanant du roi, au lieu de s’inspirer de l’état de choses qu’ils pouvaient constater par eux-mêmes. C’est ainsi que[4] les hommes de jugement condamnent les errements des rois de Perse, tenant de si court leurs agents et leurs lieutenants, que, pour les moindres choses, il leur fallait recourir à l’autorité royale ; ce qui, étant donnée l’immense étendue de leur empire, occasionnait des pertes de temps qui furent souvent, pour les affaires, cause de préjudice sérieux. Quant à Crassus, écrivant à un homme du métier et lui donnant avis de l’usage auquel il destinait le mât qu’il lui demandait, ne l’incitait-il pas à examiner l’affaire avec lui et ne le conviait-il pas à agir suivant ce qu’il croirait convenir ?

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