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Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 28

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 28
Texte 1595
Texte 1907
Vint neuf sonnets d’Estienne de la Boetie.


CHAPITRE XXVIII.

Vingt et neuf sonnets d’Estienne de la Boetie, à Madame de Grammont Contesse de Guissen.


Madame ie ne vous offre rien du mien, ou par ce qu’il est desia vostre, ou pour ce que ie n’y trouue rien digne de vous. Mais i’ay voulu que ces vers en quelque lieu qu’ils se vissent, portassent vostre nom en teste, pour l’honneur que ce leur sera d’auoir pour guide cette grande Corisande d’Andoins. Ce present m’a semblé vous estre propre, d’autant qu’il est peu de dames en France, qui iugent mieux, et se seruent plus à propos que vous, de la poësie : et puis qu’il n’en est point qui la puissent rendre viue et animée, comme vous faites par ces beaux et riches accords, dequoy parmy vn milion d’autres beautez, nature vous a estrenee : Madame ces vers méritent que vous les chérissiez : car vous serez de mon aduis, qu’il n’en est point sorty de Gascongne, qui eussent plus d’inuention et de gentillesse, et qui tesmoignent estre sortis d’vne plus riche main. Et n’entrez pas en ialousie, dequoy vous n’auez que le reste de ce que pieça i’en ay faict imprimer sous le nom de Monsieur de Foix, vostre bon parent : car certes ceux-cy ont ie ne sçay quoy de plus vif et de plus bouillant : comme il les fit en sa plus verte ieunesse, et eschauffé d’vne belle et noble ardeur que ie vous diray, Madame, vn iour à l’oreille. Les autres furent faits depuis, comme il estoit à la poursuitte de son mariage, en faueur de sa femme, et sentant desia ie ne sçay quelle froideur maritale. Et moy ie suis de ceux qui tiennent, que la poësie ne rid point ailleurs, comme elle faict en vn subiect folâtre et desreglé.

SONNETS
I

Pardon amour, pardon, ô Seigneur ie te voüe
Le reste de mes ans, ma voix et mes escris,
Mes sanglots, mes souspirs, mes larmes et mes cris :
Rien, rien tenir d’aucun, que de toy ie n’aduoue.

Helas comment de moy, ma fortune se ioue.
De toy n’a pas long temps, amour, ie me suis ris.
I’ay failly, ie le voy, ie me rends, ie suis pris.
I’ay trop gardé mon cœur, or ie le desaduoue.

Si i’ay pour le garder retardé ta victoire,
Ne l’en traitte plus mal, plus grande en est ta gloire.
Et si du premier coup tu ne m’as abbatu,

Pense qu’vn bon vainqueur et nay pour estre grand,
Son nouueau prisonnier, quand vn coup il se rend,
Il prise et l’ayme mieux, s’il a bien combattu.

II

C’est amour c’est amour, c’est luy seul, ie le sens ;
Mais le plus vif amour, la poison la plus forte,
A qui onq pauure cœur ait ouuerte la porte.
Ce cruel n’a pas mis vn de ses traitz perçans,

Mais arc, traits et carquois, et luy tout dans mes sens.
Encor vn mois n’a pas, que ma franchise est morte,
Que ce venin mortel dans mes veines ie porte.
Et des-ja i’ay perdu, et le cœur et le sens.

Et quoy ? si cest amour à mesure croissoit,
Qui en si grand tourment dedans moy se conçoit ?
O croistz, si tu peuz croistre, et amende en croissant.

Tu te nourris de pleurs, des pleurs ie te prometz.
Et pour te refreschir, des souspirs pour iamais.
Mais que le plus grand mal soit au moings en naissant.

III

C’est faict mon cœur, quitons la liberté.
Dequoy meshuy seruiroit la deffence,
Que d’agrandir et la peine et l’offence ?
Plus ne suis fort, ainsi que i’ay esté.

La raison fust vn temps de mon costé,
Or reuoltée elle veut que ie pense
Qu’il faut seruir, et prendre en recompence
Qu’oncq d’vn tel neud nul ne fust arresté.

S’il se faut rendre, alors il est saison,
Quand on n’a plus deuers soy la raison.
Je voy qu’amour, sans que ie le deserue.

Sans aucun droict, se vient saisir de moy ?
Et voy qu’encor il faut à ce grand Roy
Quand il a tort, que la raison luy serue.

IIII

C’estoit alors, quand les chaleurs passées,
Le sale Automne aux cuues va foulant,
Le raisin gras dessoubz le pied coulant.
Que mes douleurs furent encommencées.

Le paisan bat ses gerbes amassées,
Et aux caueaux ses bouillans muis roulant,
Et des fruitiers son automne croulant,
Se vange lors des peines aduancées.

Seroit ce point vn présage donné
Que mon espoir est des-ja moissonné ?
Non certes, non. Mais pour certain ie pense,

I’auray, si bien à deuiner i’entends,
Si l’on peut rien prognostiquer du temps,
Quelque grand fruict de ma longue espérance.

V

I’ay veu ses yeux perçans, i’ay veu sa face claire :
(Nul iamais sans son dam ne regarde les dieux)
Froit, sans cœur me laissa son œil victorieux,
Tout estourdy du coup de sa forte lumière.

Comme vn surpris de nuit aux champs quand il esclaire
Estonné, se pallist si la flèche des cieux
Sifflant luy passe contre, et luy serre les yeux,
Il tremble, et veoit, transi, Iupiter en colère.

Dy moy Madame, au vray, dy moy si tes yeux vertz
Ne sont pas ceux qu’on dit que l’amour tient couuertz ?
Tu les auois, ie croy, la fois que ie t’ay veüe,

Au moins il me souuient, qu’il me fust lors aduis
Qu’amour, tout à vn coup, quand premier ie te vis,
Desbanda dessus moy, et son arc, et sa veüe.

VI

Ce dit maint vn de moy, de quoy se plaint il tant,
Perdant ses ans meilleurs en chose si legiere ?
Qu’à il tant à crier, si encore il espère ?
Et s’il n’espère rien, pourquoy n’est il content ?

Quand i’estois libre et sain i’en disois bien autant.
Mais certes celuy la n’a la raison entière,
Ains a le cœur gasté de quelque rigueur fiere,
S’il se plaint de ma plainte, et mon mal il n’entend.

Amour tout à vn coup de cent douleurs me point,
Et puis l’on m’aduertit que ie ne crie point.
Si vain ie ne suis pas que mon mal i’agrandisse

À force de parler : s’on m’en peut exempter,
Ie quitte les sonnetz, ie quitte le chanter.
Qui me deffend le deuil, celuy la me guérisse.

VII

Quant à chanter ton los, par fois ie m’aduenture,
Sans oser ton grand nom, dans mes vers exprimer,
Sondant le moins profond de cette large mer,
Ie tremble de m’y perdre, et aux riues m’asseure.

Ie crains en loüant mal, que ie te face iniure.
Mais le peuple estonné d’ouir tant t’estimer,
Ardant de te connoistre, essaie à te nommer,
Et cherchant ton sainct nom ainsi à l’aduenture,

Esbloui n’attaint pas à veoir chose si claire,
Et ne te trouue point ce grossier populaire,
Qui n’ayant qu’vn moyen, ne voit pas celuy là :

C’est que s’il peut trier, la comparaison faicte
Des parfaictes du monde, vne la plus parfaicte,
Lors s’il a voix, qu’il crie hardimant la voyla.

VIII

Quand viendra ce iour la, que ton nom au vray passe
Par France, dans mes vers ? combien et quantes fois
S’en empresse mon cœur, s’en démangent mes doits ?
Souuent dans mes escrits de soy mesme il prend place.

Maugré moy ie t’escris, maugré moy ie t’efface.
Quand astrée viendroit et la foy et le droit,
Alors ioyeux ton nom au monde se rendroit.
Ores c’est à ce temps, que cacher il te face,

C’est à ce temps maling vne grande vergogne
Donc Madame tandis tu seras ma Dourdouigne.
Toutesf ois laisse moy, laisse moy ton nom mettre.

Ayez pitié du temps, si au iour ie te metz,
Si le temps ce cognoist, lors ie te le prometz,
Lors il sera doré, s’il le doit iamais estre.

IX

O entre tes beautez, que ta constance est belle.
C’est ce cœur asseuré, ce courage constant,
C’est parmy tes vertus, ce que l’on prise tant :
Aussi qu’est-il plus beau, qu’vne amitié fidelle ?

Or ne charge donc rien de ta sœur infidèle,
De Vesere ta sœur : elle va s’escartant
Tousiours flotant mal seure en son cours inconstant.
Voy tu comme à leur gré les vens se ioüent d’elle ?

Et ne te repens point pour droict de ton aisnage
D’auoir des-ia choisi la constance en partage.
Mesme race porta l’amitié souueraine

Des bons iumeaux, desquels l’vn à l’autre despart
Du ciel et de l’enfer la moitié de sa part,
Et l’amour diffamé de la trop belle Heleine.

X

Ie voy bien, ma Dourdouigne encore humble tu vas :
De te monstrer Gasconne en France, tu as honte.
Si du ruisseau de Sorgue, on fait ores grand conte,
Si a il bien esté quelquefois aussi bas.

Voys tu le petit Loir comme il haste le pas ?
Comme des-ia parmy les plus grands il se conte ?
Comme il marche hautain d’vne course plus prompte
Tout à costé du Mince, et il ne s’en plaint pas ?

Un seul Oliuier d’Arne enté au bord de Loire,
Le faict courir plus braue et luy donne sa gloire.
Laisse, laisse moy faire. Et vn iour ma Dourdouigne,

Si ie deuine bien, on te cognoistra mieux :
Et Garonne, et le Rhone, et ces autres grands Dieux
En auront quelque enuie, et possible vergoigne.

XI

Toy qui oys mes souspirs, ne me sois rigoureux
Si mes larmes apart toutes miennes ie verse.
Si mon amour ne suit en sa douleur diuerse
Du Florentin transi les regrets languoreux,

Ny de Catulle aussi, le folastre amoureux,
Qui le cœur de sa dame en chatouillant luy perce,
Ny le sçauant amour du migregeois Properce
Ils n’ayment pas pour moy, ie n’ayme pas pour eux.

Qui pourra sur autruy ses douleurs limiter,
Celuy pourra d’autruy les plaintes imiter :
Chacun sent son tourment, et sçait ce qu’il endure.

Chacun parla d’amour ainsi qu’il l’entendit.
le dis ce que mon cœur, ce que mon mal me dict.
Que celuy ayme peu, qui ayme à la mesure.

XII

Quoy ? qu’est-ce ? ô vens, ô nues, ô l’orage !
À point nommé, quand d’elle m’aprochant
Les bois, les monts, les baisses vois tranchant
Sur moy d’aguest vous poussez vostre rage.

Ores mon cœur s’embrase d’auantage.
Allez, allez faire peur au marchant,
Qui dans la mer les thresors va cherchant :
Ce n’est ainsi, qu’on m’abbat le courage.

Quand i’oy les vents, leur tempeste et leurs cris.
De leur malice, en mon cœur ie me ris.
Me pensent ils pour cela faire rendre ?

Face le ciel du pire, et l’air aussi :
Ie veux, ie veux, et le declaire ainsi
S’il faut mourir, mourir comme Leandre.

XIII

Vous qui aimer encore ne sçauez,
Ores m’oyant parler de mon Leandre,
Ou iamais non, vous y debuez aprendre.
Si rien de bon dans le cœur vous auez.

Il oza bien branlant ses bras lauez,
Armé d’amour, contre l’eau se deffendre,
Qui pour tribut la fille voulut prendre.
Ayant le frère et le mouton sauuez.

Vn soir vaincu par les flos rigoureux,
Voyant des-ia, ce vaillant amoureux.
Que l’eau maistresse à son plaisir le tourne :

Parlant aux flos, leur iecta cette voix :
Pardonnez moy maintenant que i’y veois,
Et gardez moy la mort, quand ie retourne.

XIIII

Ô cœur léger, ô courage mal seur.
Penses-tu plus que souffrir ie te puisse ?
Ô bontez creuze, ô couuerte malice,
Traître beauté, venimeuse douceur.

Tu estois donc tousiours sœur de ta sœur ?
Et moy trop simple il falloit que l’en fisse
L’essay sur moy ? et que tard l’entendisse
Ton parler double et tes chants de chasseur ?

Depuis le iour que i’ay prins à t’aimer,
l’eusse vaincu les vagues de la mer.
Qu’est-ce meshuy que ie pourrois attendre ?

Comment de toy pourrois i’estre content ?
Qui apprendra ton cœur d’estre constant,
Puis que le mien ne le luy peut aprendre ?

XV

Ce n’est pas moy que l’on abuse ainsi :
Qu’à quelque enfant ses ruses on employe,
Qui n’a nul goust, qui n’entend rien qu’il oye
Ie sçay aymer, ie sçay hayr aussi.

Contente toy de m’auoir iusqu’icy
Fermé les yeux, il est temps que i’y voye :
Et que mes-huy, las et honteux ie soye
D’auoir mal mis mon temps et mon soucy,

Oserois tu m’ayant ainsi traicté
Parler à moy iamais de fermeté ?
Tu prens plaisir à ma douleur extrême :

Tu me deffends de sentir mon tourment :
Et si veux bien que ie meure en t’aimant.
Si ie ne sens, comment veux-tu que i’ayme ?

XVI

Ô l’ay ie dict ? helas l’ay ie songé ?
Ou si pour vray i’ay dict blaspheme telle ?
S’a fauce langue, il faut que l’honneur d’elle
De moy, par moy, desus moy, soit vangé,

Mon cœur chez toy, ô madame, est logé :
Là donne luy quelque geéne nouuelle :
Fais luy souffrir quelque peine cruelle :
Fais, fais luy tout, fors luy donner congé.

Or seras tu (ie le sçay) trop humaine,
Et ne pourras longuement voir ma peine.
Mais vn tel faict, faut il qu’il se pardonne ?

À tout le moins haut ie me desdiray
De mes sonnets, et me desmentiray,
Pour ces deux faux, cinq cent vrais ie t’en donne.

XVII

Si ma raison en moy s’est peu remettre,
Si recouurer astheure ie me puis,
Si i’ay du sens, si plus homme ie suis
le t’en mercie, ô bien heureuse lettre.

Qui m’eust (helas) qui m’eust sçeu recognoistre
Lors qu’enragé vaincu de mes ennuys.
En blasphémant madame ie poursuis ?
De loing, honteux, ie te vis lors paroistre

Ô sainct papier, alors ie me reuins.
Et deuers toy deuotement ie vins.
Ie te donrois vn autel pour ce faict,

Qu’on vist les traicts de cette main diuine.
Mais de les voir aucun homme n’est digne,
Ny moy aussi, s’elle ne m’en eust faict.

XVIII

I’estois prest d’encourir pour iamais quelque blasme.
De colère eschauffé mon courage brusloit.
Ma foie voix au gré de ma fureur branloit,
Ie despitois les dieux, et encore ma dame.

Lors qu’elle de loing iette vn breuet dans ma flamme
Ie le sentis soudain comme il me rabilloit,
Qu’aussi tost deuant luy ma fureur s’en alloit.
Qu’il me rendoit, vainqueur, en sa place mon ame.

Entre vous, qui de moy, ces merueilles oyez,
Que me dites vous d’elle ? et ie vous prie voyez,
S’ainsi comme ie fais, adorer ie la dois ?

Quels miracles en moy, pensez vous qu’elle fasse
De son œil tout puissant, ou d’vn ray de sa face.
Puis qu’en moy firent tant les traces de ses doigts.

XIX

Ie tremblois deuant elle, et attendois, transi.
Pour venger mon forfaict quelque iuste sentence,
À moy mesme consent du poids de mon offence,
Lors qu’elle me dict, va, ie te prens à mercy.

Que mon loz désormais par tout soit esclarcy :
Employe là tes ans : et sans plus, mes-huy pense
D’enrichir de mon nom par tes vers nostre France,
Couure de vers ta faute, et paye moy ainsi.

Sus donc ma plume, il faut, pour iouyr de ma peine
Courir par sa grandeur, d’vne plus large veine.
Mais regarde à son œil, qu’il ne nous abandonne.

Sans ses yeux, nos esprits se mourroient languissants.
Ils nous donnent le cœur, ils nous donnent le sens.
Pour se payer de moy, il faut qu’elle me donne.

XX

Ô vous maudits sonnets, vous qui printes l’audace
De toucher à madame : ô malings et peruers,
Des Muses le reproche, et honte de mes vers :
Si ie vous feis iamais, s’il faut que ie me fasse

Ce tort de confesser vous tenir de ma race,
Lors pour vous, les ruisseaux ne furent pas ouuerts
D’Appollon le doré, des muses aux yeux verts,
Mais vous receut naissants Tisiphone en leur place.

Si i’ay oncq quelque part à la postérité
Ie veux que l’vn et l’autre en soit déshérité.
Et si au feu vangeur des or ie ne vous donne,

C’est pour vous diffamer, viuez chetifs, viuez,
Viuez aux yeux de tous, de tout honneur priuez
Car c’est pour vous punir, qu’ores ie vous pardonne.

XXI

N’ayez plus mes amis, n’ayez plus cette enuie
Que ie cesse d’aimer, laissez moy obstiné,
Viure et mourir ainsi, puis qu’il est ordonné.
Mon amour c’est le fil, auquel se tient ma vie.

Ainsi me dict la fée, ainsi en Æagrie
Elle feit Meleagre à l’amour destiné,
Et alluma sa souche à l’heure qu’il fust né,
Et dict, toy, et ce feu, tenez vous compaignie.

Elle le dict ainsi, et la fin ordonnée
Suyuit après le fil de cette destinée,
La souche (ce dict lon) au feu fut consommée,

Et deslors (grand miracle) en vn mesme moment
On veid tout à vn coup, du misérable amant
La vie et le tison, s’en aller en fumée.

XXII

Quand tes yeux conquerans estonné ie regarde,
I’y veoy dedans à clair tout mon espoir escript,
I’y veoy dedans amour, luy mesme qui me rit,
Et m’y monstre mignard le bon heur qu’il me garde.

Mais quand de te parler par fois ie me hazarde,
C’est lors que mon espoir desseiché se tarit.
Et d’aduouer iamais ton œil, qui me nourrit,
D’vn seul mot de saueur, cruelle tu n’as garde.

Si tes yeux sont pour moy, or voy ce que ie dis,
Ce sont ceux-là, sans plus, à qui ie me rendis.
Mon Dieu quelle querelle en toy mesme se dresse,

Si ta bouche et tes yeux se veulent desmentir.
Mieux vaut, mon doux tourment, mieux vaut les departir,
Et que ie prenne au mot de tes yeux la promesse.

XXIII

Ce sont tes yeux tranchans qui me font le courage
Ie veoy saulter dedans la gaye liberté,
Et mon petit archer, qui mene à son costé
La belle gaillardise et plaisir le volage.

Mais après, la rigueur de ton triste langage
Me montre dans ton cœur la fiere honnesteté.
Et condamné ie veoy la dure chasteté,
Là grauement assise et la vertu sauuage,

Ainsi mon temps diuers par ces vagues se passe.
Ores son œil m’appelle, or sa bouche me chasse.
Helas, en cest estrif, combien ay i’enduré.

Et puis qu’on pense auoir d’amour quelque asseurance,
Sans cesse nuict et iour à la seruir ie pense,
Ny encor de mon mal, ne puis estre asseuré.

XXIIII

Or dis-ie bien, mon espérance est morte.
Or est-ce faict de mon aise et mon bien.
Mon mal est clair : maintenant ie veoy bien,
I’ay espousé la douleur que ie porte.

Tout me court sus, rien ne me reconforte,
Tout m’abandonne et d’elle ie n’ay rien,
Sinon tousiours quelque nouueau soustien,
Qui rend ma peine et ma douleur plus forte.

Ce que i’attends, c’est vn iour d’obtenir
Quelques soupirs des gens de l’aduenir :
Quelqu’vn dira dessus moy par pitié :

Sa dame et luy nasquirent destinez,
Également de mourir obstinez,
L’vn en rigueur, et l’autre en amitié.

XXV

I’ay tant vescu, chetif, en ma langueur,
Qu’or i’ay veu rompre, et suis encor en vie,
Mon espérance auant mes yeux rauie,
Contre l’escueil de sa fiere rigueur.

Que m’a seruy de tant d’ans la longueur ?
Elle n’est pas de ma peine assouuie :
Elle s’en rit, et n’a point d’autre enuie,
Que de tenir mon mal en sa vigueur.

Donques i’auray, mal’heureux en aimant
Tousiours vn cœur, tousiours nouueau tourment.
Ie me sens bien que i’en suis hors d’halaine,

Prest à laisser la vie soubs le faix :
Qu’y feroit-on sinon ce que ie fais ?
Piqué du mal, ie m’obstine en ma peine.

XXVI

Puis qu’ainsi sont mes dures destinées,
I’en saouleray, si ie puis, mon soucy.
Si i’ay du mal, elle le veut aussi.
I’accompliray mes peines ordonnées.

Nymphes des bois qui auez estonnées,
De mes douleurs, ie croy quelque mercy,
Qu’en pensez vous ? puis-ie durer ainsi,
Si à mes maux trefues ne sont données ?

Or si quelqu’vne à m’escouter s’encline,
Oyez pour Dieu ce qu’ores ie deuine.
Le iour est près que mes forces ia vaines

Ne pourront plus fournir à mon tourment.
C’est mon espoir, si ie meurs en aymant,
A donc, ie croy, failliray-ie à mes peines.

XXVII

Lors que lasse est, de me lasser ma peine,
Amour d’vn bien mon mal refreschissant,
Flate au cœur mort ma playe languissant,
Nourrit mon mal, et luy faict prendre alaine,

Lors ie conçoy quelque espérance vaine :
Mais aussi tost, ce dur tyran, s’il sent
Que mon espoir se renforce en croissant,
Pour l’estoufer, cent tourmens il m’ameine

Encor tous frez : lors ie me veois blasmant
D’auoir esté rebelle à mon tourmant.
Viue le mal, ô dieux, qui me deuore,

Viue à son gré mon tourmant rigoureux.
Ô bien-heureux, et bien-heureux encore
Qui sans relasche est tousiours mal’heureux.

XXVIII

Si contre amour ie n’ay autre deffence
le m’en plaindray, mes vers le maudiront,
Et après moy les roches rediront
Le tort qu’il faict à ma dure constance.

Puis que de luy i’endure cette ofïence,
Au moings tout haut, mes rithmes le diront,
Et nos neueus, alors qu’ils me liront.
En l’outrageant, m’en feront la vengeance.

Ayant perdu tout l’aise que i’auois,
Ce sera peu que de perdre ma voix.
S’on sçait l’aigreur de mon triste soucy.

Et fut celuy qui m’a faict cette playe,
Il en aura, pour si dur cœur qu’il aye,
Quelque pitié, mais non pas de mercy.

XXIX

Ia reluisoit la benoiste iournée
Que la nature au monde te deuoit,
Quand des thresors qu’elle te reseruoit
Sa grande clef, te fust abandonnée.

Tu prins la grâce à toy seule ordonnée,
Tu pillas tant de beautez qu’elle auoit :
Tant qu’elle, fiere, alors qu’elle te veoit
En est par fois, elle mesme estonnée.

Ta main de prendre en fin se contenta :
Mais la nature encor te presenta,
Pour t’enrichir cette terre ou nous sommes.

Tu n’en prins rien : mais en toy tu t’en ris,
Te sentant bien en auoir assez pris
Pour estre icy royne du cœur des hommes.

CHAPITRE XXVIII.

Vingt-neuf sonnets d’Étienne de La Boétie.
À Madame de Grammont, comtesse de Guiche.

Madame, dans ce que je vous offre ici, rien n’est de moi ; parce que tout ce qui est de moi est déjà vôtre ; ou s’il ne l’est pas, n’est pas digne de vous ; mais j’ai tenu à ce que votre nom figure en tête de ces vers, pour qu’en quelque lieu qu’ils soient lus, ils aient l’honneur de l’être sous le patronage de la grande Corisande d’Andoins. Cet hommage vous est dû, parce qu’il est en France peu de dames qui soient meilleurs juges de la poésie et sachent en user mieux que vous, et parce qu’il n’en est pas qui soient plus capables de lui communiquer cette vivacité, cette animation qu’elle doit à la beauté et à la richesse de sentiments et d’expressions dont, entre mille et mille autres qualités, la nature vous a dotée. — Ces vers, Madame, méritent que vous leur fassiez bon accueil, car vous reconnaîtrez, avec moi, qu’il n’en est pas éclos en Gascogne qui se distinguent par plus d’imagination et de grâce et témoignent une plus grande fécondité d’esprit. Surtout, ne soyez pas jalouse de ce que, depuis longtemps déjà, certaines autres pièces de vers du même auteur ont été publiées, dédiées à votre bon parent M. de Foix. Ceux-ci ont je ne sais quoi de plus vif, de plus chaleureux, qui tient à ce que l’auteur les a faits aux plus beaux jours de sa jeunesse, sous l’influence d’une belle et noble ardeur dont un jour, Madame, je vous confierai le secret. Les autres sont postérieurs ; il songeait alors au mariage ; ils sont en l’honneur de sa femme et se ressentent déjà quelque peu de la froideur si commune entre époux ; et je suis de ceux qui estiment que c’est, quand elle a trait à des sujets folâtres et tant soit peu en dehors des règles ordinaires de la vie, que la poésie a tout son charme.

SONNETS
I

Pardon, amour ! Pardon ! Je te voue, ô Seigneur, le reste de mes ans, ma voix, mes écrits, mes sanglots, mes soupirs, mes larmes et mes cris ; je ne veux rien de personne et tout tenir de toi. Hélas ! comme de moi la fortune se joue ! Il n’y a pas longtemps, Amour, je me riais de toi ; j’ai eu tort, je le vois ; je me rends, je suis pris, j’ai trop défendu mon cœur et en suis aux regrets. Si, pour le garder, j’ai retardé ta victoire, ne l’en maltraite pas ; ta gloire en est plus grande que si, du premier coup, tu m’avais abattu. Pense qu’un vainqueur généreux, né pour être grand, une fois l’ennemi vaincu, dès qu’il se rend, le doit estimer et l’aimer d’autant mieux qu’il a plus combattu.

II

C’est Amour, Amour, c’est lui seul, je le sens ! mais l’amour le plus vif, le plus violent poison que jamais pauvre cœur ait reçu en son sein. Ce n’est pas seulement un de ses traits puissants que le cruel m’a lancé ; arc, flèches, carquois et lui-même ont pénétré en moi. Il n’y a pas encore un mois que mon indépendance est morte, que dans mes veines ce venin circule et déjà j’ai perdu mon esprit et mon cœur. Si tu vas croissant sans cesse, Amour, quel immense tourment en moi va se produire ! Néanmoins, croîs si tu le peux encore ; mais en croissant, adoucis tes rigueurs. Tu te nourris de pleurs ; des pleurs, je t’en promets ; et pour te rafraîchir, des soupirs à jamais ; mais qu’au moins les souffrances que par toi j’endure, n’excèdent pas le mal si grand qu’en naissant tu me fis.

III

C’en est fait, mon cœur ; à la liberté il nous faut renoncer ; à quoi servirait désormais de prolonger la défense, si ce n’est à accroître et la peine et l’offense ; j’ai cessé d’être fort comme je l’ai été. Pendant un temps, de mon côté fut la raison, et la voilà en révolte ; elle veut que je me livre et que, pour récompense, j’accepte ce joug que personne encore n’a subi. S’il faut se rendre, le moment est venu, alors qu’avec soi la raison n’est plus. Je vois qu’Amour, sans que je l’aie desservi, sans droit, se vient saisir de moi ; je vois encore qu’à ce grand roi, même quand il a tort, il faut que cède la raison.

IV

Les chaleurs étaient passées, on était en l’automne aux tons gris ; des raisins aux grappes succulentes foulés dans les cuves, le jus allait coulant, quand mes douleurs ont commencé ; aujourd’hui, le paysan bat ses gerbes amassées, roule dans ses caveaux ses muids bouillonnants des produits de la saison emplit ses fruitiers et pour lors se venge de ses peines passées. Serait-ce là un présage que mon espoir est déjà moissonné ? Non certes, non. Et si je m’entends à deviner, si l’avenir : se peut pronostiquer, je tiens pour certain de recueillir quelque grand fruit de ma longue espérance.

V

J’ai vu ses yeux brillants, j’ai vu son clair visage ; mais nul, sans dommage, n’a jamais contemplé les dieux ; et son œil victorieux m’a glacé, mon cœur s’est arrêté, instantanément de sa vive lumière j’ai été étourdi. Semblable à qui la nuit, aux champs, est par un orage surpris ; étonné si la foudre le frôle avec fracas et vient à l’éblouir, il pâlit, tremble, et dans son effroi lui apparaît Jupiter en courroux. ma Dame, dis-moi, dis-moi : n’est-il pas vrai que tes yeux d’éméraude sont de ceux où, dit-on, Amour se tient caché ; ces yeux, tu les avais la fois où je t’ai vue. Du moins il me souvient qu’il m’apparut ainsi quand, tout à coup, le premier je te vis et qu’Amour, me décochant sa flèche, se révéla à moi.

VI

Combien disent de moi : Pourquoi se plaint-il tant de perdre ses meilleurs ans en chose si légère ? Qu’a-t-il tant à crier, si encore il espère ; et s’il n’espère rien, qu’a-t-il à n’être pas content ? Quand j’étais libre et sain, j’en disais tout autant ; mais certes, celui-là n’a pas toute sa raison et son cœur est gâté par quelque rigueur sévère, qui se plaint de ma plainte et mon mal ne comprend. Amour, à l’improviste, de cent douleurs m’accable, et on voudrait que je ne crie pas ! Je ne suis pas si fou, qu’à force de parler mon mal j’agrandisse. Si on le peut, qu’on m’en exempte, et dès lors je cesse mes sonnets et cesse de chanter. Qu’il me guérisse, celui qui m’interdît le deuil !

VII

Si à chanter tes louanges parfois je me risque, je n’ose dans mes vers ton grand nom exprimer ; sondant le moins profond de cette vaste mer, je tremble de m’y perdre et aux rives m’assure. En te louant mal, je crains de te faire injure tandis que, d’autre part, la foule qu’intriguent ces éloges répétés, brûlant de te connaître, essaie de deviner et va à l’aventure s’enquérant de ton nom vénéré ; mais ébloui, si visible qu’il soit il ne le voit pas. Ce public grossier ne te découvre pas ; il en a le moyen cependant, mais ne s’en avise pas : que ne compare-t-il du monde toutes les perfections, et, entre toutes, que ne distingue-t-il la plus parfaite ; si alors il peut encore parler, qu’il crie hardiment : La voilà !

VIII

Quand viendra-t-il ce jour où, par mes vers, la France s’emplira de ton nom ? Combien mon cœur le souhaite, combien mes doigts brûlent de le tracer ! de lui-même souvent, il prend place. Malgré moi je l’écris, malgré moi je l’efface. Que la justice, la foi, le droit reviennent en ce monde, partout il rayonnera ; mais en ce temps présent, il nous le faut cacher, quelle honte en ces mauvais jours ! Jusque-là, ô ma Dame, tu seras ma Dordogne. Mais, de cette époque, aie pitié et laisse-moi, laisse-moi le lui révéler ; si un jour je l’écris, si notre temps le connaît, si jamais cela est, par moi, je le promets, en lettres d’or il le verra gravé.

IX

Que parmi tes diverses beautés, ta constance est belle ! Ton cœur intrépide, ton courage constant sont d’entre tes vertus ce qu’on prise le plus ; mais aussi qu’est-il de plus beau qu’une amitié fidèle ! N’imite pas la Vezère ta sœur, sœur infidèle, qui, dans son cours inconstant, mal contenue dans ses rives flottantes, va vagabondant ; aussi, vois comme les vents, à leur gré, vont se jouant d’elle ! Ne te repens pas d’avoir, par droit d’aînesse, choisi la constance en partage. Ces deux bons frères jumeaux qui, dans leur amitié que rien ne surpasse, s’attribuèrent l’un à l’autre part égale du ciel et des enfers, et la trop belle Hélène aux mœurs dissolues, n’étaient-ils pas tous trois de même race de rois.

X

Je te vois, ma Dordogne ; tu coules encore modeste ; de te montrer gasconne en France tu as honte. Du ruisseau de Sorgues, jadis aussi peu connu que toi, on fait maintenant grand bruit. Vois le petit Loir, comme il hâte le pas ; parmi les plus grands déjà il figure ; il marche hautain, accélérant son cours ; ne prétend-il pas rivaliser avec le Mincio et ne pas lui être inférieur ! Un seul olivier, transporté de l’Arno sur les bords de la Loire, la rend plus superbe et lui donne sa gloire. Laisse, laisse-moi faire, et un jour, ma Dordogne, si je suis bon devin, on te connaîtra mieux ; la Garonne et le Rhône et ces autres grands dieux en auront quelque envie, peut-être en seront-ils confus.

XI

Lecteur, qui entends mes soupirs, ne me sois pas rigoureux, si toutes mes larmes, je les répands à part ; si, dans sa douleur différente de la sienne, mon cœur ne reproduit pas du Florentin tremblant les regrets langoureux ; si, pas davantage, il n’imite Catulle, ce folâtre amoureux qui, tout en caressant le cœur de sa dame, va le lui déchirant ; ni le savant amour de Properce, ce demi-grec, demi-latin ; c’est qu’eux n’aiment pas à ma façon, pas plus que moi à la leur. Qui peut, d’après autrui, mesurer ses douleurs ? Qui peut calquer ses plaintes sur les siennes ? Chacun sent son tourment et sait ce qu’il endure. Chacun parle d’Amour comme il le ressent. Je dis ce que mon cœur et mon mal me dictent. Qu’il aime peu, celui qui aime dans des limites !

XII

Quoi ! qu’est-ce ! vents, nuées, orages ? À point nommé, quand d’elle je m’approche, franchissant bois, monts et vallées, sur moi, de parti pris, vous fondez avec rage ! Mon cœur ne s’en embrase que davantage. Allez, allez, intimidez le marchand qui, par les mers, va cherchant des trésors ; ce n’est pas ainsi que s’abat mon courage. Quand j’entends les vents, leurs tempêtes et leurs cris, de leur fureur, en mon cœur, je me ris ; pensent-ils pour si peu m’obliger à me rendre ! Que le ciel fasse pire, que l’air fasse de même, s’il faut mourir, je veux, je le déclare, comme Léandre je veux mourir.

XIII

Vous qui ne savez encore aimer, maintenant ou jamais, en m’entendant parler de Léandre, vous le devez apprendre, à moins que dans le cœur rien de bon vous n’ayez. Mû par l’amour, n’osa-t-il pas, à force de bras, lutter contre la mer qui déjà, pour se venger de ce que frère et mouton lui avaient échappé, avait sur la fille jeté son dévolu. Un soir, vaincu par les flots rigoureux, s’en voyant déjà le jouet, ce vaillant amoureux leur adressa ces mots : « Épargnez-moi maintenant que vers elle je vais, et gardez-moi la mort pour quand je reviendrai. »

XIV

Ô cœur léger, ô courage incertain, penses-tu que je puisse te souffrir plus longtemps ? bonté sans effet, malice déguisée, beauté traîtresse, venimeuse douceur ! Tu es donc toujours la sœur de ta sœur ? Et moi, simple que je suis, il a fallu que sur moi-même j’en fisse l’épreuve, pour en arriver à entendre ta parole ambiguë et tes chants de chasseur en quête de victimes. Tant que ton amour m’a captivé, j’aurais vaincu les vagues de la mer ; de quoi maintenant suis-je capable ? Quelle satisfaction ai-je de toi ? Qui enseignera la constance à ton cœur, alors que le mien n’a pu la lui apprendre !

XV

Ce n’est pas moi que l’on abuse ainsi ; ces ruses, on les emploie avec quelque enfant, dont le goût n’est pas encore éveillé, qui ne comprend pas ce qu’il entend ; mais moi je sais aimer ; je sais haïr aussi. Contente-toi de m’avoir jusqu’ici clos les yeux ; il est temps que j’y voie. Las et honteux je serai désormais d’avoir si mal placé mon temps et mes soucis ; et toi, m’ayant ainsi traité, oseras-tu jamais me parler de constance ? Tu prends plaisir à ma douleur extrême, tu me défends de sentir mon tourment et cependant tu veux bien que je meure en t’aimant ; mais si je ne sens, comment veux-tu que j’aime ?

XVI

Oh ! l’ai-je dit ? Est-ce un songe, ou ai-je vraiment proféré un tel blasphème ? Ma langue a-t-elle, à ce point, trahi la vérité ? Il faut que son honneur, de moi, par moi, sur moi, soit vengé. Mon cœur chez toi est logé, ô ma dame ; là où il est, inflige-lui quelque torture nouvelle ; fais-lui souffrir quelque peine cruelle ; fais, fais-lui tout, sauf lui donner congé. Je le sais, tu seras trop humaine ; tu ne pourras longtemps demeurer témoin de ma peine ; mais un tel forfait se peut-il pardonner ? À tout le moins, hautement de mes sonnets je me veux dédire et me démentirai ; pour ces deux strophes si entachées de fausseté, je t’en voue cinq cents autres et celles-là diront vrai.

XVII

Si ma raison s’est pu remettre ; si, à cette heure, je puis me ressaisir : si j’ai du sens, si je redeviens homme, c’est à toi que je le dois, ô bienheureuse lettre ; et je t’en remercie ! Qui m’eût, hélas ! qui m’eût su reconnaître, quand en proie à la rage, vaincu par mes ennuis, de mes blasphèmes, je poursuivais ma dame. Mais lorsque de loin je te vis paraître, petit papier me venant d’elle et qui m’es si cher, honteux, je revins à moi et dévotement allai à toi. Pour consacrer ce fait j’élèverai un autel où seront exposés ces traits tracés par cette main divine ; mais de les voir aucun homme n’est digne, et moi non plus que tous si, à cet honneur, par toi-même je n’eusse été convié.

XVIII

J’étais sur le point d’encourir pour jamais quelque blâme ; de colère échauffé, mon courage brûlait ; ma voix, devenue folle, répondait au gré de ma fureur ; j’invectivais les dieux et ma dame avec eux. Et voilà que, de loin, elle jette un billet dans ma flamme et soudain je sens comme il me réconforte ; si bien qu’aussitôt, devant lui tombe ma fureur, tombe ma fureur, il l’emporte, et mon âme, par lui, redevient elle-même. Vous qui de moi entendez ces merveilles, que dites-vous d’elle ! Jugez, je vous prie, si, comme je le fais, je la dois adorer ! Quels miracles pensez-vous que puissent faire en moi son œil tout-puissant, les traits de son visage, alors qu’en tirent tant les traces de ses doigts.

XIX

Je tremblais devant elle, et, transi, conscient de la gravité de mon offense, en punition de mon forfait j’attendais une juste sentence, lorsqu’elle me dit : « Va, je te prends à merci ; que désormais partout ma gloire soit proclamée, emploies-y tes années ; ne pense plus maintenant qu’à enrichir, en mon nom, notre France, de tes vers ; couvres-en ta faute et paie-moi de la sorte. » — Sus donc, ma plume ! Pour jouir de ma peine, il faut, en son honneur, nous prodiguer davantage encore ; mais, les yeux fixés sur elle, veille que son regard ne nous quitte pas. Sans lui, mon âme se mourait de langueur ; seul il me donne et le cœur et l’esprit ; pour que vis-à-vis d’elle je puisse m’acquitter, il faut qu’elle m’inspire.

XX

Ô vous, maudits sonnets, vous qui eûtes l’audace de toucher à ma dame ; ô malins et pervers, reniés des Muses, vous êtes la honte de mes vers ! Si je vous fais jamais ce tort, s’il me le faut faire à moi-même, de confesser que vous venez de moi, sachez-le : Vous n’êtes pas sortis des sources d’Apollon aux cheveux d’or, des Muses aux yeux verts ; à votre naissance, Tisiphone présidait à leur place. Si jamais j’ai quelque parcelle de renommée, je veux que l’un et l’autre en soyez déshérités ; et si, dès maintenant, je ne vous livre aux feux vengeurs, c’est pour vous diffamer. Vivez dans le malheur, vivez aux yeux de tous, de tout honneur privés ; c’est pour vous punir, que je vous pardonne.

XXI

N’ayez plus, mes amis, n’ayez plus ce désir que je cesse d’aimer. Laissez-moi, obstiné que je suis, vivre et mourir tel, puisque ainsi il en est ordonné ; mon amour, c’est le fil qui m’attache à la vie. C’est ce que me dit la fée, comme jadis en Œagrie elle fit pour Méléagre à l’amour destiné : en allumant la souche à l’heure où il naquit : « Toi et ce feu, dit-elle, allez de compagnie. » Et la destinée s’accomplit comme elle l’avait fixé : la souche, à ce qu’on dit, par le feu se trouvant consumée, à ce même moment, ô prodigieux miracle, on vit subitement du malheureux amant la vie et le tison s’en aller en fumée.

XXII

Quand, étonné, je contemple tes yeux conquérants, j’y vois tout mon espoir écrit ; j’y vois Amour lui-même qui me sourit et, caressant, m’y montre le bonheur qu’il me tient en réserve. Mais, quand à te parler je me hasarde, ce qui n’a lieu que lorsque mon espoir desséché se tarit, tu n’as garde, cruelle, de jamais, par un mot, confirmer ton regard qui seul me soutient. Si tes yeux sont pour moi, vois donc ce que je dis ; c’est à eux, à eux seuls que je me suis rendu. Mon Dieu ! quelle discorde en toi, si ta bouche et tes yeux se veulent démentir ! Mieux vaut, mon doux tourment, mieux vaut les départir, et que je prenne au mot la promesse de tes yeux.

XXIII

Ce sont ces yeux perçants qui font tout mon courage ; en eux se reflètent et la liberté pétillante de gaîté et mon petit archer qui mène à ses côtés la belle gaillardise et le plaisir volage. Mais après, la rigueur de ton triste langage me montre en ton cœur la fière honnêteté ; et y voyant aussi gravement assises la dure chasteté et la vertu sauvage, je me sens condamné. De la sorte mon temps passe par ces transes diverses : là, ton œil m’appelle ; ici, ta bouche me repousse ; hélas, ballotté de la sorte, combien ai-je souffert ! Pensant d’amour avoir quelque assurance, sans cesse nuit et jour à la servir je songe ; de mon malheur je ne parviens pas encore à être persuadé.

XXIV

Et cependant je me dis bien : Mon espérance est morte, c’en est fait de mon bonheur, de ma joie. Mon mal est évident, je vois bien maintenant que j’ai épousé la douleur que je porte. Tout m’accable, rien ne me réconforte ; tout m’abandonne et d’elle je n’ai rien, sinon toujours quelque encouragement nouveau qui rend ma peine et ma douleur plus fortes. Ce que j’attends, c’est d’obtenir un jour quelques soupirs des gens de l’avenir. Pris de pitié, quelqu’un dira de moi : Sa dame et lui naquirent destinés à mourir tous deux aussi obstinés, l’une en sa rigueur, l’autre en son amitié.

XXV

Ma langueur m’a fait bien misérable, depuis que j’ai vu contre l’écueil de sa fière rigueur mon espérance se briser, avant que mes yeux ne soient clos ; et pourtant je suis encore en vie ! Que m’ont servi de si longues années d’attente ? De ma souffrance elle n’est pas assouvie, elle en rit ; et tenir mon mal sans cesse en éveil, est son seul désir. Pourquoi, malheureux en amour, ai-je toujours un cœur qui toujours renouvelle mon tourment ? Je suis hors d’haleine, je le sens, et prêt à laisser la vie sous le poids qui m’accable. Qu’y faire ? sinon ce que je fais : le mal s’est abattu sur moi, je m’obstine en la douleur qu’il me cause.

XXVI

Puisque telles sont mes dures destinées, autant que je le puis, je veux de plus en plus m’enivrer de mon infortune. Si je souffre, c’est qu’elle le veut bien ; les peines qu’elle m’ordonne, je les accomplirai. Nymphes des bois qui, étonnées de ma douleur, en avez, je crois, quelque pitié, qu’en pensez-vous ? Si à mes maux il n’est fait trêve, puis-je durer ainsi ? Si quelqu’une de vous pour Dieu condescend à m’entendre, qu’elle apprenne ce que maintenant j’entrevois : Le jour est proche où, déjà épuisées, mes forces ne pourront plus supporter mon tourment ; et c’est là mon espoir : mourant en aimant, peut-être échapperai-je alors à mes peines.

XXVII

Parfois, las de me désespérer, Amour de quelque bien rafraîchit mon mal, flatte en mon cœur demi-mort sa plaie languissante, nourrit ma souffrance et lui fait reprendre haleine ; alors je conçois quelque vaine espérance. Mais, si tôt que ce dur tyran sent mon espoir reprendre avec plus de force encore, pour l’étouffer, de cent tourments il m’accable. En ce moment même, je le vois me blâmant d’être à ma douleur rebelle : Vive, ô dieux, le mal qui me dévore ! vive à son gré mon tourment rigoureux ! heureux, mille fois heureux celui qui, sans relâche, est toujours malheureux.

XXVIII

Si contre Amour je n’ai d’autre défense, j’exhalerai ma plainte, mes vers le maudiront ; et, après moi, les rochers rediront le tort qu’il fit à ma si pénible constance. Puisque de lui j’endure cette offense, mes vers au moins la rappelleront ; et, quand ils me liront, nos arrière-neveux l’en maudiront ; ce sera ma vengeance. Ayant perdu toute aise, ce sera peu que de perdre la voix. Qui saura l’amertume de mes tristes soucis et qui m’a fait cette plaie, si dur que soit son cœur, de moi aura pitié et pour lui sera sans merci.

XXIX

Ô dame de mes pensées, quand brilla le jour béni où la nature te produisit, elle t’abandonna la clef des immenses trésors qu’elle tient en réserve, tu y pris la grâce qui seule t’était octroyée, pillant les beautés sans nombre qu’elle a en sa possession, tu te les appropriais au point que, si fière qu’elle soit de son œuvre, elle-même parfois en est étonnée. Quand à ta satisfaction tu fus ainsi parée, pour compléter son œuvre, elle t’offrit encore cette terre où nous sommes ; tu n’en pris rien, mais en toi-même tu en souris, te sentant bien suffisamment pourvue pour y être reine de tous nos cœurs.