Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 4

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Traduction Michaud.
Firmin Didot, 1907 (Livre I, pp. 40.41-44.45).
Chapitre 4
Texte 1595
Texte 1907
Comme l'âme descharge ses passions sur des obiects faux, quand les vrais luy défaillent.





CHAPITRE IIII.


Comme l’âme descharge ses passions sur des obiects faux, quand les vrais luy défaillent.


Vn Gentil-homme des nostres merueilleusement subiect à la goutte, estant pressé par les Medecins de laisser du tout l’vsage des viandes salées, auoit accoustumé de respondre plaisamment, que sur les efforts et tourments du mal, il vouloit auoir à qui s’en prendre ; et que s’escriant et maudissant tantost le ceruelat, tantost la langue de bœuf et le iambon, il s’en sentoit d’autant allégé.

Mais en bon escient, comme le bras estant haussé pour frapper, il nous deult si le coup ne rencontre, et qu’il aille au vent : aussi que pour rendre vne veuë plaisante, il ne faut pas qu’elle soit perduë et escartee dans le vague de l’air, ains qu’elle ayt butte pour la soustenir à raisonnable distance.

Ventus vt amitit vires, nisi robore densæ
Occurrant siluæ spatio diffusus inani.

De mesme il semble que l’ame esbranlee et esmeuë se perde en soy-mesme, si on ne luy donne prinse : et faut tousiours luy fournir d’obiect où elle s’abutte et agisse. Plutarque dit à propos de ceux qui s’affectionnent aux guenons et petits chiens, que la partie amoureuse qui est en nous, à faute de prise légitime, plustost que de demeurer en vain, s’en forge ainsin vne faulce et friuole. Et nous voyons que l’ame en ses passions se pipe plustost elle mesme, se dressant vn faux subiect et fantastique, voire contre sa propre créance, que de n’agir contre quelque chose. Ainsin emporte les bestes leur rage à s’attaquer à la pierre et au fer, qui les a blessées : et à se venger à belles dents sur soy-mesmes du mal qu’elles sentent.

Pannonis haud aliter post ictum sæuior vrsa
Cui iaculum parua Lybis amentauit habena,
Se rolat in vulnus, telumque irata receptum
Impetit, et secum fugientem circuit hastam.

Quelles causes n’inuentons nous des malheurs qui nous aduiennent ? a quoy ne nous prenons nous à tort ou à droit, pour auoir où nous escrimer ? Ce ne sont pas ces tresses blondes, que tu deschires, ny la blancheur de cette poictrine, que despitée tu bats si cruellement, qui ont perdu d’vn malheureux plomb ce frere bien aymé : prens t’en ailleurs. Liuius parlant de l’armée Romaine en Espaigne, après la perte des deux frères ses grands Capitaines, Flere omnes repente, et offensare capita : c’est vn vsage commun. Et le Philosophe Bion, de ce Roy, qui de dueil s’arrachoit le poil, fut plaisant, Cetuy-cy pense-il que la pelade soulage le dueil ? Qui n’a veu mascher et engloutir les cartes, se gorger d’vne bale de dez, pour auoir où se venger de la perte de son argent ? Xerxes foita la mer et escriuit vn cartel de deffi au mont Athos : et Cyrus amusa toute vne armée plusieurs iours à se venger de la riuiere de Gyndus, pour la peur qu’il auoit eu en la passant : et Caligula ruina vne tresbelle maison, pour le plaisir que sa mère y auoit eu.

Le peuple disoit en ma ieunesse, qu’vn Roy de noz voysins, ayant receu de Dieu vne bastonade, iura de s’en venger : ordonnant que de dix ans on ne le priast, ny parlast de luy, ny autant qu’il estoit en son auctorité, qu’on ne creust en luy. Par où on vouloit peindre non tant la sottise, que la gloire naturelle à la nation, dequoy estoit le compte. Ce sont vices tousiours conioincts : mais telles actions tiennent, à la verité, vn peu plus encore d’outrecuidance, que de bestise. Augustus Cesar ayant esté battu de la tempeste sur mer, se print à deffier le Dieu Neptunus, et en la pompe des ieux Circenses fist oster son image du reng où elle estoit parmy les autres Dieux, pour se venger de luy. Enquoy il est encore moins excusable, que les precedens, et moins qu’il ne fut depuis, lors qu’ayant perdu vne bataille sous Quintilius Varus en Allemaigne, il alloit de colère et de desespoir, choquant sa teste contre la muraille, en s’escriant, Varus rens moy mes soldats : car ceux la surpassent toute follie, d’autant que l’impieté y est ioincte, qui s’en adressent à Dieu mesmes, ou à la fortune, comme si elle auoit des oreilles subiectes à nostre batterie. À l’exemple des Thraces, qui, quand il tonne ou esclaire, se mettent à tirer contre le ciel d’vne vengeance Titanienne, pour renger Dieu à raison, à coups de flèche. Or, comme dit cet ancien Poëte chez Plutarque,

Point ne se faut courroucer aux affaires.
Il ne leur chaut de toutes nos choleres.

Mais nous ne dirons iamais assez d’iniures au desreglement de nostre esprit.




CHAPITRE IV.


L’âme exerce ses passions sur des objects auxquels elle s’attaque sans raison, quand ceux, cause de son délire, échappent à son action.


Il faut à l’âme en proie à une passion, des objets sur lesquels, à tort ou à raison, elle l’exerce. — Un gentilhomme de notre société, sujet à de très forts accès de goutte, avait coutume de répondre en plaisantant, à ses médecins, quand ils le pressaient de renoncer à l’usage des viandes salées, que, lorsqu’il était aux prises avec son mal, et qu’il en souffrait, il voulait avoir à qui s’en prendre ; et que c’était un soulagement à sa douleur, que de pouvoir en rejeter la cause, tantôt sur le cervelas, tantôt sur la langue de bœuf ou le jambon qu’il avait pu manger et de les vouer au diable.

De fait, de même que le bras levé pour frapper, nous fait mal si le coup vient à ne pas porter et à n’atteindre que le vide ; de même que pour faire ressortir un paysage, il ne faut pas qu’il soit en quelque sorte perdu et isolé dans l’espace, mais qu’il apparaisse, à distance convenable, sur un fond approprié ; « de même que le vent, si d’épaisses forêts ne viennent lui faire obstacle, perd ses forces et se dissipe dans l’immensité (Lucain) » ; de même aussi, il semble que l’âme, troublée et agitée, s’égare quand un but lui fait défaut ; dans ses transports, il lui faut toujours à qui s’en prendre et contre qui agir.

Plutarque dit, à propos de personnes qui affectionnent plus particulièrement les guenons et les petits chiens, que le besoin d’aimer qui est en nous, quand il n’a pas possibilité de s’exercer légitimement, plutôt que de demeurer inassouvi, se donne carrière sur des objets illicites ou qui n’en sont pas dignes. Nous voyons pareillement l’âme, aux prises avec la passion, plutôt que de ne pas s’y abandonner, se leurrer elle-même, et, tout en ayant conscience de son erreur, s’attaquer souvent de façon étrange à ce qui n’en peut mais. C’est ainsi que les animaux blessés s’en prennent avec rage à la pierre ou au fer qui a causé leur blessure, ou encore se déchirent eux-mêmes à belles dents, pour se venger de la douleur qu’ils ressentent : « Ainsi l’ourse de Pannonie devient plus féroce, quand elle a été atteinte du javelot que retient la mince courroie de Libye ; furieuse, elle veut mordre le trait qui la déchire et poursuit le fer qui tourne avec elle (Lucain). »

Souvent en pareil cas, nous nous en prenons même à des objets inanimés. — Quelles causes n’imaginons-nous pas aux malheurs qui nous adviennent ? À qui, à quoi, à tort ou à raison, ne nous en prenons-nous pas, pour avoir contre qui nous escrimer ? — « Dans ta douleur, tu arraches tes tresses blondes, tu te déchires la poitrine, au point que le sang en macule la blancheur ; sont-elles donc cause de la mort de ce frère bien-aimé, qu’une balle mortelle a si malheureusement frappé ? Non, eh bien ! prends-t’en donc à d’autres. » — À propos de l’armée romaine qui, en Espagne, venait de perdre ses deux chefs Publius et Cneius Scipion, deux frères, tous deux grands hommes de guerre, Tite Live dit : « Dans l’armée entière, chacun se mit aussitôt à verser des larmes et à se frapper la tête. » N’est-ce pas là une coutume généralement répandue ? — Le philosophe Bion n’était-il pas dans le vrai, quand, en parlant de ce roi qui, dans les transports de sa douleur, s’arrachait la barbe et les cheveux, il disait plaisamment : « Pense-t-il donc que la pelade adoucisse le chagrin que nous cause la perte des nôtres ? » — Qui n’a vu des joueurs déchirer et mâcher les cartes, avaler les dés, dans leur dépit d’avoir perdu leur argent. — Xercès fit fouetter la mer[1] de l’Hellespont, la fit charger de fers, et accabler d’insultes, et envoya un cartel de défi au mont Athos. — Cyrus se donna en spectacle à son armée, pendant plusieurs jours, par la vengeance qu’il prétendait tirer de la rivière du Gyndus, pour la peur qu’il avait eue en la franchissant. — Caligula ne détruisit-il pas un magnifique palais, pour le déplaisir qu’y avait éprouvé sa mère, qui y avait été enfermée.

Folie d’un roi voulant se venger de Dieu lui-même, d’Auguste contre Neptune, des Thraces contre le ciel en temps d’orage. — Dans ma jeunesse, il se contait dans le peuple qu’un roi de nos voisins, châtié par Dieu, jura de s’en venger. Pour ce faire, il ordonna que pendant dix ans, on ne le priât pas, on ne parlât pas de lui, ni même, autant qu’il pouvait l’obtenir, qu’on ne crût pas en lui. Et ce n’était pas tant la sottise de cet acte, que ce conte avait pour objet de faire ressortir, que la gloire de la nation, dont le souverain en agissait ainsi vis-à-vis de Dieu. L’outrecuidance et la bêtise vont toujours de pair ; mais de tels faits tiennent plus encore du premier de ces défauts que du second. — L’empereur Auguste, ayant éprouvé sur mer une violente tempête, se mit à défier Neptune, et, pour se venger de lui, fit, dans les jeux solennels du cirque, ôter la statue de ce dieu d’avec celles des autres divinités, extravagance encore moins excusable que les précédentes. Il le fut davantage plus tard, quand, après la défaite en Allemagne de son lieutenant Quintilius Varus, de colère et de désespoir il allait, se heurtant la tête contre les murailles, en criant : « Varus, Varus, rends-moi mes légions. » De semblables insanités sont plus que de la folie, surtout quand l’impiété s’y joint et qu’elles s’attaquent à Dieu même, ou simplement à la Fortune, comme si elle pouvait nous voir et nous entendre. C’est agir à la façon des Thraces qui, pendant les orages, quand il tonne ou qu’il fait des éclairs, à l’instar des Titans, pensent amener les dieux à composition en les intimidant, et saucent des flèches contre le ciel. — Un ancien poète, rapporte Plutarque, dit « qu’il ne faut point nous emporter contre la marche des affaires qui, elles, n’ont pas souci de nos colères » ; nous ne saurions en effet assez condamner cette sorte de dérèglement de notre esprit.

  1. *