Essais/édition Michaud, 1907/Livre III/Chapitre 1

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 1
Texte 1595
Texte 1907
De l’vtile et de l’honeste.


LIVRE TROISIÈME.


CHAPITRE PREMIER.

De l’vtile et de l’honeste.


Personne n’est exempt de dire des fadaises : le malheur est, de les dire curieusement ;

Nœ iste magno conatu magnas nugas dixerit.

Cela ne me touche pas ; les miennes m’eschappent aussi nonchallamment qu’elles le valent. D’où bien leur prend. Ie les quitterois soudain, à peu de coust qu’il y eust. Et ne les achette, ny ne les vends, que ce qu’elles poisent. Ie parle au papier, comme ie parle au premier que ie rencontre. Qu’il soit vray, voicy dequoy.A qui ne doit estre la perfidie détestable, puis que Tybere la refusa à si grand interest ? On luy manda d’Allemaigne, que s’il le trouuoit bon, on le defferoit d’Arminius par poison. C’estoit le plus puissant ennemy que les Romains eussent, qui les auoit si vilainement traictez soubs Varus, et qui seul empeschoit l’accroissement de sa domination en ces contrées là. Il fit responce, que le peuple Romain auoit accoustumé de se venger de ses ennemis par voye ouuerte, les armes en main, non par fraude, et en cachette : il quitta l’vtile pour l’honeste. C’estoit, me direz-vous, vn affronteur. Ie le croy : ce n’est pas grand miracle, à gens de sa profession. Mais la confession de la vertu, ne porte pas moins en la bouche de celuy qui la hayt : d’autant que la vérité la luy arrache par force, et que s’il ne la veult receuoir en soy, aumoins il s’en couure, pour s’en parer.Nostre bastiment et public et priué. est plein d’imperfection : mais il n’y a rien d’inutile en Nature, non pas l’inutilité mesmes, rien ne s’est ingeré en cet vniuers, qui n’y tienne place opportune. Nostre estre est simenté de qualitez maladiues : l’ambition, la ialousie, l’enuie, la vengeance, la superstition, le desespoir, logent en nous, d’vne si naturelle possession, que l’image s’en recognoist aussi aux bestes. Voire et la cruauté, vice si desnaturé car au milieu de la compassion, nous sentons dedans, ie ne sçay quelle aigre-douce poincte de volupté maligne, à voir souffrir autruy : et les enfans la sentent :

Suaue, mari magno, turbantibus æquora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem.

Desquelles qualitez, qui osteroit les semences en l’homme, destruiroit les fondamentales conditions de nostre vie. De mesme, en toute police il y a des offices necessaires, non seulement abiects, mais encores vicieux. Les vices y trouuent leur rang, et s’employent à la cousture de nostre liaison : comme les venins à la conseruation de nostre santé. S’ils deuiennent excusables, d’autant qu’ils nous font besoing, et que la necessité commune efface leur vraye qualité il faut laisser iouer cette partie, aux citoyens plus vigoureux, et moins craintifs, qui sacrifient leur honneur et leur conscience, comme ces autres anciens sacrifierent leur vie, pour le salut de leur pays. Nous autres plus foibles prenons des rolles et plus aysez et moins hazardeux. Le bien public requiert qu’on trahisse, et qu’on mente, et qu’on massacre : resignons cette commission à gens plus obeissans et plus soupples.Certes i’ay eu souuent despit, de voir des iuges, attirer par fraude et fauces esperances de faueur ou pardon, le criminel à descouurir son fait, et y employer la piperie et l’impudence. Il seruiroit bien à la iustice, et à Platon mesine, qui fauorise cet vsage, de me fournir d’autres moyens plus selon moy. C’est vne iustice malicieuse et ne l’estime pas moins blessee par soy-mesme, que par autruy.Ie respondy, n’y a pas long temps, qu’à peine trahirois-ie le Prince pour vn particulier, qui serois tres-marry de trahir aucun particulier, pour le Prince. Et ne hay pas seulement à piper, mais ie hay aussi qu’on se pipe en moy ie n’y veux pas seulement fournir de matiere et d’occasion. En ce peu que i’ay eu à negocier entre nos Princes, en ces diuisions, et subdiuisions, qui nous deschirent auiourd’huy : i’ay curieusement euité, qu’ils se mesprinssent en moy, et s’enferrassent en mon masque. Les gens du mestier se tiennent les plus couuerts, et se presentent et contrefont les plus moyens, et les plus voysins qu’ils peuuent : moy, ie m’offre par mes opinions les plus viues, et par la forme plus mienne. Tendre negotiateur et nouice : qui ayme mieux faillir à l’affaire, qu’à moy. Ç’a esté pourtant iusques à cette heure, auec tel heur, car certes Fortune y a la principalle part, que peu ont passé de main à autre, auec moins de soupçon, plus de faueur et de priuauté. I’ay vne façon ouuerte, aisee à s’insinuer, et à se donner credit, aux premieres accointances. La naifueté et la verité pure, en quelque siecle que ce soit, trouuent encore leur opportunité et leur mise. Et puis de ceux-là est la liberté peu suspecte, et peu odieuse, qui besongnent sans aucun leur interest. Et peuuent veritablement employer la responce de Hipperides aux Atheniens, se plaignans de l’aspreté de son parler : Messieurs, ne considerez pas si ie suis libre, mais si ie le suis, sans rien prendre, et sans amender par là mes affaires. Ma liberté m’a aussi aiséement deschargé du soupçon de faintise, par sa vigueur (n’espargnant rien à dire pour poisant et cuisant qu’il fust : ie n’eusse peu dire pis absent) et en ce, qu’elle a vne montre apparente de simplesse et de nonchalance. Ie ne pretens autre fruict en agissant, que d’agir, et n’y attache longues suittes et propositions. Chasque action fait particulierement son ieu porte s’il peut.Au demeurant, ie ne suis pressé de passion, ou hayneuse, ou amoureuse, enuers les grands : ny n’ay ma volonté garrotee d’offence, ou d’obligation particuliere. Ie regarde nos Roys d’vne affection simplement legitime et ciuile, ny emeuë ny demeuë par interest priué, dequoy ie me sçay bon gré. La cause generale et iuste ne m’attache non plus, que moderément et sans fiéure. Ie ne suis pas subiet à ces hypoteques et engagemens penetrans et intimes. La cholere et la hayne sont au delà du deuoir de la iustice : et sont passions seruans seulement à ceux, qui ne tiennent pas assez à leur deuoir, par la raison simple : Vtatur motu animi, qui vti ratione non potest. Toutes intentions legitimes sont d’elles mesmes temperees : sinon, elles s’alterent en seditieuses et illegitimes. C’est ce qui me faict marcher par tout, la teste haute, le visage, et le cœur ouuert. A la verité, et ne crains point de l’aduouer, ie porterois facilement au besoing, vne chandelle à Sainct Michel, l’autre à son serpent, suiuant le dessein de la vieille. Ie suiuray le bon party iusques au feu, mais exclusiuement si ie puis. Que Montaigne s’engouffre quant et la ruyne publique, si besoing est : mais s’il n’est pas besoing, ie sçauray bon gré à la Fortune qu’il se sauue : et autant que mon deuoir me donne de corde, ie l’employe à sa conseruation. Fut-ce pas Atticus, lequel se tenant au iuste party, et au party qui perdit, se sauua par sa moderation, en cet vniuersel naufrage du monde, parmy tant de mutations et diuersitez ? Aux hommes, comme luy priuez, il est plus aisé. Et en telle sorte de besongne, ie trouue qu’on peut iustement n’estre pas ambitieux à s’ingerer et conuier soy-mesmes.De se tenir chancelant et mestis, de tenir son affection immobile, et sans inclination aux troubles de son pays, et en vne diuision publique, ie ne le trouue ny beau, ny honneste : Ea non media, sed nulla via est, velut euentum expectantium, quò fortunæ consilia sua applicent. Cela peut estre permis enuers les affaires des voysins et Gelon tyran de Syracuse, suspendoit ainsi son inclination en la guerre des Barbares contre les Grecs, tenant vne Ambassade à Delphes, auec des presents pour estre en eschauguette, à veoir de quel costé tomberoit la fortune, et prendre l’occasion à poinct, pour le concilier aux victorieux. Ce seroit vne espece de trahison, de le faire aux propres et domestiques affaires, ausquels necessairement il faut prendre party : mais de ne s’embesongner point, à homme qui n’a ny charge, ny commandement exprez qui le presse, ie le trouue plus excusable (et si ne practique pour moy cette excuse) qu’aux guerres estrangeres : desquelles pourtant, selon nos loix, ne s’empesche qui ne veut. Toutesfois ceux encore qui s’y engagent tout à faict, le peuuent, auec tel ordre et attrempance, que l’orage debura couler par dessus leur teste, sans offence. N’auions nous pas raison de l’esperer ainsi du feu Euesque d’Orleans, sieur de Moruilliers ? Et i’en cognois entre ceux qui y ouurent valeureusement à cette heure, de mœurs ou si equables, ou si douces, qu’ils seront, pour demeurer debout, quelque iniurieuse mutation et cheute que le ciel nous appreste. Ie tiens que c’est aux Roys proprement, de s’animer contre les Roys : et me moque de ces esprits, qui de gayeté de cœur se presentent à querelles si disproportionnees. Car on ne prend pas querelle particuliere auec vn Prince, pour marcher contre luy ouuertement et courageusement, pour son honneur, et selon son deuoir : s’il n’aime vn tel personnage, il fait mieux, il l’estime. Et notamment la cause des loix, et defence de l’ancien estat, a tousiours cela, que ceux mesmes qui pour leur dessein particulier le troublent, en excusent les defenseurs, s’ils ne les honorent.Mais il ne faut pas appeller deuoir, comme nous faisons tous les iours, vne aigreur et vne intestine aspreté, qui naist de l’interest et passion priuee, ny courage, vne conduitte traistresse et malitieuse. Ils nomment zele, leur propension vers la malignité, et violence. Ce n’est pas la cause qui les eschauffe, c’est leur interest. Ils attisent la guerre, non par ce qu’elle est iuste : mais par ce que c’est guerre.Rien n’empesche qu’on ne se puisse comporter commodément entre des hommes qui se sont ennemis, et loyalement conduisez vous y d’vne, sinon par tout esgale affection (car elle peut souffrir differentes mesures) au moins temperee, et qui ne vous engage tant à l’vn, qu’il puisse tout requerir de vous. Et vous contentez aussi d’vne moienne mesure de leur grace et de couler en eau trouble, sans y vouloir pescher.L’autre maniere de s’offrir de toute sa force aux vns et aux autres, a encore moins de prudence que de conscience. Celuy enuers qui vous en trahissez vn, duquel vous estes pareillement bien venu : sçait-il pas, que de soy vous en faites autant à son tour ? Il vous tient pour vn meschant homme : ce pendant il vous oit, et tire de vous, et fait ses affaires de vostre desloyauté. Car les hommes doubles sont vtiles, en ce qu’ils apportent mais il se faut garder, qu’ils n’emportent que le moins qu’on peut.Ie ne dis rien à l’vn, que ie ne puisse dire à l’autre, à son heure, l’accent seulement vn peu changé : et ne rapporte que les choses ou indifferentes, ou cogneuës, ou qui seruent en commun. Il n’y a point d’vtilité, pour laquelle ie me permette de leur mentir. Ce qui a esté fié à mon silence, ie le cele religieusement : mais ie prens à celer le moins que ie puis. C’est vne importune garde, du secret des Princes, à qui n’en a que faire. Ie presente volontiers ce marché, qu’ils me fient peu : mais qu’ils se fient hardiment, de ce que ie leur apporte. l’en ay tousiours plus sceu que ie n’ay voulu. Vn parler ouuert, ouure vn autre parler, et le tire hors, comme fait le vin et l’amour. Philippides respondit sagement à mon gré, au Roy Lysimachus, qui luy disoit, Que veux-tu que ie te communique de mes biens ? Ce que tu voudras, pourueu que ce ne soit de tes secrets. Ie voy que chacun se mutine, si on luy cache le fonds des affaires ausquels on l’employe, et si on luy en a desrobé quelque arriere-sens. Pour moy, ie suis content qu’on ne m’en die non plus, qu’on veut que i’en mette en besoigne : et ne desire pas, que ma science outrepasse et contraigne ma parole. Si ie dois seruir d’instrument de tromperie, que ce soit aumoins sauue ma conscience. Je ne veux estre tenu seruiteur, ny si affectionné, ny si loyal, qu’on me treuue bon à trahir personne. Qui est infidelle à soy-mesme, l’est excusablement à son maistre. Mais ce sont Princes, qui n’acceptent pas les hommes à moytié, et mesprisent les seruices liinitez et conditionnez. Il n’y a remede : ie leur dis franchement mes bornes car esclaue, ie ne le doibs estre que de la raison, encore n’en puis-ie bien venir à bout. Et eux aussi ont tort, d’exiger d’vn homme libre, telle subiection à leur seruice, et telle obligation, que de celuy, qu’ils ont faict et achetté ou duquel la fortune tient particulierement et expressement à la leur. Les loix m’ont osté de grand peine, elles m’ont choisi party, et donné vn maistre toute autre superiorité et obligation doibt estre relatiue à celle-là, et retranchee. Si n’est-ce pas à dire, quand mon affection me porteroit autrement, qu’incontinent i’y portasse la main : la volonté et les desirs se font loy eux mesmes, les actions ont à la receuoir de l’ordonnance publique.Tout ce mien proceder, est vn peu bien dissonant à nos formes : ce ne seroit pas pour produire grands effets, ny pour y durer : l’innocence mesme ne sçauroif à cette heure ny negotier sans dissimulation, ny marchander sans menterie. Aussi ne sont aucunement de mon gibier, les occupations publiques ce que ma profession en requiert, ie l’y fournis, en la forme que ie puis la plus priuce. Enfant, on m’y plongea iusques aux oreilles, et il succedoit : si m’en desprins ie de belle heure. I’ay souuent depuis éuité de m’en mesler, rarement accepté, iamais requis, tenant le dos tourné à l’ambition : mais sinon comme les tireurs d’auiron, qui s’auancent ainsin à reculons tellement toutesfois, que de ne m’y estre poinct embarqué, i’en suis moins obligé à ma resolution, qu’à ma bonne fortune. Car il y a des voyes moins ennemyes de mon goust, et plus conformes à ma portee, par lesquelles si elle m’eust appellé autrefois au seruice public, et à mon auancement vers le credit du monde, ie sçay que i’eusse passé par dessus la raison de mes discours, pour la suyure. Ceux qui disent communement contre ma profession, que ce que i’appelle franchise, simplesse, et naifueté, en mes mœurs, c’est art et finesse : et plustost prudence, que bonté industrie, que nature : bon sens, que bonheur me font plus d’honneur qu’ils ne m’en ostent. Mais certes ils font ma finesse trop fine. Et qui m’aura suyui et espié de pres, ie luy donray gaigné, s’il ne confesse, qu’il n’y a point de regle en leur escole, qui sceust rapporter ce naturel mouuement, et maintenir vne apparence de liberté, et de licence, si pareille, et inflexible, parmy des routes si tortues et diuerses : et que toute leur attention et engin, ne les y sçauroit conduire. La voye de la verité est vne et simple, celle du profit particulier, et de la commodité des affaires, qu’on a en charge, double, inegale, et fortuite. I’ay veu souuent en vsage, ces libertez contrefaites, et artificielles, mais le plus souuent, sans succez. Elles sentent volontiers leur asne d’Esope : lequel par emulation du chien, vint à se ietter tout gayement, à deux pieds, sur les espaules de son maistre : mais autant que le chien receuoit de caresses, de pareille feste, le pauure asne, en reçeut deux fois autant de bastonnades. Id maximè quemque decet, quod est cuiusque suum maximè. Ie ne veux pas priuer la tromperie de son rang, ce seroit mal entendre le monde : ie sçay qu’elle a seruy souuent profitablement, et qu’elle maintient et nourrit la plus part des vacations des hommes. Il y a des vices legitimes, comme plusieurs actions, ou bonnes, ou excusables, illegitimes.La iustice en soy, naturelle et vniuerselle, est autrement reglee, et plus noblement, que n’est cette autre iustice speciale, nationale, contrainte au besoing de nos polices : Veri iuris germanæque iustitiæ solidum et expressam effigiem nullam tenemus : vmbra et imaginibus vtimur. Si que le sage Dandamys, oyant reciter les vies de Socrates, Pythagoras, Diogenes, les iugea grands personnages en toute autre chose, mais trop asseruis à la reuerence des loix. Pour lesquelles auctoriser, et seconder, la vraye vertu a beaucoup à se desmettre de sa vigueur originelle et non seulement par leur permission, plusieurs actions vitieuses ont lieu, mais encores à leur suasion. Ex Senatusconsultis plebisquescitis scelera exercentur. Ie suy le langage commun, qui fait difference entre les choses vtiles, et les honnestes : si que d’aucunes actions naturelles, non seulement vtiles, mais necessaires, il les nomme deshonnestes et sales.Mais continuons nostre exemple de la trahison. Deux pretendans au royaume de Thrace, estoient tombez en debat de leurs droicts, l’Empereur les empescha de venir aux armes mais l’vn d’eux, sous couleur de conduire vn accord amiable, par leur entreueue, ayant assigné son compagnon, pour le festoyer en sa maison, le fit emprisonner et tuer. La iustice requeroit, que les Romains eussent raison de ce forfaict : la difficulté en empeschoit les voyes ordinaires. Ce qu’ils ne peurent legitimement, sans guerre, et sans hazard, ils entreprindrent de le faire par trahison : ce qu’ils ne peurent honnestement, ils le firent vtilement. A quoy se trouua propre vn Pomponius Flaccus. Cettuycy, soubs feintes parolles, et asseurances, ayant attiré cest homme dans ses rets : au lieu de l’honneur et faueur qu’il luy promettoit, l’enuoya pieds et poings liez à Rome. Vn traistre y trahit l’autre, contre l’vsage commun. Car ils sont pleins de desfiance, et est malaisé de les surprendre par leur art : tesmoing la poisante experience, que nous venons d’en sentir.Sera Pomponius Flaccus qui voudra, et en est assez qui le voudront. Quant à moy, et ma parolle et ma foy, sont, comme le demeurant, pieces de ce commun corps leur meilleur effect, c’est le seruice public ie tiens cela pour presupposé. Mais comme si on me commandoit, que ie prinse la charge du Palais, et des plaids, ie respondroy, le n’y entens rien ou la charge de conducteur de pionniers, ie diroy, Ie suis appellé à vn rolle plus digne de mesmes, qui me voudroit employer, à mentir, à trahir, et à me pariurer, pour quelque seruice notable, non que d’assassiner ou empoisonner : ie diroy, Si i’ay volé ou desrobé quelqu’vn, enuoyez moy plustost en gallere. Car il est loysible à vn homme d’honneur, de parler ainsi que les Lacedemoniens, ayants esté deffaicts par Antipater, sur le poinct de leurs accords : Vous nous pouuez commander des charges poisantes et dommageables, autant qu’il vous plaira mais de honteuses, et deshonnestes, vous perdrez vostre temps de nous en commander. Chacun doit auoir iuré à soy mesme, ce que les Roys d’Ægypte faisoient solennellement iurer à leurs iuges, qu’ils ne se desuoyeroient de leur conscience, pour quelque commandement qu’eux mesmes leur en fissent. A telles commissions il y a note euidente d’ignominie, et de condemnation. Et qui vous la donne, vous accuse, et vous la donne, si vous l’entendez bien, en charge et en peine. Autant que les affaires publiques s’amendent de vostre exploict, autant s’en empirent les vostres vous y faictes d’autant pis, que mieux vous y faictes. Et ne sera pas nouueau, ny à l’auanture sans quelque air de iustice, que celuy mesmes vous ruïne, qui vous aura mis en besongne.Si la trahison doit estre en quelque cas excusable lors seulement elle l’est, qu’elle s’employe à chastier et trahir la trahison. Il se trouue assez de perfidies, non seulement refusees, mais punies, par ceux en faueur desquels elles auoient esté entreprises. Qui ne sçait la sentence de Fabritius, à l’encontre du medecin de Pyrrhus ? Mais cecy encore se trouue : que tel l’a commandee, qui par apres l’a vengee rigoureusement, sur celuy qu’il y auoit employé refusant vn credit et pouuoir si effrené, et desaduouant vn seruage et vne obeïssance si abandonnee, et si lasche. laropelc Duc de Russie, practiqua vn Gentilhomme de Hongrie, pour trahir le Roy de Poulongne Boleslaus, en le faisant mourir, ou donnant aux Russiens moyen de luy faire quelque notable dommage. Cettuy-cy s’y porta en galand homme : s’addonna plus que deuant au seruice de ce Roy, obtint d’estre de son conseil, et de ses plus feaux. Auec ces aduantages, et choisissant à point l’opportunité de l’absence de son maistre, il trahit aux Russiens Visilicie, grande et riche cité qui fut entierement saccagee, et arse par eux, auec occision totale, non seulement des habitans d’icelle, de tout sexe et aage, mais de grand nombre de noblesse de là autour, qu’il y auoit assemblé à ces fins. Iaropele assouuy de sa vengeance, et de son courroux, qui pourtant n’estoit pas sans tiltre, (car Boleslaus l’auoit fort offencé, et en pareille conduitte) et saoul du fruict de cette trahison, venant à en considerer la laideur nue et seule, et la regarder d’vne veuë saine, et non plus troublee par sa passion, la print à vn tel remors, et contre-cœur, qu’il en fit creuer les yeux, et couper la langue, et les parties honteuses, à son executeur.Antigonus persuada les soldats Argyraspides, de luy trahir Eumenes, leur capitaine general, son aduersaire. Mais l’eut-il faict tuer, apres qu’ils le luy eurent liuré, il desira luy mesme estre commissaire de la iustice diuine, pour le chastiment d’vn forfaict si detestable : et les consigna entre les mains du gouuerneur de la prouince, luy donnant tres-expres commandement, de les perdre, et mettre à male fin, en quelque maniere que ce fust. Tellement que de ce grand nombre qu’ils estoient, aucun ne vit onques puis, l’air de Macedoine. Mieux il en auoit esté seruy, d’autant le iugea il auoir esté plus meschamment et punissablement.L’esclaue qui trahit la cachette de P. Sulpicius son maistre, fut mis en liberté, suiuant la promesse de la proscription de Sylla : mais suiuant la promesse de la raison publique, tout libre, il fut precipité du roc Tarpeien.Et nostre Roy Clouis, au lieu des armes d’or qu’il leur auoit promis, fit pendre les trois seruiteurs de Cannacre, apres qu’ils luy eurent trahy leur maistre, à quoy il les auoit pratiquez. Ils les font pendre auec la bourse de leur payement au col. Ayant satisfaict à leur seconde foy, et speciale, ils satisfont à la generale et premiere.Mahomed second, se voulant deffaire de son frere, pour la ialousie de la domination, suiuant le stile de leur race, y employa l’vn de ses officiers qui le suffoqua, l’engorgeant de quantité d’eau, prinse trop à coup. Cela faict, il liura, pour l’expiation de ce meurtre, le meurtrier entre les mains de la mere du trespassé (car ils n’estoient freres que de pere) elle, en sa presence, ouurit à ce meurtrier l’estomach et tout chaudement de ses mains, fouillant et arrachant son cœur, le ietta manger aux chiens. Et à ceux mesmes qui ne valent rien, il est si doux, ayant tiré l’vsage d’vne action vicieuse, y pouuoir hormais coudre en toute seureté, quelque traict de bonté, et de iustice comme par compensation, et correction conscientieuse. Ioint qu’ils regardent les ministres de tels horribles malefices, comme gents, qui les leur reprochent : et cherchent par leur mort d’estouffer la cognoissance et tesmoignage de telles menees.Or si par fortune on vous en recompence, pour ne frustrer la necessité publique, de cet extreme et desesperé remede celuy qui le fait, ne laisse pas de vous tenir, s’il ne l’est luy-mesme, pour vn homme maudit et execrable et vous tient plus traistre, que ne faict celuy, contre qui vous l’estes : car il touche la malignité de vostre courage, par voz mains, sans desadueu, sans obiect. Mais il vous employe, tout ainsi qu’on faict les hommes perdus, aux executions de la haute iustice : charge autant vtile, comme elle est peu honneste. Outre la vilité de telles commissions, il y a de la prostitution de conscience. La fille à Seïanus ne pouuant estre punie à mort, en certaine forme de iugement à Rome, d’autant qu’elle estoit vierge, fut, pour donner passage aux loix, forcee par le bourreau, auant qu’il l’estranglast. Non sa main seulement, mais son ame, est esclaue à la commodité publique.Quand le premier Amurath, pour aigrir la punition contre ses subiects, qui auoient donné support à la parricide rebellion de son fils, ordonna, que leurs plus proches parents presteroient la main à cette execution : ie trouue tres-honeste à aucuns d’iceux, d’auoir choisi plustost, d’estre iniustement tenus coulpables du parricide d’vn autre, que de seruir la iustice de leur propre parricide. Et où en quelques bicoques forcees de mon temps, i’ay veu des coquins, pour garantir leur vic, accepter de pendre leurs amis et consorts, ie les ay tenus de pire condition que les pendus. On dit que Vuitolde Prince de Lituanie, introduisit en cette nation, que le criminel condamné à mort, eust luy mesme de sa main, à se deffaire trouuant estrange, qu’vn tiers innocent de la faute, fust employé et chargé d’vn homicide.Le Prince, quand vne vrgente circonstance, et quelque impetueux et inopiné accident, du besoing de son estat, luy fait gauchir sa parolle et sa foy, ou autrement le iette hors de son deuoir ordinaire, doibt attribuer cette necessité, à vn coup de la verge diuine. Vice n’est-ce pas, car il a quitté sa raison, à vne plus vniuerselle et puissante raison : mais certes c’est malheur. De maniere qu’à quelqu’vn qui me demandoit : Quel remede ? nul remede, fis-ie, s’il fut veritablement gehenné entre ces deux extremes (sed videat ne quæratur latebra periurio) il le falloit faire : mais s’il le fit, sans regret, s’il ne luy greua de le faire, c’est signe que sa conscience est en mauuais termes. Quand il s’en trouueroit quelqu’vn de si tendre conscience, à qui nulle guarison ne semblast digne d’vn si poisant remede, ie ne l’en estimeroy pas moins. Il ne se sçauroit perdre plus excusablement et decemment. Nous ne pouuons pas tout. Ainsi comme ainsi nous faut-il souuent, comme à la derniere anchre, remettre la protection de nostre vaisseau à la pure conduitte du ciel. A quelle plus iuste necessité se reserue il ? Que luy est-il moins possible à faire que ce qu’il ne peut faire, qu’aux despens de sa foy et de son honneur ? choses, qui à l’auenture luy doiuent estre plus cheres que son propre salut, et que le salut de son peuple. Quand les bras croisez il appellera Dieu simplement à son aide, n’aura-il pas à esperer, que la diuine bonté n’est pour refuser la faueur de sa main extraordinaire à vne main pure et iuste ? Ce sont dangereux exemples, rares, et maladifues exceptions, à nos regles naturelles il y faut ceder, mais auec grande moderation et circonspection. Aucune vtilité priuee, n’est digne pour laquelle nous facions cet effort à nostre conscience : la publique bien, lors qu’elle est et tres-apparente, et tresimportante.Timoleon se garantit à propos, de l’estrangeté de son exploit, par les larmes qu’il rendit, se souuenant que c’estoit d’vne main fraternelle qu’il auoit tué le tyran. Et cela pinça iustement sa conscience, qu’il eust esté necessité d’achetter l’vtilité publique, à tel prix de l’honnesteté de ses mœurs. Le Senat mesme deliuré de seruitude par son moyen, n’osa rondement decider d’vn si haut faict, et deschiré en deux si poisants et contraires visages. Mais les Syracusains ayans tout à point, à l’heure mesme, enuoyé requerir les Corinthiens de leur protection, et d’vn chef digne de restablir leur ville en sa premiere dignité, et nettoyer la Sicile de plusieurs tyranneaux, qui l’oppressoient : il y deputa Timoleon, auec cette nouuelle deffaitle et declaration : Que selon qu’il se porteroit bien ou mal en sa charge, leur arrest prendroit party, à la faueur du liberateur de son païs, ou à la desfaueur du meurtrier de son frere. Cette fantastique conclusion, a quelque excuse, sur le danger de l’exemple et importance d’vn faict si diuers. Et feirent bien, d’en descharger leur iugement, ou de l’appuier ailleurs, et en des considerations tierces. Or les deportements de Timoleon en ce voyage rendirent bien tost sa cause plus claire, tant il s’y porta dignement et vertueusement, en toutes façons. Et le bon heur qui l’accompagna aux aspretez qu’il eut à vaincre en cette noble besongne, sembla Juy estre enuoyé par les Dieux conspirants et fauorables à sa iustification.La fin de cettuy cy est excusable, si aucune le pouuoit estre. Mais le profit de l’augmentation du reuenu publique, qui seruit de pretexte au Senat Romain à cette orde conclusion, que ie m’en vay reciter, n’est pas assez fort pour mettre à garand vne telle iniustice. Certaines citez s’estoient rachetees à prix d’argent, et remises en liberté, auec l’ordonnance et permission du Senat, des mains de L.. Sylla. La chose estant tombee en nouueau iugement, le Senat les condamna à estre taillables comme auparauant : et que l’argent qu’elles auoyent employé pour se rachetter, demeureroit perdu pour elles. Les guerres ciuiles produisent souuent ces vilains exemples : Que nous punissons les priuez, de ce qu’ils nous ont creu, quand nous estions autres. Et vn mesme magistrat fait porter la peine de son changement, à qui n’en peut mais. Le maistre foitte son disciple de docilité, et la guide son aueugle. Horrible image de iustice.Il y a des regles en la philosophie et faulses et molles. L’exemple qu’on nous propose, pour faire preualoir l’vtilité priuce, à la foy donnee, ne reçoit pas assez de poids par la circonstance qu’ils y meslent. Des voleurs vous ont prins, ils vous ont remis en liberté, ayans retiré de vous serment du paiement de certaine somme. On a tort de dire, qu’vn homme de bien, sera quitte de sa foy, sans payer, estant hors de leurs mains. Il n’en est rien. Ce que la crainte m’a fait vne fois vouloir, ie suis tenu de le vouloir encore sans crainte. Et quand elle n’aura forcé que ma langue, sans la volonté : encore suis ie tenu de faire la maille bonne de ma parole. Pour moy, quand par fois ell’a inconsiderément deuancé ma pensee, i’ay faict conscience de la desaduoüer pourtant. Autrement de degré en degré, nous viendrons à abolir tout le droit qu’vn tiers prend de nos promesses. Quasi verò forti viro vis possit adhiberi. En cecy seulement a loy, l’interest priué, de nous excuser de faillir à nostre promesse, si nous auons promis chose meschante, et inique de soy. Car le droit de la vertu doibt preualoir le droit de nostre obligation.I’ay autrefois logé Epaminondas au premier rang des hommes excellens et ne m’en desdy pas. Iusques où montoit-il la consideration de son particulier deuoir ? qui ne tua iamais homme qu’il eust vaincu qui pour ce bien inestimable, de rendre la liberté à son païs, faisoit conscience de tuer vn tyran, ou ses complices, sans les formes de la iustice : et qui iugeoit meschant homme, quelque bon citoyen qu’il fust, celuy qui entre les ennemis, et en la bataille, n’espargnoit son amy et son hoste. Voyla vne ame de riche composition. Il marioit aux plus rudes et violentes actions humaines, la bonté et l’humanité, voire la plus delicate, qui se treuue en l’escole de la philosophie. Ce courage si gros, enflé, et obstiné contre la douleur, la mort, la pauureté, estoit-ce nature, ou art, qui l’eust attendry, iusques au poinct d’vne si extreme douceur, et debonnaireté de complexion ? Horrible de fer et de sang, il va fracassant et rompant vne nation inuincible contre tout autre, que contre luy seul et gauchit au milieu d’vne telle meslee, au rencontre de son hoste et de son amy. Vrayment celuy là proprement commandoit bien à la guerre, qui luy faisoit souffrir le mors de la benignité, sur le point de sa plus forte chaleur ainsin enflammee qu’elle estoit, et toute escumeuse de fureur et de meurtre. C’est miracle, de pouuoir mesler à telles actions quelque image de iustice : mais il n’appartient qu’à la roideur d’Epaminondas, d’y pouuoir mesler la douceur et la facilité des mœurs les plus molles, et la pure innocence. Et où l’vn dit aux Mammertins, que les statuts n’auoient point de mise enuers les hommes armez l’autre, au Tribun du peuple, que le temps de la iustice, et de la guerre estoient deux le tiers, que le bruit des armes l’empeschoit d’entendre la voix des loix : cettuy-cy n’estoit pas seulement empesché d’entendre celles de la ciuilité, et pure courtoisie. Auoit-il pas emprunté de ses ennemis, l’vsage de sacrifier aux Muses, allant à la guerre, pour destremper par leur douceur et gayeté, cette furie et aspreté martiale ? Ne craignons point apres vn si grand precepteur, d’estimer qu’il y a quelque chose illicite contre les ennemys mesmes : que l’interest commun ne doibt pas tout requerir de tous, contre l’interest priué : manente memoria, etiam in diffidio publicorum fœderum, priuati iuris :

Et nulla potentia vires
Præstandi, ne quid peccet amicus, habet :

et que toutes choses ne sont pas loisibles à vn homme de bien, pour le seruice de son Roy, ny de la cause generale et des loix. Non enim patria præstat omnibus officijs, et ipsi conducit pios habere ciues in parentes. C’est vne instruction propre au temps. Nous n’auons que faire de durcir nos courages par ces lames de fer, c’est assez que nos espaules le soyent : c’est assez de tramper nos plumes en ancre, sans les tramper en sang. Si c’est grandeur de courage, et l’effect d’vne vertu rare et singuliere, de mespriser l’amitié, les obligations princes, sa parolle, et la parenté, pour le bien commun, et obéissance du magistrat : c’est assez vrayement pour nous en excuser, que c’est vne grandeur, qui ne peut loger en la grandeur du courage d’Epaminondas.I’abomine les exhortemens enragez, de cette autre ame desreglee,

Dum tela micant, non vos pietatis imago
Vlla, nec aduersa conspecti fronle parentes
Commoueant, vultus gladio turbate verendos.

Ostons aux meschants naturels, et sanguinaires, et traistrès, ce prétexte de raison : laissons là cette iustice énorme, et hors de soy : et nous tenons aux plus humaines imitations. Combien peut le temps et l’exemple ? En vne rencontre de la guerre ciuile contre Cinna, vn soldat de Pompeius, ayant tué sans y penser son frere, qui estoit au party contraire, se tua sur le champ soy-mesme, de honte et de regret. Et quelques années après, en vne autre guerre ciuile de ce mesme peuple, vn soldat, pour auoir tué son frère, demanda recompense à ses capitaines.On argumente mal l’honneur et la beauté d’vne action, par son vtilité : et conclud-on mal, d’estimer que chacun y soit obligé, et qu’elle soit honeste à chacun, si elle est vtile.

Omnia non pariter rerum sunt omnibus apta.

Choisissons la plus nécessaire et plus vtile de l’humaine société, ce sera le mariage. Si est-ce que le conseil des saincts, trouue le contraire party plus honeste, et en exclut la plus vénérable vacation des hommes : comme nous assignons au haras, les bestes qui sont de moindre estime.

LIVRE TROISIÈME.


CHAPITRE PREMIER.

De ce qui est utile et de ce qui est honnête.

Personne n’est exempt de dire des niaiseries, le mal est d’y mettre de la prétention : « Cet homme va probablement nous dire avec emphase quelques grosses sottises (Térence). » Ce second point ne me touche pas ; je ne prends pas garde, plus que cela ne vaut, aux balivernes qui m’échappent ; et c’est heureux pour elles, car je les désavouerais immédiatement, si elles devaient me coûter quoi que ce soit ; je ne les achète, ni les vends au delà de leur valeur ; j’écris comme je parle au premier venu que je rencontre ; pourvu que je demeure dans la vérité, cela me suffit.

La perfidie est si odieuse, que les hommes les plus pervers ont parfois refusé de l’employer, même quand ils avaient intérêt à le faire. — Qui ne doit détester la perfidie, puisque Tibère lui-même refusa d’y avoir recours, alors qu’il avait grand intérêt à en user ? On lui mandait d’Allemagne que s’il le trouvait bon, on le débarrasserait d’Arminius par le poison. C’était l’ennemi le plus puissant qu’eussent les Romains ; il avait fort malmené leurs troupes commandées par Varus et, seul, il faisait obstacle à ce qu’ils étendissent leur domination sur ces contrées. Tibère répondit que le peuple romain avait coutume de se venger ouvertement de ses ennemis, les armes à la main, et non traîtreusement et à la dérobée ; et il renonça à ce qui lui eût çté utile pour faire ce qui était honnête. « C’était un effronté », me direz-vous. Je le crois, mais des faits semblables ne sont pas rares chez des gens en sa situation, et la reconnaissance de la vertu par la bouche de qui la hait, a son importance ; d’autant que c’est la vérité qui le contraint à cet aveu et que s’il ne veut pas la pratiquer, au moins cherche-t-il à s’en couvrir pour s’en parer.

L’imperfection de la nature humaine est si grande, que des vices et des passions très blâmables sont souvent nécessaires à l’existence des sociétés ; c’est ainsi que la justice recourt souvent, et bien à tort, à de fausses pro- messes pour obtenir des aveux. — Le monde que nous habitons, envisagé à quelque point de vue que ce soit ou pris dans son ensemble, est plein d’imperfections ; cependant rien n’est inutile dans la nature, pas même les inutilités ; rien n’existe dans cet univers qui n’y occupe la place à laquelle il convient. Notre être est une agglomération de qualités qui sont autant de maladies : l’ambition, la jalousie, l’envie, la vengeance, la superstition, le désespoir ont élu domicile en nous et cela si naturellement, que nous en retrouvons des traces même chez les animaux. La cruauté elle-même, ce vice si contre nature, y a place, car, en même temps que nous sommes pris de compassion, nous éprouvons en nous-mêmes je ne sais quel sentiment aigre-doux de volupté malsaine au spectacle des souffrances d’autrui ; les enfants eux-mêmes le ressentent : « Il est doux, pendant la tempête, de contempler du rivage les vaisseaux luttant contre la fureur des flots (Lucrèce). » Celui qui arracherait du cœur de l’homme le germe de ces mauvais sentiments, détruirait en lui les conditions essentielles de la vie. — Dans tout gouvernement il y a de même des charges nécessaires, qui non seulement sont abjectes mais encore vicieuses ; le vice y tient son rang et s’emploie à souder les éléments divers dont se compose la société, comme le poison à la conservation de notre santé. S’il devient excusable, parce qu’il fait besoin et que son emploi, nécessaire à l’intérêt commun, en efface sa véritable qualification, il faut en laisser la pratique aux citoyens plus énergiques et mieux trempés que les autres, que n’arrête pas la crainte de sacrifier leur honneur et leur conscience pour le salut de leur pays, comme jadis ces héros de l’antiquité qui lui sacrifiaient leur vie ; nous autres, qui sommes de caractère plus faible, n’abordons que des rôles plus faciles et présentant moins de risques. L’intérêt public veut qu’on trahisse, qu’on mente, qu’on tue, chargeons de ces missions des gens plus obéissants et plus souples que nous ne sommes.

J’ai vu souvent, avec dépit, des juges provoquer par fraude les aveux des criminels, en leur donnant de fausses espérances de faveur ou de pardon, y employant la tromperie et l’impudence. Il siérait mieux à la justice, et même à Platon qui prône ces errements, d’user de moyens se rapprochant davantage de ce que j’en pense. Une justice pareille est dans une mauvaise voie, et j’estime qu’elle se fait ainsi autant de tort par elle-même, que lui en font ceux qui la critiquent.

Dans le peu d’affaires politiques auxquelles Montaigne a été mêlé, il a toujours cru de son devoir de se montrer franc et consciencieux. — Il n’y a pas longtemps, je répondais à quelqu’un que j’aurais grand’peine à trahir les intérêts du prince pour servir un particulier, et que je serais très désolé de trahir les intérêts d’un particulier pour la cause du prince ; je ne déteste pas seulement tromper, je hais de même qu’on se trompe sur moi et ne veux en donner ni sujet, ni occasion ; aussi, dans les quelques négociations entre nos princes auxquelles j’ai été employé au cours des divisions de nuances si diverses qui nous déchirent aujourd’hui, ai-je évité avec soin qu’on se méprît sur mon compte et qu’on ne se fourvoyât en me prenant pour ce que je ne suis pas. Les gens du métier se découvrent le moins qu’ils peuvent ils se présentent feignant la neutralité la plus complète et être d’idées aussi rapprochées que possible de celles de ceux avec lesquels ils traitent ; moi, je ne cache pas mes opinions, si tranchées qu’elles soient, et me montre tel que je suis un négociateur naïf et inexpérimenté, qui préfère échouer dans ma mission, que de me manquer à moimême. Pourtant, jusqu’ici, j’ai été si heureux dans ce rôle, où la fortune a assurément très large part, que peu d’hommes se sont entremis en éveillant moins les soupçons et ont été accueillis avec plus de faveur et de bienveillance. J’ai une façon ouverte de traiter avec les gens, qui fait que je m’insinue aisément auprès d’eux et, dès nos premières relations, me gagne leur confiance. La franchise et la vérité, en quelque siècle que ce soit, sont encore de mise et opportunes ; et puis, on ne soupçonne pas et on ne se formalise pas de la liberté d’allure de ceux qui négocient sans intérêt personnel et peuvent répondre comme Hypéride aux Athéniens qui se plaignaient de la rudesse de son langage : « Ne prêtez pas attention, Messieurs, à ma liberté de parole ; mais seulement si j’en use sans rien m’approprier, ou en tirer profit dans mon propre intérêt. » — Mon franc parler m’a épargné le soupçon de dissimulation, d’abord, parce que je m’exprimais avec énergie, n’hésitant jamais sur ce qui était à dire, si sévère et si dur que ce fut (eussé-je été loin des gens auxquels je m’adressais, que je n’aurais pas dit pis) ; et ensuite, en raison de la naïveté et de l’indifférence apparentes que j’y apportais. Dans ce que je fais, je ne prétends à aucun autre résultat que d’agir, et je le fais sans méditer longuement à l’avance sur les conséquences comme sans parti pris ; chacun de mes actes vise un objet déterminé il réussit ou ne réussit pas, j’ai fait pour le mieux.

Je n’ai ni sentiment de haine, ni de profonde affection pour les grands ; ma volonté n’est influencée ni par les mauvais procédés dont j’aurais été victime, ni par les obligations personnelles que j’aurais pu contracter. J’ai pour nos rois l’attachement légitime que je leur dois comme citoyen ; je ne suis ni porté vers eux, ni détourné d’eux par aucun intérêt personnel, ce dont je me félicite ; je ne suis que modérément attaché à la cause à laquelle le plus grand nombre est rallié, bien que j’estime que le bon droit lui appartienne ; elle ne me passionne pas. Je ne suis pas enclin à donner prise sur moi, en prenant des engagements personnels et absolus. La colère et la haine n’ont rien à voir avec la justice ; ce sont des passions auxquelles peuvent seuls s’abandonner ceux chez lesquels le devoir ne prévaut pas, parce que « seul, celui-là qui ne peut maîtriser sa raison, se laisse aller aux mouvements désordonnés de l’ime (Cicéron) ». Toutes les intentions légitimes et équitables sont par elles-mêmes acceptables[1] et modérées, sinon elles deviennent séditieuses et illé* gitimes ; c’est ce qui fait que partout je marche la tête haute, le visage et le cœur à découvert. A la vérité, et je ne crains pas de l’avouer, s’il le fallait, je porterais facilement, comme fit la vieille, un cierge à saint Michel et un autre au dragon, prêt à suivre, jusqu’à la dernière extrémité, le parti qui a le bon droit, mais jusque-là exclusivement, si cela m’est possible. Que Montaigne sombre en même temps que la fortune publique, si besoin en est, je m’y résigne ; mais si ce n’est pas indispensable, je saurai gré à la fortune de l’épargner et, autant que mon devoir m’en donne la possibilité, je m’efforce d’assurer sa conservation. N’est-ce pas Atticus qui, attaché au parti qui avait pour lui la justice et qui eut le dessous, fut sauvé par sa modération dans ce cataclysme universel qui s’abattit sur le monde, et occasionna tant de bouleversements et de changements de situations ? Semblable attitude est plus aisée pour les hommes qui, comme lui, ne sont pas investis de fonctions publiques ; je trouve, du reste, que dans de pareils tourinentes, on a raison de n’avoir pas l’ambition d’y être mêlé et de ne pas s’y engager de soi-même.

Quelque danger qu’il y ait à prendre parti dans les troubles intérieurs, il n’est ni beau ni honnête de rester neutre. — Demeurer hésitant et partagé entre les deux partis, ne marquer aucune sympathie ni propension, ni pour l’un ni pour l’autre, quand le trouble règne dans votre pays et le divise, je ne trouve cela ni beau ni honnête ; « ce n’est pas suivre un chemin intermédiaire, c’est n’en prendre aucun ; c’est attendre l’événement pour passer du côté de la fortune (Tite Live) ». Cela peut être permis quand il s’agit des affaires de ses voisins : Gélon, tyran de Syracuse, indécis sur le parti à embrasser lors de la guerre des Barbares contre les Grecs, avait à Delphes une ambassade munie de présents, qui se tenait en observation pour voir de quel côté inclinerait la fortune, afin de saisir l’occasion à point nommé et se concilier le vainqueur. Ce serait une sorte de félonie, que d’en agir ainsi dans ses propres affaires domestiques, où il faut nécessairement prendre parti[2] de propos délibéré ; cependant, ne pas s’en mêler, quand on n’a ni charge ni commandement qui vous y obligent, je le trouve plus excusable, quoique ce ne soit pas mon fait, que dans le cas de guerres étrangères, auxquelles pourtant, d’après nos lois, qui le veut peut s’éviter de participer. Toutefois, ceux-là mêmes qui s’y donnent tout entiers peuvent le faire dans des conditions de modération telles que, lorsque grondera l’orage, il passera au-dessus de leurs têtes, sans les atteindre ; n’en a-t-il pas été ainsi, comme nous l’espérions avec juste raison, de feu le sieur de Morvilliers évêque d’Orléans ? J’en connais, parmi ceux qui, à cette heure, travaillent avec ardeur au triomphe de leur cause, qui sont de mœurs si pondérées ou si douces, qu’il faut espérer qu’ils demeureront debout, quels que soient les fâcheux changements et la chute que le ciel nous prépare. Je tiens que c’est aux rois à régler eux-mêmes leurs différends avec les rois, et je raille ces esprits qui, de gaité de cœur, se mêlent à des querelles si disproportionnées pour eux ; on n’est pas personnellement en querelle avec le prince, parce qu’on marche contre lui ouvertement et courageusement pour satisfaire honorablement à son devoir ; en pareil cas, s’il ne vous aime pas, il fait mieux, il vous estime ; et quand, en particulier, c’est pour le maintien des lois, pour la défense de l’ancien état de choses, il arrive toujours que ceux mêmes qui, dans un intérêt personnel, ont excité les troubles, excusent, lorsqu’ils ne les honorent pas, ceux qui défendent ce qu’eux-mêmes veulent renverser.

Mais il ne faut pas appeler devoir, comme nous le faisons tous les jours, cette âpreté, cette rudesse qu’engendrent en nous notre intérêt et nos passions personnelles ; une conduite empreinte de trahison et de mauvais sentiments, n’est pas davantage du courage. Les gens chez lesquels il en est ainsi, qualifient zèle leur penchant à la méchanceté et à la violence ; ce n’est pas la cause qui les excite, mais l’avantage qu’ils y trouvent ; ils attisent la guerre, non parce qu’elle est juste, mais parce que c’est la guerre.

Quel que soit le parti que l’on embrasse, la modération est à observer à l’égard des uns comme des autres. — Rien n’empêche qu’on puisse se comporter convenablement et loyalement entre hommes qui sont devenus ennemis. Témoignez à chacun des adversaires une affection qui, si elle n’est pas la même pour tous (elle peut comporter des degrés divers), soit au moins tempérée et ne vous engage envers personne au point de donner à quelqu’un le droit de tout exiger de vous ; contentez-vous d’avoir part dans une mesure moyenne aux bonnes grâces des uns et des autres, et de naviguer en eau trouble, sans vouloir y pêcher.

Il est des gens qui servent les deux partis à la fois ; ils sont à utiliser, mais en se gardant du mal qu’ils peuvent vous faire. — Quant à cette autre manière qui consiste à s’offrir tout entier aux uns et aussi aux autres, c’est plus encore de l’imprudence qu’un manque de conscience. Celui auprès duquel vous en trahissez un autre, a beau vous accueillir parfaitement, ne saitil pas que son tour viendra où vous en agirez de même contre lui ? Il vous tient pour un méchant homme, tout en usant de vous pendant qu’il vous a, faisant servir votre déloyauté à avancer ses affaires ; car les gens à double visage sont utiles par ce qu’ils vous apportent, seulement il faut veiller à ce qu’ils n’emportent que le moins qu’il se peut.

Quant à Montaigne, il disait à tous les choses telles qu’il les pensait et ne cherchait à pénétrer les secrets de personne, ne voulant être l’homme lige de qui que ce fût. — Je ne dis rien à l’un, que je ne puisse, à son heure, dire à l’autre, le ton changeant seul un peu ; je ne leur rapporte que les choses qui sont ou indifférentes, ou connues, ou qui les servent tous deux à la fois. Il n’est rien qui soit si utile que, pour y atteindre, je me permette de leur mentir. Ce sur quoi le silence m’est recommandé, je le cache religieusement : mais je n’accepte que le moins que je puis ce qu’il me faut cacher ; les secrets des princes sont gênants à garder, pour qui n’en a que faire. Je leur mets volontiers ce marché en main : Qu’ils me confient peu de chose, mais qu’ils se fient complètement à moi sur ce que je leur apporte. J’en ai toujours su plus que je ne voulais. Un langage ouvert fait qu’on vous parle de même, sans réticences, produisant le même effet que le vin et l’amour. Philippide répondit sagement, suivant moi, au roi Lysimaque, qui lui demandait quelles indications il voulait qu’il lui communiquât sur sa situation : « Ce que tu voudras, pourvu que ce ne soit rien de tes secrets. » Je vois chacun se révolter, quand on lui cache le fond des affaires auxquelles on l’emploie, ou qu’on ne lui en a pas révélé quelque arrière-pensée ; moi, je suis content qu’on ne m’en dise pas plus qu’on ne veut pour la mission que j’ai à remplir, et ne désire pas que ce que j’en puis connaître excède ce que j’ai à dire et m’oblige à m’observer quand je parle. Si je dois servir à tromper quelqu’un, qu’au moins ma conscience soit sauve ; je ne veux pas qu’on me regarde comme un serviteur si affectionné, si loyal, que l’on me trouve bon à m’engager dans une trahison ; qui n’est pas disposé à tout pour soi-même, est excusé de ne pas l’être davantage vis-à-vis de son maître. — Il y a des princes qui n’acceptent pas les hommes qui ne se donnent à eux qu’à moitié, et méprisent les serviteurs qui posent des bornes et des conditions à leurs services ; à cela, il n’y a pas de remède ; à eux comme aux autres, j’indique franchement dans quelles limites j’entends les servir, car je ne veux être esclave que de la raison et encore je n’y arrive que bien difficilement. Quant à eux, ils ont tort d’exiger une telle sujétion d’un homme qui est indépendant, et de lui imposer des obligations, comme ils feraient à quelqu’un qui est leur créature et qu’ils ont acheté, ou dont la fortune est attachée à la leur d’une façon particulière et absolue. — Les lois m’ont épargné de graves difficultés ; elles ont décidé le parti que j’avais à suivre, ce sont elles qui m’ont donné mon maître ; toute autre raison, d’ordre si élevé soit-elle et quelles que soient les obligations qui en sont résultées, s’efface devant celle-là et devient caduque ; c’est pourquoi, lors même que mon affection me porterait vers le parti opposé, cela ne veut pas dire que je m’y joindrais immédiatement ; notre volonté et nos désirs ne reçoivent de loi que d’eux-mêmes, tandis que nos actes ont à la recevoir des règles qui président à l’ordre public.

Cette manière de faire n’est pas celle que l’on pratique d’ordinaire, mais il était peu apte aux affaires publiques, qui exigent souvent une dissimulation qui n’est pas dans son caractère. — Ma manière de faire n’est guère en harmonie avec ce qui se pratique et n’aurait chance d’avoir ni grand effet, ni durée ; l’innocence elle-même ne saurait, à notre époque, s’entremettre, sans recourir à la dissimulation, ni négocier sans être obligée de mentir ; aussi les occupations de la vie publique ne sontelles pas mon fait ; ce que ma profession exige à cet égard, j’y satisfais sous la forme la moins officielle que je puis. Quand j’étais jeune, on m’y a plongé jusqu’aux oreilles ; j’étais destiné à en faire ma carrière, je m’en suis défait de bonne heure. Depuis, j’ai souvent évité d’y être mêlé à nouveau ; je l’ai rarement accepté et ne l’ai jamais recherché ; tournant le dos à l’ambition, non à la façon des gens qui manient l’aviron et avancent ainsi à reculons, et cependant, si je suis parvenu à m’y soustraire, je le dois plus à ma bonne fortune qu’à ma résolution, car il y a dans cette partie des voies assez en rapport avec mes goûts et à ma portée ; et si j’eusse autrefois été appelé à prendre part aux affaires publiques et à me faire une situation dans le monde en les suivant, je serais certainement demeuré sourd à la voix de la raison et m’y serais engagé. — Ceux qui, malgré ce que j’en dis, vont répétant que ce que j’appelle franchise, simplicité et naïveté de mœurs est, chez moi, de l’art et de la finesse ; que c’est prudence, plus que bonté ; que j’ai de l’adresse plus que du naturel, du bon sens plus que du bonheur, me font plus d’honneur qu’ils ne m’en ôtent. Ils me prêtent assurément plus d’astuce que je n’en ai ; et à celui d’entre eux qui m’aurait suivi et épié de près, je donnerais gain de cause, s’il ne confessait que son école n’a rien qui l’emporte sur cette manière de faire qui nous permet, tout en demeurant nous-mêmes et sans paraître abdiquer notre liberté et notre indépendance, de toujours marcher droit et à même allure par les routes si tortueuses et si diverses par lesquelles il nous faut aller et où toute notre attention et notre ingéniosité ne peuvent nous diriger sûrement. La voie de la vérité est une et simple ; celle que nous font suivre notre intérêt personnel et la commodité des affaires dont nous avons la charge est double, inégale, sujette à des chances variables. J’ai souvent vu user de ces libertés contrefaites et factices, mais toujours sans succès ; elles rappellent volontiers l’àne d’Esope qui, voulant rivaliser avec le chien, vint tout gaiment mettre ses deux pieds sur les épaules de son maître ; mais tandis que, pour ce témoignage d’affection, le chien recevait des caresses, le pauvre âne reçut en place deux fois autant de coups de bâton : « Ce qui sied le mieux à chacun, c’est ce qui lui est le plus naturel (Cicéron). » Je ne veux cependant pas refuser à la tromperie le rang qu’elle mérite, ce serait ne pas connaître le monde ; je sais qu’elle a souvent rendu des services, qu’elle est nécessaire pour pouvoir remplir la plupart des charges qui incombent à l’homme ; il y a des vices légitimes, comme il y a des actions qui sont ou bonnes, ou excusables, ou illégitimes.

Il y a une justice naturelle, bien plus parfaite que celles spéciales à chaque nation qui autorisent parfois des actes condamnables lorsque le résultat doit en être utile. — La justice par elle-même, considérée en son état naturel et s’appliquant à l’universalité des êtres, a des règles différentes et plus élevées que celles de cette autre justice spéciale qui est inhérente à chaque pays et qui tient compte des besoins de son gouvernement : « Nous ne possédons point de modèle solide et positif du véritable droit et d’une justice parfaite, nous n’en avons qu’une ombre et qu’une image (Cicéron). » C’est ce qui faisait qu’entendant le récit des vies de Socrate, de Pythagore et de Diogène, le sage Dandamis les jugeait de grands hommes sous tous les autres rapports, mais observateurs trop respectueux des lois, que la vraie vertu ne peut accepter et appuyer qu’en se relâchant beaucoup de la rigidité qui est son principe essentiel ; car, non seulement les lois permettent des actes condamnables, mais encore nous y incitent : « Il est des crimes autorisés par les sénatus-consultes et les plébiscites (Sénèque). » Je pense comme on parle communément, distinguant entre les choses utiles et celles qui sont honnêtes et qualifiant de déshonnêtes et de malpropres, certains actes naturels, non seulement utiles, mais encore nécessaires.

La trahison, par exemple, est utile dans quelques cas ; elle n’en est pas plus honnête, et on ne saurait nous imposer d’en commettre. — Reprenons pour exemple la trahison. — Deux prétendants au royaume de Thrace, se le disputaient ; l’Empereur les empêcha de poursuivre leurs revendications à main armée. Alors l’un d’eux, feignant de vouloir, dans une entrevue, conclure un accord à l’amiable, convia son concurrent à venir chez lui sous prétexte de lui faire fête, et le fit emprisonner puis mettre à mort. La justice aurait voulu que les Romains punissent ce forfait ; mais il était difficile de recourir aux voies ordinaires, et ils se résolurent à faire, par trahison, ce qui ne pouvait légitimement s’obtenir sans courir les risques d’une guerre. Ce qu’ils ne pouvaient faire honnêtement, ils le firent en ne se préoccupant que de l’utilité, ce à quoi se trouva propre un certain Pomponius Flaccus. Celui-ci, par des paroles et des assurances trompeuses, ayant attiré notre homme dans ses filets, au lieu des honneurs et des faveurs qu’il lui avait promis, l’envoya à Rome pieds et poings liés. Un traitre en trahit un autre, ce qui n’est pas commun, parce qu’ils sont fort défiants et qu’il est malaisé de les surprendre en usant de leurs propres subterfuges ; témoin la fatale expérience que nous venons d’en faire.

Ce rôle de Pomponius Flaccus, le prendra qui voudra et assez le voudront ; quant à moi, ma parole et la confiance que je puis inspirer appartiennent, comme le reste de moi-même, à la société dont je fais partie ; c’est employées à les servir, qu’elles peuvent avoir le meilleur effet ; cela, je l’admets comme ne faisant pas doute ; mais, de même que si on me commandait de prendre la direction du palais de justice et des audiences, je répondrais : « Je n’y entends rien » ; que je dirais, si on m’imposait de surveiller le travail des pionniers : « Je suis fait pour exercer un emploi plus relevé » ; de même à qui voudrait m’employer à mentir, à trahir, à me parjurer en vue d’un service d’une certaine importance sans même aller jusqu’à assassiner, à empoisonner, je dirais : « Plutôt que de faire que je vole ou dépouille quelqu’un, envoyez-moi aux galères. » Il est toujours loisible, en effet, à un homme d’honneur de parler comme firent les Lacédémoniens traitant avec Antipater qui venait de les vaincre : « Vous pouvez nous imposer autant qu’il vous plaira de charges qui nous écrasent et nous soient préjudiciables, mais vous perdez votre temps à vouloir exiger de nous des choses honteuses et déshonnêtes. » Chacun doit s’être juré à soi-même ce que les rois d’Egypte faisaient solennellement jurer à leurs juges qu’ils ne dévieraient pas de ce que leur ordonnerait leur conscience, quelque ordre qu’eux-mêmes leur donneraient. — A de telles commissions, est attaché un stigmate évident d’ignominie et une condamnation. Qui vous les donne, vous accuse ; et, en vous les donnant, vous impose, si vous vous en rendez bien compte, une charge et du même coup vous frappe d’une peine. Autant les affaires publiques bénéficieront de votre exploit, autant les vôtres y perdront ; vous vous ferez d’autant plus de tort que vous ferez mieux ; bien plus, ce ne sera pas chose nouvelle si vous êtes ruiné par celui-là même pour lequel vous aurez fait cette besogne, on sera même porté à trouver que c’est justice.

Si elle est excusable, ce n’est qu’opposée à une autre trahison sans que, pour cela, le traître cesse d’être méprisé et parfois puni par ceux-là mêmes qu’il a servis. — S’il est des cas où la trahison peut être excusable, c’est seulement lorsqu’elle est employée à châtier et à trahir un traître. On voit souvent la perfidie, non seulement repoussée, mais encore punie par ceux-là mêmes dans l’intérêt desquels elle a été conçue ; chacun connait la mesure prise par Fabricius contre le médecin de Pyrrhus. Il arrive aussi que tel qui l’a ordonnée, la venge ensuite cruellement, en sévissant contre celui qui l’a servi, se déniant en quelque sorte à lui-même une autorité et un pouvoir si effréné, et désavouant chez celui qu’il a employé un servage et une obéissance si passifs et si lâches. — Jaropelc, duc de Russie, gagnant un gentilhomme de Hongrie, l’avait déterminé à trahir Boleslas, roi de Pologne, soit en le faisant mourir, soit en donnant aux Russes le moyen de lui causer des dommages importants. Le traître s’y prit en habile homme il déploya tout le zèle imaginable pour le service du roi, parvint à être de son conseil, et compta bientôt parmi ses partisans les plus fidèles. Grâce à la confiance qu’il avait captée, profitant d’un moment rendu opportun par l’absence de son maître, il livra aux Russes Visilicie, grande et riche cité qui fut entièrement saccagée puis incendiée par eux ; la population de tout sexe et de tout âge fut tout entière massacrée et, avec elle, un grand nombre de nobles des alentours que le Hongrois y avait rassemblés en vue de ce qui arriva. Jaropelc, après avoir assouvi sa vengeance et sa colère qui n’étaient pas sans motif (Boleslas l’avait gravement offensé en agissant envers lui de semblable facon), repu des résultats de cette trahison, se rendant compte de sa laideur à ne considérer que le fait même, l’envisageant sans parti pris et non plus sous l’empire de la passion, en éprouva de tels remords et un tel dégoût, qu’il fit crever les yeux, couper la langue et les parties génitales au traître qui l’avait commise.

Antigone avait persuadé au corps des Argyraspides de lui livrer Eumène, leur capitaine général, avec lequel il était en compétition. A peine l’eut-il en son pouvoir, qu’il le fit tuer ; et, s’instituant ministre de la justice divine pour le châtiment d’une si détestable trahison, il écrivit au gouverneur de la province, lui intimant l’ordre exprès de perdre ceux qui l’avaient commise et de les exterminer de quelque manière que ce fût, si bien que du grand nombre qu’ils étaient, pas un ne revit jamais la Macédoine ; mieux il en avait été servi, plus il jugea leur conduite mauvaise et punissable.

L’esclave qui révéla l’endroit où se cachait P. Sulpitius son maître, fut affranchi comme Sylla s’y était engagé dans son édit de proscription ; mais, pour donner satisfaction à la conscience publique, tout libre qu’il était devenu, on le précipita du haut de la roche tarpéienne.

Clovis, l’un de nos rois, au lieu des armes d’or qu’il leur avait promises, fit pendre les trois serviteurs du roi Cannacre qui, à son instigation, avaient trahi leur maître. On les pendit avec, attachée au cou, la bourse contenant le prix de leur méfait ; de telle sorte, qu’après avoir fidèlement rempli les engagements particuliers pris envers eux, il fut satisfait ensuite à la moralité publique qui prime toute autre considération.

Mahomet II voulant se défaire de son frère dont il redoutait la compétition au trône, ce qui est fréquent chez les Ottomans, y employa un de ses officiers qui étouffa sa victime, en lui ingurgitant de force une grande quantité d’eau à la fois. Le crime accompli, Mahomet livra en expiation celui qui l’avait exécuté à la mère du mort (ils n’étaient frères que de père). Celle-ci fit, en sa présence, ouvrir la poitrine au meurtrier et, alors qu’il palpitait encore, y fouillant de ses mains, en arracha le cœur qu’elle jeta à manger aux chiens. Il est si doux, à ceux mêmes qui n’ont que de mauvais sentiments, de pouvoir, après avoir recueilli le fruit d’une de ces actions abominables, y rattacher, sans avoir désormais à en souffrir, quelque trait de bonté et de justice en compensation en quelque sorte de leur complicité et de soulager ainsi leur conscience ; d’autant qu’ils ne cessent de voir en ceux qui les ont assistés dans l’exécution de leur forfait, des gens qui les leur reprochent, et qu’ils cherchent à étouffer, par leur mort, la connaissance qu’ils en ont eue et la preuve de leur participation.

Si vous êtes, par hasard, récompensé de pareils services, pour que la société ne soit pas empêchée d’user de cette ressource extrême et désespérée qui lui est indispensable, celui qui vous en remet le prix, ne laisse pas de vous tenir, si lui-même n’est pas tel, pour un misérable et un maudit. Il vous considère avec plus de mépris encore que ne fait celui que vous avez trahi, parce qu’il sait le peu que vous valez, qu’il vous a vu à l’œuvre, sans protestation, sans désaveu de votre part ; il vous emploie tout comme on fait de ces hommes perdus dont se sert la justice pour les exécutions capitales, charge aussi utile que peu honorable. — Outre ce que de semblables commissions ont de vil, elles déshonorent. La fille de Séjan ne pouvant, d’après la législation romaine, être mise à mort, parce qu’elle était encore vierge, fut, pour permettre l’application de la loi, violée par le bourreau, avant qu’il ne l’étranglât ; l’office que celui-ci remplissait dans l’intérêt public, réclama de lui, en cette circonstance, qu’il avilit et sa main et son âme.

Ceux qui consentent à être les bourreaux de leurs parents et de leurs compagnons méritent la réprobation publique. — Amurat I, pour aggraver le châtiment de ceux de ses sujets qui avaient appuyé la rébellion de son fils[3] contre lui et s’étaient faits complices de ce parricide, ordonna que leurs plus proches parents prêteraient la main à leur exécution. Je trouve très honorable le refus qu’opposèrent certains d’entre eux qui préférèrent être considérés à tort comme complices du forfait commis par un autre, plutôt que de se rendre eux-mêmes coupables d’un crime semblable en s’associant à l’œuvre de la justice. — Dans quelques bicoques qui ont été prises d’assaut dans les guerres de notre temps, j’ai vu des coquins qui, pour sauver leur vie, acceptaient de pendre leurs amis et alliés ; je les tiens de pire condition que les pendus. — On dit que Witolde, prince de Lithuanie, établit dans cette nation que tout criminel condamné à mort devrait se détruire lui-même, trouvant étrange qu’un tiers, innocent de la faute, fùt employé à commettre un homicide et en eût charge.

Les princes sont quelquefois dans la nécessité de manquer à leur parole ; on ne saurait les en absoudre que s’ils se sont trouvés dans l’impossibilité absolue d’assurer autrement les intérêts publics dont ils ont charge. — Le prince qu’une circonstance urgente et quelque accident violent et inopiné inhérent à sa position obligent à manquer à sa parole et à la foi qu’il a donnée, ou qui encore le jettent en dehors de ce qui est ordinairement son devoir, doit considérer cette nécessité dans laquelle il est placé, comme une épreuve que Dieu lui impose. Chez lui, ce n’est pas vice ; sa raison est contrainte de céder à une autre plus puissante que la sienne et qui s’étend sur tout ; mais c’est certainement un malheur. A quelqu’un qui me demandait quel remède pouvait y être apporté Il n’y en a pas, ai-je répondu, si véritablement ce prince est pressé entre ces deux partis extrêmes : « mais surtout qu’il se garde bien de chercher des prétextes à son parjure (Cicéron) » ; il a ainsi agi, parce qu’il s’y trouvait obligé ; mais s’il a satisfait sans regret à cette nécessité, s’il ne lui en a pas coûté de manquer à sa foi, c’est signe que sa conscience est véreuse. — S’il s’en trouvait un de conscience si scrupuleuse que nulle nécessité ne lui parût justifier un si grave remède, je ne l’en estimerais pas moins ; on ne saurait perdre ses états d’une façon plus excusable et plus honorable. Nous ne pouvons tout ; aussi faut-il souvent nous en remettre au ciel de la direction de notre navire ; la protection divine est notre dernière ancre de salut. Quelle nécessité justifie davantage qu’il s’adresse à elle ? Est-il quelque chose à quoi un prince puisse moins consentir, qu’à ce qu’il ne peut faire qu’aux dépens de sa foi et de son honneur qui, dans certaines circonstances, doivent lui être plus chers que son propre salut,[4] oui assurément, et même que le salut de son peuple ? Quand, les bras croisés, il appellerait simplement Dieu à son aide, n’a-t-il pas à espérer que la bonté divine ne lui refusera pas, à lui dont la cause est juste et bonne, la faveur d’un appui auquel tout est possible ? Ce sont là de dangereux exemples qui sont des dérogations rares et malsaines aux règles naturelles ; il faut y céder, mais avec une grande modération et beaucoup de circonspection ; nul intérêt privé ne mérite que nous fassions à notre conscience une pareille violence, qui dans l’intérêt public est admissible, lorsque l’utilité en est bien apparente et qu’elle est d’importance capitale.

Comment le sénat de Corinthe s’en remit à la fortune du jugement qu’il avait à porter sur Timoléon, qui venait de tuer son propre frère. — Timoléon se préserva de la réprobation que son acte étrange était susceptible de soulever contre lui par les larmes abondantes que lui fit répandre la pensée constante que c’était lui, son frère, qui avait tué le tyran ; et c’est justice si sa conscience a souffert de ce qu’il avait été dans l’absolue nécessité de sacrifier à l’intérêt public sa rectitude de mœurs. Le sénat lui-même, qu’il avait ainsi délivré, n’osa se prononcer nettement sur un fait de cette importance et se trouva hésitant entre ces deux considérations, toutes deux d’un si grand poids. Les Syracusains vinrent fort à propos, à ce moment, solliciter des Corinthiens leur protection et l’envoi d’un chef capable de rendre à leur ville son ancienne splendeur et de purger la Sicile de l’oppression de plusieurs petits tyrans. Le sénat leur envoya Timoléon, en prenant avec lui-même cet arrangement de nouvelle sorte : Selon qu’il s’acquitterait bien ou mal de la mission qu’on lui confiait, l’arrêt que ce corps politique avait à rendre, qui serait, ou favorable ne considérant en lui que le libérateur de son pays, ou défavorable ne l’envisageant que comme le meurtrier de son frère. Cette singulière conclusion s’explique par le danger résultant d’un semblable exemple et la gravité d’un acte si en dehors de ce qui se voit d’ordinaire ; les Corinthiens eurent raison de ne pas s’en rapporter à leur propre jugement et de faire intervenir, pour trancher la question, des considérations tirées d’un autre ordre de faits. La conduite de Timoléon dans cette mission éclaira rapidement sur ce qu’il fallait penser de lui tant il se comporta, sous tous rapports, avec dignité et vertu ; le bonheur avec lequel il se tira des grosses difficultés qu’il eut à surmonter dans sa tâche, sembla lui avoir été envoyé pour sa justification par les dieux conspirant en sa faveur.

Acte inexcusable du sénat romain revenant sur un traité qu’il avait ratifié. — Le but qui avait fait agir Timoléon l’excuse, autant qu’un acte de cette nature peut être excusé. Mais le bénéfice que retira le trésor public et qui fut le prétexte dont usa le Sénat romain en la circonstance, n’est pas suffisant pour faire admettre une injustice comme celle qu’il commit dans cette affaire malpropre que je vais rapporter : Certaines villes s’étaient rachetées à prix d’argent et avaient recouvré leurs franchises sur ordonnances rendues par le Sénat, qui avait ratifié cette mesure prise par Sylla. Celui-ci mort, le Sénat, saisi à nouveau de la question, replaça ces villes sous le régime de la taille et décida que l’argent qu’elles avaient payé pour leur rachat, ne leur serait pas rendu. Les guerres civiles produisent souvent d’aussi vilains exemples : nous punissons les particuliers de ce qu’ils nous ont crus, quand nous étions autres que nous ne sommes devenus ; le magistrat fait porter la peine du changement qui s’est produit en lui, à qui n’en peut mais ; le maître d’école fouette son écolier pour avoir été trop docile ; le clairvoyant, l’aveugle auquel il ser t de guide. Quelle horrible image de la justice cela nous donne !

L’intérêt privé ne doit jamais prévaloir sur la foi donnée ; ce n’est que si on s’est engagé à quelque chose d’inique ou de criminel, que l’on peut manquer à sa parole. — Il y a en philosophie des règles qui sont fausses et par trop élastiques. L’exemple ci-après qu’on nous propose comme un cas où l’intérêt particulier peut primer la foi engagée, ne tire pas des circonstances mêmes que l’on indique, une autorité suffisante : Des brigands se sont emparés de vous, et vous ont rendu la liberté après vous avoir fait jurer de leur payer comme rançon une sonime déterminée ; est-on fondé à prétendre qu’un homme de bien, une fois hors de leurs mains, est dégagé de son serment, s’il ne paie pas ? Non ; ce que la crainte m’a fait vouloir, je dois le vouloir encore, lorsque je n’ai plus à craindre ; et lors même que c’est cette crainte qui a contraint ma langue à prononcer ce que ma volonté ne ratifiait pas, je suis encore tenu d’observer exactement ma parole. — Chez moi, quand parfois la parole a été inconsidérément plus loin que la pensée, je ne m’en suis pas moins fait un cas de conscience de ne pas me désavouer ; autrement, de degré en degré, nous arriverions à abolir tout droit qu’un tiers peut fonder sur nos promesses et * nos serments : « La violence peut-elle quelque chose sur un homme de caur (Cicéron) ? » L’intérêt privé ne peut être pour nous une excuse de manquer à nos promesses que dans le cas où nous aurions promis une chose mauvaise et injuste par elle-même, parce que les droits de la vertu doivent l’emporter sur tous autres dont nous avons contracté l’obligation.

Chez Épaminondas l’esprit de justice et la délicatesse de sentiments ont toujours été prédominants ; son exemple montre qu’il est des actes qu’un homme ne peut se permettre même pour le service de son roi, même pour le bien de son pays. — J’ai, plus haut, mis Épaminondas au premier rang des hommes les meilleurs ; je ne m’en dédis pas. À quelle hauteur ne plaçait-il pas ce qu’il considérait comme son devoir personnel, lui qui ne tua jamais un homme qu’il avait vaincu ; qui, même dans le but au plus haut point estimable de rendre la liberté à son pays, se faisait conscience de tuer, en dehors des formes de la justice, un tyran ou ses complices ; qui jugeait méchant, si bon citoyen qu’il fût, celui qui, dans une bataille, n’épargnait dans les rangs ennemis ni son ami, ni son hôte ! Voilà une âme richement composée : dans l’accomplissement des actes les plus rudes et les plus violents de l’humanité, il demeurait bon et humain, et cela dans les conditions les plus délicates que conçoive l’enseignement de la philosophie. Ce courage si grand, si manifeste, si opiniâtre contre la douleur, la mort, la pauvreté, est-ce à la nature ou à l’art qu’il devait de l’avoir attendri au point d’en être arrivé à cette extrême douceur et à cette bonté qui s’étaient incarnées en lui ? Horrible sous le fer et le sang qui le couvrent, il va fracassant, rompant une nation invincible pour tous, sauf pour lui, et, au milieu des plus effroyables mêlées, se détourne s’il se trouve en présence d’un hôte ou d’un ami ! En vérité, celui-là commandait bien à la guerre, qui avait su lui imposer sa bonté, comme un frein qu’elle subissait même aux plus forts moments du combat, alors qu’elle était dans toute sa surexcitation, écumant de fureur et de meurtre. C’est miracle de pouvoir mêler à de telles actions quelque image de la justice, et à la rigueur de principes d’Epaminondas appartient seul d’avoir pu y associer la douceur et la pratique des inceurs les plus tolérantes, l’innocence dans toute sa pureté. Là où l’un dit aux Mamertins « que les traités n’ont plus cours, quand on est en armes » ; un autre, à un tribun du peuple, « que le temps de la justice et celui de la guerre sont deux » ; un troisième, « que le bruit des armes l’empêche d’entendre la voix des lois » , Epaminondas entendait même celle de la civilité et de la simple courtoisie. N’avait-il pas été jusqu’à emprunter à ses ennemis l’usage de sacrifier aux Muses en marchant au combat pour atténuer, par la douceur et la gaîté qu’elles répandent, la furie et la rudesse du guerrier ? N’hésitons donc pas à penser après un si grand modèle que, même contre un ennemi, tout n’est pas permis ; que l’intérêt général n’est pas autorisé à tout revendiquer au mépris des intérêts privés : « Le souvenir du droit privé subsiste au milieu des dissensions publiques (Tite Live) » ; « Il n’y a pas de puissance qui puisse nous faire enfreindre les droits de l’amitié (Ovide) » ; disons-nous qu’il y a des choses interdites à un homme de bien qui sert son roi, ou la cause de l’ordre et des lois, « car la patrie n’étouffe pas tous les devoirs, et il lui importe d’avoir des citoyens qui soient pieux envers leurs parents (Cicéron) ». C’est là une éducation à répandre à notre époque. Nous n’avons que faire de principes exclusifs ; c’est assez que nos épaules soient bardées de fer sans que nos âmes le soient ; c’est assez de tremper nos plumes dans l’encre, sans encore que nous les trempions dans le sang. Si c’est le comble du courage, l’effet d’une vertu particulièrement rare que de mépriser l’amitié, les obligations que nous avons les uns envers les autres, la parole donnée, les liens de parenté pour le bien commun et l’obéissance aux magistrats, il suffit bien, pour nous excuser de ne point posséder une telle grandeur de sentiments, qu’elle n’ait point pris place dans ce qui faisait la grandeur d’âme d’Epaminondas.

J’abomine les appels à la violence de cette autre âme en délire : « Tant que l’épée sera tirée du fourreau, chassez toute pitié de vos cœurs, que la vue même de vos pères dans le camp adverse ne vous arrête pas, frappez du fer ces tétes vénérables (Lucain). » Otons à ceux qui, par nature, sont méchants, sanguinaires et traîtres, ce prétexte à se livrer à leurs penchants ; laissons là cette justice excessive qui ne nous appartient pas et tenons-nous-en à des exemples plus empreints des droits de l’humanité. — À cet égard l’époque et l’exemple peuvent beaucoup. Durant la guerre civile, dans un engagement contre Cinna, un soldat de Pompée ayant, par mégarde, tué son frère qui était dans les rangs opposés, se tua luimême sur le champ par honte et par regret. Quelques années après, dans le cours d’une autre guerre civile, toujours chez ce même peuple, un soldat qui avait tué son frère demandait, pour ce fait, une récompense à ses chefs.

En résumé, l’utilité d’une action ne suffit pas pour la rendre honorable. — C’est à tort qu’on voudrait justifier de[5] l’honnêteté et de la beauté d’une action par ce fait seul qu’elle est utile, et en conclure que chacun peut être tenu de l’accomplir et doit l’estimer honnête en raison de son utilité : « Toutes choses ne conviennent pas également à tous (Properce). » Considérons celle qui est la plus nécessaire et la plus utile à la société humaine, le mariage ; le conseil des saints ne trouve-t-il pas qu’il est plus honnête de s’en abstenir, réprouvant ainsi, parmi les devoirs de l’homme, celui qui est le plus respectable, comme nous-mêmes en agissons vis-à-vis des animaux, en envoyant dans les haras ceux dont nous faisons le moins de cas.

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