Essais/édition Michaud, 1907/Livre III/Chapitre 2

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 2
Texte 1595
Texte 1907
Du repentir.


CHAPITRE II.

Du repentir.


Les autres forment l’homme, ie le recite : et en représente vn particulier, bien mal formé : et lequel si i’auoy à façonner de nouueau, ie ferois vrayement bien autre qu’il n’est mes-huy c’est fait. Or les traits de ma peinture, ne se fouruoyent point, quoy qu’ils se changent et diuersifient. Le monde n’est qu’vne branloire perenne. Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Ægypte et du branle public, et du leur. La constance mesme n’est autre chose qu’vn branle plus languissant. le ne puis asseurer mon obiect : il va trouble et chancelant, d’vne yuresse naturelle. Ie le prens en ce poinct, comme il est, en l’instant que ie m’amuse à luy. Ie ne peinds pas l’estre, ie peinds le passage non vn passage d’aage en autre, ou comme dict le pcuple, de sept en sept ans, mais de iour en iour, de minute en niinute. Il faut accommoder mon histoire à l’heure. Ie pourray tantost changer, non de fortune seulement, mais aussi d’intention. C’est vn contrerolle de diuers et muables accidens, et d’imaginations irresoluës, et quand il y eschet, contraires soil que ie sois autre moymesme, soit que ie saisisse les subiects, par autres circonstances, et considerations. Tant y a que ie me contredis bien à l’aduanture, mais la verité, comme disoit Demades, ie ne la contredy point. Si mon ame pouuoit prendre pied, ie ne m’essaierois pas, ie mc resoudrois : elle est tousiours en apprentissage, et en espreuue.Ie propose vne vie basse, et sans lustre. C’est tout vn. On attache aussi bien toute la philosophie morale, à vne vie populaire et priuee, qu’à vne vie de plus riche estoffe. Chaque homme porte la forme entiere, de l’humaine condition. Les autheurs se communiquent au peuple par quelque marque speciale et estrangere : moy le premier, par mon estre vniuersel : comme, Michel de Montaigne : non comme grammairien ou poëte, ou iurisconsulte. Si le monde se plaint dequoy ie parle trop de moy, ie me plains dequoy il ne pense seulement pas à soy. Mais est-ce raison, que si particulier en vsage, ie pretende me rendre public en cognoissance ? Est-il aussi raison, que ie produise au monde, où la façon et l’art ont tant de credit et de commandement, des effects de nature et crus et simples, et d’vne nature encore bien foiblette ? Est-ce pas faire vne muraille sans pierre, ou chose semblable, que de bastir des liures sans science ? Les fantasies de la musique, sont conduites par art, les miennes par sort. Aumoins i’ay cecy selon la discipline, que iamais homme ne traicta subiect, qu’il entendist ne cogneust mieux, que ie fay celuy que i’ay entrepris et qu’en celuy là ie suis le plus sçauant homme qui viue. Secondement, que iamais aucun ne penetra en sa matiere plus auant, ny en esplucha plus distinctement les membres et suittes : et n’arriua plus exactement et plus plainement, à la fin qu’il s’estoit proposé à sa besongne. Pour la parfaire, ie n’ay besoing d’y apporter que la fidelité : celle-là y est, la plus sincere et pure qui se trouue. Ie dy vray, non pas tout mon saoul : mais autant que ie l’ose dire. Et l’ose vn peu plus en vieillissant car il semble que la coustume concede à cet aage, plus de liberté de bauasser, et d’indiscretion à parler de soy. Il ne peut aduenir icy, ce que ie voy aduenir souuent, que l’artizan et sa besongne se contrarient. Vn homme de si honneste conuersation, a-t-il faict vn si sot escrit ? Ou, des escrits si sçauans, sont-ils partis d’vn homme de si foible conuersation ? Qui a vn entretien commun, et ses escrits rares c’est à dire, que sa capacité est en lieu d’où il l’emprunte, et non en luy. Vn personnage sçauant n’est pas sçauant par tout. Mais le suffisant est par tout suffisant, et à ignorer mesme. Icy nous allons conformément, et tout d’vn train, mon liure et moy. Ailleurs, on peut recommander et accuser l’ouurage, à part de l’ouurier icy non qui touche l’vn, touche l’autre. Celuy qui en iugera sans le congnoistre, se fera plus de tort qu’à moy : celuy qui l’aura cogneu, m’a du tout satisfaict. Heureux outre mon merite, si i’ay seulement cette part à l’approbation publique, que ie face sentir aux gens d’entendement, que i’estoy capable de faire mon profit de la science, si i’en eusse eu et que ie meritoy que la memoire me secourust mieux.Excusons icy ce que ie dy souuent, que ie me repens rarement, et que ma conscience se contente de soy : non comme de la conscience d’vn ange, ou d’vn cheual, mais comme de la conscience d’vn homme. Adioustant tousiours ce refrein, non vn refrein de ceremonie, mais de naifue et essentielle submission : Que ie parle enquerant el ignorant, me rapportant de la resolution, purement et simplement, aux creances communes et legitimes. Ie n’enseigne point, ie raconte.Il n’est vice veritablement vice, qui n’offence, et qu’vn iugement entier n’accuse. Car il a de la laideur et incommodité si apparente, qu’à l’aduanture ceux-là ont raison, qui disent, qu’il est principalement produict par bestise et ignorance tant est-il mal-aisé d’imaginer qu’on le cognoisse sans le haïr. La malice hume la pluspart de son propre venin, et s’en empoisonne. Le vice laisse comme vn vlcere en la chair, vne repentance en l’ame, qui tousiours s’esgratigne, et s’ensanglante elle mesme. Car la raison efface les autres tristesses et douleurs, mais elle engendre celle de la repentance qui est plus griefue, d’autant qu’elle naist au dedans : comme le froid et le chaud des fiéures est plus poignant, que celuy qui vient du dehors. Ie tiens pour vices, mais chacun selon sa mesure, non seulement ceux que la raison et la nature condamnent, mais ceux aussi que l’opinion des hommes a forgé, voire fauce et erronee, si les loix et l’vsage l’auctorise.Il n’est pareillement bonté, qui ne resiouysse vne nature bien nee. Il y a certes ie ne sçay quelle congratulation, de bien faire, qui nous resiouit en nous mesmes, et vne fierté genereuse, qui accompagne la bonne conscience. Vne ame courageusement vitieuse, se peut à l’aduenture garnir de securité mais de cette complaisance et satisfaction, elle ne s’en peut fournir. Ce n’est pas vn leger plaisir, de se sentir preserué de la contagion d’vn siecle si gasté, et de dire en soy Qui me verroit iusques dans l’ame, encore ne me trouueroit-il coupable, ny de l’affliction et ruyne de personne : ny de vengeance ou d’enuie, ny d’offence publique des loix : ny de nouuelleté et de trouble : ny de faute à ma parole et quoy que la licence du temps permist et apprinst à chacun, si n’ay-ie inis la main ny és biens, ny en la bourse d’homme François, et n’ay vescu que sur la mienne non plus en guerre qu’en paix ny ne me suis seruy du trauail de personne, sans loyer. Ces tesmoignages de la conscience, plaisent, et nous est grand benefice que cette esiouyssance naturelle et le seul payement qui iamais ne nous manque.De fonder la recompence des actions vertueuses, sur l’approbation d’autruy, c’est prendre vn trop incertain et trouble fondement, signamment en vn siecle corrompu et ignorant, comme cettuy cy : la bonne estime du peuple est iniurieuse. A qui vous fiez vous, de veoir ce qui est louable ? Dieu me garde d’estre homme de bien, selon la description que ie voy faire tous les jours par honneur, à chacun de soy. Quæ fuerant vitià, mores sunt. Tels de mes amis, ont par fois entreprins de me chapitrer et mercurializer à cœur ouuert, ou de leur propre mouuement, ou semons par moy, comme d’vn office, qui à vne ame bien faicte, non en vtilité seulement, mais en douceur aussi, surpasse tous les offices de l’amitié. Ie l’ay tousiours accueilli des bras de la courtoisie et recognoissance, les plus ouverts. Mais, à en parler à cette heure en conscience, i’ay souuent trouué en leurs reproches et louanges, tant de fauce mesure, que ie n’eusse guere failly, de faillir plustost, que de bien faire à leur mode. Nous autres principalement, qui viuons vne vie priuee, qui n’est en montre qu’à nous, deuons auoir estably vn patron au dedans, auquel toucher nos actions et selon iceluy nous caresser tantost, tantost nous chastier. I’ay mes loix et ma cour, pour iuger de moy, et m’y adresse plus qu’ailleurs. Ie restrains bien selon autruy mes actions, mais ie ne les estends que selon moy. Il n’y a que vous qui scache si vous estes lâche et cruel, ou loyal et deuotieux les autres ne vous voyent point, ils vous deuinent par coniectures incertaines : ils voyent, non tant vostre naturel, que vostre art. Par ainsi, ne vous tenez pas à leur sentence, tenez vous à la vostre. Tuo tibi iudicio est vtendum. Virtutis et vitiorum graue ipsius conscientiæ pondus est qua sublata, iacent omnia.Mais ce qu’on dit, que la repentance suit de pres le peché, ne semble pas regarder le peché qui est en son haut appareil qui loge en nous comme en son propre domicile. On peut desauouer et desdire les vices, qui nous surprennent, et vers lesquels les passions nous emportent : mais ceux qui par longue habitude, sont enracinez et ancrez en vne volonté forte et vigoureuse, ne sont subiects à contradiction. Le repentir n’est qu’vne desdicte de nostre volonté, et opposition de nos fantasies, qui nous pourmene à tout sens. Il faict desaduouer à celuy-là, sa vertu passee et sa continence.

Quæ mens est hodie, cur eadem non puero fuit,
Vel cur his animis incolumes non redeunt genæ ?

C’est vne vie exquise, celle qui se maintient en ordre iusques en son priué. Chacun peut auoir part au battelage, et representer vn honneste personnage en l’eschaffaut : mais au dedans, et en sa poictrine, où tout nous est loisible, où tout est caché, d’y estre reglé, c’est le poinct. Le voysin degré, c’est de l’estre en sa maison, en ses actions ordinaires, desquelles nous n’auons à rendre raison à personne : où il n’y a point d’estude, point d’artifice. Et pourtant Bias peignant vn excellent estat de famille de laquelle, dit-il, le maistre soit tel au dedans, par luy-mesme, comme il est au dehors, par la crainte de la loy, et du dire des hommes. Et fut vne digne parole de Iulius Drusus, aux ouuriers qui luy offroient pour trois mille escus, mettre sa maison en tel poinct, que ses voysins n’y auroient plus la veuë qu’ils y auoient le vous en donneray, dit-il, six mille, et faictes que chacun y voye de toutes parts. On remarque auec honneur l’vsage d’Agesilaus, de prendre en voyageant son logis dans les eglises, affin que le peuple, et les Dieux mesmes, vissent dans ses actions priuees. Tel a esté miraculeux au monde, auquel sa femme et son valet n’ont rien veu seulement de remercable. Peu d’hommes ont esté admirez par leurs domestiques. Nul a esté prophete non seulement en sa maison, mais en son païs, dit l’experience des histoires. De mesmes aux choses de neant. Et en ce bas exemple, se void l’image des grands. En mon climat de Gascongne, on tient pour drolerie de me veoir imprimé. D’autant que la cognoissance, qu’on prend de moy, s’esloigne de mon giste, i’en vaux d’autant mieux. I’achette les imprimeurs en Guienne : ailleurs ils m’achettent. Sur cet accident se fondent ceux qui se cachent viuants et presents, pour se mettre en credit, trepassez et absents. I’ayme mieux en auoir moins. Et ne me iette au monde, que pour la part que i’en tire. Au partir de là, ie l’en quitte. Le peuple reconuoye celuy-là, d’vn acte public, auec estonnement, iusqu’à sa porte : il laisse auec sa robbe ce rolle : il en retombe d’autant plus bas, qu’il s’estoit plus haut monté. Au dedans chez luy, tout est tumultuaire et vil. Quand le reglement s’y trouueroit, il faut vn iugement vif et bien trié, pour l’apperceuoir en ces actions basses et priuees. Ioint que l’ordre est vne vertu morne et sombre. Gaigner vne bresche, conduire vne ambassade, regir vn peuple, ce sont actions esclatantes : tancer, rire, vendre, payer, aymer, hayr, et conuerser auec les siens, et auec soy-mesme, doucement et iustement ne relascher point, ne se desmentir point, c’est chose plus rare, plus difficile, et moins remerquable. Les vies retirees sous-tiennent par là, quoy qu’on die, des deuoirs autant ou plus aspres et tendus, que ne font les autres vies. Et les priuez, dit Aristote, seruent la vertu plus difficilement et hautement, que ne font ceux qui sont en magistrat. Nous nous preparons aux occasions eminentes, plus par gloire que par conscience. La plus courte façon d’arriuer à la gloire, ce seroit faire pour la conscience ce que nous faisons pour la gloire. Et la vertu d’Alexandre me semble representer assez moins de vigueur en son theatre, que ne fait celle de Socrates, en cette exercitation basse et obscure. Ie conçois aisément Socrates, en la place d’Alexandre ; Alexandre en celle de Socrates, ie ne puis. Qui demandera à celuy-là, ce qu’il sçait faire, il respondra, Subiuguer le monde qui le demandera à cettuy-cy, il dira, Mener l’humaine vie conformément à sa naturelle condition : science bien plus generale, plus poisante, et plus legitime.Le prix de l’ame ne consiste pas à aller haut, mais ordonnément. Sa grandeur ne s’exerce pas en la grandeur : c’est en la mediocrité. Ainsi que ceux qui nous iugent et touchent au dedans, ne font pas grand recette de la lueur de noz actions publiques et voyent que ce ne sont que filets et pointes d’eau fine reiallies d’vn fond au demeurant limonneux et poisant. En pareil cas, ceux qui nous iugent par cette braue apparence du dehors, concluent de mesmes de nostre constitution interne et ne peuuent accoupler des facultez populaires et parcilles aux leurs, à ces autres facultez, qui les estonnent, si loin de leur visee. Ainsi donnons nous aux demons des formes sauuages. Et qui non à Tamburlan des sourcils esleuez, des nazeaux ouuerts, vn visage afreux, et vne taille desmesuree, comme est la taille de l’imagination qu’il en a conceuë par le bruit de son nom ? Qui m’eust faict veoir Erasme autrefois, il eust esté mal-aisé, que ie n’eusse prins pour adages et apophthegmes, tout ce qu’il eust dit à son vallet et à son hostesse. Nous imaginons bien plus sortablement vn artisan sur sa garderobe ou sur sa femme qu’vn grand President, venerable par son maintien et suffisance. Il semble que de ces hauts thrones ils ne s’abaissent pas iusques à viure. Comme les ames vicieuses sont incitees souuent à bien faire, par quelque impulsion estrangere ? aussi sont les vertueuses à faire mal. Il les faut doncq iuger par leur estat rassis : quand elles sont chez elles, si quelquefois elles y sont : ou au moins quand elles sont plus voysines du repos, et en leur naifue assiette.Les inclinations naturelles s’aident et fortifient par institution : mais elles ne se changent gueres et surmontent. Mille natures, de mon temps, ont eschappé vers la vertu, ou vers le vice, au trauers d’vne discipline contraire.

Sic vbi desuetæ siluis in carcere clausæ
Mansueuére feræ, et vultus posuere minares,
Atque hominem didicere pati, si torrida paruus
Venit in ora cruor, redeunt rabiésque furorque,
Admonitæque tument gustato sanguine fauces ;
Feruet, et à trepido vix abstinet ira magistro.

On n’extirpe pas ces qualitez originelles, on les couure, on les cache. Le langage Latin m’est comme naturel ie l’entends mieux que le François mais il y a quarante ans, que ie ne m’en suis du tout poinct seruy à parler, ny guere à escrire. Si est-ce qu’à des extremes et soudaines esmotions, où ie suis tombé, deux ou trois fois en ma vie et l’vne, voyant mon pere tout sain, se renuerser sur moy pasmé : l’ay tousiours eslancé du fonds des entrailles, les premieres paroles Latines Nature se sourdant et s’exprimant à force, à l’encontre d’vn si long vsage et cet exemple se dit d’assez d’autres.Ceux qui ont essaié de r’auiser les mœurs du monde, de mon temps, par nouuelles opinions, reforment les vices de l’apparence, ceux de l’essence ils les laissent là, s’ils ne les augmentent. Et l’augmentation y est à craindre. On se seiourne volontiers de tout autre bien faire, sur ces reformations externes, de moindre coust et de plus grand merite et satisfait-on à bon marché par là, les autres vices naturels consubstantiels et intestins. Regardez vn peu, comment s’en porte nostre experience. Il n’est personne, s’il s’escoute, qui ne descouure en soy, vne forme sienne, vne forme maistresse, qui lucte contre l’institution et contre la tempeste des passions, qui luy sont contraires. De moy, ie ne me sens gueres agiter par secousse : ie me trouue quasi tousiours en ma place, comme font les corps lourds et poisans. Si ie ne suis chez moy, i’en suis tousiours bien pres mes desbauches ne m’emportent pas fort loing : il n’y a rien d’extreme et d’estrange et si ay des rauisemens sains et vigoureux.La vraye condamnation, et qui touche la commune façon de nos hommes, c’est, que leur retraicte mesme est pleine de corruption, et d’ordure : l’idée de leur amendement chafourree, leur penitence malade, et en coulpe, autant à peu pres que leur peché. Aucuns, ou pour estre collez au vice d’vne attache naturelle, ou par longue accoustumance, n’en trouuent plus la laideur. A d’autres, duquel regiment ie suis, le vice poise, mais ils le contrebalancent auec le plaisir, ou autre occasion et le souffrent et s’y prestent, à certain prix. Vilieusement pourtant, et laschement. Si se pourroit-il à l’aduanture imaginer, si esloignee disproportion de mesure, où auec iustice, le plaisir excuseroit le peché, comme nous disons de l’vtilité. Non seulement s’il estoit accidental, et hors du peché, comme au larrecin, mais en l’exercice mesme d’iceluy, comme en l’accointance des femmes, où l’incitation est violente, et, dit-on, par fois inuincible. En la terre d’vn mien parent, l’autre iour que l’estois en Armaignac, ie vis vn paisant, que chacun surnomme le Larron. Il faisoit ainsi le conte de sa vie : Qu’estant nay mendiant, et trouuant, qu’à gaigner son pain au trauail de ses mains, il n’arriueroit iamais à se fortifier assez contre l’indigence, il s’aduisa de se faire larron et auoit employé à ce mestier toute sa ieunesse, en seureté, par le moyen de sa force corporelle car il moissonnoit et vendangeoit des terres d’autruy : mais c’estoit au loing, et à si gros monceaux, qu’il estoit inimaginable qu’vn homme en eust tant emporté en vne nuict sur ses espaules et auoit soing outre cela, d’egaler, et disperser le dommage qu’il faisoit, si que la foule estoit moins importable à chaque particulier. Il se trouue à cette heure en sa vieillesse, riche pour vn homme de sa condition, mercy à cette trafique de laquelle il se confesse ouuertement. Et pour s’accommoder auec Dieu, de ses acquests, il dit, estre tous les iours apres à satisfaire par bienfaicts, aux successeurs de ceux qu’il a desrobez : et s’il n’acheue (car d’y pouruoir tout à la fois, il ne peut) qu’il en chargera ses heritiers, à la raison de la science qu’il a luy seul, du mal qu’il a faict à chacun. Par cette description, soit vraye ou fauce, cettuy-cy regarde le larrecin, comme action des-honneste, et le hayt, mais moins que l’indigence : s’en repent bien simplement, mais en tant qu’elle estoit ainsi contrebalancce et compensee, il ne s’en repent pas. Cela, ce n’est pas cette habitude, qui nous incorpore au vice, et y conforme nostre entendement mesme ny n’est ce vent impetueux qui va troublant et aueuglant à secousses nostre ame, et nous precipite pour l’heure, iugement et tout, en la puissance du vice.Ie fay coustumierement entier ce que ie fay, et marche tout d’vne piece ie n’ay guere de mouuement qui se cache et desrobe à ma raison, et qui ne se conduise à peu pres, par le consentement de toutes mes parties sans diuision, sans sedition intestine : mon iugement en a la coulpe, ou la louange entiere et la coulpe qu’il a vne fois, il l’a tousiours : car quasi dés sa naissance il est vn, mesme inclination, mesme routte, mesme force. Et en matiere d’opinions vniuerselles, dés l’enfance, ie me logeay au poinct où i’auois à me tenir. Il y a des pechez impetueux, prompts et subits, laissons les à part mais en ces autres pechez, à tant de fois reprins, deliberez, et consultez, ou pechez de complexion, ou pechez de profession et de vacation ie ne puis pas conceuoir, qu’ils soient plantez si long temps en vn mesme courage, sans que la raison et la conscience de celuy qui les possede, le vueille constamment, et l’entende ainsin. Et le repentir qu’il se vante luy en venir à certain instant prescript, m’est vn peu dur à imaginer et former. Ie ne suy pas la secte de Pythagoras, que les hommes prennent vne ame nouuelle, quand ils approchent des simulacres des Dieux, pour recueillir leurs oracles. Sinon qu’il voulust dire cela mesme, qu’il faut bien qu’elle soit estrangere, nouuelle, et prestee pour le. temps : la nostre montrant si peu de signe de purification et netteté condigne à cet office.Ils font tout à l’opposite des preceptes Stoiques qui nous ordonnent bien, de corriger les imperfections et vices que nous recognoissons en nous, mais nous defendent d’en alterer le repos de nostre ame. Ceux-cy nous font à croire, qu’ils en ont grande desplaisance, et remors au dedans, mais d’amendement et correction ny d’interruption, ils ne nous en font rien apparoir. Si n’est-ce pas guerison, si on ne se descharge du mal. Si la repentance pesoit sur le plat de la balance, elle emporteroit le peché. Ie ne trouue aucune qualité si aysee à contrefaire, que la deuotion, si on n’y conforme les mœurs et la vie : son essence est abstruse et occulte, les apparences faciles et pompeuses.Quant à moy, ie puis desirer en general estre autre : ie puis condamner et me desplaire de ma forme vniuerselle, et supplier Dieu pour mon entiere reformation, et pour l’excuse de ma foiblesse naturelle mais cela, ie ne le doibs nommer repentir, ce me semble, non plus que le desplaisir de n’estre ny Ange ny Caton. Mes actions sont reglees, et conformes à ce que ie suis, et à ma condition. Ie ne puis faire mieux et le repentir ne touche pas proprement les choses qui ne sont pas en nostre force ouy bien le regret. I’imagine infinies natures plus hautes et plus reglees que la mienne. Ie n’amende pourtant mes facultez comme ny mon bras, ny mon es— prit, ne deuiennent plus vigoureux, pour en conceuoir vn autre qui le soit. Si l’imaginer et desirer vn agir plus noble que le nostre, produisoit la repentance du nostre, nous aurions à nous repentir de nos operations plus innocentes d’autant que nous iugeons bien qu’en la nature plus excellente, elles auroyent esté conduictes d’vne plus grande perfection et dignité et voudrions faire de mesme. Lors que ie consulte des deportemens de ma ieunesse auec ma vieillesse, ie trouue que ie les ay communement conduits auec ordre, selon moy. C’est tout ce que peut ma resistance. Je ne me flatte pas à circonstances pareilles, ie seroy tousiours tel. Ce n’est pas macheure, c’est plustost vne teinture vniuerselle qui me tache. Ie ne cognoy pas de repentance superficielle, moyenne, et de ceremonie. Il faut qu’elle me touche de toutes parts, auant que ie la nomme ainsin et qu’elle pinse mes entrailles, et les afflige autant profondement, que Dieu me voit, et autant vniuersellement.Quand aux negoces, il m’est eschappé plusieurs bonnes auantures, à faute d’heureuse conduitte : mes conseils ont pourtant bien. choisi, selon les occurrences qu’on leur presentoit. Leur façon est de prendre tousiours le plus facile et seur party. Ie trouue qu’en mes deliberations passees, i’ay, selon ma regle, sagement procedé, pour l’estat du subiect qu’on me proposoit : et en ferois autant d’icy à mille ans, en pareilles occasions. Ie ne regarde pas, quel il est à cette heure, mais quel il estoit, quand i’en consultois. La force de tout conseil gist au temps les occasions et les matieres roulent et changent sans cesse. l’ay encouru quelques lourdes erreurs en ma vie, et importantes : non par faute de bon aduis, mais par faute de bon heur. Il y a des parties secrettes aux obiects, qu’on manie, et indiuinables : signamment en la nature des hommes : des conditions muettes, sans montre, incognues par fois du possesseur mesme qui se produisent et esueillent par des occasions suruenantes. Si ma prudence ne les a peu penetrer et profetizer, ie ne luy en sçay nul mauuais gré sa charge se contient en ses limites. Si l’euenement me bat, et s’il fauorise le party que i’ay refusé : il n’y a remede, ie ne m’en prens pas à moy, i’accuse ma fortune, non pas mon ouurage cela ne s’appelle pas repentir.Phocion auoit donné aux Atheniens certain aduis, qui ne fut pas suiuy : l’affaire pourtant se passant contre son opinion, auec prosperité, quelqu’vn luy dit : Et bien Phocion, es tu content que la chose aille si bien ? Bien suis-ie content, fit-il, qu’il soit aduenu cecy, mais ie ne me repens point d’auoir conseillé cela. Quand mes amis s’adressent à moy, pour estre conseillez, ie le fay librement et clairement, sans m’arrester comme faict quasi tout le monde, à ce que la chose estant hazardeuse, il peut aduenir au rebours de mon sens, par où ils ayent à me faire reproche de mon conseil : dequoy il ne me chaut. Car ils auront tort, et ie n’ay deu leur refuser cet office. Ie n’ay guere à me prendre de mes fautes ou infortunes, à autre qu’à moy. Car en effect, ie me sers rarement des aduis d’autruy, si ce n’est par honneur de ceremonie : sauf où i’ay besoing d’instruction de science, ou de la cognoissance du faict. Mais és choses où ie n’ay à employer que le iugement : les raisons estrangeres peuuent seruir à m’appuyer, mais peu à me destourner. Ie les escoute fauorablement et decemment toutes. Mais, qu’il m’en souuienne, ie n’en ay creu iusqu’à cette heure que les miennes. Selon moy, ce ne sont que mousches et atomes, qui promeinent ma volonté. Ie prise peu mes opinions : mais ie prise aussi pcu celles des autres, fortune me paye dignement. Si ie ne recoy pas de conseil, i’en donne aussi peu. I’en suis peu enquis, et encore moins creu : et ne sache nulle entreprinse publique ny priuee, que mon aduis aye redressee et ramenee. Ceux mesmes que la fortune y auoit aucunement attachez, se sont laissez plus volontiers manier à toute autre ceruelle qu’à la mienne. Comme cil qui suis bien autant ialoux des droits de mon repos, que des droits de mon auctorité, ie l’ayme mieux ainsi. Me laissant là, on fait selon ma profession, qui est, de m’establir et contenir tout en moy. Ce m’est plaisir, d’estre desinteressé des affaires d’autruy, et desgagé de leur gariement.En tous affaires quand ils sont passés, comment que ce soit, i’ay peu de regret : car cette imagination me met hors de peine, qu’ils deuoyent ainsi passer les voyla dans le grand cours de l’vniuers, et dans l’encheineure des causes Stoïques. Vostre fantasie n’en peut, par souhait et imagination, remuer vn poinct, que tout l’ordre des choses ne renuerse et le passé et l’aduenir.Au demeurant, ie hay cet accidental repentir que l’aage apporte. Celuy qui disoit anciennement, estre obligé aux annees, dequoy elles l’auoyent deffait de la volupté, auoit autre opinion que la mienne. Ie ne sçauray iamais bon gré à l’impuissance, de bien qu’elle me face. Nec tam auersa vnquam videbitur ab opere suo prouidentia, vt debilitas inter optima inuenta sit. Nos appetits sont rares en la vieillesse vne profonde satieté nous saisit apres le coup. En cela ie ne voy rien de conscience. Le chagrin, et la foiblesse nous impriment vne vertu lasche, et caterreuse. Il ne nous faut pas laisser emporter si entiers, aux alterations naturelles, que d’en abastardir notre iugement. La ieunesse et le plaisir n’ont pas faict autrefois que i’aye mescogneu le visage du vice en la volupté : ny ne fait à cette heure, le degoust que les ans m’apportent, que ie mescognoisse celuy de la volupté au vice. Ores que ie n’y suis plus, i’en iuge comme si i’y estoy. Moy qui la secoue viuement et attentiuement, trouue que ma raison est celle mesme que i’anoy en l’aage plus licencieux sinon à l’auanture, d’autant qu’elle s’est affoiblie et empiree, en vieillissant. Et trouue que ce qu’elle refuse de m’enfourner à ce plaisir, en consideration de l’interest de ma santé corporelle, elle ne le feroit non plus qu’autrefois, pour la santé spirituelle. Pour la voir hors de combat, ie ne l’estime pas plus valeureuse. Mes tentations sont si cassees et mortifiees, qu’elles ne valent pas qu’elle s’y oppose : tendant seulement les mains au deuant, ie les coniure. Qu’on luy remette en presence, cette ancienne concupiscence, ie crains qu’elle auroit moins de force à la soustenir, qu’elle n’auoit autrefois. Je ne luy voy rien iuger à part soy, que lors elle ne iugeast, ny aucune nouuelle clarté. Parquoy s’il y a conualescence, c’est vne conualescence maleficiee. Miserable sorte de remede, deuoir à la maladie sa santé. Ce n’est pas à nostre malheur de faire cet office : c’est au bon heur de nostre jugement. On ne me fait rien faire par les offenses et afflictions, que les maudire. C’est aux gents, qui ne s’esueillent qu’à coups de fouët. Ma raison a bien son cours plus deliure en la prosperité : elle est bien plus distraitte et occupee à digerer les maux, que les plaisirs. Ie voy bien plus clair en temps serain. Le santé m’aduertit, comme plus alaigrement, aussi plus vtilement, que la maladie. Ie me suis auancé le plus que i’ay peu, vers ma reparation et reglement, lors que i’auoy à en iouir. Ie seroy honteux et enuieux, que la misere et l’infortune de ma vieillesse eust à se preferer à mes bonnes annees, saines, esueillees, vigoureuses. Et qu’on eust à m’estimer, non par où i’ay esté, mais par où l’ay cessé d’estre.A mon aduis, c’est le viure heureusement, non, comme disoit Antisthenes, le mourir heureusement, qui fait l’humaine felicité. Ie ne me suis pas attendu d’attacher monstrueusement la queuë d’vn philosophe à la teste et au corps d’vn homme perdu ny que ce chetif bout eust à desaduoüer et desmentir la plus belle, entiere et longue partie de ma vie. Ie me veux presenter et faire veoir par tout vniformément. Si i’auois à reuiure, ie reuiurois comme i’ay vescu. Ny ie ne pleins le passé, ny ie ne crains l’aduenir et si ie ne me decoy, il est allé du dedans enuiron comme du dehors. C’est vne des principales obligations, que i’aye à ma fortune, que le cours de mon estat corporel ayt esté conduit, chasque chose en sa saison, i’en ay veu l’herbe, et les fleurs, et le fruit et en voy la secheresse. Heureusement, puisque c’est naturellement. Ie porte bien plus doucement les maux que i’ay, d’autant qu’ils sont en leur poinct : et qu’ils me font aussi plus fauorablement souuenir de la longue felicité de ma vie passee. Pareillement, ma sagesse peut bien estre de mesme taille, en l’vn et en l’autre temps : mais elle estoit bien de plus d’exploit, et de meilleure grace, verte, gaye, naïue, qu’elle n’est à present, cassee, grondeuse, laborieuse. Ie renonce donc à ces reformations casuelles et douloureuses. Il faut que Dieu nous touche le courage : il faut que nostre conscience s’amende d’elle mesme, par renforcement de nostre raison, non par l’affoiblissement de nos appetits. La volupté n’en est en soy, ny pasle, ny descoulouree, pour estre apperceuë par des yeux chassieux et troubles.On doibt aymer la temperance par elle mesine, et pour le respect de Dieu qui nous l’a ordonnee, et la chasteté celle que les caterres nous prestent, et que ie doibs au benefice de ma cholique, ce n’est ny chasteté, ny temperance. On ne peut se vanter de mespriser et combatre la volupté, si on ne la voit, si on l’ignore, et ses graces, et ses forces, et sa beauté plus attrayante. Ie cognoy I’vne et l’autre, c’est à moy de le dire. Mais il me semble qu’en la vicillesse, nos ames sont subiectes à des maladies et imperfections plus importunes, qu’en la ieunesse. Ie le disois estant icune, lors on me donnoit de mon menton par le nez ie le dis encore à cette heure, que mon poil gris m’en donne le credit. Nous appellons sagesse, la difficulté de nos humeurs, le desgoust des choses presentes : mais à la verité, nous ne quittons pas tant les vices, comme nous les changeons : et, à mon opinion, en pis. Outre vne sotte et caduque fierté, vn babil ennuyeux, ces humeurs espineuses et inassociables, et la superstition, et vn soin ridicule des richesses, lors que l’vsage en est perdu, i’y trouue plus d’enuie, d’iniustice et de malignité. Elle nous attache plus de rides en l’esprit qu’au visage et ne se void point d’ames, ou fort rares, qui en vieillissant ne sentent l’aigre et le moisi. L’homme marche entier, vers son croist et vers son décroist. A voir la sagesse de Socrates, et plusieurs circonstances de sa condamnation, i’oseroy croire, qu’il s’y presta aucunement luy mesme, par preuarication, à dessein ayant de si prés, aagé de soixante et dix ans, à souffrir l’engourdissement des riches allures de son esprit, et l’esblouissement de sa clairté accoustumée. Quelles metamorphoses luy voy-ic faire tous les iours, en plusieurs de mes cognoissans ? c’est vne puissante maladie, et qui se coule naturellement et imperceptiblement : il y faut grande prouision d’estude, et grande precaution, pour cuiter les imperfections qu’elle nous charge ou aumoins affoiblir leur progrez. Ie sens que nonobstant tous mes retranchemens, elle gaigne pied à pied sur moy. Ie soustien tant que ie puis, mais ie ne sçay en fin, où elle me menera moy-mesme. A toutes auantures, ie suis content qu’on sçache d’où ie seray tombé.

CHAPITRE II.

Du repentir.

Tout, en ce monde, est soumis à des changements continuels ; c’est ce qui fait que Montaigne, qui se dépeint au jour le jour, peut ne pas se montrer constamment avec les mêmes sentiments et les mêmes idées. — Les autres auteurs se proposent l’éducation de l’homme ; je me borne à le décrire. Celui que je dépeins est bien mal composé ; si j’avais à le façonner à nouveau, je le ferais certainement tout autre qu’il n’est, mais aujourd’hui c’est chose faite. Les traits sous lesquels je le présente, sont bien tels, quoique changeant et se diversifiant ; car le monde n’est autre qu’un mouvement perpétuel ; tout y est continuellement en branle ; la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Égypte participent du mouvement général et de celui qui leur est propre ; l’immobilité elle-même n’est qu’un mouvement moins accentué. Je ne puis fixer l’objet que je veux représenter : il se meut vague et chancelant comme sous l’influence d’une ivresse naturelle ; je le prends tel qu’il est à l’instant où mon intention se porte sur lui ; je ne le peins pas tel qu’il est, mais tel qu’il m’apparaît au passage ; passage non d’un âge à un autre, ni, comme on dit dans le peuple, de sept ans en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. C’est donc sur le moment même qu’il me faut achever ma description ; un instant plus tard, je pourrais me trouver non seulement en présence d’une physionomie qui s’est modifiée, mais encore les idées d’après lesquelles je l’apprécie n’être plus elles-mêmes celles que j’avais le moment d’avant. Je relève les accidents divers et variables qui se produisent en moi et les conceptions plus ou moins fugitives qu’engendre mon imagination, lesquelles souvent sont le contraire les unes des autres, soit qu’à certains moments je sois autre que moimême, soit que ce qui en est l’objet m’apparaisse dans un cadre et sous un jour autres ; si bien qu’il m’arrive de temps en temps de me contredire et cependant, comme disait Demade, jamais je ne cesse d’être vrai. Si mon âme pouvait se fixer, je ne serais pas hésitant, je parlerais nettement, en homme sûr de lui-même ; mais elle est sans cesse cherchant sa voie et s’essayant.

Quoique sa vie n’offre rien de particulier, l’étude qu’il en fait n’en a pas moins son utilité, d’autant que jamais auteur n’a mieux connu son sujet. — J’expose une vie tout à fait des plus ordinaires, qui ne présente rien de saillant, ce qui est tout un. La vie intime de l’homme du peuple est du reste un sujet de philosophie et de moralité au même degré qu’une vie vécue dans de plus brillantes conditions ; dans chaque homme se retrouve l’homme tout entier. Les auteurs traitent communément des sujets spéciaux auxquels leur personnalité demeure étrangère ; dérogeant à cette habitude, ce qui est la première fois que cela arrive, c’est moi-même, dans ma plus complète intégrité, que je livre au public, c’est Michel de Montaigne en personne et non Michel de Montaigne grammairien, poète ou jurisconsulte. Si le monde se plaint de ce que je parle trop de moi, je me plains de ce que lui ne pense seulement pas à lui-même. Mais est-il raisonnable, ne vivant que pour moi, de prétendre initier le public à la connaissance de moi-même ? Est-ce raisonnable aussi de présenter dans toute leur crudité, au monde auprès duquel la façon et l’art ont tant de poids et sont tant prisés, de simples effets de la nature, et encore d’une nature qui n’a que bien peu de ressort ? N’est-ce pas vouloir construire un mur sans avoir de pierres, ou entreprendre toute autre chose du même genre, que d’écrire un livre sans la science et le talent[1] voulus ? C’est l’art qui permet d’adapter la musique aux idées que l’on veut rendre ; les miennes ne procèdent que du hasard. J’ai du moins pour moi ceci de conforme à la règle, c’est que personne n’a traité un sujet, le possédant avec plus de connaissance que je n’ai de celui qui m’occupe ; je suis à cet égard plus savant que qui que ce soit ; en second lieu, jamais personne ne l’a scruté davantage, n’en a plus analysé les diverses parties et les conséquences qui en découlent, et n’a une idée plus exacte et plus complète du but qu’il se prepose. Pour mener à bien ce travail, je n’ai besoin que de sincérité, et cette qualité-là s’y trouve aussi réelle, aussi pure qu’il se peut. Je dis la vérité, non pas aussi nette que je voudrais, mais que je l’ose, et j’ose un peu plus au fur et à mesure que je vieillis, parce que j’ai remarqué qu’aux gens avancés en âge on concède une plus grande liberté de bavarder et de s’étendre complaisamment sur ce qui les touche. Ici, il n’y a pas à craindre, ce qui arrive souvent, que l’artisan et le travail qu’il produit soient en contradiction, et qu’on vienne dire « Comment se peut-il qu’un homme qui cause si bien, ait écrit un ouvrage aussi sot ? » ou encore : « Comment cet ouvrage, qui dénote tant de savoir, a-t-il pu être écrit par un homme qui a une si faible conversation ? » Quand la société de quelqu’un est banale et que ses ouvrages ont de la valeur, c’est que la capacité qu’il y montre, provient d’une source à laquelle il l’emprunte et n’est pas de son cru. Un savant n’est pas savant en toutes choses, mais l’homme capable, l’est en tout, jusque dans son ignorance. Mon livre et moi sommes si bien assortis, que nous allons de pair ; ailleurs, on peut apprécier ou ne pas apprécier l’ouvrage et avoir une idée autre sur l’auteur ; tel n’est pas ici le cas, le jugement porté sur l’un s’applique à l’autre. Celui qui jugera sans se rendre compte, se fera plus de tort qu’à moi ; celui qui jugera en connaissance de cause, aura pleinement satisfait à ce que je souhaite. Je serai plus heureux que je ne le mérite, si j’arrive à me concilier suffisamment l’approbation publique pour que les gens qui ont du bon sens, veuillent bien admettre que j’eusse été capable de tirer profit de la science si j’en avais eu, et qu’il est regrettable que ma mémoire ne m’ait pas mieux servi.

Expliquons ici ce que je répète souvent que je ne me repens que rarement et que ma conscience se contente de son propre témoignage, non comme si j’avais la conscience d’un ange ou d’une bête, mais comme fait une conscience humaine ; à quoi j’ajouterai cette redite continuelle qui n’est pas chez moi un vain étalage de mots, mais un acte de soumission complète et absolue : « Ce que je dis, est le fait de quelqu’un qui ne sait pas et qui s’enquiert ; et, comme conclusion, je m’en remets purement et simplement aux croyances universellement admises et qui nous ont été légitimement transmises. » Je n’enseigne pas, je raconte.

Tout vice laisse dans l’âme une plaie qui la tourmente sans cesse ; une bonne conscience procure, au contraire, une satisfaction durable. — Il n’y a pas de vice, méritant réellement cette qualification, qui ne nous offense et que ne fasse ressortir un jugement sain. La laideur et les inconvénients du vice sont, en effet, si apparents que peut-être ceux-là ont-ils raison, qui disent qu’il est surtout le résultat de la bêtise et de l’ignorance, tant il est difficile d’imaginer qu’on puisse le connaître sans le haïr. La méchanceté résorbe la majeure partie de son propre venin et s’en empoisonne elle-même. Le vice amène un remords dans l’âme, qui est comme un ulcère dans les chairs ; toujours elle s’égratigue et s’ensanglante elle-même. La raison efface toutes les autres tristesses, toutes les autres douleurs, tandis qu’elle entretient celles qui nous viennent du remords, qui est d’autant plus aigu qu’il nait au dedans de nous, semblable en cela au froid et au chaud qui, occasionnés par la fièvre, nous sont plus pénibles que lorsqu’ils proviennent de causes externes. J’appelle vice (chacun toutefois dans la mesure qui lui est propre), non seulement ce que condamnent la nature et la raison, mais aussi ce qu’à tort ou à raison l’homme a décrété tel, lorsque les lois et l’usage l’ont ratifié.

De même, tout ce qui est bon réjouit une nature bien née ; bien faire procure toujours je ne sais quelle satisfaction qui nous réconforte dans notre for intérieur et nous inspire cette généreuse fierté compagne d’une bonne conscience ; une âme qui apporte du courage dans le vice, peut, par exception, se donner la sécurité, mais n’arrive ni à se complaire, ni à être satisfaite. Ce n’est pas un léger contentement que l’on éprouve, de se sentir préservé de la contagion d’un siècle si contaminé et de pouvoir se dire en soimême : « Qui plongerait ses regards jusque dans le fond de mon âme, ne me trouverait, jusqu’à présent, coupable ni d’avoir affligé ou ruiné quelqu’un, ni de m’être vengé ou avoir porté envie, non plus que d’avoir attenté publiquement aux lois, d’avoir contribué à faire prévaloir des nouveautés, participé aux troubles, manqué à ma parole ; et, bien que la licence des temps l’ait permis et appris à chacun à le pratiquer, je n’ai mis la main ni sur les biens, ni sur la bourse d’aucun Français ; je n’ai vécu que de la mienne, aussi bien pendant la guerre que pendant la paix, et n’ai jamais usé du travail de personne sans le payer. » De pareils témoignages de conscience plaisent ; et cette satisfaction intime, qui est la seule récompense qui jamais ne nous fasse défaut, est d’un grand prix.

Chacun devrait être son propre juge, les autres n’ont, pour nous juger, qu’une fausse mesure à leur disposition. — Chercher, dans l’approbation d’autrui, la récompense des actions vertueuses, c’est prendre une base d’appréciation trop incertaine et mal définie, surtout dans un siècle corrompu et ignorant comme celui-ci, où l’estime que vous témoigne la foule est injurieuse, et où on ne sait à qui se fier qui soit à même de distinguer ce qui mérite d’être loué ! Dieu me garde d’être un homme de bien semblable à ceux auxquels tous les jours je vois, pour leur faire honneur, attribuer cette qualification : « Les vices d’autrefois sont devenus les mœurs d’aujourd’hui (Séneque). » — Certains de mes amis ont, parfois, entrepris de me chapitrer et de me censurer en toute sincérité, soit de leur propre mouvement, soit sollicités par moi, parce que c’est là un service qui, pour une âme bien faite, surpasse comme bon procédé, aussi bien qu’en utilité, tous ceux que l’amitié peut nous rendre. Tout en faisant à ces critiques l’accueil le plus courtois et le plus reconnaissant, je puis dire aujourd’hui en conscience que j’ai souvent constaté si peu de justesse dans leurs reproches comme dans leurs louanges, qu’il ne s’en est pas fallu de beaucoup qu’en m’y prenant à leur manière, je ne fisse mal plutôt que bien. Surtout nous autres particuliers, dont les sentiments ne se manifestent guère au dehors de nous, avons besoin d’avoir au dedans un juge qui prononce sur la valeur de nos actes et qui tantôt nous encourage, tantôt nous châtie selon ce qu’il apprécie. Pour juger des miens, j’ai des lois et une cour de justice qui me sont propres, et c’est à elles que j’ai le plus souvent recours ; je modifie bien mes actions suivant le jugement d’autrui, mais c’est uniquement d’après moi que je les juge. Il n’y a que vous qui sachiez si vous êtes lâche et cruel, si vous êtes loyal, si vous avez des idées religieuses ; les autres ne vous voient pas, ils vous devinent d’après des conjectures incertaines ; ce n’est pas tant votre naturel qu’ils aperçoivent que l’apparence que, par l’effet de l’art, vous êtes arrivé à vous donner ; ne vous en rapportez donc pas à leur sentence, tenez-vous-en à la vôtre : « Usez de votre propre jugement… Le témoignage qu’en vous-mêmes se rendent le vice et la vertu est d’un grand poids ; en dehors de lui, tout le reste n’est rien (Cicéron). »

Le repentir est, dit-on, la suite inévitable d’une faute ; cela n’est pas exact pour les vices enracinés en nous. — On dit que le repentir suit de près la faute, cela ne semble pas s’appliquer à celle montée à un si haut diapason, qu’elle a fait élection de domicile en nous au point d’y être comme chez elle. On peut désavouer et renier les vices qui ne sont qu’accidentels et vers lesquels la passion nous a une fois entraînés ; mais ceux qui, à la suite d’une longue habitude, se sont enracinés et ancrés par l’effet d’une volonté forte et persistante, ne sont pas sujets à résipiscence. Le repentir n’est autre qu’un dédit de notre volonté, une révolte qui nous passe par l’esprit, une contradiction avec nous-mêmes qui fait que nous allons en tous sens ; il amène l’un à désavouer le vice, un autre sa vertu et sa continence des temps passés « Que n’avais-je autrefois l’expérience que j’ai aujourd’hui ; et que mes joues n’ont-elles conservé le duvet de la jeunesse (Horace) ! »

La vie extérieure d’un homme n’est pas sa vie réelle ; il n’est lui-même que dans sa vie intérieure. — C’est une existence exquise que celle qui, jusque dans la vie privée, ne se départit jamais de la règle. Tout le monde peut faire le métier de bateleur et, sur les tréteaux, représenter un personnage honnête ; mais au dedans de nous, dans notre for intérieur où nous régnons en maître et où tout ce qui se passe demeure caché, ne pas nous écarter de cette règle-là est le difficile. C’est approcher de cette perfection que d’être pondéré chez soi, dans nos actions ordinaires dont nous n’avons de comptes à rendre à personne, qui se font sans que nous les étudiions à l’avance et sans apprêts. — C’est dans cet esprit que Bias traçait son tableau d’une famille modèle, « dont le chef, disait-il, est au dedans par sa propre vertu, ce qu’il est au dehors par la crainte des lois et de l’opinion publique » ; et, c’est une parole digne d’être rapportée que celle de Livius Drusus répondant aux ouvriers qui lui offraient de mettre, pour trois mille écus, sa maison à l’abri des vues que ses voisins y avaient : « Je vous en donnerai six mille, si vous faites que partout chacun puisse voir ce qui s’y passe. » Agésilas avait une habitude qui lui faisait honneur : quand il était en voyage, il logeait dans les temples, afin que le peuple et les dieux eux-mêmes fussent témoins incessants de ses faits et gestes. — Tel passe aux yeux du monde pour avoir accompli des miracles, chez lequel ni sa femme, ni son valet de chambre n’ont rien aperçu qui soit même digne de remarque ; peu d’hommes ont été un sujet d’admiration pour leurs domestiques ; nul n’a été prophète dans sa maison, ni même dans son pays, disent les enseignements de l’histoire. Il en est de même des choses sans importance ; et si insignifiant que soit ce qui se passe à mon sujet, c’est exactement ce qui a lieu chez les grands : dans ma province de Gascogne, on trouve drôle de me voir imprimé ; et plus ceux qui entendent parler de moi habitent loin de mon manoir, plus ils font cas de moi ; en Guyenne il me faut payer mes imprimeurs, ailleurs ce sont eux qui m’achètent. — De ce qu’il en est ainsi, certains, qui de leur vivant et alors qu’ils sont là restent ignorés, espèrent acquérir de la réputation quand ils seront morts et qu’ils ne seront plus ; je préfère avoir moins de succès posthumes, et ne me donne au monde que pour ce que je puis en retirer ; du reste, je l’en tiens quitte. Celui qu’au retour d’une cérémonie publique, le peuple ébaubi reconduit jusqu’à sa porte, cesse son rôle en quittant la robe qu’il a revêtue pour le jouer et retombe d’autant plus bas que, il y a un instant, il était monté plus haut ; chez lui, dans son intérieur, tout est tumultueux et vil. — Alors même que les actions les plus humbles de notre vie privée seraient toujours ordonnées, il faudrait un jugement pénétrant et particulièrement apte pour le constater, d’autant que l’ordre est une vertu sans éclat qui ne provoque pas l’attention. Enlever une brèche, diriger une ambassade, gouverner un peuple, sont des actions qui ressortent ; réprimander, rire, vendre, acheter, aimer, haïr, causer avec les siens et avec soi-même et cela toujours doucement, raisonnablement sans jamais ni se négliger, ni se démentir, sont choses plus rares, plus difficiles et moins remarquables. Ceux qui mènent une existence retirée du monde ont en cela à satisfaire, quoi qu’on en dise, à des devoirs aussi pénibles, aussi tendus sinon plus, que ceux qui vivent autrement ; et les simples particuliers, dit Aristote, pratiquent la vertu dans des conditions plus difficiles et plus hautes que ne font ceux qui remplissent des charges publiques ; c’est par le désir d’arriver à la gloire, plus que par conscience, que nous recherchons les situations élevées. — Le moyen le plus prompt d’acquérir de la gloire devrait être de faire par conscience ce que nous faisons pour la gloire. Le courage même d’Alexandre me semble représenter sur le théâtre où il s’est exercé, une somme d’énergie notablement inférieure à celle qu’il a fallu à Socrate pour pratiquer ses vertus dans le milieu peu élevé et obscur où il a vécu. Je me figure aisément Socrate à la place d’Alexandre, je ne puis m’imaginer Alexandre à la place de Socrate ; demandez à celui-là ce qu’il sait faire, il vous dira : Subjuguer le monde » ; posez la même question à celui-ci, il vous dira : « Vivre de la vie humaine dans les conditions que nous a faites la nature » ; science bien plus vaste, plus lourde et qui a plus sa raison d’être.

La grandeur d’âme se manifeste surtout chez les hommes de condition sociale médiocre. — Le mérite de l’âme n’est pas de s’élever haut, mais d’aller d’une façon ordonnée ; sa grandeur ne se manifeste pas dans la grandeur, mais dans la médiocrité. Ceux qui scrutent ce qui est en dedans de nous et nous jugent d’après ce qu’ils y constatent, ne tiennent pas grand compte de la lueur que peuvent répandre les actes de notre vie publique ; ils voient que ce ne sont que de minces filets d’eau, émergeant en gouttelettes d’un fond en somme limoneux et épais ; quant à ceux qui nous jugent sur ces apparences brillantes qui s’aperçoivent de dehors, ils concluent qu’intérieurement nous sommes tels ; ils ne peuvent accoupler les facultés communes, semblables aux leurs qui sont également en nous, avec ces autres facultés qui les étonnent et sont si loin de ce à quoi ils songent à atteindre. C’est ainsi que nous attribuons aux démons des formes étranges. Qui ne se représente Tamerlan avec des sourcils relevés, de larges narines, un visage affreux, une taille démesurée que notre imagination conçoit tels, d’après le bruit qui s’est fait autour de son nom ? Qui m’eut jadis montré Érasme, m’aurait difficilement empêché de voir autre chose que des maximes et des sentences dans tout ce qu’il disait à son domestique et à son hôtesse. Nous nous représentons bien plus un artisan sur sa garderobe ou sur sa femme, qu’un premier président vénérable par son maintien et ses capacités ; il nous semble que de ces trônes si haut placés, on ne s’abaisse pas à daigner vivre. Les âmes vicieuses sont souvent incitées à bien faire par quelque cause étrangère ; réciproquement, les âmes vertueuses sont parfois sollicitées au mal ; il ne faut donc, par suite, les juger que lorsqu’elles sont dans leur état normal, quand elles sont chez elles, s’il leur arrive quelquefois d’y être, ou, au moins, quand elles sont à peu près au calme et dans leur assiette naturelle.

Ceux qui entreprennent de réformer les mœurs se trompent en croyant y arriver ; ils ne parviennent à changer que l’apparence. — Les penchants naturels se développent et se fortifient par l’éducation, mais ne se modifient guère ni ne se surmontent. De mon temps, mille natures ont dévié soit vers la vertu, soit vers le vice, malgré un système d’éducation qui eût du produire un résultat opposé : « Ainsi les bêtes fauves déshabituées de leurs forêts, semblant s’être adoucies en captivité, dépouillant leur mine farouche, souffrent enfin l’empire de l’homme ; mais si, d’aventure, un peu de sang vient à toucher leurs lèvres enflammées, leur rage se réveille, leur gosier en est altéré, elles brulent de s’en assouvir ; et c’est à peine si, dans leur fureur, elles se retiennent de déchirer leur maître påle de frayeur (Lucain). » On ne déracine pas des qualités originelles, on n’arrive qu’à les dissimuler, à les cacher. Ainsi, la langue latine est comme ma langue maternelle, je la comprends mieux que le français ; mais il y a quarante ans que je ne m’en suis plus du tout servi pour parler et guère pour écrire ; cependant quand de très fortes émotions se sont emparées subitement de moi, ce qui m’est arrivé deux ou trois fois dans ma vie, dont l’une en voyant mon père, en pleine santé, tomber inanimé dans mes bras, les premières paroles qui me sont échappées du fond du cœur, ont toujours été en latin, la nature se faisant jour par la force même des choses, bien que tenue depuis longtemps à l’écart ; et de cela, on cite bien d’autres exemples.

Ceux qui essaient de corriger les mœurs publiques de notre époque en modifiant les idées ayant cours, ne réforment que ce que l’apparence a de vicieux, mais non le fond des choses qui demeure, si même il ne s’aggrave. L’aggravation est à craindre, parce que ces modifications ne portant que sur des questions de forme, laissées à l’appréciation de chacun[2], coûtant moins à pratiquer et nous faisant valoir davantage, font qu’on s’abstient de tout autre changement susceptible de concourir à notre amélioration et que, de la sorte, nous pouvons, à bon marché, nous abandonner aux autres vices inhérents à notre nature et que nous recélons à l’état latent. Regardez un peu ce qui se passe dans la réalité il n’est personne, s’il s’examine, qui ne découvre en soi une disposition qui lui soit propre, disposition maîtresse qui résiste aux effets de l’éducation et aux assauts de toutes les passions contraires à ce penchant dominant. — Pour moi, je n’éprouve guère de ces secousses ; je suis presque toujours dans mon assiette naturelle, comme il arrive des corps massifs qui ont du poids ; si je ne suis pas en possession de moi-même, je suis toujours bien près d’y être. Mes écarts ne sont jamais considérables, n’ont rien d’excessif ni d’étrange, et mes retours en moi-même sont toujours sérieux et sincères.

Les hommes en général, même dans leur repentir, ne s’amendent pas ; s’ils cherchent à être autres, c’est qu’ils espèrent s’en mieux trouver. Pour lui, son jugement a toujours dirigé sa conscience. — Ce qui nous est une véritable condamnation et s’applique à notre manière de faire à tous, c’est que lorsque nous revenons sur nos erreurs, notre repentir même est entaché de corruption et de mauvaises intentions ; nous n’avons que confusément l’idée de nous amender, nous éludons la pénitence que nous en faisons, et nous nous y comportons d’une facon à peu près aussi fautive que lorsque nous cédions au péché. Quelques-uns, soit parce que le vice est dans leur nature, soit parce que depuis longtemps il est dans leurs habitudes, n’en saisissent plus la laideur ; chez d’autres, du nombre desquels je suis, il leur est à charge, mais mettant en balance le plaisir ou tout autre avantage qu’ils en retirent, ils le supportent ou s’y prêtent, moyennant une transaction qui ne laisse pas d’être encore du vice et de la lâcheté, Cependant on peut concevoir parfois entre le vice et le plaisir qu’il procure une disproportion telle, qu’avec quelque raison elle excuse le péché, comme nous disons d’une faute légère dont nous retirons des avantages importants ; et cela, non seulement s’il s’agit de plaisirs accidentels dont on ne jouit que hors du péché, c’est-à-dire qu’après qu’il a été commis, tels que ceux que procure le larcin, mais même de ces plaisirs qu’on ressent à l’instant même où se produit la faute, comme il arrive quand on entre en jouissance de la femme, à laquelle nous induit une tentation violente, quelquefois même irrésistible, dit-on. — J’étais l’autre jour en Armagnac, dans le domaine d’un de mes parents ; j’y vis un paysan qu’on désigne par ce surmon : le Larron. Il racontait ainsi son existence : Né de parents adonnés à la mendicité, et trouvant que s’il lui fallait gagner sa vie en travaillant honnêtement, il n’arriverait jamais à se mettre à l’abri de la misère, il s’avisa de se faire voleur, métier qu’il pratiqua durant toute sa jeunesse, sans jamais se compromettre en raison de sa force physique. Il allait moissonner et vendanger les terres d’autrui ; mais au loin et sur des étendues telles qu’on ne pouvait supposer qu’un homme seul pût, sur ses épaules, emporter des récoltes en aussi grande quantité en une seule nuit ; de plus, il avait soin de répartir sur divers le dommage qu’il commettait, de sorte que les pertes subies étaient de moindre importance pour chacun. Aujourd’hui qu’il est vieux, grâce à ce mode d’opérer qu’il confesse ouvertement, il est riche pour un homme de sa condition. Pour entrer en arrangement avec Dieu au sujet de ces biens mal acquis, il dit, que tous les jours il indemnise par ses bienfaits les successeurs de ceux qu’il a pillés ; et que, s’il n’arrive pas à les désintéresser complètement (ce qu’il ne peut faire d’une seule fois), il en chargera ses héritiers, étant seul à même de les renseigner à cet égard, parce que seul il connaît le préjudice causé à chacun. Que cette histoire soit vraie ou fausse, celui qui l’a contée, considère le larcin comme une chose déshonnête et l’a en haine, mais moins encore que l’indigence ; il se repent d’une façon générale d’y avoir eu recours, mais étant donnés les avantages qu’il en a retirés et la réparation qu’il y apporte, il ne s’en repent pas. Ce n’est pas là assurément le cas d’habitudes qui font que le vice s’incarne en nous et oblitère notre entendement ; ce n’est pas davantage le fait d’un ouragan qui, ébranlant violemment notre âme, la trouble, l’aveugle et, sur le moment, précipite notre jugement et, avec lui, tout notre être, en la puissance du vice.

D’ordinaire, je suis tout entier à ce que je fais et vais tout d’une pièce ; je n’ai guère de mouvement qui se dérobe, échappe à ma raison, et qui ne se produise d’accord avec à peu près toutes les parties de moi-même, sans qu’il y ait division ou antagonisme entre elles ; mon jugement en porte uniquement la faute ou le mérite, et lorsque, sur un point, il y a erreur de sa part, c’est pour toujours, car depuis presque ma naissance il n’a pas varié ; ses penchants, sa voie, sa force sont les mêmes et, sur les questions d’ordre général, dès l’enfance j’ai conçu les opinions que j’ai toujours gardées depuis. — Il y a des péchés impétueux, prompts, subits : ne nous en occupons pas ; mais il y en a d’autres qui se reproduisent si souvent en nous, sur lesquels nous délibérons et consultons sans cesse, qui tiennent à notre tempérament, à notre profession, à la charge que nous remplissons, et je ne puis comprendre que ceux-ci nous demeurent si longtemps sans que nous ayons le courage de nous y soustraire, si la raison et la conscience de celui chez lequel ils existent ne voulaient et ne se prêtaient constamment à ce qu’il en soit ainsi ; aussi j’imagine et conçois difficilement que le repentir, qu’à un moment donné il prétend ressentir, soit réel. Je ne comprends pas la secte de Pythagore, quand elle dit « que les hommes prennent une âme nouvelle, quand ils approchent des images des dieux pour recueillir leurs oracles », si cela ne signifie « qu’il faut bien que, pour la circonstance, notre âme soit étrangère à elle-même, soit nouvelle, qu’elle nous ait été momentanément prêtée ; parce que telle qu’elle est, elle témoigne trop peu qu’elle se soit purifiée et ait atteint le degré de netteté qui convient pour approcher la divinité ».

Nous faisons tout l’opposé de ce que prônent les Stoïciens qui, tout en nous ordonnant de corriger les imperfections et les vices que nous reconnaissons en nous, nous défendent de faire que ce soit un sujet de trouble pour le repos de notre âme. Nous, nous cherchons à faire croire que nous en avons un grand regret et que le remords nous dévore intérieurement ; mais que nous nous amendions, que nous nous corrigions, que nous interrompions nos progrès dans la mauvaise voie, il n’y parait pas. Il n’y a de guérison que si on se décharge de son mal ; un repentir sincère mis dans un plateau de la balance, l’emporterait aisément sur le péché placé dans l’autre. Je ne vois aucune qualité si aisée à contrefaire que la dévotion, si on n’y conforme ni ses mœurs, ni sa vie ; elle est, par essence, cachée et difficile à pénétrer, l’apparence en est facile et produit fort bel effet.

Il ne se repent aucunement de sa vie passée, et les erreurs qu’il a pu commettre, c’est à la fortune et non à son jugement qu’il en impute la faute. — Personnellement, je puis souhaiter, d’une façon générale, être autre que je suis ; je puis me condamner et me déplaire dans mon ensemble, supplier Dieu de me modifier du tout au tout et lui demander d’excuser ma faiblesse naturelle ; mais, cela, je ne saurais l’appeler du repentir, pas plus que je ne nomme ainsi le déplaisir que j’éprouve de n’être ni un ange, ni un Caton. Mes actions sont réglées et conformes à ce que je suis et à ma condition ; je ne puis faire mieux, et le repentir ne s’applique pas aux choses qui sont au-dessus de nos forces, tout au plus est-ce du regret que nous pouvons en éprouver. J’imagine qu’il existe des natures infiniment plus élevées et mieux ordonnées que la mienne ; cela ne fait pas que je puisse perfectionner mes qualités, pas plus que ni mon bras, ni mon esprit n’acquièrent plus de vigueur, parce que j’en conçois qui en aient davantage. Si imaginer et désirer agir plus noblement que nous ne le faisons, avait pour effet que nous nous repentions de ce que nous avons fait, nous aurions à nous repentir de nos actions les plus innocentes, d’autant que nous nous rendons bien compte que chez une nature meilleure que la nôtre, elles eussent été accomplies avec plus de perfection et de dignité, et nous voudrions faire de même. Lorsque, maintenant que j’ai atteint la vieillesse, je réfléchis à la manière dont je me suis comporté dans ma jeunesse, je trouve que je me suis presque toujours conduit avec ordre ; selon ce qui m’était possible, j’ai opposé au mal toute la résistance dont j’étais capable. En ceci je ne me flatte pas et, en pareilles circonstances, je serais, encore et toujours, tel que j’ai été ; ce n’est pas une tache qui est en moi, c’est mon teint général qui est ainsi. Je ne connais pas de repentir superficiel, mitigé ou de pure cérémonie ; pour qu’il y ait repentir, il faut, selon moi, que rien ne demeure hors de son atteinte, qu’il me tenaille les entrailles, les meurtrisse aussi profondément que pénètre le regard de Dieu et que, comme lui, il s’étende à tout mon être.

Pour ce qui est de mes affaires d’intérêt, j’en ai manqué plusieurs de très avantageuses, faute de les avoir bien menées ; les réflexions qui les avaient précédées n’ont pourtant jamais cessé d’être justes, eu égard aux circonstances qui se présentaient ; du reste, je me résous toujours au parti le plus facile et le plus sûr. En revenant aujourd’hui sur ce passé, je trouve qu’en observant toujours cette règle, j’ai sagement procédé vu l’état de la question sur laquelle j’avais à prononcer et, qu’en pareilles occasions, je ferais de même dans mille ans d’ici ; je ne considère pas, bien entendu, ce qui est à l’heure présente, mais ce qui était quand j’ai eu à décider ; la valeur d’une décision est toute momentanée, les circonstances et les matières auxquelles elle a trait, allant roulant et se modifiant sans cesse. — J’ai, dans mon existence, commis quelques lourdes erreurs, importantes même, non parce que je n’ai pas vu juste, mais par malchance. Il y a, dans toute affaire que l’on traite, des points cachés que l’on ne peut deviner, particulièrement ceux ayant trait à la nature des hommes ; des conditions qui n’apparaissent, ni ne se révèlent, parfois même inconnues de celui chez lequel elles existent, et qui ne s’éveillent et ne surgissent que parce que l’occasion survient. Si ma prudence n’a pu les pénétrer, ni les prophétiser, je ne lui en sais pas mauvais gré ; elle a agi dans les limites de ce qui lui incombait. Si l’événement me trahit, s’il favorise la solution que j’ai écartée, il n’y a pas de remède ; mais je ne m’en prends pas à moi, j’accuse la fortune et non ce que j’ai fait. Cela, non plus, n’est pas du repentir.

Les conseils sont indépendants des événements. Montaigne en demandait peu et en donnait rarement ; une fois l’affaire finie, il ne se tourmentait pas de la suite à laquelle elle avait abouti. — Phocion avait donné aux Athéniens un conseil qui ne fut pas adopté ; l’affaire ayant cependant réussi contre ce qu’il en avait pensé, quelqu’un lui dit : « Eh bien, Phocion, es-tu content de voir que cela marche si bien ? » — « Je suis content, répondit-il, que les choses aient ainsi tourné, mais je ne me repens pas du conseil que j’ai donné. » — Quand mes amis s’adressent à moi pour avoir un avis, je le leur donne librement, nettement, sans m’inquiéter, comme fait presque tout le monde, de ce que, si la chose est hasardeuse, il peut arriver qu’elle tourne à l’inverse de ce que j’ai cru, et qu’on pourra me reprocher le conseil que j’ai émis ; cette éventualité m’importe peu, ceux qui m’en feraient reproche auraient tort et cela ne saurait faire que j’eusse dû leur refuser ce service.

Je n’ai guère à m’en prendre à d’autres qu’à moi, de mes fautes ou de mes infortunes ; car, en réalité, je n’ai guère recours aux avis d’autrui, si ce n’est par déférence, ou lorsque j’ai besoin d’être renseigné, n’ayant pas la science, ou une connaissance suffisante du fait. Mais, dans les choses où le jugement seul est en cause, les raisons émises par d’autres peuvent servir à m’affermir dans ma décision, elles ne me font guère revenir dessus ; je les écoute toutes avec intérêt et attention ; seulement, autant qu’il m’en souvient, je ne m’en suis jamais rapporté jusqu’ici qu’à moi-même. J’estime que ce ne sont que des mouches, des riens qui font vaciller ma volonté ; je prise peu mes propres opinions, mais je ne fais pas plus cas de celles des autres. La fortune me le rend bien : si je ne reçois pas de conseils, j’en donne aussi fort peu ; on ne m’en demande guère, on les suit moins encore, et je ne connais pas d’affaire publique ou privée que mon avis ait modifiée et remise sur pied. Ceux mêmes que les circonstances ont mis dans le cas de me consulter, se sont d’ordinaire laissé conduire plutôt par d’autres cervelles que par la mienne ; et comme je suis aussi jaloux de mon repos que de mon autorité, je préfère qu’il en soit ainsi : en me laissant de côté, on satisfait à mes goûts qui sont de penser à moi-même et de conserver par devers moi le fruit de mes réflexions. J’ai plaisir à me trouver désintéressé des affaires d’autrui et n’en avoir pas de responsabilité.

Toute affaire terminée, n’importe de quelle façon, me laisse peu de regrets ; l’idée qu’il devait en être ainsi, m’ôte tout souci ; la voilà entrée dans le grand courant universel, dans cet enchaînement des causes dont, au dire des Stoïciens, dépendent tous les événements futurs, auquel votre caprice ne peut ni souhaiter ni imaginer la plus petite modification. S’il en était autrement, ce serait le renversement de tout l’ordre de choses dans le passé et dans l’avenir.

On ne saurait appeler repentir les changements que l’âge apporte dans notre manière de voir ; la sagesse des vieillards n’est que de l’impuissance, ils raisonnent autrement mais peut-être moins sensément que dans la vigueur de l’âge. — Je hais ce repentir accidentel que l’âge apporte. Je ne suis pas de l’avis de celui qui, dans l’antiquité, disait devoir aux années l’obligation d’être débarrassé de la volupté. Quel que soit le bien que j’en puisse retirer, je ne me résignerai jamais de bonne grâce à l’impuissance qui s’est emparée de moi : « Jamais la Providence ne sera si ennemie de son œuvre, que l’affaiblissement de nos facultés génératrices soit mis au rang des meilleures choses (Quintilien). » Nos désirs sont peu fréquents quand nous sommes arrivés à la vieillesse ; une profonde satiété s’empare de nous dès que nous les avons satisfaits ; à cela, la conscience n’a rien à voir ; l’épuisement et la prostration qui en résultent, nous inspirent une vertu qui n’est que de la fatigue et du catarrhe. Il ne faut pas nous laisser si complètement impressionner par ces altérations qui sont dans l’ordre naturel des choses, que notre jugement en soit atteint. La jeunesse et le plaisir ne m’ont pas empêché jadis de reconnaître le vice sous le masque de la volupté ; le manque d’appétit que les ans m’apportent, ne font pas qu’à cette heure je méconnaisse la volupté sous le masque du vice ; maintenant que je n’y suis plus intéressé, je juge comme si je l’étais. Moi qui secoue vivement et attentivement ma raison, je trouve qu’elle est la même que lorsque j’étais à un âge où l’on est plus porté à la débauche, avec cette seule différence que peut-être elle s’est affaiblie et est devenue pire en vieillissant ; je ne trouve pas que les plaisirs auxquels elle refuse que je me livre aujourd’hui par considération pour la santé de mon corps, elle me les refuserait dans l’intérêt du salut de mon âme plus qu’elle ne l’a fait autrefois. De ce qu’elle est hors de combat, je ne l’en estime pas plus valeureuse pour cela ; mes tentations sont si passagères, si atténuées, qu’elles ne valent pas la peine qu’elle s’y oppose ; il me suffit aujourd’hui de les écarter d’un signe de la main pour les éconduire. Qu’on la mette en présence de ces désirs ardents qui me possédaient jadis, je craindrais qu’elle ait encore moins de force de résistance qu’autrefois ; je ne vois pas qu’elle en juge autrement qu’elle en jugeait alors, ni plus sainement ; si donc elle est en voie de guérison, l’amélioration est due en ce qu’elle est en de moins bonnes conditions ; quelle misère qu’un tel remède, qui nous fait devoir la santé à la maladie ! Ce n’est pas à notre malheur que nous devrions être redevables de ce service, mais au bonheur d’avoir un jugement apte à nous le rendre. — On n’obtient rien de moi par les offenses et les sévices ; ils ne font que m’irriter, ce sont procédés bons pour les gens qui ne marchent qu’à coups de fouet. Ma raison s’exerce bien plus librement quand les choses vont à mon gré ; elle est bien plus absorbée, préoccupée, lorsqu’il lui faut se résigner au mal que songer au plaisir. Je juge bien mieux, quand je suis en bonne disposition ; en santé, je vois les choses sous un jour plus allègre et plus pratique que lorsque je suis malade. — Je me suis mis en règle et me suis réconcilié avec ma conscience le plus que j’ai pu, alors que j’étais encore à même de jouir de cet état réparateur ; j’eusse été honteux et jaloux que ma vieillesse, en son état de misère et d’infortune, eût été mieux partagée sous ce rapport que mes bonnes années, alors que j’étais sain, éveillé et vigoureux, et qu’on eût actuellement à me juger, non sur la vie que j’ai menée, mais sur l’état en lequel je suis quand je vais cesser d’être.

A mon avis, le bonheur de l’homme consiste à « vivre heureux » ; et non, comme disait Antisthènes, à « mourir heureux ». Je n’ai pas attendu d’en être réduit à cette monstruosité d’affubler une tête et un corps d’homme déjà perdu, d’une queue de philosophe, et que le peu de temps qui me reste à végéter fût un désaveu et un démenti de la plus belle, la plus complète et la plus longue partie de ma vie ; je veux me présenter et qu’on me voie, à tous égards, sous un jour uniforme. Si j’avais à revivre, je revivrais comme j’ai vécu ; je ne regrette pas le passé et ne redoute pas l’avenir ; si je ne m’abuse, mes pensées ont toujours été à peu près de pair avec mes actes. — C’est une des principales obligations que je dois à ma bonne fortune, que mon état physique ait toujours répondu à ce que comportaient mes saisons ; j’en ai vu l’herbe, les fleurs, le fruit, et j’en vois heureusement la sécheresse ; je dis heureusement, parce que c’est dans l’ordre de la nature. Je supporte assez doucement les maux dont je suis affligé, d’autant qu’ils viennent à leur heure, me rendant plus agréable le souvenir de la longue félicité dont j’ai joui dans le passé. Ma sagesse a bien été sensiblement la même à ces diverses époques de ma vie ; cependant jadis, bien plus entreprenante, elle avait meilleure grâce, était plus alerte, gaie, naturelle, qu’elle n’est à présent cassée, grondeuse, pénible ; je renonce donc à toutes les modifications de circonstance, qui nous coûtent tant, auxquelles nous sommes sollicités sur la fin de nos jours. Que Dieu nous en donne le courage, mais il faut que notre conscience s’amende d’elle-même, par le fait que notre raison prend plus de force et non parce que nos appétits se réduisent ; la volupté n’est par elle-même ni pâle, ni décolorée de ce que notre vue affaiblie et trouble nous la fait apercevoir sous cette apparence.

Il faut s’observer dans la vieillesse pour éviter, autant que possible, les imperfections qu’elle apporte avec elle. — On doit aimer la tempérance pour elle-même et par respect pour Dieu qui nous l’a prescrite ; il doit en être de même de la chasteté. L’abstinence à laquelle nous obligent les catarrhes quand nous en sommes affligés, et que m’imposent les coliques auxquelles je suis en butte, n’est ni de la chasteté, ni de la tempérance ; d’autre part, on ne saurait se vanter de mépriser la volupté et de lui résister, si on ne la voit, si on l’ignore, elle, ses grâces, sa puissance et sa beauté si attrayante ; connaissant l’une et l’autre, j’ai qualité pour en parler. Il me semble qu’en la vieillesse, nos âmes sont sujettes à des maladies et à des imperfections plus importunes qu’en la jeunesse ; je le disais déjà quand j’étais jeune, on m’objectait alors que je n’avais pas de barbe au menton pour en parler sciemment ; je le dis encore aujourd’hui, autorisé cette fois par mes cheveux gris. À ce point de notre existence, nous appelons sagesse nos humeurs chagrines et le dégoût qui s’est emparé de nous ; la vérité, c’est nous n’avons pas tant renoncé au vice que nous n’en avons changé, et, à mon avis, pour faire plus mal. Outre une fierté sotte et caduque, un verbiage ennuyeux, une humeur pointilleuse et insociable, de la superstition, un besoin ridicule de richesses alors que nous n’en avons plus l’usage, la vieillesse fait naître en nous, à ce qu’il me paraît, de plus grandes dispositions à l’envie, à l’injustice et à la malignité ; nous lui devons plus encore de rides à l’esprit qu’au visage, et on ne voit pas d’âmes, ou bien peu, qui, en vieillissant, ne sentent l’aigre et le moisi. L’homme grandit et décroît dans toutes ses parties à la fois. À voir la sagesse de Socrate et certaines particularités de sa condamnation, je suis porté à croire qu’il s’y est prêté quelque peu de lui-même ; rompant avec ses principes, il a, à dessein, renoncé à se défendre parce que, âgé de soixante-dix ans, il se sentait exposé à voir, d’un moment à l’autre, les allures si riches de son esprit s’engourdir, et sa lucidité habituelle s’affaiblir. Quelles métamorphoses je vois la vieillesse opérer tous les jours chez des personnes de ma connaissance ? C’est une maladie puissante qui s’infiltre naturellement en nous, sans que nous nous en apercevions ; il faut beaucoup s’y être préparé et prendre de grandes précautions pour éviter la déchéance dont elle nous frappe, ou au moins en retarder les progrès. Je sens que, malgré toute la résistance que je lui oppose, elle gagne peu à peu sur moi ; je lutte autant que je puis, mais sans savoir jusqu’où je finirai par être entraîné. Quoi qu’il advienne, je suis satisfait qu’on sache de quelle hauteur je serai tombé.

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