Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre I/Chapitre 17

La bibliothèque libre.
Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre Ip. 99-103).

CHAPITRE XVII.

De la peur.

La peur est la plus étrange de toutes les passions. — « Je demeurai frappé de stupeur, les cheveux hérissés et sans voix (Virgile). » — Je ne suis pas très versé dans l’étude de la nature humaine, suivant l’expression consacrée, et ne sais guère par quels moyens la peur agit en nous ; ce qu’il y a de certain, c’est que c’est une étrange passion ; aucune, disent les médecins, ne nous jette aussi précipitamment en dehors du bon sens. De fait, j’ai vu beaucoup de gens rendus insensés par la peur ; même chez les plus pondérés, il est certain que lorsqu’ils y sont en proie, elle occasionne de terribles troubles d’esprit.

Les soldats eux-mêmes en sont atteints. — Je mets de côté les gens du commun, auxquels elle fait voir tantôt des aïeux sortis du tombeau, enveloppés de leurs suaires ; tantôt des loups-garous, des lutins, des chimères ; mais même chez les soldats, où elle devrait avoir moins de prise, combien de fois n’a-t-elle pas transformé à leurs yeux un troupeau de moutons en un escadron de piquiers portant cuirasse ; des roseaux, des bâtons, en gendarmes, en lanciers ; n’a-t-elle pas fait prendre nos ennemis pour des amis, et croix rouge pour croix blanche ? — Lorsque M. de Bourbon prit Rome, le porte-enseigne de la troupe préposée à la garde du faubourg Saint-Pierre, fut saisi d’un tel effroi, à la première alarme, que passant au travers d’un trou, dans un mur en ruine, il sortit de la ville portant son enseigne et marcha droit à l’ennemi, croyant se diriger vers l’intérieur de la place. Apercevant les troupes de M. de Bourbon se ranger en bataille pour résister, croyant que c’étaient les défenseurs qui opéraient une sortie, il revient à lui, et, faisant face en arrière, rentre en ville par le même trou par lequel il était sorti et s’était avancé de plus de trois cents pas dans la campagne. — L’enseigne du capitaine[1] Juille ne s’en tira pas si heureusement, lorsque le comte de Bures et M. du Reu nous enlevèrent saint Paul ; il fut si éperdu de frayeur, que s’élançant hors ville par l’embrasure d’un canon, son enseigne à la main, il alla donner tête baissée contre les assaillants qui le mirent en pièces. À ce même siège, se produisit un cas extraordinaire : se trouvant sur la brèche, un gentilhomme fut saisi d’une telle peur, qui l’étreignit si fort, paralysant les mouvements du cœur, qu’il en tomba raide mort, sans avoir la moindre blessure. — Pareille inconscience furibonde s’empare parfois des multitudes : dans une rencontre de Germanicus contre les Allemands, deux grosses fractions de ses troupes, postées en des points différents, prises d’effroi, s’enfuirent dans la direction l’une de l’autre et vinrent se heurter l’une contre l’autre.

Elle a souvent des résultats tout contraires, elle nous rend immobile ou nous donne des ailes. — La peur nous donne tantôt des ailes aux talons, comme à ces deux enseignes ; tantôt elle nous cloue au sol et nous immobilise, ainsi qu’il arriva à l’empereur Théophile. Battu dans une bataille qu’il livrait aux Agarènes, il demeurait si stupéfait, si transi, qu’il ne pouvait se décider à fuir, « tant la peur s’effraie, même de ce qui pourrait lui venir en aide (Quinte Curce) » ; jusqu’à ce que Manuel, un des principaux chefs de son armée, l’ayant tiraillé et secoué comme pour l’éveiller d’un profond sommeil, lui dit : « Si vous ne me suivez pas, je vous tue ; car mieux vaut que vous perdiez la vie, que d’être fait prisonnier et courir risque de perdre l’empire. »

Quelquefois elle a déterminé des actions d’éclat. — C’est surtout quand, sous son influence, nous recouvrons la vaillance qu’elle nous a enlevée, contre ce que le devoir et l’honneur nous commandaient, que la peur manifeste son action la plus intensive. À la première bataille sérieuse que les Romains, sous le consul Sempronius, perdirent contre Annibal, une troupe de bien dix mille fantassins, saisie d’épouvante, se débandant, et dans sa lâcheté ne trouvant pas où passer ailleurs, se jeta au travers du gros des ennemis ; elle fit si bien, tuant un si grand nombre de Carthaginois, qu’elle perça leur ligne, achetant une fuite honteuse au prix des mêmes efforts qu’il lui eût fallu faire pour remporter une victoire glorieuse.

Elle domine toutes les autres passions et, plus qu’aucune autre, nous démoralise. — La peur est la chose du monde dont j’ai le plus peur ; elle dépasse par les incidents aigus qu’elle nous cause, tout autre genre d’accident. Quelle affliction peut être plus pénible et plus justifiée que celle des amis de Pompée, témoins sur son propre navire de l’horrible guet-apens dans lequel il fut assassiné ? Et cependant la peur que leur causa l’approche des voiles égyptiennes étouffa en eux ce sentiment ; au point qu’on a remarqué qu’ils ne songèrent qu’à presser les matelots, pour qu’ils fissent diligence et force de rames pour hâter leur fuite, jusqu’à ce qu’arrivés à Tyr, délivrés de toute crainte, ils eurent le loisir de penser à la perte qu’ils venaient de faire et donner libre cours à leurs lamentations et à leurs larmes, que la peur, plus forte que leur douleur, avait paralysées : « L’effroi, de mon cœur, chasse alors toute sagesse (Ennius). » Ceux qui ont été fortement éprouvés dans une action de guerre, qui y ont été blessés et dont les blessures sont encore saignantes, on peut encore dès le lendemain les ramener au combat ; mais ceux qui ont eu une forte peur de l’ennemi, vous ne le leur feriez pas seulement regarder en face. Ceux qui ont sérieusement sujet de craindre de perdre leurs biens, d’être exilés, subjugués, vivent dans une angoisse continue ; ils en perdent le boire, le manger et aussi le repos ; tandis que dans les mêmes circonstances, les pauvres, les bannis, les serfs mènent, pour la plupart, aussi joyeuse vie qu’en d’autres temps. Combien de gens, harcelés par les transes poignantes de la peur, se sont pendus, noyés, jetés dans des précipices, nous montrant bien qu’elle est encore plus importune et insupportable que la mort.

Terreurs paniques. — Les Grecs reconnaissent une autre sorte de peur, qui ne provient pas d’erreur de notre jugement et survient, disent-ils, sans cause apparente et uniquement par la volonté des dieux ; des peuples entiers s’en voient souvent frappés, des armées entières l’éprouvent. Telle fut celle qui produisit à Carthage une si prodigieuse désolation. On n’entendait que des cris d’effroi ; les habitants se précipitaient hors de leurs maisons, comme si l’alarme avait été donnée : se chargeant, se blessant, s’entretuant les uns les autres, comme s’ils eussent été l’ennemi pénétrant dans la ville. Le désordre et[2] le tumulte étaient partout ; et, cela ne prit fin que lorsque, par des prières et des sacrifices, ils eurent apaisé la colère des dieux. C’est ce que les Grecs nomment les « terreurs paniques ».

  1. *
  2. *