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Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre I/Chapitre 31

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Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre Ip. 377-381).

CHAPITRE XXXI.

Il faut apporter beaucoup de circonspection, quand on se mêle d’émettre un jugement sur les décrets de la Providence.

On ne croit à rien si fermement qu’aux choses qui ne peuvent être soumises au raisonnement. — L’inconnu est le véritable champ d’action de l’imposture ; outre que son étrangeté même lui donne crédit, comme il échappe aux raisons ordinaires, nous n’avons pas moyen de le combattre. C’est pourquoi, dit Platon, il est bien plus aisé de se faire accepter quand on parle de choses se rapportant aux dieux, que lorsqu’il s’agit de questions afférentes aux hommes ; l’ignorance des auditeurs, dans le premier cas, ouvre une belle et large carrière et donne toute latitude pour produire des allégations que nous ne pouvons vérifier. Il en résulte que rien ne trouve davantage créance que ce qu’on connaît le moins, et qu’il n’y a personne pour parler avec plus d’assurance comme ceux qui nous content des fables : les alchimistes, ceux qui interprètent les présages, les astrologues, ceux qui lisent l’avenir dans les lignes de la main, les médecins et tous autres de même espèce, auxquels je joindrais volontiers, si j’osais, un tas de gens qui se mêlent constamment d’interpréter et de contrôler les desseins de Dieu, prétendant pénétrer la cause de tout ce qui arrive, les secrets de la volonté divine et les motifs insondables de ses œuvres, malgré les démentis continus et de toutes sortes que leur infligent les événements. Ils ont beau être balancés d’un côté à l’autre, d’Orient en Occident, ils n’en continuent pas moins à jouer le même jeu et, du même crayon, peindre blanc et noir.

Pour appuyer la vérité de la religion chrétienne, il ne faudrait jamais apporter en preuve le succès de telle ou telle entreprise ; c’est donner matière à toutes sortes de contestations. — Chez une nation indienne, existe une pratique digne d’éloges. Leur survient-il quelque insuccès dans une rencontre ou une bataille, ils en demandent publiquement pardon au soleil, qui est leur dieu, comme s’il s’agissait d’une offense à son égard, reconnaissant tenir leur bonheur et leur malheur de la divinité établie juge de leurs projets et de leurs actions. Au chrétien, il suffit de croire que tout vient de Dieu et d’accepter de bonne grâce le bien et le mal qu’il nous envoie dans son infinie sagesse, dont nous ne pouvons pénétrer les mobiles et, quoi que ce soit, d’en être quand même reconnaissant. Mais ce que je blâme, c’est de se servir, ainsi que je le vois faire, des événements heureux qui adviennent, comme moyen d’exalter et de consolider notre religion. Notre foi repose sur assez d’autres bases, sans que les événements aient besoin d’être appelés à l’aide ; habituer le peuple à de semblables arguments vers lesquels il est déjà trop porté, présente ce danger que, si un revirement vient à s’opérer dans les faveurs de la fortune, qu’elle nous soit contraire et tourne à notre désavantage, sa foi peut en être ébranlée. — C’est ce qui arrive, en ce moment, dans nos guerres de religion ; ceux qui ont eu le dessus dans la rencontre de La Roche-Abeille ont fait grand bruit de leur succès et l’ont présenté comme un signe de la faveur divine pour leur parti ; postérieurement, ils ont expliqué les défaites de Montcontour et de Jarnac comme le fait d’une punition et d’un châtiment tels qu’un père en inflige parfois à ses enfants ; mais si le peuple, auquel on tient un pareil langage, n’est pas à notre complète dévotion, il arrive aisément à comprendre qu’on cherche à tirer double profit d’une même chose et que c’est de la même bouche souffler le chaud et le froid ; mieux vaudrait l’entretenir de ce qui, en réalité, constitue les principes fondamentaux de la vérité. C’est une belle victoire navale que celle remportée en ces derniers mois sur les Turcs par Don Juan d’Autriche ; mais Dieu a bien permis qu’en d’autres circonstances nous en perdions d’aussi importantes. En somme, il est difficile de mesurer, avec nos seules facultés, les choses divines sans qu’elles en souffrent. Qui voudrait tirer une conclusion de ce qu’Arius et son pape Léon, principaux chefs de l’hérésie à laquelle le premier a donné son nom, soient morts, en des temps différents, dans des conditions semblables et si particulières (pris de douleurs d’entrailles et obligés de quitter la salle où on discutait, pour aller à la garde-robe, ils y rendirent subitement le dernier soupir), et pousserait l’exagération jusqu’à voir dans cette circonstance de lieu une manifestation de la vengeance divine, pourrait encore citer à l’appui de sa thèse la mort d’Héliogabale, tué aussi dans des lieux d’aisance ; seulement comment alors expliquer pourquoi Irénée eut le même sort ?

Les événements sont dus à des causes que Dieu seul connaît et qu’il n’est pas donné à l’homme de pénétrer. — Dieu veut nous apprendre par là que les bons ont autre chose à espérer et les méchants autre chose à redouter que les bonnes et les mauvaises fortunes de ce monde ; il en dispose et les répartit suivant ses desseins impénétrables et nous ôte ainsi le moyen de nous en glorifier bien à tort et de les exploiter. Ceux qui s’en prévalent en s’appuyant sur la raison humaine, se moquent ; ils n’en donnent jamais une preuve pour, qu’il ne s’en présente aussitôt deux contre ; saint Augustin le démontre victorieusement à ses contradicteurs. C’est une question à décider, plus par les faits que l’on peut citer que par le raisonnement. Nous sommes obligés de nous contenter de la lumière qu’il plaît au Soleil de nous communiquer par ses rayons ; et celui qui, pour en absorber davantage en lui-même, le fixerait avec les yeux, ne devrait pas s’étonner si, en punition de son outrecuidance, il perdait la vue : « Quel homme peut connaître les desseins de Dieu, ou imaginer ce que veut le Seigneur (Livre de la Sagesse) » ?