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Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre I/Chapitre 49

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Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre Ip. 545-551).

CHAPITRE XLIX.

Des coutumes des anciens.

Il est naturel de tenir aux usages de son pays, cela rend plus surprenante encore l’instabilité des modes en France. — J’excuserais volontiers, chez mes compatriotes, de n’admettre comme modèle et de ne considérer comme étant la perfection, que leurs propres mœurs et usages, car c’est un défaut général, non seulement chez le vulgaire, mais chez presque tous les hommes, de ne voir et de ne suivre que ce qu’ils ont pratiqué depuis qu’ils sont nés. Je ne me plains pas de ce que, lorsqu’ils voient un Fabricius ou un Lélius, ils leur trouvent une attitude et une démarche barbares, puisqu’ils ne sont pas vêtus comme nous et n’ont pas nos manières ; mais je regrette en eux cette singulière inconséquence qui fait qu’ils s’en laissent si aveuglément imposer par les modes de l’époque actuelle, qui exercent sur eux un tel ascendant, qu’ils sont capables de changer d’opinion et d’avis sur ce point aussi souvent qu’elles changent elles-mêmes, voire même tous les mois, se forgeant chaque fois des raisons pour justifier à leurs propres yeux les jugements les plus divers qu’ils en émettent. — Quand on portait le buse du pourpoint sur le milieu de la poitrine, à hauteur des seins, chacun trouvait d’excellentes raisons pour affirmer que c’était bien ainsi que ce devait être ; quelques années plus tard, la mode l’a fait descendre au niveau des hanches et chacun se moque de la façon dont on en usait précédemment et la déclare déraisonnable autant qu’insupportable. — La manière dont on s’habille aujourd’hui amène la critique immédiate de la façon dont on s’habillait hier, critique qui s’exerce si nettement et d’un si commun accord, qu’on dirait que, sur ce chapitre, nous sommes atteints d’une sorte de manie qui bouleverse notre entendement. Et comme nous nous empressons d’adopter avec tant de promptitude et si subitement les changements qui surviennent que l’imagination de tous les tailleurs du monde ne parvient pas à créer des nouveautés en quantité suffisante, forcément il arrive que bien souvent des modes abandonnées réapparaissent au bout de peu de temps, tandis que d’autres, encore récentes, cessent d’être en faveur ; et notre jugement en arrive à exprimer sur une même chose, dans l’espace de quinze ou vingt ans, deux ou trois opinions non seulement de nuances différentes, mais parfois absolument contraires, témoignant d’une inconstance et d’une légèreté incroyables. Les plus malins d’entre nous n’échappent pas à ces contradictions et insensiblement leur vue, comme leur pensée, arrivent à ne pas s’en rendre compte.

Coutumes diverses des anciens, en particulier des Romains ; pourquoi nous n’arrivons à les égaler ni dans leurs débauches ni dans leurs vertus. — Je me propose d’indiquer ici quelques façons de faire des anciens qui me reviennent en mémoire ; dans le nombre, il s’en trouve que nous avons conservées et d’autres qui diffèrent des nôtres ; en voyant les changements continus des choses humaines, notre jugement en sera peut-être plus éclairé et peut-être en deviendra-t-il plus stable.

Nous disons combattre avec la cape et l’épée ; cela se pratiquait déjà du temps des Romains, César le dit : « Ils s’enveloppent la main gauche de leur saie et tirent l’épée. » — Il signale également ce vilain jeu qui existe encore chez nous, d’arrêter les passants que l’on trouve sur son chemin, de les obliger à décliner qui ils sont, et de leur adresser des injures et leur chercher querelle, s’ils se refusent à répondre.

Les anciens prenaient tous les jours des bains avant les repas, comme d’ordinaire nous-mêmes nous nous lavons les mains. À l’origine, ils se bornaient à se laver les bras et les jambes ; mais plus tard, et cela a duré pendant des siècles et s’est répandu chez la plupart des nations, ils se plongeaient complètement nus dans des bains additionnés de substances parfumées ; n’employer que de l’eau à l’état naturel, était le fait d’une grande simplicité. — Les gens particulièrement délicats et recherchés de leur personne, se parfumaient tout le corps au moins trois ou quatre fois par jour ; ils se faisaient souvent épiler comme, depuis quelque temps, nos femmes ont pris l’habitude de le faire sur le front : « Tu t’épiles la poitrine, les jambes et les bras (Martial) » ; et cela bien qu’ils eussent des onguents produisant le même effet : « Elle oint sa peau d’onguent épilatoire ou l’enduit de craie détrempée dans du vinaigre (Martial). » — Ils aimaient à être couchés moelleusement et considéraient comme un acte d’austérité de coucher sur le matelas. — Ils mangeaient couchés sur des lits, à peu près dans la même posture qu’actuellement les Turcs : « Alors, du haut du lit où il était placé, Énée parle ainsi (Virgile). » On dit que depuis la bataille de Pharsale, en signe de deuil par suite du mauvais état des affaires publiques, Caton le jeune, [1] augmentant encore l’austérité de sa vie, ne mangeait plus qu’assis.

Ils baisaient les mains aux grands pour les honorer et les flatter ; entre amis, ils s’embrassaient en se saluant, comme font les Vénitiens : « En te félicitant, je te donne des baisers avec de douces paroles (Ovide). » — Pour solliciter[2] ou saluer un haut personnage, ils lui touchaient les genoux. Pasiclès le philosophe, frère de Cratès, au lieu de porter la main au genou de quelqu’un auquel il adressait la parole, la porta aux parties génitales ; celui-ci le repoussa rudement : « Comment, lui dit Pasiclès, cette partie de ton corps n’est-elle pas à toi aussi bien que l’autre ? » — Ils mangeaient les fruits à la fin du repas, comme nous le faisons nous-mêmes.

Ils s’essuyaient le derrière avec une éponge (laissons aux femmes cette futile délicatesse qui empêche d’aborder certains sujets) ; et c’est pourquoi, en latin, le mot spongia (éponge) blesse la bienséance. Cette éponge était fixée à l’extrémité d’un bâton, comme le prouve le fait de cet individu qui, conduit aux arènes pour y être livré aux bêtes, ayant demandé à satisfaire ses besoins et n’ayant pas d’autre moyen à sa disposition pour se suicider, se fourra ce bâton et l’éponge dans le gosier et s’étouffa. — Après leurs rapprochements sexuels, ils s’essuyaient les parties génitales avec une étoffe parfumée : « Je ne te ferai rien autre, que te laver avec cette serviette de laine (Martial). » — Des récipients, d’ordinaire des cuves coupées par le milieu, étaient, à Rome, disposés dans les carrefours pour permettre aux passants d’y uriner : « Souvent les petits garçons, dans leur sommeil, croient lever leur robe pour uriner dans les réservoirs publics destinés à cet usage (Lucrèce). »

Ils faisaient une collation entre leurs repas. — En été, se vendait de la neige pour rafraîchir le vin ; certaines personnes en faisaient même usage en hiver, ne trouvant pas encore le vin assez frais. — Les grands avaient des échansons et des écuyers tranchants, ainsi que des bouffons pour les amuser. — En hiver, on servait la viande sur des réchauds que l’on apportait sur la table. — Ils avaient des cuisines portatives, dont j’ai vu des échantillons, dans lesquelles, quand ils voyageaient, se transportait tout leur service : « Gardez ces mets pour vous, riches voluptueux, nous n’aimons pas la cuisine ambulante (Martial). »

ils avaient des salles basses où, souvent en été, on faisait couler sous les assistants de l’eau fraîche et limpide, dans des canaux au ras du sol, où il y avait force poissons vivants que chaque convive choisissait et prenait à la main, pour les faire accommoder chacun à sa guise. Le poisson a toujours eu ce privilège qu’il a encore, que les grands prétendent le savoir apprêter et que son goût, au moins d’après moi, est beaucoup plus exquis que celui de la viande.

En fait de magnificences, de débauches, d’inventions voluptueuses, de mollesse et de luxe, nous faisons à la vérité notre possible pour les égaler dans tous les genres, car nos volontés sont bien aussi perverties que les leurs ; mais nous n’avons pas le talent d’y atteindre ; nos forces ne nous permettent pas davantage de nous élever à leur niveau, qu’il s’agisse de vices ou de vertus, parce que, dans l’un ou l’autre cas, le point de départ est une vigueur d’esprit qui était sans comparaison beaucoup plus grande chez eux que chez nous, et que les âmes sont d’autant moins à même de faire soit très bien, soit très mal, qu’elles sont moins fortement trempées.

À table, la place d’honneur était au milieu. — Citer quelqu’un avant ou après un autre, quand on écrivait ou qu’on parlait, ne préjugeait en rien la prééminence, ainsi que cela ressort clairement de leurs écrits ; on disait Oppiuset César, aussi bien que César et Oppius ; et indifféremment moi et toi, ou toi et moi. J’ai remarqué autrefois, dans la vie de Flaminius par Plutarque, traduit en français, un passage où, parlant de la rivalité qui s’était élevée entre les Etoliens et les Romains, sur la question de savoir à qui revenait la plus grande part de gloire acquise dans une victoire que, de concert, ils avaient remportée, le traducteur semble, pour trancher le débat, attacher une certaine importance à ce que, dans les chants des Grecs où il est question de cet événement, les Etoliens sont nommés avant les Romains ; j’estime que dans cette appréciation, il s’est laissé influencer par les règles de la langue française à cet égard.

Alors même qu’elles étaient dans les salles où se prenaient les bains de vapeur, les dames y recevaient les visites des hommes. Au sortir de la piscine, elles ne regardaient pas à se faire frotter et oindre par leurs propres valets : « Un esclave, ceint d’un tablier de cuir noir, se tient à tes ordres, lorsque, nue, tu prends un bain chaud (Martial). » Elles avaient certaines poudres dont elles se saupoudraient pour absorber la sueur.

Les anciens Gaulois, dit Sidoine Apollinaire, portaient les cheveux longs par devant et ras par derrière, mode qui vient d’être reprise en ce siècle-ci aux mœurs efféminées et relâchées.

Les Romains payaient aux bateliers, dès l’embarquement, ce qui leur était dû pour leur passage, ce que nous-mêmes ne faisons qu’après qu’il est effectué : « Une heure entière se passe à faire payer les voyageurs et à atteler la mule qui doit tirer la barque (Horace). »

Les femmes, dans le lit, couchaient du côté de la ruelle, d’où le sobriquet donné à César : « La ruelle du roi Nicomède (Suétone). »

D’ordinaire, ils reprenaient haleine en buvant. — Ils mettaient de l’eau dans leur vin : « Vite, esclave, que l’on refraîchisse le Falerne dans les eaux de cette source qui coule ici près (Horace). »

Nous trouvons également à cette époque les contenances goguenardes des laquais du temps présent : « Ô Janus, tu as deux visages ; aussi ne te fait-on par derrière ni les cornes, ni les oreilles d’âne, et ne te tire-t-on pas la langue autant que pourrait le faire un chien d’Apulie qui a soif (Perse). »

Les dames à Argos et à Rome portaient le deuil en blanc, comme chez nous il y a peu de temps encore ; c’est là une coutume que, si on m’en croyait, on n’abandonnerait pas.

Mais je m’arrête, des ouvrages entiers existant sur ce sujet.

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