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Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre I/Chapitre 51

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Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre Ip. 559-563).

CHAPITRE LI.

Combien vaines sont les paroles.

La rhétorique est l’art de tromper. — Un rhétoricien des temps passés disait que son métier consistait à « faire paraître grandes et admettre comme telles des choses petites » ; autant dire que c’est un cordonnier s’appliquant à faire de grands souliers pour de petits pieds. À Sparte, on l’eût fait fouetter pour exercer un art aussi mensonger et trompeur ; et je pense que ce ne fut pas sans étonnement qu’Archidamus, l’un de ses rois, entendit cette réponse que lui fit Thucydide auquel il demandait quel était le plus fort à la lutte, de Périclès ou de lui : « C’est assez malaisé à constater, parce que, quand je lui fais toucher terre, il persuade à ceux qui l’ont vu qu’il n’est pas tombé, et il l’emporte. » — Ceux qui masquent et fardent les femmes agissent moins mal, parce que l’on ne perd pas grand’chose à ne pas les voir au naturel, que ceux qui font profession de tromper, non pas nos yeux, mais notre jugement, d’abâtardir et de corrompre les choses dans leur principe même.

Les républiques bien ordonnées ne font pas cas des orateurs. — Les républiques qui ont eu un gouvernement modéré et qui étaient bien administrées, telles que la Crète et Lacédémone, n’ont pas fait grand cas des orateurs. — Ariston dit avec sagesse de la rhétorique que c’est « la science de persuader le peuple ». Socrate et Platon la définissent : « l’art de tromper et de flatter » ; quant à ceux qui s’élèvent contre cette définition générale, ils la justifient de tous points par les préceptes qu’ils émettent ou appliquent. Les Mahométans en interdisent comme inutile l’enseignement à leurs enfants ; et les Athéniens, chez lesquels elle avait été en si grande faveur, constatant combien elle leur avait été préjudiciable, ordonnèrent la suppression de ses parties les plus importantes, celles qui impressionnent le plus les sentiments, l’exorde et la conclusion. C’est un instrument très propre à conduire et à agiter la foule ou une populace dévoyée, et qui, comme la médecine, ne s’emploie que dans les états malades. Dans ceux où les gens du commun, les ignorants, où tous ont quelque peu part au pouvoir, comme à Athènes, à Rhodes, à Rome, où la chose publique était en continuelle agitation, les orateurs ont afflué. De fait, on ne voit pas beaucoup de personnages, dans ces républiques, acquérir une grande influence sans le secours de l’éloquence ; pour Pompée, César, Crassus, Lucullus, Lentulus, Métellus, elle a été le principal facteur auquel ils ont dû la grandeur et la puissance qu’ils ont atteintes ; elle les y a aidés plus que la fortune des armes, ce qui n’avait pas lieu en des temps meilleurs. L. Volumnius parlant en effet en public, en faveur de l’élection au consulat de A. Fabius et P. Décius, disait : « Ce sont gens qui se sont faits par la guerre, des gens d’action peu propres aux joutes oratoires, des caractères tels que nous devons les rechercher chez ceux que nous élevons au consulat ; ceux à l’esprit retors, éloquents et savants, sont bons pour les charges qui s’exercent sans sortir de Rome ; pour celles de préteurs, par exemple, qui ont à rendre la justice. » — C’est lorsque les affaires étaient en plus mauvais état, quand l’orage des guerres civiles l’agitait, que l’éloquence a le plus fleuri à Rome, telles les mauvaises herbes qui, dans un champ à l’abandon ou non encore défriché, ne croissent qu’avec plus de vigueur. De là, il semble résulter que les états monarchiques en ont moins besoin que les autres, parce que la bêtise et la crédulité qui disposent si aisément la populace à être circonvenue et menée par les douces et harmonieuses paroles qu’on lui fait entendre, et qui n’a pas souci de s’éclairer avec sa raison sur la valeur et la réalité de ce qu’on lui dit, ne se retrouvent pas au même degré chez un monarque qu’il est plus aisé de garantir, par l’éducation qui lui a été donnée et les conseils qui l’entourent, contre la pénétration de ce poison. Ni la Macédoine, ni la Perse n’ont jamais produit d’orateurs de renom.

Abus qui est fait de l’art de la parole dans toutes les professions. — Un mot au sujet d’un Italien, avec lequel je viens de m’entretenir, qui servait chez feu le cardinal Caraffa en qualité de maître d’hôtel, emploi qu’il a conservé jusqu’à la mort de ce prélat. Nous parlions de sa charge et il m’a fait sur cette science de gastronomie une véritable conférence, débitée avec une gravité et une attitude magistrales comme s’il développait un point important de théologie. Il m’a énuméré les diverses sortes d’appétit : celui qu’on a, quand on est à jeun ; ceux après le second, le troisième service ; les moyens, soit de leur donner simplement satisfaction, soit de les éveiller et les exciter ; la confection de ses sauces, d’abord d’une façon générale, puis en entrant dans le détail des ingrédients employés et des effets qu’ils produisent ; les variétés de salade selon la saison, celles qui doivent être servies cuites, celles qui veulent l’être froides, la manière de les décorer pour les rendre encore plus agréables à la vue. Puis, il est entré dans de belles et importantes considérations sur l’ordre du service : « Car ce n’est pas chose indifférente que la manière dont on s’y prend pour découper un lièvre ou un poulet (Juvénal) » ; et tout cela ornementé de riches et magnifiques paroles comme il s’en emploie quand il est question du gouvernement d’un empire, ce qui m’a remis en mémoire ce passage de Térence : « Ceci est trop salé, cela est brûlé, ceci est fade ; cela est bien, souvenez-vous de faire de même une autre fois. Je leur donne les meilleurs avis que je puis, selon mes faibles lumières ; enfin, Damea, je les exhorte à se mirer dans leur vaisselle comme dans un miroir et les avertis de tout ce qu’ils ont à faire. » — Notons que les Grecs eux-mêmes ont donné de grands éloges à l’ordre et à la disposition du banquet que leur offrit Paul Émile, à son retour de Macédoine ; mais ce n’est pas de faits dont je m’occupe ici, je ne parle que des termes dont il est fait usage pour les exprimer.

Je ne sais si les autres éprouvent ce que je ressens ; mais, quand j’entends nos architectes lancer ces gros mots de pilastres, architraves, corniches, ouvrages d’ordre corinthien ou d’ordre dorique et autres semblables du jargon à leur usage, je ne puis m’empêcher de songer aussitôt au palais d’Apollidon ; et, par comparaison, ce qu’ils citent avec tant d’emphase, me fait l’effet du décor mesquin de l’entrée de ma cuisine.

Quand vous entendez parler de métonymie, métaphore, allégorie et telles autres expressions employées dans la grammaire, ne vous semble-t-il pas que ce sont des locutions d’une langue peu usitée et choisie ? cela s’applique cependant tout simplement aux formes du langage que votre femme de chambre emploie lorsqu’elle bavarde.

Abus semblables dans les titres pompeux que nous attribuons à certaines charges et dans les surnoms glorieux que nous décernons. — C’est une erreur qui se rapproche de la précédente, que d’appliquer aux offices de notre état politique les titres pompeux dont usaient les Romains, bien qu’il n’y ait aucun rapport au point de vue de la fonction et encore moins sous celui de l’autorité et de la puissance. — C’en est une autre, qu’on reprochera un jour à notre siècle, d’attribuer à qui bon nous semble et n’en est pas digne, ces glorieux surnoms dont l’antiquité avait honoré un ou deux personnages seulement dans la longue suite des siècles. Platon a été surnommé divin, du consentement universel, sans que personne songeât jamais à lui contester ce surnom, et voilà que les Italiens, qui se piquent cependant, et avec quelque raison, d’avoir l’esprit plus vif et le jugement plus sain que les autres peuples de leur temps, viennent d’en gratifier l’Arétin qui, sauf une façon de parler ampoulée et émaillée de boutades spirituelles à la vérité mais dénotant trop de recherches et parfois amenées de trop loin, n’a rien, à mon sens, en dehors de ce en quoi consiste l’éloquence, qui le place au-dessus de la moyenne des auteurs de son siècle et qui le rapproche, tant s’en faut, de celui que les anciens ont divinisé. — Quant au surnom de grand, à combien de princes ne le décerne-t-on pas, qui n’ont rien fait de ce qui élève un homme au-dessus des autres !