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Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre I/Chapitre 54

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Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre Ip. 567-573).

CHAPITRE LIV.

Inanité de certaines subtilités.

Certaines subtilités et les talents frivoles ne méritent pas d’être encouragés. — Les hommes recourent parfois à certaines subtilités frivoles et vaines pour attirer l’attention ; tel est le cas de ceux qui écrivent des poèmes entiers, dont chaque vers commence par une même lettre. Dans l’ancienne littérature grecque, nous trouvons des pièces de vers affectant la forme d’œuf, de boule, d’aile, de hache, obtenue en faisant varier la mesure des vers, les allongeant, les diminuant de manière à ce que leur ensemble représente telle ou telle figure. — La science de cet individu qui s’amusa à calculer de combien de façon on pouvait ranger les lettres de l’alphabet et trouva ce nombre incroyable mentionné dans Plutarque, rentre dans ce genre de singularité. — J’approuve la manière de faire de ce personnage auquel on présenta un homme qui en était arrivé à lancer à la main un grain de millet, avec une adresse telle, qu’il le faisait passer par le trou d’une aiguille et ne manquait jamais son coup. Cet homme, après avoir travaillé devant lui, lui demandant de lui donner quelque chose pour prix d’une habileté si peu commune, celui-ci, assez plaisamment et avec juste raison à mon avis, lui fit remettre deux ou trois mesures de millet, afin de lui permettre d’entretenir un si beau talent. — C’est une preuve irrécusable de la faiblesse de notre jugement, que de le voir s’éprendre des choses parce qu’elles sont rares et nouvelles, ou encore parce qu’elles offrent de la difficulté, alors même qu’elles ne sont en même temps ni bonnes, ni utiles.

En bien des choses les extrêmes se touchent. — Nous avons joué dernièrement chez moi à un jeu consistant à qui trouverait le plus de choses se tenant par leurs extrêmes, par exemple « Sire » est un titre qui se donne au personnage de l’état le plus haut placé, au roi ; c’est aussi une appellation qui s’applique à des gens du commun, tels que les marchands, et qui ne s’emploie pas à l’égard des personnes de condition intermédiaire. — On appelle du nom de « dame » les femmes de qualité et de celui de « demoiselle » celles des classes moyennes, tandis que le nom de « dame » se donne encore aux femmes des classes inférieures. — L’usage des tapis qu’on étend sur les tables, n’est admis que dans les palais des princes et dans les tavernes. — Démocrite disait que les dieux et les bêtes avaient les sentiments plus délicats que les hommes qui sont entre les deux. — Les Romains avaient mêmes vêtements pour les jours de deuil et les jours de fête.

La peur et un courage excessif produisent parfois sur nous les mêmes effets physiques. — Il est certain que la peur poussée à l’extrême, comme le courage élevé à son paroxysme, ont action sur l’organisme et occasionnent tous deux des troubles intestinaux et des cours de ventre. — Le sobriquet de « tremblant » donné à Don Sanche, douzième roi de Navarre, montre que la hardiesse, comme la peur, communique du tremblement à notre corps. Ceux qui le revêtaient de son armure (lui ou quelque autre de nature impressionnable comme la sienne et éprouvant même frisson) essayaient de le rassurer, atténuant le danger auquel il allait s’exposer : « Vous me connaissez mal, leur dit-il ; si ma chair savait jusqu’où, tout à l’heure, mon courage va la mener, elle en serait absolument transie. » — Dans nos rapports intimes avec la femme, la faiblesse que nous pouvons ressentir, le dégoût que nous pouvons éprouver, occasionnés par un refroidissement de notre passion, peuvent être également déterminés par un désir trop violent et une ardeur immodérée. — Un froid intense comme un chaud excessif cuisent et rôtissent. Aristote dit que les lingots de plomb fondent et coulent sous l’effet du froid, lorsque l’hiver est rigoureux, comme sous l’action d’une chaleur violente. — Le désir et la satiété endolorissent également nos organes, avant comme après le moment où nos appétits voluptueux reçoivent satisfaction.

Aux prises avec la souffrance, la bêtise et la sagesse en arrivent aux mêmes fins. — Sous l’effet de la souffrance déterminée par les accidents auxquels nous sommes exposés, la bêtise et la sagesse sentent et agissent de même. Les sages dominent le mal et le surmontent, les autres l’ignorent ; ceux-ci, sans s’en apercevoir, demeurent en quelque sorte en deçà ; tandis que les premiers vont au delà, pèsent et considèrent attentivement les conditions dans lesquelles il se présente, et, après les avoir reconnues et appréciées telles qu’elles sont, le franchissent par un vigoureux et courageux effort, ou le dédaignent et le foulent aux pieds grâce à ce qu’ils ont une âme forte et solide, contre laquelle les traits de la fortune qui viennent à les atteindre, rencontrant un corps qu’ils ne peuvent pénétrer, rebondissent et retombent émoussés. La plupart des hommes, en règle générale, prennent place entre ces deux extrêmes ; ils aperçoivent le mal, le ressentent et ne peuvent le supporter. — L’enfance et le vieillard atteint par la décrépitude ont de commun que tous deux sont faibles d’esprit. — L’avarice et la prodigalité ont un égal désir d’attirer à elles et d’acquérir.

Les esprits simples sont propres à faire de bons chrétiens et les esprits éclairés des chrétiens accomplis ; les esprits médiocres sont sujets à s’égarer. — Il semble qu’on soit fondé à dire qu’il y a une ignorance initiale qui précède la science et une ignorance doctorale qui la suit ; la science fait et engendre cette dernière, tout comme elle défait et détruit la première. On fait de bons chrétiens avec des esprits simples, peu curieux et peu instruits qui, autant par respect que par obéissance, croient simplement et observent les lois. Chez des gens de capacité et d’esprit moyens, naissent les opinions erronées ; ils adoptent, sur la simple apparence, la première interprétation venue des textes sacrés et se croient autorisés à considérer comme niaiserie et bêtise de notre part que nous nous en tenions à l’ancien ordre de choses, faisant observer que notre conviction n’est fondée sur aucune étude préalable. Les grands esprits, plus sérieux et plus clairvoyants, fournissent une autre catégorie de bons croyants ; par de longues et consciencieuses investigations, ils sont arrivés à une connaissance approfondie des Écritures, en ont pénétré le sens caché et senti le secret mystérieux et divin qui règle le gouvernement des affaires ecclésiastiques. Nous en voyons cependant quelques-uns de la catégorie intermédiaire, qui en sont également arrivés là ; ils possèdent cette connaissance merveilleuse de nos dogmes, et la conviction s’est faite en eux, ce qui est comme l’extrême limite à laquelle peut atteindre l’intelligence chrétienne. Cette victoire sur l’ignorance est pour eux un sujet constant de consolation, d’action de grâces ; elle les a amenés à réformer leurs mœurs et ils en sont devenus on ne peut plus modestes. Mais loin de moi de placer sur ce même rang ceux qui, pour détourner d’eux le soupçon d’avoir embrassé l’erreur qu’ils renient aujourd’hui et donner des gages que l’on peut compter sur eux, se montrent extrêmes, manquent de retenue et sont injustes dans la défense de notre cause à laquelle ils attirent le reproche de violences commises en nombre infini. — Les paysans à l’esprit simple sont d’honnêtes gens ; sont aussi d’honnêtes gens les philosophes ou, comme on les nomme aujourd’hui, les natures fortes et éclairées qui possèdent sur les sciences utiles des connaissances étendues. Les métis, qui tiennent des uns et des autres, ont, dans l’étude des lettres, franchi le premier pas et ont l’ignorance en dédain, mais ils n’ont pu atteindre au degré supérieur qui parfait notre instruction et, pour ainsi dire le derrière entre deux selles, ils sont dangereux, absurdes et gênants ; ce sont ces gens, dont je suis moi et tant d’autres, qui troublent le monde. Pourtant, en ce qui me concerne, je m’efforce de me cramponner, autant que je le puis, à ce qui tout naturellement furent mes premières croyances dont, un instant, j’ai vainement essayé de me dégager.

Souvent la poésie populaire est comparable à la plus parfaite. — La poésie pareillement, telle que d’elle-même elle éclôt chez les gens du peuple, a des naïvetés et une grâce qui rivalisent avec ce qu’elle offre de plus beau quand, par l’effet de l’art, elle atteint la perfection ; c’est ce que nous pouvons constater en nous reportant aux villanelles de Gascogne et aux chansons qui nous ont été conservées de nations auxquelles toute science était étrangère, qui ne connaissaient même pas l’écriture. Entre ces deux genres, nous avons la poésie médiocre, qui est dédaignée, peu honorée et sans valeur.

Montaigne espère que ses Essais seront goûtés des intelligences moyennes. — J’ai constaté que lorsque l’esprit a fait un premier pas, nous tenons, ainsi que cela a lieu d’habitude, pour difficile et rare ce qui souvent n’a nullement ce caractère, et qu’une fois dans cette voie, notre imagination découvre une infinité de choses au sujet desquelles il en est de même. Aux exemples qu’on en peut donner, je me bornerai à ajouter celui-ci : Parmi ceux qui pourront faire à ces Essais l’honneur de les lire, il peut arriver qu’ils ne plaisent guère aux esprits communs et vulgaires et pas davantage aux intelligences supérieures qui sont des exceptions, les premiers ne les trouvant pas suffisamment compréhensibles, ceux-ci les comprenant trop ; mais peut-être seront-ils acceptés des bonnes gens à l’esprit de moyenne envergure.