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Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre I/Chapitre 56

La bibliothèque libre.
Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre Ip. 579-595).

CHAPITRE LVI.

Des prières.

Profession de foi de Montaigne. — J’émets dans ce chapitre des idées fantaisistes, mal définies, aux solutions indécises, comme font dans les écoles ceux qui proposent à débattre des questions sujettes à controverse. J’en agis ainsi non pour prouver la vérité, je n’ai pas une telle prétention, mais pour me livrer à sa recherche. Et ces idées, je les soumets au jugement de ceux auxquels il appartient, non seulement de diriger mes actes et mes écrits, mais encore mes pensées. Qu’ils me condamnent ou qu’ils m’approuvent, leur sentence me sera également utile, et je l’accepte d’avance, reconnaissant dès maintenant pour absurde et impie, tout ce qui, par ignorance ou inadvertance de ma part, peut se glisser dans cette compilation de contraire aux décisions et prescriptions de la Sainte Église catholique, apostolique et romaine, en laquelle je mourrai de même que j’y suis né. Bien que fort témérairement, je me mêle, ainsi que je le fais ici, de discuter sur tout, je ne m’en remets pas moins entièrement à leur censure, devant laquelle je m’incline d’une façon absolue.

L’Oraison dominicale est la prière par excellence. — Je ne sais si je me trompe, mais puisque par un effet tout spécial de la bonté divine, il est une prière qui nous a été prescrite par Dieu qui nous l’a dictée mot à mot de sa propre bouche, il m’a toujours semblé que nous devrions y avoir recours beaucoup plus que nous ne le faisons ; et, si l’on m’en croyait, cette prière, qui est « Notre Père… », autrement dit l’oraison dominicale, devrait toujours être dite par tous les chrétiens, soit seule, soit s’ajoutant à d’autres, au commencement et à la fin des repas, quand nous nous levons et que nous nous couchons, et dans tous les actes de notre vie auxquels il est dans les habitudes de mêler des prières. L’Église a certainement toujours qualité pour multiplier et diversifier les prières suivant ceux de nos besoins auxquels elle veut les appliquer, et je sais bien que l’esprit et le fond en sont toujours les mêmes ; mais l’oraison dominicale est la prière par excellence, elle dit incontestablement tout ce qui est à dire, convient à toutes les circonstances dans lesquelles nous pouvons nous trouver et, par suite, justifierait le privilège que continuellement le peuple l’ait sur les lèvres. C’est la seule prière dont je fasse constamment usage ; je ne la varie pas, je la répète ; aussi n’en est-il pas qui soit aussi bien que celle-ci gravée en ma mémoire.

Dieu ne devrait pas être invoqué indifféremment à propos de tout. — Je songeais, à l’instant même, d’où vient cette erreur de recourir à Dieu au sujet de tous nos projets, de toutes nos entreprises ; de l’appeler à propos de tout ce qui nous touche, quelle qu’en soit la nature, chaque fois que notre faiblesse a besoin d’aide, sans que nous considérions si c’est à bon droit ou non ; et d’invoquer son nom et sa puissance, en quelque situation que nous soyons, quelque acte que nous accomplissions, si répréhensible soit-il. Il est bien notre seul, notre unique protecteur et peut tout lorsqu’il nous vient en aide ; mais, de ce qu’il daigne nous honorer de son appui bienveillant et paternel, il ne cesse cependant pas d’être juste, autant qu’il est bon et puissant ; et, comme il use plus souvent de sa justice que de son pouvoir, il ne nous est favorable que dans la mesure où elle le permet, et non suivant ce que nous lui demandons.

Dans ses Lois, Platon admet trois cas où nos croyances sont injurieuses envers les dieux : « Quand nous nions leur existence ; — lorsque nous nions leur intervention dans nos affaires ; — quand nous prétendons qu’ils ne repoussent jamais nos vœux, nos offrandes, nos sacrifices. » La première de ces erreurs, à son avis, n’est jamais immuable chez l’homme, et ses croyances à cet égard peuvent se modifier dans le cours de la vie ; les deux autres, une fois accréditées en lui, sont susceptibles de persister.

La justice et la puissance de Dieu sont inséparablement liées l’une à l’autre ; c’est en vain que nous faisons appel à lui pour obtenir son intervention quand notre cause est mauvaise. Il faut, lorsque nous le prions, que notre âme soit pure et qu’au moins à ce moment, nous ne soyons pas animés de mauvais sentiments ; sinon, nous lui apportons nous-mêmes les verges pour nous châtier ; au lieu de pallier notre faute, nous l’aggravons en nous présentant à celui auquel nous devrions demander pardon, dans des dispositions haineuses qui constituent un manque de respect. C’est pourquoi je ne loue guère ceux que je vois prier Dieu très souvent et très régulièrement, alors que les actes qui accompagnent leurs prières ne témoignent ni repentir, ni intention de s’amender : « Pour te livrer la nuit à l’adultère, tu te couvres la tête d’une cape gauloise (Juvénal). »

La conduite d’un homme qui associe la dévotion à une vie exécrable me semble en quelque sorte plus condamnable que celle de celui qui, conséquent avec lui-même, se montre dissolu sous tous rapports ; et cependant nous voyons tous les jours l’Église refuser de laisser pénétrer et d’admettre dans sa société des personnes qui s’obstinent dans une voie particulièrement répréhensible.

Le plus souvent nous prions par habitude. — Nous prions parce que c’est l’usage et la coutume ; ou, pour mieux dire, lisant ou marmottant nos prières, nous faisons semblant de prier. Il m’est pénible de voir faire trois signes de croix au « Bénédicite » et autant aux « Grâces », à des personnes qui, pendant toutes les autres heures du jour, pratiquent la haine, l’avarice et l’injustice ; cela me déplaît d’autant plus que j’ai ce signe en grande vénération et que j’en fais continuellement usage, chaque fois même que je suis pris de bâillement. Aux vices, leur heure ; à Dieu, la sienne ; cela se compense et satisfait à tout ! C’est miracle de voir se succéder des actions si diverses, si bien liées les unes aux autres qu’on n’aperçoit ni interruption, ni changement, lors du passage de l’une à l’autre, quand l’une prend fin et que l’autre commence. Quelle prodigieuse conscience que celle dont le calme ne se dément pas alors qu’elle abrite en elle, à la fois, le crime et le juge qui s’y tiennent compagnie, vivant en bonne intelligence et si paisiblement.

Que peuvent valoir les prières de ceux qui vivent dans une inconduite continue. — Un homme qui ne cesse d’avoir en tête des idées libidineuses et qui a conscience de la réprobation divine que cela lui vaut, que dit-il à Dieu quand il l’en entretient ? qu’il s’en repent, et aussitôt après il y retombe. S’il était pénétré de sa justice et de sa présence, ainsi qu’il le dit, et que son âme en fût touchée, si court que soit ce moment de pénitence, la crainte seule y ramènerait si souvent sa pensée que, sur-le-champ, il triompherait des vices qui lui sont habituels, si enracinés qu’ils soient en lui. — Et que dire de ces gens qui passent leur vie entière à jouir et à bénéficier de ce qu’ils savent être péché mortel ! Pourtant il existe des métiers et des situations, admis par la société, qui vivent du vice ? Un individu se confessant à moi, me contait avoir passé sa vie, pour ne perdre ni son crédit ni les charges dont il était honoré, à faire profession et pratiquer une religion qu’il estimait compromettre son salut éternel et contraire à celle qu’il avait en son cœur ; combien devait lui coûter une semblable attitude ? Comment tous ces gens justifient-ils leur conduite, quand ils comparaissent devant la justice divine ? Leur repentir les obligerait à une réparation effective et manifeste à laquelle ils ne satisfont pas ; ils ne peuvent donc s’en prévaloir, ni vis-à-vis de Dieu, ni vis-à-vis de nous ; et quelle hardiesse est la leur de demander pardon sans accorder réparation ni éprouver de repentir ? — Je tiens qu’il en est des premiers qui mêlent la dévotion à l’inconduite, comme de ceux-ci qui passent leur vie dans la débauche ; mais il est encore moins facile de les ramener de leur obstination que ces derniers. Les variations incessantes, subites, allant d’un extrême à l’autre dans les croyances qu’ils feignent d’avoir, sont pour moi incompréhensibles : elles dénotent un état d’âme en proie à une lutte constante et angoissante, dont nous ne pouvons nous faire idée.

Quelle prétention que de penser que toute croyance autre que la nôtre est entachée d’erreur. — Combien me paraissait fantastique la prétention de ceux qui, en ces dernières années, reprochaient à quiconque avait une intelligence tant soit peu lucide et professait la religion catholique, que son obéissance n’était qu’une feinte de sa part, et qui, pour lui faire honneur, allaient jusqu’à dire que, quelles que fussent les apparences, il était impossible que dans son for intérieur il ne fût comme eux pour la religion réformée ! Fâcheuse maladie que celle de se croire si fort, qu’on en arrive à se persuader que d’autres ne peuvent croire le contraire de ce que vous croyez vous-même, et, ce qui est plus fâcheux encore, qu’on soit imprégné d’un esprit tel, qu’un changement dans sa fortune présente soit un sujet de préoccupation plus grande que ce que nous avons à espérer ou à craindre dans l’éternité. On peut m’en croire, si rien n’a été capable, dans ma jeunesse, de me faire sortir de ma réserve, la profonde incertitude et les difficultés résultant de ces idées de réforme qui venaient de naître, y ont été pour beaucoup.

Les psaumes de David ne devraient pas être chantés indifféremment par tout le monde, ni la Bible se trouver dans toutes les mains. — Ce n’est pas sans raison sérieuse, ce me semble, que l’Église interdit que tout le monde, sans distinction de personnes, d’âge et de sexe, s’arroge la faculté téméraire et indiscrète de commenter et psalmodier ces chants sacrés et divins que le Saint-Esprit a inspirés à David. Il ne faut mêler Dieu à nos actions qu’avec réserve et y apporter une attention qui témoigne de l’honneur et du respect qu’on lui doit ; ces chants, par leur origine divine, ont un autre but que de développer nos poumons et charmer nos oreilles ; c’est de la conscience, et non de la bouche, qu’ils doivent émaner. Il n’est pas admissible qu’on permette à un garçon de boutique d’en causer et de s’en amuser, en même temps que lui passent par la tête d’autres idées vaines et frivoles ; ce n’est pas davantage raisonnable de voir le Livre saint, où sont décrits les mystères sacrés de notre foi, être lu et passer de mains en mains dans les antichambres et les cuisines ; jadis, c’étaient des mystères à méditer ; à présent, ce ne sont plus que des prétextes à amusements et distractions.

Ce n’est pas en passant, et dans des assemblées tumultueuses, qu’il faut étudier un sujet si sérieux et si digne de vénération ; ce doit être dans le calme et de propos délibéré, ces méditations être toujours précédées du « Sursum corda » (haut les cœurs), cette préface de l’office divin, et notre attitude y témoigner de l’attention particulière et du respect que nous y apportons. Cette étude n’est pas du ressort de tout le monde ; seuls doivent s’y adonner ceux qui y sont voués et que Dieu y appelle ; les méchants, les ignorants en deviennent pires qu’avant ; ce n’est pas une histoire à raconter, c’est une histoire à révérer, à craindre et à adorer. — Plaisantes gens en vérité que ceux qui s’imaginent l’avoir mise à la portée du peuple, parce qu’ils l’ont traduite en langage populaire ! N’est-ce donc qu’une affaire de mots, et cela suffit-il pour que le vulgaire comprenne ce qui y est écrit. Je dirai plus, pour lui en apprendre bien peu, on imprime à sa foi un mouvement rétrograde ; celui qui est complètement ignorant et qui s’en rapporte à autrui, est en bien meilleure voie et sait bien plus que celui dont la science se dépense en paroles, n’a rien de sérieux et ne fait qu’alimenter sa présomption et sa témérité.

Il n’y a pas d’entreprise plus dangereuse que la traduction de la Bible en langue vulgaire. — Je crois aussi que la liberté laissée à chacun de répandre, traduite en tant d’idiomes différents, la parole sacrée dont l’importance est si grande, est chose beaucoup plus dangereuse qu’utile. Les juifs, les musulmans et presque tous les peuples d’autre religion, conservent précieusement et avec vénération leurs mystères sacrés, dans la langue même en laquelle, dès l’origine, ils leur ont été transmis ; et il semble que c’est à juste titre que toute altération, toute modification y soient interdites. Sommes-nous certains que, chez les Basques et en Bretagne, il y ait des gens assez qualifiés pour faire accepter la traduction en ces langues de nos Saintes Écritures ? Rien dans l’Église universelle n’est plus ardu et n’a plus d’importance ; en prêchant ou en parlant les interprétations demeurent vagues, elles ne s’imposent pas, peuvent être modifiées et ne portent que sur des points partiels : il n’en est pas de même avec des traductions.

Une grande prudence est à apporter dans l’étude des questions dogmatiques. — Un historien grec, qui était chrétien, reproche avec raison à son siècle que les secrets de notre religion fussent divulgués partout, livrés aux mains des moindres artisans et que chacun put en discuter et en parler à son idée. Nous qui, par la grâce de Dieu, jouissons des plus purs mystères confiés à notre piété, devrions avoir grande honte, remarquait-il, de les voir profanés dans la bouche de gens ignorants du bas peuple, alors que les Gentils interdisaient à Socrate, à Platon et aux plus sages de s’enquérir et de parler de choses commises à la discrétion des prêtres de Delphes. — Ce même historien dit aussi que l’intervention des princes, quand il est question de théologie, est dirigée non par le zèle, mais par la colère ; le zèle procède de la raison divine et de la justice, son action s’exerce régulière et modérée ; il se transforme en haine et envie, et au lieu de blé et de raisin, produit de l’ivraie et des orties, quand une passion humaine intervient. — Un autre n’était pas moins dans le vrai quand, donnant un conseil à l’empereur Théodose, il lui disait que les discussions ne calment pas tant les schismes de l’Église, qu’elles ne les suscitent et engendrent les hérésies ; qu’en conséquence, il fallait éviter tout débat, toute argumentation méthodique et s’en tenir uniquement aux prescriptions et aux formules de la foi, telles que les anciens les ont établies. — L’empereur Andronic, rencontrant dans son palais[1] deux des grands de sa cour discutant contre Lapodius sur un des points les plus importants de notre religion, les tança vertement, allant jusqu’à les menacer de les faire jeter à la rivière, s’ils continuaient. — De nos jours, les femmes, les enfants en remontrent sur les lois ecclésiastiques aux vieillards les plus expérimentés, alors que la première des prescriptions de Platon allait jusqu’à leur interdire de s’occuper des motifs qui avaient présidé à l’établissement des lois civiles, qui sont à considérer au même titre que les ordonnances divines et comme en tenant lieu, et qu’en même temps qu’il permettait aux vieillards d’en converser entre eux et avec les magistrats, il ajoutait : « mais ce devra toujours être en dehors de la présence des jeunes gens et de toute personne profane ».

Un évêque a écrit qu’à l’autre bout du monde, il y a une île que les anciens nommaient Dioscoride, remarquable par sa fertilité en arbres de toutes sortes, ses fruits et la salubrité de son climat. Le peuple en est chrétien : il a des églises et des autels dont la croix, à l’exclusion de toute autre image, est le seul ornement ; il est exact observateur des jeûnes et des fêtes, paie régulièrement la dîme au clergé, et sa chasteté est telle que personne ne peut y connaître plus d’une femme en sa vie. Au demeurant, content de son sort, au point qu’isolé au milieu des mers, il ne connaît pas l’usage des navires ; si simple, que, bien que strict observateur de la religion, il n’en connaît pas un seul mot, ce qui paraîtra incroyable à qui ne sait que les païens, si dévots dans leur idolâtrie, ne connaissaient de leurs dieux que le nom et la statue : Ménalippe, une des anciennes tragédies d’Euripide,[2] commençait ainsi : « Ô Jupiter, toi dont je ne connais rien que le nom ! »

On ne devrait jamais mêler la théologie aux discussions philosophiques. — J’ai aussi entendu, en ces temps-ci, se plaindre de ce que certains ouvrages traitent de sujets exclusivement littéraires ou philosophiques, sans mélange de théologie. Cette manière de faire peut, au contraire, parfaitement se soutenir ; et on peut dire à l’appui : Qu’il est préférable que la doctrine divine, en souveraine qui domine tout, ait un rang à part. Là où il en est question, il convient qu’elle soit le sujet principal et non reléguée au second plan, venant simplement à l’appui de la thèse qu’on développe. Si on se trouve avoir besoin d’exemples, on peut les emprunter à la grammaire, à la rhétorique, à la logique, ou encore aux pièces jouées dans les théâtres, aux jeux, aux spectacles publics, plutôt que de recourir à ceux dont les textes sacrés nous fournissent la matière. Il est plus respectueux, et cela témoigne de plus de vénération, de traiter à part et dans le style qui leur est propre, les sujets qui se rapportent à Dieu, qu’incidemment dans des ouvrages ayant trait à des questions profanes. Écrire sur les choses sacrées, dans le style dont tout le monde fait usage, est une faute que commettent les théologiens, plus que n’a lieu cette autre qui amène les gens de lettres à trop peu emprunter le style de la théologie. La philosophie, dit S. Chrysostome, est depuis longtemps bannie des études théologiques, comme un accessoire inutile ; elle est même considérée comme indigne de jeter en passant un regard sur le sanctuaire où sont en dépôt les dogmes sacrés de la doctrine céleste. Le langage commun à tout le monde a des formes moins bien choisies, qui font qu’il ne saurait être employé à exprimer d’une manière suffisamment digne la majesté royale de la parole sacrée. Pour moi, je lui laisse qualifier, selon son expression, de termes peu orthodoxes ceux tels que : Fortune, Destinée, Accident, Bonheur, Malheur, Dieux et autres dont je me sers ; il est vrai que les sujets fantaisistes que je traite, je les considère chacun isolement et les envisage uniquement au point de vue de ce bas monde, à ma manière et non comme fixés et réglés d’ores et déjà par la loi divine, auquel cas, ni doute, ni discussion ne seraient plus permis ; c’est ma façon de voir que j’émets et non un article de foi que je conteste ; je raisonne suivant ce qui me vient à l’esprit et non sur ce qui entre dans mes croyances religieuses ; j’en cause comme un laïque et non comme un clerc, sans jamais cependant que cela porte atteinte à la religion, tels les enfants qui produisent des devoirs servant à leur instruction et non à celle de ceux qui les instruisent. — Peut-être dira-t-on, non sans apparence de raison, qu’il serait utile et parfaitement justifié d’interdire à quiconque, dont ce n’est pas la profession expresse, de se mêler d’écrire sur la religion, même en y apportant une grande discrétion, et que, personnellement, je ferai mieux de m’en taire.

Le nom de Dieu ne devrait être invoqué que dans un sentiment de piété. — On m’a dit que ceux qui se sont séparés de l’Église défendent, eux aussi, de se servir du nom de Dieu, dans les rapports qu’ils ont entre eux dans la vie ordinaire ; et qu’ils ne veulent pas non plus qu’on en use en manière d’interjection ou d’exclamation, qu’on l’invoque en témoignage ou qu’on le prenne pour terme de comparaison. Je trouve qu’en cela ils ont raison et que, chaque fois que nous invoquons Dieu dans nos propos et pour nos affaires, il faut que ce soit sérieusement et dans un motif de piété.

Abus qu’on fait de la prière. — Il y a, ce me semble, dans Xénophon, un passage où il expose que nous devrions prier Dieu plus rarement qu’on n’a coutume, d’autant qu’il ne nous est pas aisé de faire que notre âme soit si souvent en cet état de calme, de pureté et de dévotion qui convient en pareil cas ; où, faute de quoi, nos prières non seulement sont vaines et inutiles, mais encore vicieuses : « Pardonnez-nous, disons-nous, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés » ; qu’est-ce que cela signifie, sinon que nous offrons à Dieu notre âme exempte de vengeance et de rancune ? Et cependant combien de fois n’invoquons-nous pas Dieu et son aide pour l’associer à nos fautes, le conviant à faire ce qui est injuste, « demandant des choses que vous ne pouvez confier aux dieux, qu’en les prenant à part (Perse) ». L’avare prie pour la conservation illusoire et superflue de ses trésors ; l’ambitieux, pour que Dieu lui procure la victoire et que la fortune lui demeure fidèle ; le voleur l’appelle à lui pour surmonter les mauvaises chances et les difficultés qui peuvent se mettre en travers de ses méchants desseins, ou le remercie de la facilité avec laquelle il a pu égorger un passant. Au pied même de la maison que ces chenapans vont escalader ou faire sauter, ils prient tandis que leur intention et leur espérance sont tout à la cruauté, à la luxure et à l’avarice : « Dis à Staïus ce que tu voudrais obtenir de Jupiter, Staïus s’écriera : « Oh, Jupiter, ô bon Jupiter, peut-on t’adresser de telles demandes ! » quant à Jupiter, il répondra de même façon (Perse). »

Marguerite, reine de Navarre, conte qu’un jeune prince, qu’elle ne nomme pas, mais que ses hauts faits ont assez fait connaître, allant à un rendez-vous d’amour et coucher avec la femme d’un avocat de Paris, son chemin passant près d’une église, ne manquait jamais, quand, allant chez sa maîtresse ou en revenant, il passait près de ce sanctuaire, d’y faire ses prières et ses oraisons ; je vous laisse à juger ce qu’il pouvait bien demander à Dieu, avec les idées que sa bonne fortune lui mettait en tête. La reine cite cependant ce fait comme un témoignage de grande dévotion ; c’est là une preuve, qui du reste n’est pas la seule, qui fait ressortir que les femmes ne sont guère propres à traiter les questions se rapportant à la théologie.

Que de choses on demande à Dieu qu’on n’oserait lui demander en public et à haute voix. — La vraie prière et notre réconciliation avec Dieu telle que la comprend la religion, ne peut guère être le fait d’une âme impure et soumise quand même à la domination du Démon. Celui qui réclame l’assistance de Dieu, quand il est dans la voie du vice, fait comme le brigand de profession qui appellerait la justice à son aide, ou comme ceux invoquant le nom de Dieu, en portant un faux témoignage. — « Nous murmurons à voix basse des prières criminelles (Lucain). » Peu d’hommes oseraient émettre en public les demandes qu’ils adressent en secret à Dieu : « Il ne serait pas facile de proscrire des temples la prière faite à voix basse, peu nombreux sont ceux en état d’exprimer leurs vœux à haute voix (Perse). » C’est la raison pour laquelle les Pythagoriciens voulaient que les prières fussent faites en public et entendues de tous, afin qu’on ne demandât pas des choses indécentes et injustes, comme celui qui « disait clairement et à haute voix : « Apollon ! » puis ajoutait tout bas, remuant à peine les lèvres de peur d’être entendu : « Belle Laverne, donne-moi les moyens de tromper et de passer pour un homme de bien ; couvre mes fautes du voile de la nuit et mes larcins d’un nuage (Horace). »

Les dieux punirent sévèrement, en y donnant satisfaction, les vœux contraires à la nature exprimés par Œdipe. Il avait demandé dans ses prières que le sort des armes décidât entre ses enfants à qui lui succéderait sur le trône de Thèbes et fut assez malheureux pour se voir exaucé. Il ne faut pas demander que les choses arrivent suivant ce que nous voulons, mais suivant ce que nous commande la prudence.

On dirait que pour beaucoup, la prière n’est qu’une sorte de formule cabalistique pouvant faciliter l’accomplissement de nos désirs. — Il semble, en vérité, que nous usons de la prière comme d’un langage cabalistique, comme font ceux qui emploient la parole sacrée de Dieu dans leurs opérations de sorcellerie et de magie, et que nous nous tenions pour assurés que ses effets dépendent de sa contexture, de l’inflexion de notre voix, des mots employés ou de notre attitude. L’âme pleine de concupiscences, n’ayant ni repentir ni désir de réconciliation avec Dieu, nous allons à lui, répétant des paroles que notre mémoire dicte à notre langue, et croyons cela une expiation suffisante de nos fautes. — Rien n’est si aisé, si doux, si conciliant que la loi divine ; elle nous appelle à elle, quelque enclin à commettre des fautes et quelque détestables que nous soyons ; elle nous tend les bras et nous reçoit en son sein, si vilains, si souillés d’ordures et de boue que nous soyons et que nous puissions le devenir, mais encore faut-il être reconnaissant du pardon qui nous est accordé et au moins, sur le moment où nous nous adressons à elle, être désolés de nos fautes et détester les passions qui nous ont portés à l’offenser. Ni les dieux, ni les gens de bien, dit Platon, n’acceptent le présent que leur offre un méchant. « La main innocente qui touche l’autel, apaise aussi sûrement les dieux irrités, avec un simple gâteau de fleur de farine et quelques grains de sel, qu’en immolant de riches victimes (Horace). »

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