Essais/Livre I/Chapitre 14

La bibliothèque libre.

Que le Goust des Biens et des Maux Depend en Bonne Partie de l’Opinion que Nous en Avons.

Chap. XIIII.


LEs hommes (dit une sentence Grecque ancienne) sont tourmentez par les opinions qu’ils ont des choses, non par les choses mesmes. Il y auroit un grand poinct gaigné pour le soulagement de nostre miserable condition humaine, qui pourroit establir cette proposition vraye tout par tout. Car si les maux n’ont entrée en nous que par nostre jugement, il semble qu’il soit en nostre pouvoir de les mespriser ou contourner à bien. Si les choses se rendent à nostre mercy, pourquoy n’en chevirons nous, ou ne les accommoderons nous à nostre advantage ? Si ce que nous appellons mal et tourment n’est ny mal ny tourment de soy, ains seulement que nostre fantasie luy donne cette qualité, il est en nous de la changer. Et en ayant le choix, si nul ne nous force, nous sommes estrangement fols de nous bander pour le party qui nous est le plus ennuyeux, et de donner aux maladies, à l’indigence et au mespris un aigre et mauvais goust, si nous le leur pouvons donner bon, et si la fortune fournissant simplement de matiere c’est à nous de luy donner la forme. Or que ce que nous appellons mal ne le soit pas de soy, ou au moins, tel qu’il soit, qu’il depende de nous de luy donner autre saveur, et autre visage, car tout revient à un, voyons s’il se peut maintenir. Si l’estre originel de ces choses que nous craignons, avoit credit de se loger en nous de son authorité, il logeroit pareil et semblable en tous : car les hommes sont tous d’une espece, et sauf le plus et le moins, se trouvent garnis de pareils outils et instrumens pour concevoir et juger. Mais la diversité des opinions que nous avons de ces choses là montre clerement qu’elles n’entrent en nous que par composition : tel à l’adventure les loge chez soy en leur vray estre, mais mille autres leur donnent un estre nouveau et contraire chez eux. Nous tenons la mort, la pauvreté et la douleur pour nos principales parties. Or cette mort que les uns appellent des choses horribles la plus horrible, qui ne sçait que d’autres la nomment l’unique port des tourmens de ceste vie ? le souverain bien de nature ? seul appuy de nostre liberté ? et commune et prompte recepte à tous maux ? Et comme les uns l’attendent tremblans et effrayez, d’autres la supportent plus aysement que la vie. Celuy-là se plaint de sa facilité :

Mors, utinam pavidos vita subducere nolles,
Sed virtus te sola daret.

Or laissons ces glorieux courages : Theodorus respondit à Lysimachus menaçant de le tuer : Tu feras un grand coup d’arriver à la force d’une cantharide. La plus part des philosophes se treuvent avoir ou prevenu par dessein ou hasté et secouru leur mort. Combien voit-on de personnes populaires, conduictes à la mort, et non à une mort simple, mais meslée de honte et quelque fois de griefs tourmens, y apporter une telle asseurance, qui par opiniatreté, qui par simplesse naturelle, qu’on n’y apperçoit rien de changé de leur estat ordinaire : establissans leurs affaires domestiques, se recommandans à leurs amis, chantans, preschans et entretenans le peuple : voire y meslans quelque-fois des mots pour rire, et beuvans à leurs cognoissans, aussi bien que Socrates. Un qu’on menoit au gibet, disoit que ce ne fut pas par telle rue, car il y avoit danger qu’un marchant luy fist mettre la main sur le collet, à cause d’un vieux debte. Un autre disoit au bourreau qu’il ne le touchast pas à la gorge, de peur de le faire tressaillir de rire, tant il estoit chatouilleux. L’autre respondit à son confesseur, qui luy promettoit qu’il soupperoit ce jour là avec nostre Seigneur : Allez vous y en, vous, car de ma part je jeusne. Un autre, ayant demandé à boire, et le bourreau ayant beu le premier, dict ne vouloir boire apres luy, de peur de prendre la verolle. Chacun a ouy faire le conte du Picard, auquel, estant à l’eschelle, on presenta une garse, et que (comme nostre justice permet quelque fois) s’il la vouloit espouser, on luy sauveroit la vie : luy, l’ayant un peu contemplée, et apperçeu qu’elle boitoit : Attache, Attache, dit il, elle cloche. Et on dict de mesmes qu’en Dannemarc un homme condamné à avoir la teste tranchée, estant sur l’eschaffaut, comme on luy presenta une pareille condition, la refusa, par ce que la fille qu’on luy offrit avoit les joues avallées et le nez trop pointu. Un valet à Thoulouse, accusé d’heresie, pour toute raison de sa creance se rapportoit à celle de son maistre, jeune escholier prisonnier avec luy ; et ayma mieux mourir, que se laisser persuader que son maistre peust faillir. Nous lisons de ceux de la ville d’Arras, lors que le Roy Loys unziesme la print, qu’il s’en trouva bon nombre parmy le peuple qui se laisserent pendre, plustost que de dire : Vive le roy. Au Royaume de Narsinque, encores aujourd’huy les femmes de leurs prestres sont vives ensevelies avec leurs maris morts. Toutes autres femmes sont brûlées vives non constamment seulement, mais gaïement aux funerailles de leurs maris. Et quand on brule le corps de leur Roy trespassé, toutes ses femmes et concubines, ses mignons et toute sorte d’officiers et serviteurs qui font un peuple, accourent si allegrement à ce feu pour s’y jetter quand et leur maistre, qu’ils semblent tenir à honneur d’estre compaignons de son trespas. Et de ces viles ames de bouffons il s’en est trouvé qui n’ont voulu abandonner leur gaudisserie en la mort mesme. Celuy à qui le bourreau donnoit le branle s’escria : Vogue la gallée, qui estoit son refrain ordinaire. Et l’autre qu’on avoit couché sur le point de rendre sa vie le long du foier sur une paillasse, à qui le médecin demandant où le mal le tenoit : Entre le banc et le feu, respondit il. Et le prestre, pour luy donner l’extreme onction, cherchant ses pieds, qu’il avoit reserrez et contraints par la maladie : Vous les trouverez, dit-il, au bout de mes jambes. A l’homme qui l’exhortoit de se recommander à Dieu : Qui y va ? demanda-il ; et l’autre respondant : Ce sera tantost vous mesmes, s’il luy plait ; --Y fusse-je bien demain au soir, replica-il.--Recommandez vous seulement à luy, suivit l’autre, vous y serez bien tost.--Il vaut donc mieux, adjousta-il, que je luy porte mes recommandations moy-mesmes. Pendant nos dernieres guerres de Milan et tant de prises et récousses, le peuple, impatient de si divers changemens de fortune, print telle resolution à la mort, que j’ay ouy dire à mon pere, qu’il y veist tenir conte de bien vingt et cinq maistres de maison, qui s’estoient deffaits eux mesmes en une sepmaine. Accident approchant à celuy de la ville des Xantiens, lesquels, assiegez par Brutus, se precipiterent pesle mesle hommes, femmes, et enfans à un si furieux appetit de mourir, qu’on ne fait rien pour fuir la mort, que ceux-cy ne fissent pour fuir la vie : en maniere qu’à peine peut Brutus en sauver un bien petit nombre. Toute opinion est assez forte pour se faire espouser au pris de la vie. Le premier article de ce beau serment que la Grece jura et maintint en la guerre Medoise, ce fut que chacun changeroit plustost la mort à la vie, que les loix Persiennes aux leurs. Combien void-on de monde, en la guerre des Turcs et des Grecs, accepter plustost la mort tres-aspre que de se descirconcire pour se babtiser ? Exemple de quoy nulle sorte de religion n’est incapable. Les Roys de Castille ayants banni de leurs terres les Juifs, le Roy Jehan de Portugal leur vendit à huit escus pour teste la retraicte aux siennes, en condiction que dans certain jour ils auroient à les vuider : et luy, promettoit leur fournir de vaisseaux à les trajecter en Afrique. Le jour venu, lequel passé il estoit dict que ceux qui n’auroient obeï demeureroient esclaves, les vaisseaux leur furent fournis escharcement et ceux qui s’y embarquerent, rudement et villainement traittez par les passagers, qui, outre plusieurs autres indignitez, les amuserent sur mer, tantost avant, tantost arriere, jusques à ce qu’ils eussent consommé leurs victuailles et fussent contreints d’en acheter d’eux si cherement et si longuement qu’ils furent randus à bord apres avoir esté du tout mis en chemise. La nouvelle de cette inhumanité rapportée à ceux qui estoient en terre, la plus part se resolurent à la servitude : aucuns firent contenance de changer de religion. Emmanuel, venu à la couronne, les meit premierement en liberté : et, changeant d’advis depuis, leur donna temps de vuider ses païs, assignant trois ports à leur passage. Il esperoit, dit l’evesque Osorius, le meilleur historien Latin de noz siecles, que la faveur de la liberté, qu’il leur avoit rendue, aiant failli de les convertir au Christianisme, la difficulte de se commettre comme leurs compaignons à la volerie des mariniers, d’abandonner un païs où ils estoient habituez avec grandes richesses, pour s’aller jetter en region incognue et estrangere, les y rameineroit. Mais, se voyant decheu de son esperance, et eux tous deliberez au passage, il retrancha deux des ports qu’il leur avoit promis, affin que la longueur et incommodité du traject en ravisast aucuns : ou pour les amonceller tous à un lieu, pour une plus grande commodité de l’execution qu’il avoit destinée. Ce fut qu’il ordonna qu’on arrachast d’entre les mains des peres et des meres tous les enfans au dessous de quatorze ans, pour les transporter hors de leur veue et conversation, en lieu où ils fussent instruits à nostre religion. Ils disent que cet effect produisit un horrible spectacle : la naturelle affection d’entre les peres et les enfans et de plus le zele à leur ancienne creance, combattant à l’encontre de cette violente ordonnance. Il y fut veu communement des peres et meres se deffaisant eux mesmes : et, d’un plus rude exemple encore, precipitant par amour et compassion leurs jeunes enfans dans des puits pour fuir à la loy. Au demeurant, le terme qu’il leur avoit prefix expiré, par faute de moiens, ils se remirent en servitude. Quelques-uns se firent Chrestiens : de la foi desquels, ou de leur race, encores aujourd’huy cent ans apres peu de Portugois s’asseurent, quoy que la coustume et la longueur du temps soient bien plus fortes conseilleres que toute autre contreinte. Quoties non modo ductores nostri, dit Cicero, sed universi etiam exercitus ad non dubiam mortem concurrerunt. J’ay veu quelqu’un de mes intimes amis courre la mort à force, d’une vraye affection, et enracinée en son cueur par divers visages de discours, que je ne luy sceu rabatre, et à la premiere qui s’offrit coiffée d’un lustre d’honneur s’y precipiter hors de toute apparence, d’une faim aspre et ardente.

Nous avons plusieurs exemples en nostre temps de ceux, jusques aux enfans, qui, de crainte de quelque legiere incommodité, se sont donnez à la mort. Et à ce propos, que ne craindrons nous, dict un ancien, si nous craignons ce que la couardise mesme a choisi pour sa retraite ? D’enfiler icy un grand rolle de ceux de tous sexes et conditions et de toutes sectes és siecles plus heureux, qui ont ou attendu la mort constamment, ou recherchée volontairement, et recherchée non seulement pour fuir les maux de cette vie, mais aucuns pour fuir simplement la satieté de vivre, et d’autres pour l’esperance d’une meilleure condition ailleurs, je n’auroy jamais faict. Et en est le nombre si infiny, qu’à la verité j’auroy meilleur marché de mettre en compte ceux qui l’ont crainte. Cecy seulement. Pyrrho le Philosophe, se trouvant un jour de grande tourmente dans un batteau, montroit à ceux qu’il voyoit les plus effrayez autour de luy, et les encourageoit par l’exemple d’un pourceau, qui y estoit, nullement soucieux de cet orage. Oserons-nous donc dire que cet avantage de la raison, dequoy nous faisons tant de feste, et pour le respect duquel nous nous tenons maistres et empereurs du reste des creatures, ait esté mis en nous pour nostre tourment ? A quoy faire la cognoissance des choses, si nous en perdons le repos et la tranquillité, où nous serions sans cela, et si elle nous rend de pire condition que le pourceau de Pyrrho ? L’intelligence qui nous a esté donnée pour nostre plus grand bien, l’employerons nous à nostre ruine, combatans le dessein de nature, et l’universel ordre des choses, qui porte que chacun use de ses utils et moyens pour sa commodité ? Bien, me dira l’on, vostre regle serve à la mort, mais que direz vous de l’indigence ? Que direz vous encor de la douleur, que Aristippus, Hieronymus et la plupart des sages ont estimé le dernier mal ; et ceux qui le nioient de parole, le confessoient par effect ? Possidonius estant extremement tourmenté d’une maladie aigue et douloureuse, Pompeius le fut voir, et s’excusa d’avoir prins heure si importune pour l’ouyr deviser de la Philosophie : Ja à Dieu ne plaise, luy dit Possidonius, que la douleur gaigne tant sur moy, qu’elle m’empesche d’en discourir et d’en parler’ et se jetta sur ce mesme propos du mespris de la douleur. Mais cependant elle jouoit son rolle et le pressoit incessamment. A quoy il s’escrioit : Tu as beau faire, douleur, si ne diray-je pas que tu sois mal. Ce conte qu’ils font tant valoir, que porte-il pour le mespris de la douleur ? Il ne debat que du mot, et cependant si ces pointures ne l’esmeuvent, pourquoy en rompt-il son propos ? Pourquoy pense-il faire beaucoup de ne l’appeller pas mal ? Icy tout ne consiste pas en l’imagination. Nous opinons du reste, c’est icy la certaine science, qui joue son rolle. Nos sens mesme en sont juges,

Qui nisi sunt veri, ratio quoque falsa sit omnis.

Ferons nous à croire à

nostre peau que les coups d’estriviere la chatouillent ? Et à nostre go ? ut que l’aloé soit du vin de graves ? Le pourceau de Pyrrho est icy de nostre escot. Il est bien sans effroy à la mort, mais si on le bat, il crie et se tourmente. Forcerons nous la generale habitude de nature, qui se voit en tout ce qui est vivant sous ciel, de trembler sous la douleur ? Les arbres mesmes semblent gemir aux offences qu’on leur faict. La mort ne se sent que par le discours, d’autant que c’est le mouvement d’un instant :

Aut fuit, aut veniet, nihil est praesentis in illa,
Morsque minus poenae quam mora mortis habet.

Mille bestes, mille hommes sont plustost mors que menassés. Et à la verité ce que nous disons craindre principalement en la mort, c’est la douleur, son avant-coureuse coustumiere. Toutesfois s’il en faut croire un saint pere : « Malam mortem non facit, nisi quod sequitur mortem. » Et je diroy encores plus vraysemblablement que ny ce qui va devant, ny ce qui vient apres, n’est des appartenances de la mort. Nous nous excusons faussement. Et je trouve par experience que c’est plus tost l’impatience de l’imagination de la mort qui nous rend impatiens de la douleur, et que nous la sentons doublement grieve de ce qu’elle nous menace de mourir. Mais la raison accusant nostre lascheté de craindre chose si soudaine, si inevitable, si insensible, nous prenons cet autre pretexte plus excusable. Tous les maux qui n’ont autre danger que du mal, nous les disons sans danger ; celuy des dents ou de la goutte, pour grief qu’il soit, d’autant qu’il n’est pas homicide, qui le met en conte de maladie ? Or bien presupposons le, qu’en la mort nous regardons principalement la douleur. Comme aussi la pauvreté n’a rien à craindre que cela, qu’elle nous jette entre ses bras, par la soif, la faim, le froid, le chaud, les veilles, qu’elle nous fait souffrir. Ainsi n’ayons affaire qu’à la douleur. Je leur donne que ce soit le pire accident de nostre estre, et volontiers : car je suis l’homme du monde qui luy veux autant de mal, et qui la fuis autant, pour jusques à présent n’avoir pas eu, Dieu mercy, grand commerce avec elle. Mais il est en nous, si non de l’aneantir, au moins de l’amoindrir par la patience, et quand bien le corps s’en esmouveroit, de maintenir ce neantmoins l’ame et la raison en bonne trampe. Et s’il ne l’estoit, qui auroit mis en credit parmy nous la vertu, la vaillance, la force, la magnanimité et la resolution ? Où joueroyent elles leur rolle, s’il n’y a plus de douleur à deffier :

avida est periculi virtus.

S’il ne faut coucher sur la dure, soustenir armé de toutes pieces la chaleur du midy, se paistre d’un cheval et d’un asne, se voir detailler en pieces, et arracher une balle d’entre les os, se souffrir recoudre, cauterizer et sonder, par où s’acquerra l’advantage que nous voulons avoir sur le vulgaire ? C’est bien loing de fuir le mal et la douleur, ce que disent les Sages, que des actions égallement bonnes, celle-là est plus souhaitable à faire, où il y a plus de peine : Non enim hilaritate, nec lascivia, nec risu, aut joco comite levitatis, sed saepe etiam tristes firmitate et constantia sunt beati. Et à cette cause il a esté impossible de persuader à nos peres que les conquestes faites par vive force, au hazard de la guerre, ne fussent plus advantageuses, que celles qu’on faict en toute seureté par pratiques et menées :

Laetius est, quoties magno sibi constat honestum.

D’avantage, cela doit nous consoler : que naturellement, si la douleur est violente, elle est courte ; si elle est longue, elle est legiere, si gravis brevis, si longus levis. Tu ne la sentiras guiere long temps, si tu la sens trop ; elle mettra fin à soy, ou à toy : l’un et l’autre revient à un. Si tu ne la portes, elle t’emportera. Memineris maximos morte finiri ; parvos multa habere intervalla requietis ; mediocrium nos esse dominos : ut si tolerabiles sint feramus, sin minus, e vita, quum ea non placeat, tanquam e theatro exeamus. Ce qui nous fait souffrir avec tant d’impatience la douleur, c’est de n’estre pas accoustumez de prendre nostre principal contentement en l’ame, de ne nous attendre point assez à elle, qui est seule et souveraine maistresse de nostre condition et conduite. Le corps n’a, sauf le plus et le moins, qu’un train et qu’un pli. Elle est variable en toute sorte de formes, et renge à soy, et à son estat, quel qu’il soit, les sentiments du corps et tous autres accidents. Pourtant la faut-il estudier et enquerir, et esveiller en elle ses ressors tout-puissants. Il n’y a raison, ny prescription, ny force, qui puisse contre son inclination et son chois. De tant de milliers de biais qu’elle a en sa disposition, donnons-luy en un propre à nostre repos et conservation, nous voilà non couvers seulemant de toute offence mais gratifiez mesmes et flattez, si bon luy semble, des offences et des maux. Elle faict son profit de tout indifferemment. L’erreur, les songes, luy servent utilement, comme une loyale matiere à nous mettre à garant et en contentement. Il est aisé à voir que ce qui aiguise en nous la douleur et la volupté, c’est la pointe de nostre esprit. Les bestes, qui le tiennent sous boucle, laissent aux corps leurs sentiments, libres et naïfs, et par consequent uns, à peu pres en chaque espece, comme nous voions par la semblable application de leurs mouvements. Si nous ne troublions pas en noz membres la jurisdiction qui leur appartient en cela, il est à croire que nous en serions mieux, et que nature leur a donné un juste et moderé temperament envers la volupté et envers la douleur. Et ne peut faillir d’estre juste, estant esgal et commun. Mais puis que nous nous sommes emancipez de ses regles, pour nous abandonner à la vagabonde liberté de nos fantasies, au moins aydons nous à les plier du costé le plus aggreable. Platon craint nostre engagement aspre à la douleur et à la volupté, d’autant qu’il oblige et attache par trop l’ame au corps. Moy plustost au rebours, d’autant qu’il l’en desprent et descloue. Tout ainsi que l’ennemy se rend plus aigre à nostre fuite, aussi s’enorgueillit la douleur à nous voir trembler soubs elle. Elle se rendra de bien meilleure composition à qui luy fera teste. Il se faut opposer et bander contre. En nous acculant et tirant arriere, nous appellons à nous et attirons la ruine qui nous menasse. Comme le corps est plus ferme à la charge en le roidissant, aussi est l’ame. Mais venons aux exemples, qui sont proprement du gibier des gens foibles de reins, comme moy, où nous trouverons qu’il va de la douleur, comme des pierres qui prennent couleur ou plus haute ou plus morne selon la feuille où l’on les couche, et qu’elle ne tient qu’autant de place en nous que nous luy en faisons. Tantum doluerunt, dict Saint Augustin, quantum doloribus se inseruerunt. Nous sentons plus un coup de rasoir du Chirurgien, que dix coups d’espée en la chaleur du combat. Les douleurs de l’enfantement par les medecins et par Dieu mesme estimées grandes, et que nous passons avec tant de ceremonies, il y a des nations entieres qui n’en font nul conte. Je laisse à part les femmes Lacedemonienes ; mais aux Souisses, parmy nos gens de pied, quel changement y trouvez vous ? Sinon que trottant apres leurs maris, vous leur voyez aujourd’hui porter au col l’enfant, qu’elles avoyent hier au ventre. Et ces Egyptiennes contrefaictes, ramassées d’entre nous, vont, elles mesmes, laver les leurs, qui viennent de naistre, et prennent leur baing en la plus prochaine riviere. Outre tant de garces qui desrobent tous les jours leurs enfans tant en la generation qu’en la conception, cette honneste femme de Sabinus, patricien romain, pour l’interest d’autruy supporta le travail de l’enfantement de deux jumeaux, seule, sans assistance, et sans voix et gemissement. Un simple garçonnet de Lacedemone, ayant desrobé un renard (car ils craignoient encore plus la honte de leur sottise au larrecin que nous ne craignons sa peine) et l’ayant mis sous sa cape, endura plustost qu’il luy eut rongé le ventre, que de se découvrir. Et un autre donnant de l’encens à un sacrifice, le charbon luy estant tombé dans la manche, se laissa brusler jusques à l’os, pour ne troubler le mystere. Et s’en est veu un grand nombre pour le seul essay de vertu, suivant leur institution, qui ont souffert en l’aage de sept ans d’estre foetez jusques à la mort, sans alterer leur visage. Et Cicero les a veuz se battre à trouppes : de poings, de pieds et de Nunquam naturam mos vinceret : est enim ea semper invicta ; sed nos umbris, deliciis, otio, languore, desidia animum infecimus ; opinionibus maloque more delinitum mollivimus. Chacun sçait l’histoire de Scevola qui, s’estant coulé dans le camp ennemy pour en tuer le chef et ayant failli d’attaincte, pour reprendre son effect d’une plus estrange invention et descharger sa patrie, confessa à Porsenna, qui estoit le Roy qu’il vouloit tuer, non seulement son desseing, mais adjousta qu’il y avoit en son camp un grand nombre de Romains complices de son entreprise tels que luy. Et pour montrer quel il estoit, s’estant faict apporter un brasier, veit et souffrit griller et rostir son bras, jusques à ce que l’ennemy mesme en ayant horreur commanda oster le brasier. Quoy, celuy qui ne daigna interrompre la lecture de son livre pendant qu’on l’incisoit ? Et celuy qui s’obstina à se mocquer et à rire à l’envy des maux qu’on luy faisoit : de façon que la cruauté irritée des bourreaux qui le tenoyent, et toutes les inventions des tourmens redoublez les uns sur les autres luy donnerent gaigné. Mais c’estoit un philosophe. Quoy ? un gladiateur de Caesar endura tousjours riant qu’on luy sondat et detaillat ses playes. Quis mediocris gladiator ingemuit ; quis vultum mutavit unquam ? Quis non modo stetit, verum etiam decubuit turpiter ? Quis cum decubuisset, ferrum recipere jussus, collum contraxit ? Meslons y les femmes. Qui n’a ouy parler à Paris de celle qui se fit escorcher pour seulement en acquerir le teint plus frais d’une nouvelle peau ? Il y en a qui se sont fait arracher des dents vives et saines pour en former la voix plus molle et plus grasse, ou pour les ranger en meilleur ordre. Combien d’exemples du mespris de la douleur avons nous en ce genre ? Que ne peuvent elles ? Que craignent elles ? pour peu qu’il y ait d’agencement à esperer en leur beauté :

Vellere queis cura est albos à stirpe capillos,
Et faciem dempta pelle referre novam.

J’en ay veu engloutir du sable, de la cendre, et se travailler à poinct nommé de ruiner leur estomac, pour acquerir les pasles couleurs. Pour faire un corps bien espaignolé quelle geine ne souffrent elles, guindées et sanglées, à tout de grosses coches sur les costez, jusques à la chair vive ? Ouy quelques fois à en mourir. Il est ordinaire à beaucoup de nations de nostre temps de se blesser à escient, pour donner foy à leur parole ; et nostre Roy en recite des notables exemples de ce qu’il en a veu en Poloigne et en l’endroit de luy mesmes. Mais, outre ce que je sçay en avoir esté imité en France par aucuns, j’ay veu une fille, pour tesmoigner l’ardeur de ses promesses, et aussi sa constance, se donner du poinçon qu’elle portoit en son poil, quatre ou cinq bons coups dans le bras, qui luy faisoient craquetter la peau, et la saignoient bien en bon escient. Les Turcs se font des grandes escarres pour leurs dames ; et, affin que la marque y demeure, ils portent soudain du feu sur la playe et l’y tiennent un temps incroyable, pour arrester le sang et former la cicatrice. Gens qui l’ont veu, l’ont escrit et me l’ont juré. Mais pour dix aspres, il se trouve tous les jours entre eux qui se donnera une bien profonde taillade dans le bras ou dans les cuisses. Je suis bien ayse que les tesmoins nous sont plus à main, où nous en avons plus affaire : car la Chrestienté nous en fournit à suffisance. Et, apres l’exemple de nostre sainct guide, il y en a eu force qui par devotion ont voulu porter la croix. Nous apprenons par tesmoing tres-digne de foy, que le Roy Saint Loys porta la here jusques à ce que, sur sa vieillesse, son confesseur l’en dispensa, et que, tous les vendredis, il se faisoit battre les espaules par son prestre de cinq chainettes de fer, que pour cet effet il portoit tousjours dans une boite. Guillaume, nostre dernier duc de Guyenne, pere de cette Alienor, qui transmit ce Duché aux maisons de France et d’Angleterre, porta, les dix ou douze derniers ans de sa vie, continuellement, un corps de cuirasse, soubs un habit de religieux, par penitence. Foulques, Comte d’Anjou, alla jusques en Jerusalem, pour là se faire foeter à deux de ses valets, la corde au col, devant le Sepulchre de nostre Seigneur. Mais ne voit-on encore tous les jours le Vendredy Saint en divers lieux un grand nombre d’hommes et femmes se battre jusques à se déchirer la chair et percer jusques aux os ? Cela ay-je veu souvent et sans enchantement : et, disoit-on (car ils vont masquez) qu’il y en avoit, qui pour de l’argent entreprenoient en cela de garantir la religion d’autruy, par un mespris de la douleur d’autant plus grand, que plus peuvent les éguillons de la devotion que de l’avarice. Quintus Maximus enterra son fils consulaire, Marcus Cato le sien preteur designé ; et Lucius Paulus les siens deux en peu de jours, d’un visage rassis et ne portant aulcun tesmoignage de deuil. Je disois en mes jours de quelqu’un en gossant, qu’il avoit choué la divine justice : car la mort violente de trois grands enfans luy ayant esté envoyée en un jour pour un aspre coup de verge, comme il est à croire : peu s’en fallut qu’il ne la print à gratification. Et j’en ay perdu, mais en nourrice, deux ou trois, sinon sans regret, au moins sans fascherie. Si n’est il guere accident qui touche plus au vif les hommes. Je voy assez d’autres communes occasions d’affliction, qu’à peine sentiroy-je, si elles me venoyent, et en ay mesprisé quand elles me sont venues, de celles ausquelles le monde donne une si atroce figure, que je n’oserois m’en vanter au peuple sans rougir. Ex quo intelligitur non in natura, sed in opinione esse aegritudinem. L’opinion est une puissante partie, hardie, et sans mesure. Qui rechercha jamais de telle faim la seurté et le repos, qu’Alexandre et Caesar ont faict l’inquietude et les difficultez. Terez, le Pere de Sitalcez, souloit dire que quand il ne faisoit point la guerre, il luy estoit adviz qu’il n’y avoit point difference entre luy et son pallefrenier. Caton consul, pour s’asseurer d’aucunes villes en Espaigne ayant seulement interdit aux habitans d’icelles de porter les armes, grand nombre se tuerent : ferox gens nullam vitam rati sine armis esse. Combien en sçavons nous qui ont fuy la douceur d’une vie tranquille, en leurs maisons, parmi leurs cognoissans, pour suivre l’horreur des desers inhabitables ; et qui se sont jettez à l’abjection, vilité, et mespris du monde, et s’y sont pleuz jusques à l’affectation. Le cardinal Borromé qui mourut dernierement à Milan, au milieu de la desbauche, à quoy le convioit et sa noblesse, et ses grandes richesses, et l’air de l’Italie, et sa jeunesse, se maintint en une forme de vie si austere, que la mesme robe qui luy servoit en esté, luy servoit en hyver ; n’avoit pour son coucher que la paille ; et les heures qui luy restoyent des occupations de sa charge, il les passoit estudiant continuellement, planté sur ses genouz, ayant un peu d’eau et de pain à costé de son livre, qui estoit toute la provision de ses repas, et tout le temps qu’il y employoit. J’en sçay qui à leur escient ont tiré et proffit et avancement du cocuage, dequoy le seul nom effraye tant de gens. Si la veue n’est le plus necessaire de nos sens, il est au moins le plus plaisant ; mais et les plus plaisants et utiles de nos membres semblent estre ceux qui servent à nous engendrer : toutesfois assez de gens les ont pris en hayne mortelle, pour cela seulement qu’ils estoyent trop aymables, et les ont rejettez à cause de leur pris et valeur. Autant en opina des yeux celuy qui se les creva. La plus commune et la plus saine part des hommes tient à grand heur l’abondance des enfans ; moy et quelques autres à pareil heur le defaut. Et quand on demande à Thales pourquoy il ne se marie point, il respond qu’il n’ayme point à laisser lignée de soy. Que nostre opinion donne pris aus choses, il se void par celles en grand nombre ausquelles nous ne regardons pas seulement pour les estimer, ains à nous ; et ne considerons ny leurs qualités ny leurs utilitez, mais seulement nostre coust à les recouvrer : comme si c’estoit quelque piece de leur substance ; et appelons valeur en elles non ce qu’elles apportent, mais ce que nous y apportons. Sur quoy je m’advise que nous sommes grands mesnagers de nostre mise. Selon qu’elle poise, elle sert de ce mesmes qu’elle poise. Nostre opinion ne la laisse jamais courir à faux fret. L’achat donne titre au diamant, et la difficulté à la vertu, et la douleur à la devotion, et l’aspreté à la medecine. Tel, pour arriver à la pauvreté, jetta ses escuz en cette mesme mer, que tant d’autres fouillent de toutes pars pour y pescher des richesses. Epicurus dict que l’estre riche n’est pas soulagement, mais changement d’affaires. De vray, ce n’est pas la disette, c’est plustost l’abondance qui produict l’avarice. Je veux dire mon experience autour de ce subject. J’ay vescu en trois sortes de condition, depuis estre sorty de l’enfance. Le premier temps, qui a duré pres de vingt années, je le passay, n’ayant autres moyens que fortuites, et despendant de l’ordonnance et secours d’autruy, sans estat certain et sans prescription. Ma despence se faisoit d’autant plus allegrement et avec moins de soing, qu’elle estoit toute en la temerité de la fortune. Je ne fu jamais mieux. Il ne m’est oncques advenu de trouver la bourçe de mes amis close : m’estant enjoint au delà de toute autre necessité la necessité de ne faillir au terme que j’avoy prins à m’acquiter. Lequel ils m’ont mille fois alongé, voyant l’effort que je me faisoy pour leur satisfaire : en maniere que j’en rendoy une loyauté mesnagere et aucunement piperesse. Je sens naturellement quelque volupté à payer, comme si je deschargeois mes espaules d’un ennuyeux poix, et de cette image de servitude ; aussi qu’il y a quelque contentement qui me chatouille à faire une action juste, et contenter autruy. J’excepte les payements où il faut venir à marchander et conter, car si je ne trouve à qui en commettre la charge, je les esloingne honteusement et injurieusement tant que je puis, de peur de cette altercation, à laquelle et mon humeur et ma forme de parler est du tout incompatible. Il n’est rien que je haisse comme à marchander. C’est un pur commerce de trichoterie et d’impudence : apres une heure de debat et de barquignage, l’un et l’autre abandonne sa parolle et ses sermens pour cinq sous d’amandement. Et si empruntois avec desadventage : car n’ayant point le cœur de requérir en presence, j’en renvoyois le hazard sur le papier, qui ne faict guiere d’effort, et qui preste grandement la main au refuser. Je me remettois de la conduitte de mon besoing plus gayement aux astres, et plus librement, que je n’ay faict depuis à ma providence et à mon sens. La plus part des mesnagers estiment horrible de vivre ainsin en incertitude, et ne s’advisent pas, premierement que la plus part du monde vit ainsi. Combien d’honnestes hommes ont rejetté tout leur certain à l’abandon, et le font tous les jours, pour cercher le vent de la faveur des Roys et de la fortune ? Caesar s’endebta d’un million d’or outre son vaillant pour devenir Caesar. Et combien de marchans commencent leur trafique par la vente de leur metairie, qu’ils envoyent aux Indes

Tot per impotentia freta ?

En une si grande siccité de devotion, nous avons mille et mille colleges qui la passent commodeement, attendant tous les jours de la liberalité du ciel, ce qu’il faut à leur disner. Secondement, ils ne s’advisent pas que cette certitude sur laquelle ils se fondent n’est guiere moins incertaine et hazardeuse que le hazard mesme. Je voy d’aussi pres la misere, au delà de deux mille escuz de rente, que si elle estoit tout contre moy. Car, outre ce que que le sort a dequoy ouvrir cent breches à la pauvreté au travers de nos richesses, n’y ayant souvent nul moyen entre la supreme et infime fortune : Fortuna vitrea est ; tunc cum splendet frangitur : et envoyer cul sur pointe toutes nos deffences et levées, je trouve que par diverses causes l’indigence se voit autant ordinairement logée chez ceux qui ont des biens que chez ceux qui n’en ont point : et qu’à l’avanture est elle aucunement moins incommode, quand elle est seule, que quand elle se rencontre en compaignie des richesses. Elles viennent plus de l’ordre que de la recepte : Faber est suae quisque fortunae. Et me semble plus miserable un riche malaisé, necessiteux, affaireux, que celuy qui est simplement pauvre. In divitiis inopes, quod genus egestatis gravissimum est. Les plus grands princes et plus riches sont par pauvreté et disette poussez ordinairement à l’extreme necessité. Car en est-il de plus extreme que d’en devenir tyrans et injustes usurpateurs des biens de leurs subjects ? Ma seconde forme, ç’a esté d’avoir de l’argent. A quoy m’estant prins, j’en fis bien tost des reserves notables selon ma condition : n’estimant que ce fut avoir, sinon autant qu’on possede outre sa despense ordinaire, ny qu’on se puisse fier du bien qui est encore en esperance de recepte, pour claire qu’elle soit. Car quoy, disoy-je, si j’estois surpris d’un tel, ou d’un tel accident ? Et, à la suite de ces vaines et vitieuses imaginations, j’allois, faisant l’ingenieux à prouvoir par cette superflue reserve à tous inconveniens : et sçavois encore respondre à celuy qui m’alleguoit que le nombre des inconveniens estoit trop infiny, que si ce n’estoit à tous, c’estoit à aucuns et plusieurs. Cela ne se passoit pas sans penible sollicitude. J’en faisoy un secret : et moy, qui ose tant dire de moy, ne parloy de mon argent qu’en mensonge, comme font les autres, qui s’appauvrissent riches, s’enrichissent pauvres, et dispensent leur conscience de jamais tesmoigner sincerement de ce qu’ils ont : Ridicule et honteuse prudence. Allois-je en voyage, il ne me sembloit estre jamais suffisamment prouveu. Et plus je m’estois chargé de monnoye, plus aussi je m’estois chargé de crainte : tantost de la seurté des chemins, tantost de la fidelité de ceux qui conduisoient mon bagage : duquel, comme d’autres que je cognoys, je ne m’asseurois jamais assez si je ne l’avois devant mes yeux. Laissoy-je ma boyte chez moy, combien de soubçons et pensements espineux, et, qui pis est, incommunicables. J’avois tousjours l’esprit de ce costé. Tout compté, il y a plus de peine à garder l’argent qu’à l’acquerir. Si je n’en faisois du tout tant que j’en dis, au moins il me coustoit à m’empescher de le faire. De commodité, j’en tirois peu ou rien : pour avoir plus de moyen de despence, elle ne m’en poisoit pas moins. Car, comme disoit Bion, autant se fache le chevelu comme le chauve, qu’on luy arrache le poil : et depuis que vous estes accoustumé et avez planté vostre fantasie sur certain monceau, il n’est plus à vostre service : vous n’oseriez l’escorner. C’est un bastiment qui, comme il vous semble, crollera tout, si vous y touchez. Il faut que la necessité vous prenne à la gorge pour l’entamer. Et au paravant j’engageois mes hardes, et vendois un cheval avec bien moins de contrainte, et moins envys, que lors je ne faisois bresche à cette bourçe favorie, que je tenois à part. Mais le danger estoit, que mal ayséement peut-on establir bornes certaines à ce desir (elles sont difficiles à trouver és choses qu’on croit bonnes) et arrester un poinct à l’espargne. On va tousjours grossissant cet amas et l’augmentant d’un nombre à autre, jusques à se priver vilainement de la jouyssance de ses propres biens, et l’establir toute en la garde, et à n’en user point. Selon cette espece d’usage, ce sont les plus riches gens de monoie, ceux qui ont charge de la garde des portes et murs d’une bonne ville. Tout homme pecunieux est avaritieux à mon gré. Platon renge ainsi les biens corporels ou humains : la santé, la beauté, la force, la richesse. Et la richesse, dict-il, n’est pas aveugle, mais tres clairvoyante, quand elle est illuminée par la prudence. Dionisius le fils, eust sur ce propos bonne grace. On l’advertit que l’un de ses Syracusains avoit caché dans terre un thresor. Il luy manda de le luy apporter, ce qu’il fit, s’en réservant à la desrobbée quelque partie, avec laquelle il s’en alla en une autre ville, où, ayant perdu cet appetit de thesaurizer, il se mit à vivre plus liberallement. Ce qu’entendant Dionysius luy fit rendre le demeurant de son thresor, disant que puis qu’il avoit appris à en sçavoir user, il le luy rendoit volontiers. Je fus quelques années en ce point. Je ne sçay quel bon daemon m’en jetta hors tres-utilement, comme le Siracusain, et m’envoya toute cette conserve à l’abandon, le plaisir de certain voyage de grande despence, ayant mis au pied cette sotte imagination. Par où je suis retombé à une tierce sorte de vie (je dis ce que j’en sens) certes plus plaisante beaucoup et plus reiglée : c’est que je faits courir ma despence quand et ma recepte ; tantost l’une devance, tantost l’autre : mais c’est de peu qu’elles s’abandonnent. Je vis du jour à la journée, et me contente d’avoir dequoy suffire aux besoings presens et ordinaires ; aux extraordinaires toutes les provisions du monde n’y sçauroyent baster. Et est follie de s’attendre que fortune elle mesmes nous arme jamais suffisamment contre soy. C’est de nos armes qu’il la faut combattre. Les fortuites nous trahiront au bon du faict. Si j’amasse, ce n’est que pour l’esperance de quelque voisine emploite : non pour acheter des terres de quoy je n’ai que faire, mais pour acheter du plaisir. Non esse cupidum pecunia est, non esse emacem vectigal est. Je n’ay ny guere peur que bien me faille, ny nul desir qu’il m’augmente : Divitiarum fructus est in copia, copiam declarat satietas. Et me gratifie singulierement que cette correction me soit arrivée en un aage naturellement enclin à l’avarice, et que je me vois desfaict de cette maladie si commune aux vieux, et la plus ridicule de toutes les humaines folies. Feraulez, qui avoit passé par les deux fortunes, et trouvé que l’accroist de chevance n’estoit pas accroist d’appetit au boire, manger, dormir et embrasser sa femme ; et qui d’autre part santoit poiser sur ses espaules l’importunité de l’oeconomie, ainsi qu’elle faict à moi : delibera de contenter un jeune homme pauvre, son fidele amy, abboyant apres les richesses, et luy fit present de toutes les siennes, grandes et excessives, et de celles encore qu’il estoit en train d’accumuler tous les jours par la liberalité de Cyrus son bon maistre, et par la guerre : moyennant qu’il prinst la charge de l’entretenir et nourrir honnestement comme son hoste et son amy. Ils vescurent ainsi depuis tres heureusement, et esgalement contents du changement de leur condition. Voylà un tour que j’imiterois de grand courage. Et loue grandement la fortune d’un vieil prelat, que je voy s’estre si purement demis de sa bourse, de sa recepte, et de sa mise, tantost à un serviteur choisi, tantost à un autre, qu’il a coulé un long espace d’années, autant ignorant cette sorte d’affaires de son mesnage comme un estranger. La fiance de la bonté d’autruy est un non leger tesmoignage de la bonté propre : partant la favorise Dieu volontiers. Et, pour son regard, je ne voy point d’ordre de maison, ny plus dignement, ny plus constamment conduit que le sien. Heureux qui ait réglé à si juste mesure son besoin, que ses richesses y puissent suffire sans son soing et empeschement, et sans que leur dispensation ou assemblage interrompe d’autres occupations qu’il suit, plus sortables, tranquilles, et selon son cœur. L’aisance donc et l’indigence despendent de l’opinion d’un chacun ; et non plus la richesse, que la gloire, que la santé, n’ont qu’autant de beauté et de plaisir, que leur en preste celuy qui les possede. Chascun est bien ou mal selon qu’il s’en trouve. Non de qui on le croid, mais qui le croid de soy, est content. Et en cela seul la creance se donne essence et verité. La fortune ne nous fait ny bien ny mal ; elle nous en offre seulement la matiere et la semence, laquelle nostre ame, plus puissante qu’elle, tourne et applique comme il luy plait, seule cause et maistresse de sa condition heureuse ou malheureuse. Les accessions externes prennent saveur et couleur de l’interne constitution, comme les accoustremens nous eschauffent, non de leur chaleur, mais de la nostre, laquelle ils sont propres à couver et nourrir ; qui en abrieroit un corps froit, il en tireroit mesme service pour la froideur : ainsi se conserve la neige et la glace. Certes tout en la maniere qu’à un faineant l’estude sert de tourment, à un yvrongne l’abstinence du vin ; la frugalité est supplice au luxurieux, et l’exercice geine à un homme délicat et oisif : ainsi est-il du reste. Les choses ne sont pas si douloreuses, ny difficiles d’elles mesmes : mais nostre foiblesse et lascheté les fait telles. Pour juger des choses grandes et haultes, il faut un’ame de mesme, autrement nous leur attribuons le vice qui est le nostre. Un aviron droit semble courbe en l’eau. Il n’importe pas seulement qu’on voye la chose, mais comment on la voye. Or sus, pourquoy de tant de discours, qui persuadent diversement les hommes de mespriser la mort, et de porter la douleur, n’en trouvons nous quelcun qui face pour nous ? Et de tant d’especes d’imaginations, qui l’ont persuadé à autruy, que chacun n’en applique il à soy une le plus selon son humeur ? S’il ne peut digerer la drogue forte et abstersive, pour desraciner le mal, au moins qu’il la preigne lenitive, pour le soulager. Opinio est quaedam effeminata ac levis, nec in dolore magis, quam eadem in voluptate : qua, cum liquescimus fluimusque mollitia, apis aculeum sine clamore ferre non possumus. Totum in eo est, ut tibi imperes. Au demeurant, on n’eschappe pas à la philosophie, pour faire valoir outre mesure l’aspreté des douleurs et l’humaine foiblesse. Car on la contraint de se rejetter à ces invincibles repliques : s’il est mauvais de vivre en necessité, au moins de vivre en necessité, il n’est aucune necessité. Nul n’est mal long temps qu’à sa faute. Qui n’a le cœur de souffrir ny la mort ny la vie, qui ne veut ny resister ny fuir, que luy feroit-on ?