Essais/Livre I/Chapitre 15
On est puny pour s’opiniastrer à une place sans raison
Chap. XV.
A vaillance a ses limites, comme les autres vertus : lesquels franchis on se trouve dans le train du vice ; en maniere que par chez elle on se peut rendre à la temerité, obstination et folie, qui n’en sçait bien les bornes : malaiseez en verité à choisir sur leurs confins. De cette consideration est née la coustume, que nous avons aux guerres, de punir, voire de mort, ceux qui s’opiniastrent à defendre une place, qui par les reigles militaires ne peut estre soustenue. Autrement, soubs l’esperance de l’impunité il n’y
auroit pouillier, qui
n’arrestast une armée. Monsieur le Connestable de Mommorency au
siege
de Pavie, ayant esté commis pour passer le Tesin, et se loger aux
fauxbourgs Saint Antoine, estant empesché d’une tour au bout du
pont,
qui s’opiniastra jusques à se faire battre, feist pendre tout ce qui
estoit dedans. Et encore depuis, accompaignant Monsieur le Dauphin
au voyage delà les monts, ayant pris par force le chasteau de Villane,
et tout ce qui estoit dedans ayant esté mis en pieces par la furie
des
soldats, hormis le Capitaine et l’enseigne, il les fit pendre et
estrangler, pour cette mesme raison : comme fit aussi le Capitaine
Martin du Bellay, lors gouverneur de Turin en cette mesme contrée,
le capitaine de Saint Bony, le reste de ses gens ayant esté
massacré à
la prinse de la place. Mais, d’autant que le jugement de la valeur et
foiblesse du lieu se prend par l’estimation et contrepois des forces
qui l’assaillent, car tel s’opiniatreroit justement contre deux
couleuvrines, qui feroit l’enragé d’attendre trente canons ; où se
met
encore en conte la grandeur du prince conquerant, sa reputation, le
respect qu’on luy doit, il y a danger qu’on presse un peu la balance
de
ce costé là. Et en advient par ces mesmes termes, que tels ont
si
grande opinion d’eux et de leurs moiens, que, ne leur semblant point
raisonnables qu’il y ait rien digne de leur faire teste, passent le
cousteau par tout, où ils trouvent resistance, autant que fortune
leur
dure : comm’ il se voit par les formes de sommation et deffi, que les
princes d’Orient et leurs successeurs, qui sont encores, ont en usage,
fiere, hautaine et pleine d’un commandement barbaresque.
Et au quartier par où les Portugalois escornerent les Indes, ils
trouverent des estasts avec cette loy universelle et inviolable, que
tout
ennemy vaincu du Roy en presence, ou de son Lieutenant, est hors de
composition de rançon et de mercy.
Ainsi sur tout il se faut garder, qui peut, de tomber entre les mains
d’un Juge ennemy, victorieux et armé.