Essais/Livre I/Chapitre 37
Du Jeune Caton
E n’ay point cette erreur commune de juger d’un
autre selon que je suis. J’en croy aysément des choses diverses à
moy.
Pour me sentir engagé à une forme, je n’y oblige pas le monde, comme
chascun fait ; et croy, et conçois mille contraires façons de vie ; et,
au rebours du commun, reçoy plus facilement la difference que la
ressemblance en nous. Je descharge tant qu’on veut un autre estre de
mes conditions et principes, et le considere simplement en luy-mesme,
sans relation, l’estoffant sur son propre modelle. Pour n’estre
continent, je ne laisse d’advouer sincerement la continence des
Feuillans et des Capuchins, et de bien trouver l’air de leur train :
je m’insinue, par imagination, fort bien en leur place. Et si les
ayme
et les honore d’autant plus qu’ils sont autres que moy. Je desire
singulierement qu’on nous juge chascun à part soy, et qu’on ne me
tire
en consequence des communs exemples.
Ma foiblesse n’altere aucunement les opinions que je dois avoir de la
force et vigueur de ceux qui le meritent.
Sunt qui nihil laudent, nisi quod se imitari posse confidunt.
Rampant au limon de la terre, je ne laisse pas de remerquer, jusques
dans les nues, la hauteur inimitable d’aucunes ames heroïques. C’est
beaucoup pour moy d’avoir le jugement reglé, si les effects ne le
peuvent estre, et maintenir au moins cette maistresse partie exempte de
corruption. C’est quelque chose d’avoir la
volonté bonne, quand les jambes me faillent. Ce siècle auquel nous
vivons, au moins pour nostre climat, est si plombé que, je ne dis pas
l’execution, mais l’imagination mesme de la vertu en est à dire ; et
semble que ce ne soit autre chose qu’un jargon de colliege :
virtutem verba putant, ut Lucum ligna.
Quam vereri deberent, etiamsi percipere non possent. C’est un
affiquet à pendre en un cabinet, ou au bout de la langue, comme au
bout de l’oreille, pour parement.
Il ne se recognoit plus d’action vertueuse : celles qui en portent le
visage, elles n’en ont pas pourtant l’essence, car le profit, la
gloire,
la crainte, l’accoutumance et autres telles causes estrangeres nous
acheminent à les produire. La justice, la vaillance, la
debonnaireté,
que nous exerçons lors, elles peuvent estre ainsi nommées pour la
consideration d’autruy, et du visage qu’elles portent en public, mais,
chez l’ouvrier, ce n’est aucunement vertu ; il y a une autre fin
proposée,
autre cause mouvante.
Or la vertu n’advoue rien que ce qui se faict par elle et pour elle
seule.
En cette grande bataille de Potidée que les Grecs sous Pausanias
gaignerent contre Mardonius et les Perses, les victorieux, suivant
leur coustume, venants à partir entre eux la gloire de l’exploit,
attribuerent à la nation Spartiate la precellence de valeur en ce
combat. Les Spartiates, excellens juges de la vertu, quand ils
vindrent à decider à quel particulier debvoit demeurer l’honneur
d’avoir le mieux faict en cette journée, trouverent qu’Aristodeme
s’estoit le plus courageusement hazardé ; mais pourtant ils ne luy en
donnerent point le prix, par ce que sa vertu avoit esté incitée du
desir de se purger du reproche qu’il avoit encouru au faict des
Thermopyles, et d’un appetit de mourir courageusement pour garantir sa
honte passée. Nos jugemens sont encores malades, et suyvent la
depravation de nos meurs. Je voy la pluspart des esprits de mon temps
faire les ingenieux à obscurcir la gloire des belles et genereuses
actions anciennes, leur donnant quelque interpretation vile, et leur
controuvant des occasions et des causes vaines.
Grande subtilité ! Qu’on me donne l’action la plus excellente et
pure,
je m’en vois y fournir vraysemblablement cinquante vitieuses
intentions. Dieu sçait, à qui les veut estendre, quelle diversité
d’images ne souffre nostre interne volonté.
Ils ne font pas tant malitieusement que lourdement et grossierement
les ingenieux à tout leur mesdisance. La mesme peine qu’on prent à
detracter de ces grands noms, et la mesme licence, je la prendroye
volontiers à leur prester quelque tour d’espaule à les hausser.
Ces
rares figures, et triées pour l’exemple du monde par le consentement
des sages, je ne me feinderoy pas de les recharger d’honneur, autant
que mon invention pourroit en interpretation et favorable circonstance.
Mais il faut croire que les efforts de nostre conception sont loing
au-dessous de leur merite. C’est l’office des gens de bien de peindre
la vertu la plus belle qui se puisse ; et ne nous messieroit pas, quand
la passion nous transporteroit à la faveur de si sainctes formes.
Ce
que ceux-cy font au contraire,
ils le font ou par malice, ou par ce vice de ramener leur creance à
leur portée, dequoy je viens de parler, ou, comme je pense plustost,
pour n’avoir pas la veue assez forte et assez nette pour concevoir la
splendeur de la vertu en sa pureté naifve, ny dressée à cela : comme
Plutarque dict que, de son temps, aucuns attribuoient la cause de la
mort du jeune Caton à la crainte qu’il avoit eu de Caesar : dequoy il
se picque avecques raison ; et peut on juger par là combien il se fut
encore plus offencé de ceux qui l’ont attribuée à l’ambition.
Sottes gens ! Il eut bien faict une belle action, genereuse et juste,
plus tost aveq ignominie, que pour la gloire.
Ce personnage là fut veritablement un patron que nature choisit
pour
montrer jusques où l’humaine vertu et fermeté pouvoit atteindre.
Mais je ne suis pas icy à mesmes pour traicter ce riche argument.
Je
veux seulement faire luiter ensemble les traits de cinq poetes Latins
sur la louange de Caton,
et pour l’interest de Caton, et, par incident, pour le leur aussi.
Or
devra l’enfant bien nourry trouver, au pris des autres, les deux
premiers trainans, le troisiesme plus verd, mais qui s’est abattu par
l’extravagance de sa force ; estimer que là il y auroit place à un ou
deux degrez d’invention encore pour arriver au quatriesme, sur le
point
duquel il joindra ses mains par admiration. Au dernier, premier de
quelque espace, mais laquelle espace il jurera ne pouvoir estre remplie
par nul esprit humain, il s’estonnera, il se transira. Voicy
merveille :
nous avons bien plus de poetes, que de juges et interpretes de poesie.
Il est plus aisé de la faire, que de la cognoistre. A certaine
mesure
basse, on la peut juger par les preceptes et par art. Mais la bonne,
l’excessive, la divine est audessus des regles et de la raison.
Quiconque en discerne la beauté d’une veue ferme et rassise, il ne
la
void pas, non plus que la splendeur
d’un esclair. Elle ne pratique point nostre jugement : elle le ravit
et
ravage. La fureur qui espoinçonne celuy qui la sçait penetrer,
fiert
encores un tiers à la luy ouyr traitter et reciter : comme l’aymant,
non seulement attire un’ aiguille, mais infond encores en icelle sa
faculté d’en attirer d’autres. Et il se void plus clairement aux
theatres, que l’inspiration sacrée des muses, ayant premierement
agité le poete à la cholere, au deuil, à la hayne, et hors de soy
où elles veulent, frappe encore par le poete l’acteur, et par
l’acteur consecutivement tout un peuple. C’est l’enfileure de noz
aiguilles, suspendues
l’une de l’autre. Dés ma premiere enfance, la
poesie a eu cela, de me transpercer et transporter. Mais ce
ressentiment bien vif qui est naturellement en moy, a esté diversement
manié par diversité de formes, non tant plus hautes et plus basses
(car c’estoient tousjours des plus hautes en chaque espece) comme
differentes en couleur : premierement une fluidité gaye et ingenieuse ;
depuis une subtilité aigue et relevée ; enfin une force meure et
constante. L’exemple le dira mieux : Ovide, Lucain, Vergile. Mais
voylà nos gens sur la carriere.
dict l’un.
dict l’autre. Et l’autre, parlant des guerres civiles d’entre Caesar et Pompeius,
Praeter atrocem animum Catonis.
Et le maistre du chœur, apres avoir étalé les noms des plus grands Romains en sa peinture, finit en cette maniere :