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Essais de Physiologie végétale/01

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Essais de Physiologie végétale
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 64 (p. 721-743).
II  ►
LE CHÊNE
ESSAI DE PHYSIOLOGIE VÉGÉTALE

Parmi les définitions difficiles, il en est une qui, au plus haut degré ardue et complexe, défie depuis des siècles savans et philosophes : c’est celle de la vie. Qu’est la vie et d’où vient-elle? — Les uns ne la considèrent que comme un principe, les autres ne voient en elle qu’un résultat, et si l’on songe d’une part qu’elle embrasse les deux règnes organiques, et de l’autre qu’elle se modifie dans chacun d’eux, sinon comme cause première, du moins comme manifestation, on pourra se faire une idée de la difficulté qu’éprouvent ceux qui voudraient, en une formule générale, résumer d’une façon tout à la fois concise et complète les innombrables données de ce problème.

Ce problème paraît double, en ce sens qu’il y a une vie végétale, et une vie animale; ce n’est là qu’une simple apparence. Depuis le jour où, grâce au microscope, l’organographie végétale fut révélée, et la physiologie végétale fondée, on découvrit entre celle-ci et la physiologie animale de frappantes analogies. Les deux sciences s’appuient l’une sur l’autre et se complètent l’une par l’autre. De cette alliance féconde naît une science plus vaste, une physiologie générale, qui nous enseigne que la vie est une et que les mêmes principes la régissent depuis ses manifestations les plus humbles jusqu’à son plus haut point d’épanouissement. Nulle transition brusque, ainsi que le disait Linné. La cellule végétale est exactement semblable à la cellule animale. Elle se développe comme celle-ci, obéit aux mêmes influences physiques, procréant en elle et autour d’elle ces éternels premiers élémens où se rallume incessamment la vie. Ainsi se trouve confirmée la loi de solidarité qui relie les uns aux autres tous les êtres vivans de la création; mais pour bien comprendre cette solidarité, pour la saisir dans son ensemble, c’est aux origines qu’il faut remonter, et étudier la plante, qui est comme l’essai de la nature, l’ébauche de l’organisme, le véritable prodrome de la vie universelle. C’est dans cet esprit qu’a été tentée l’étude qu’on va lire c’est-à-dire l’histoire d’un seul arbre, d’un chêne, choisi comme type de tout un embranchement[1], dont nous allons raconter la naissance, le développement et la mort.

La vie végétale, qui paraît si simple au premier abord, est cependant très complexe. Cette complexité provient de ce que chez elle, comme dans le règne animal, se manifeste le phénomène remarquable de la synthèse de vies particulières dont le groupement simule un tout individuel. La vie végétale en effet s’offre sous deux formes spéciales qui, au point de vue de la physiologie, présentent une importance de premier ordre. Ces deux formes sont la vie isolée[2] et la vie agglomérée.

La vie isolée est relativement représentée par la plante annuelle dont tous les organes concourent à la constitution d’une seule individualité. Un liseron par exemple et un haricot, qui naissent et meurent dans l’espace d’une saison, peuvent donner l’idée de ces plantes dont la végétation à cycle borné condense dans une période fixe le développement de toutes les énergies vitales, tandis que les plantes vivaces, telles qu’un rosier ou un chêne, figurent une autre classe de végétaux dont l’ensemble cache, sous une apparente unité, l’agglomération d’innombrables plantes annuelles qui se développent chaque année sur les couches superposées des végétations précédentes. Un arbre au printemps n’est pas un simple végétal, c’est un groupe de végétaux amoncelés sur lequel se répand chaque année une sorte d’alluvion de sève émergeante, fournissant à tout un peuple de jeunes rameaux un héritage de vie que ceux-ci transmettront à leur tour à une génération nouvelle.

Or dans ce groupement d’existences distinctes, dans cette superposition de végétaux qui, pour être attachés à leurs devanciers, n’en vivent pas moins d’une vie indépendante, où chercher l’individualité végétale, où retrouver cette unité du principe vital que fait naître la notion d’individualité? La plante est une multitude, a dit Engelmann. Il faut donc, au milieu de cette multitude, de cette juxtaposition d’êtres vivans, éliminer, choisir, remonter d’organe en organe et chercher à l’origine de la vie végétale celui d’entre eux d’où paraît jaillir la première virtualité d’émission.

La solution de ce curieux problème a de tout temps préoccupé les botanistes philosophes. A travers mille oscillations et mille hypothèses, on le retrouve de toutes parts, chacun ayant fourni son idée ou le résultat de ses expériences sur cet organe élémentaire, sur ce principe premier d’où découle toute vie. Pour Goethe, c’est la feuille; pour Turpin, la cellule; pour d’autres, ce sont les pétales, les étamines ou les ovaires. Toute la série des organes est ainsi mise en réquisition. On s’accorde généralement aujourd’hui à dire que ce sont les gemmes ou bourgeons.

Cette dernière hypothèse n’est pas nouvelle : Hippocrate, avec la prescience du génie, affirmait, il y a plus de deux mille ans, que « le scion est comme un petit arbre; » mais cette idée s’était perdue comme tant d’autres qu’il a fallu retrouver périodiquement, et l’on peut considérer comme véritablement nouvelle la découverte qu’en ont faite les botanistes modernes. Ce serait, d’après eux, le phyton ou le phytogène qui serait l’individu végétal, c’est-à-dire ce corps qui, selon les circonstances diverses de chaleur, d’humidité, et surtout de situation, forme les bourgeons et se développe en un organe quelconque; c’est là le centre vital, la source originaire.

Dans cette agglomération de matière organisée qui constitue ce que l’on appelle un gros arbre, ce phytogène est donc l’élément qui renferme toutes les forces plastiques capables de reproduire et de transmettre la vie, celui qui virtuellement contient tout l’arbre. La plante n’a nullement été créé pour la formation du ligneux; cette accumulation, bien qu’elle réponde directement à nos vues utilitaires et aux besoins de l’industrie, est physiologiquement un résultat secondaire. Le ligneux est formé par les excrétions de la plante, qui réserve tous ses sucs élaborés et toutes ses énergies créatrices pour la reproduction de l’être qui doit survivre et assurer l’avenir. Les couches anciennes n’ont qu’un rôle tout passif; elles servent de support aux générations nouvelles, elles leur fournissent abri, protection et nourriture, comme un véritable terrain d’où émergent périodiquement les bourgeons nouveau-nés, de telle sorte que l’on peut répéter avec Dupont de Nemours que la plante n’est qu’un polypier aérien qui, par l’amoncellement annuel de ses débris organiques, nous rappelle ces autres polypiers du règne supérieur dont les restes couronnent les îles et servent de base aux continens de formation nouvelle. Chaque organe jouit dans ce vaste ensemble d’une vie à part, chacun d’eux peut avoir une respiration distincte et une espèce de circulation spéciale ; il n’est pas jusqu’à la dernière cellule qui ne s’isole de l’existence générale par des phénomènes physiologiques qui lui sont propres.

Toutefois n’exagérons rien, et ne scindons point par une analyse excessive les grandes et merveilleuses synthèses que la nature maintient avec un soin jaloux. Distinguons dans le polypier végétal ce que l’organographie nous autorise à distinguer, mais n’oublions pas qu’une vie commune anime la confédération tout entière. Au travers de ces tissus annuellement accumulés par chaque assise périodique, il se fait un appel général de fluides ou de sucs et comme une vibration harmonique, mettant en œuvre toutes les lois physiques qui, sous les noms généraux de pesanteur, d’attraction, de capillarité, d’endosmose et de dynamique vitale, cachent les admirables mystères dont s’occupe la physiologie. Si donc l’unité manque au point de vue de l’organisme général, elle demeure entière en ce qui concerne l’équilibre des forces et la solidarité des élémens vitaux. Ceux-ci concourent tous à la nutrition comme à la reproduction de la plante, et depuis la racine, qui fournit les véhicules aqueux et les alimens minéraux, jusqu’aux feuilles, où s’opère, par une véritable respiration, la transformation chimique des fluides aériformes, s’accomplissent incessamment les phénomènes généraux de la vie agglomérée.


I.

Un gland est tombé à terre il y a cinq cents ans environ. Jeté par un coup de vent dans la poussière, il y attendit quelque temps la pluie, puis un rayon de soleil. La pluie tomba, les rayons percèrent les nuages, et, dans la fange tiède où l’avait enseveli le pied distrait d’un passant ou le coup de bec d’un oiseau, commencèrent une série de phénomènes curieux entre tous, ceux de la germination.

Il s’offre ici un premier sujet de réflexion. Les origines de la vie, partout inconnues, incompréhensibles, nous attirent par le mystère même dont elles s’enveloppent. L’œuf, la graine, plus haut encore la cellule, cet élément primaire de tout être vivant, retiennent penchés sur l’énigme de leur nature le poète, le savant et le philosophe. À quelque école que l’on appartienne, quelque système que l’on adopte, il est, dans la transition de la préexistence embryonnaire à la naissance ou vie formulée, un abîme de questions auxquelles la science ne peut répondre ; elle a fait néanmoins une découverte importante : l’analogie entre la graine et l’œuf comme composition chimique et comme fonctions. Une graine est un œuf végétal ; les physiologistes ont trouvé dans certaines semences de l’albumen — correspondant au blanc de l’œuf, — et du vitellus — correspondant au jaune. C’est de ce vitellus, tissu microscopique contenu dans le sac embryonnaire, que jaillit une vie nouvelle sous l’influence de l’incubation. Cette incubation, multiple dans ses résultats, est une dans sa cause effective. Ici elle a lieu dans les flancs du mammifère, là sous l’aile de l’oiseau, ailleurs dans le terrain qu’échauffe le soleil, mais partout, dans la graine comme dans l’œuf, comme dans les premières cellules du fœtus, se produisent des phénomènes analogues. Au centre des inertes tissus de l’embryon végétal, qui en certaines circonstances eussent pu garder pendant des années, des siècles même, la faculté germinative, s’éveille une puissance, commence une évolution. Suivant l’universelle loi de transmission et de métamorphose qui préside à la conservation de tant de races vivantes, une étincelle de vie échappée à la plante mère s’est incorporée dans l’embryon, y a condensé on ne sait quelles vertus organiques dans une matière restreinte jusqu’à l’infinie petitesse, si bien que tout un chêne, ainsi qu’on l’a si souvent répété, sommeille virtuellement dans le gland.

Comment en est-il sorti ? Il faut remonter bien loin pour le découvrir, ce chêne, car c’est au milieu des tissus mêmes de la semence qu’il nous faut aller chercher cette fameuse première cellule vivante du sein de laquelle est issu ce colosse de cinq siècles qui superpose par étages les opulens massifs de sa puissante ramure. Cette cellule, que l’on a nommée vésicule embryonnaire, et qui primitivement était formée d’une matière granuleuse, s’est remplie peu à peu de nouvelles cellules internes qui, par segmentations successives, ont fini par former un petit cône lisse, arrondi et mamelonné. C’est alors que dans ce cône s’est accomplie une merveilleuse multiplication de forces. D’une unité primitive sont sortis des élémens divers. Au milieu de ce gland, dont toutes les cellules sont parfaitement identiques en apparence, il s’opère une disjonction, une sorte de bifurcation, dont le résultat immédiat est la formation d’un double courant de vie. L’un monte vers l’atmosphère tandis que l’autre s’enfonce dans les profondeurs du sol. Au premier de ces courans appartiendra la tige, au second la racine. Des deux côtés du gland étaient les rudimens des deux premières feuilles, qu’on appelle cotylédonaires ; au milieu était la gemmule, c’est-à-dire le germe, au-dessous une partie amincie qui a servi d’élémens communs à la tigelle et à la radicule. Le tout constituait une plantule, c’est-à-dire la miniature même du chêne. Eh bien ! cette plantule, la voici entièrement formée. Le tissu cellulaire s’est organisé : toutes les utricules, s’acquittant chacune de ses fonctions spéciales, sont entrées dans l’évolution vitale. Sous l’influence de cette force plastique qui de la plus infime molécule s’étend jusqu’à l’organisation des sphères au sein des nébuleuses, elles se sont mises les unes à remplir leur propre cavité de substances nutritives, les autres à s’allonger en vaisseaux tubulaires, celles-ci à monter dans la tigelle, celles-là à descendre dans la radicule, de telle sorte que de part et d’autre d’une ligne interne de démarcation se sont groupés les élémens constitutifs des deux grands systèmes dont se compose tout végétal.

Cette ligne de démarcation, cette surface mathématique plutôt, que Lamarck désigna par l’expression de nœud vital, s’appelle aujourd’hui le collet de la racine. C’est là la double base des deux systèmes axillaires dont il vient d’être question, et qui, semblables à deux pyramides allongées et symétriques, s’étendent l’un dans l’atmosphère, où il représente la partie aérienne, l’autre dans le sol, où il constitue la partie radiculaire. Chacune de ces pyramides a son chemin tout tracé et obéit à une tendance dont rien ne peut vaincre ni déjouer la loi impérieuse. Autant l’une met d’obstination à descendre dans la terre, vers l’obscurité, autant l’autre en met à s’élancer vers le zénith et la lumière. Parties analogues d’un même axe végétal et l’on pourrait presque dire d’une sorte de colonne vertébrale, elles n’ont de véritablement distinct que la tendance qui les entraîne vers deux directions opposées.

Mais il faut vivre, c’est-à-dire manger, et c’est pour cela que la radicule est sortie la première du gland. De son enveloppe ramollie, puis déchirée par suite du gonflement des tissus intérieurs, elle s’est échappée avide, impatiente de vivre. Crochue, d’un blanc jaunâtre, recouverte d’un léger duvet et coiffée d’une enveloppe protectrice, sorte de capuchon appelé piléorhize, elle s’est immédiatement dirigée vers la terre. Bientôt cependant son aspect se modifie; tandis que son extrémité s’allonge et que la base se revêt d’une coloration plus foncée, elle perd une partie des sucs aqueux qui la rendaient blanche et molle, ses poils se dessèchent, de nouvelles papilles recouvrent son épidémie d’innombrables suçoirs; de jeunes racines, armées de spongioles, s’en vont de toutes parts aux provisions. Rien ne saurait donner idée d’une aussi précoce voracité. Ce n’est pas pour elles-mêmes au reste que les radicules se mettent si avidement en quête, c’est pour la tigelle, qui de son côté monte affamée, réclamant à la terre et à l’air de l’eau, des sucs, des gaz.

Toutefois comment s’y prendre? Ni l’atmosphère, ni le sol ne peuvent spontanément répondre à ces exigences. Pour vivre d’une vie complète et soudaine, la plantule devrait puiser dans l’une et dans l’autre, aspirer là-haut des fluides aériformes, pomper là-bas des alimens plus substantiels : il lui faudrait des feuilles et des racines, et c’est à peine si ses racines ont pu s’enfoncer dans la terre, c’est à peine surtout si l’extrémité de sa tigelle a commencé à verdir au contact de l’atmosphère. La situation de notre petit chêne serait donc fort précaire, si la nature n’avait pourvu au danger de ce moment critique par le plus merveilleux des expédiens. Le règne végétal en effet possède comme le règne animal sa phase d’allaitement : c’est la phase cotylédonaire. De part et d’autre de la plantule sont deux réservoirs, deux vases, deux écuelles, si l’on veut (c’est même le sens exact du mot cotylédon), que remplit une substance albumineuse. Cette substance, d’abord dure, se ramollit bien vite sous l’influence de l’humidité; elle fait plus, elle se liquéfie par suite d’une décomposition chimique que provoque la germination, et c’est dans cet état de liquéfaction presque complète qu’elle est absorbée par le jeune chêne. Chacune des moitiés du gland n’est donc pas autre chose qu’une véritable nourrice du petit arbre qui, allaité de la sorte pendant quelques jours, se développera promptement et trouvera, grâce à ses racines plus robustes et à ses feuilles nouvellement formées, la force de pourvoir à ses besoins croissans en mettant désormais à contribution le sol et l’atmosphère.

Que vient-il de se passer dans cette tigelle qui, sevrée de sa vie cotylédonaire, commence à vivre de la grande vie atmosphérique? Une première observation à faire, c’est qu’elle a verdi à son extrémité supérieure, tandis que la partie inférieure est demeurée blanchâtre. Eh bien! il a été prouvé que ces parties blanches exhalent de l’acide carbonique pendant la germination. Or qu’est-ce qu’exhaler de l’acide carbonique? C’est brûler. Une combustion a lieu en effet, combustion des élémens hydrocarbonés dont se compose l’albumine, à tel point qu’il s’opère parfois autour de la graine en germination un dégagement de calorique. Voici donc la partie inférieure qui dégage de l’acide carbonique; mais il est reconnu d’un autre côté que la partie supérieure verte a le pouvoir de s’assimiler le carbone de l’atmosphère et d’exhaler de l’oxygène. On trouve donc en présence dans la plantule deux forces opposées, l’une tendant à enlever du carbone à la semence, et l’autre contribuant à lui en fournir. Ce phénomène est l’un des plus remarquables de ceux qui s’accomplissent pendant l’acte de la germination. Tandis que la partie supérieure respire déjà de la même façon que le végétal adulte, la respiration de la racine se rapproche de celle des animaux. Ces modes divers par lesquels se manifeste la vie du végétal nouveau-né semblent témoigner, sinon de sa double nature, du moins d’une sorte d’oscillation entre deux manières d’être fort distinctes; ils nous montrent tout au moins l’antagonisme de deux forces antithétiques, ils confirment cette loi bien connue de la nutrition et de la vie chez les êtres organisés, loi que résume toujours l’opposition de deux mouvemens inverses, quoique simultanés, l’un d’assimilation, l’autre de dissociation, l’un d’absorption, l’autre d’exhalation.

Voici donc la plantule respirant par sa partie verte, c’est-à-dire par des feuilles qui, fort petites et chiffonnées tout d’abord, s’étalent bientôt dans l’air, y accomplissent leurs fonctions et participent à tous les privilèges de la vie atmosphérique. Nous n’avions tout à l’heure sous les yeux qu’un phyton, alors que, simple ébauche végétale, la plantule ne se distinguait de la matière environnante que par les virtualités dont elle était douée; maintenant nous avons une plante qui, sevrée de son alimentation cotylédonaire, puise dans le sol et dans l’atmosphère les sucs, les minéraux et les gaz dont elle se nourrira désormais. Toutefois, avant de suivre dans l’atmosphère cette tige qui vient d’en prendre possession, demeurons un moment dans ces régions ténébreuses où la racine va se développer et former par ses ramifications innombrables une tête souterraine analogue à la cime qui, dans l’espace, élargira son dôme par la multiplication annuelle des rameaux et des feuilles. La partie de la plante qui s’enfonce dans la terre constitue la souche en langage botanique; c’est le prolongement inférieur de la tige. La racine ou plutôt les racines sont les organes latéraux ou appendiculaires qui émanent de la souche et de ses principales ramifications sous la forme de fibres plus ou moins grêles et allongées. Ces fibres cylindriques, simples ou rameuses, et que termine une extrémité" arrondie et poreuse appelée spongiole, forment par leur agglomération le chevelu de la racine, et représentent exactement le feuillage aérien par la disposition générale comme par le renouvellement périodique.

La racine de l’arbre, tout à la fois patte et suçoir, étend et multiplie ses ramifications, qui, par leurs étreintes, consolident la tige dans le sol et y pompent des principes de nutrition rendus assimilables par le véhicule universel de la création, l’eau. Au moyen de leurs spongioles et des cellules perméables dont se composent leurs tissus, les racines absorbent des liquides qui, chargés d’acide carbonique, d’ammoniaque et de substances minérales dissoutes, fournissent aux cellules et aux tubes vasculaires de la plante des combinaisons azotées, des décompositions d’élémens terreux ou métalliques, des principes hydrocarbonés et des matières salines. Ces divers matériaux inorganiques, qui, par suite de curieux phénomènes de chimie végétale, sont assimilés par les tissus et deviennent ainsi des élémens de vie organique, s’élèvent dans les canaux de la tige, entraînés par un liquide dont le rôle et l’importance capitale sont connus de tous, la sève.

Cette sève, comment monte-t-elle? À cette question, l’une des plus complexes de la botanique, les physiologistes répondent par diverses hypothèses. On pense que la sève monte par endosmose, par capillarité, ou par suite de l’attraction qu’exercent d’en haut les organes d’exhalation. L’endosmose consiste dans l’attraction exercée sur un liquide par un autre liquide plus dense que le premier. De l’eau gommée renfermée dans une vessie que l’on plonge dans de l’eau pure attire cette dernière et la fait pénétrer dans la dissolution de gomme. Là est tout le phénomène. Or les tissus végétaux se composent primitivement de cellules contiguës; plus tard ces cellules superposées produisent, par la destruction des parois intermédiaires, des tubes ou vaisseaux; ces tubes enfin, en se desséchant et en s’engorgeant, finissent par former des libres ligneuses ou du bois. On comprend dès lors quel rôle jouera l’endosmose dans le tissu cellulaire. La densité des liquides renfermés dans les cellules croissant à mesure qu’ils s’élèvent sur la tige, il en résultera nécessairement que les molécules d’eau à peu près limpides que fournissent les racines seront forcées de monter de cellule en cellule en raison de leur densité. Voilà pour l’endosmose. Quant à la capillarité, tout le monde sait qu’un tube étroit, d’un diamètre capillaire (capillus, cheveu), a la propriété de faire monter entre ses parois les liquides dans lesquels il plonge par sa base. Qu’on applique aux tubes vasculaires formés par l’agglomération des cellules cette propriété des tubes capillaires, et on comprendra que l’ascension de la sève, que se transmettent l’une à l’autre les cellules adjacentes, sera singulièrement favorisée par la forme même des tubes de ce tissu. L’équilibre de densité finit néanmoins par se faire dans les parties liquides du végétal, et le mouvement continue malgré cela, la sève monte toujours. La capillarité seule est impuissante pour expliquer ce phénomène, c’est à la troisième hypothèse qu’il faut recourir, c’est-à-dire à l’attraction qu’exercent les bourgeons, les feuilles et même l’écorce des jeunes rameaux, il arrive en effet que toutes ces parties vertes deviennent, à cause des innombrables pores dont leur épidémie est perforé, le siège d’une évaporation considérable. De là résultent d’une part un épaississement du liquide des cellules qui redouble l’activité de l’endosmose de l’autre la formation de vides qui, aussitôt comblés par une quantité proportionnelle de sève enlevée à la tige, déterminent de proche en proche un flux ascensionnel, aux exigences duquel doit subvenir la racine par une nouvelle et énergique succion des liquides souterrains.

Est-ce bien tout maintenant, et ces trois hypothèses suffiront-elles ? Pas encore. Outre l’endosmose, outre la capillarité, outre l’attraction des parties vertes, il doit y avoir, il y a de plus à coup sûr une force que l’on appellera, si l’on veut, dynamique vitale, — force mystérieuse dont l’intensité, bien qu’imparfaitement connue, se manifeste dans tous les phénomènes d’organisation, et vient par d’incontestables influences faire l’appoint aux causes physiquement appréciables en complétant et en rendant féconde l’harmonie des divers élémens que la vie fait mouvoir. C’est donc par le concours simultané de ces diverses forces, — endosmose, capillarité, attraction des parties vertes, dynamique vitale, — que s’opère périodiquement l’ascension de la sève dans la tige du chêne, de telle sorte que si notre regard, perçant la dure écorce, la couche libérienne, et les premières zones d’aubier, pouvait pénétrer dans l’intérieur, nous verrions au printemps, dans ce tronc massif et inerte en apparence, des millions de cellules et de tubes qui, travaillant chacun dans la sphère de ses attributions, pompent, attirent, distillent, transmettent, et contribuent respectivement à l’œuvre immense de la circulation végétale.

La sève circule; donc, après être montée, il faut qu’elle descende. Enrichie de toutes les matières qu’elle a dissoutes et s’est incorporées dans son trajet ascensionnel, elle est arrivée jusqu’aux surfaces supérieures, et, grâce à la porosité de ces surfaces, se trouve en contact immédiat avec l’air atmosphérique. Là s’accomplissent des phénomènes de haute chimie végétale. Sous l’influence d’une véritable respiration, la sève change de nature, devient sève élaborée ou descendante, puis, complètement organisée, opère une marche rétrograde. Elle est montée par les tissus internes du tronc, elle descend au travers des tissus de la surface, c’est-à-dire entre le bois et l’écorce, et y dépose, sous le nom de cambium, des amas de matières qui, mises en œuvre par les forces plastiques de la végétation, deviennent les élémens de deux nouvelles couches annuelles, l’une de bois, l’autre d’écorce. Partie de la racine, la sève revient à la racine, et c’est ainsi que s’accomplit ce que l’on est convenu d’appeler la circulation végétale.

Nous avons laissé la tigelle frêle et à peine sevrée au sortir de la phase cotylédonaire; il est temps d’y revenir. Des changemens anatomiques se sont opérés dans le tissu même. Du collet de la racine, dont on connaît maintenant l’importance organique, sont partis deux courans de vie, deux émissions de faisceaux qui, par suite d’une transformation du tissu cellulaire, s’allongent, les uns de haut en bas, les autres en sens contraire. Après l’hiver et le temps d’arrêt qui l’accompagne recommencent les mêmes phénomènes. Sur l’axe qui persiste se forment des bourgeons d’où s’élancent des rameaux et des branches. En même temps qu’il s’allonge ainsi par le développement de son bourgeon terminal, l’axe primitif s’accroît en épaisseur. Sur une coupe transversale, on voit qu’il s’est produit une couche de bois à l’extérieur des faisceaux ligneux et une couche corticale à l’intérieur de l’écorce de première année. Mêmes productions l’année suivante. Nous pourrions suivre ainsi le développement de la tige pendant des siècles, et nous verrions que chaque année chaque axe antérieurement formé s’accroît d’une couche ligneuse et d’une couche corticale. Maintenant comment ces couches se forment-elles périodiquement? Question grave, et l’une des plus controversées de la physiologie végétale. Il faut se résumer toutefois et dire que c’est à la sève descendante que l’on attribue la formation de cette couche nouvelle qui, chaque année, au printemps, vient s’interposer entre le corps ligneux et les couches corticales. De cette sève élaborée, de ce cambium, de ce liquide générateur résultent donc deux zones de formation nouvelle qui s’organisent moléculairement, de proche en proche et de haut en bas, en deux étuis coniques, dont l’un entoure la partie ligneuse déjà formée, tandis que l’autre, qui lui est contigu, bien que d’une nature un peu différente, s’adapte par sa partie convexe aux couches préexistantes de l’enveloppe corticale.

Ce végétal que l’on a vu germer, sortir de terre et pousser sa tige dans l’atmosphère, va désormais passer de l’unité à la pluralité. Sur cette base va s’élever l’édifice. À cette plante annuelle vont s’ajouter, par le phénomène de la ramification, d’autres plantes, puis d’autres encore, véritables assises de notre polypier végétal, qui, s’il est semblable sous certains rapports aux polypiers du règne animal, s’en distingue par ce fait remarquable, qu’une solidarité complète rattache à l’existence de chaque végétation partielle celle du tronc qui la supporte et la nourrit. Ce tronc en effet, bien supérieur à celui du polypier animal, subit pour son propre compte l’influence régénératrice du printemps. Une sève commune circule dans toutes les parties de l’arbre, et si la vie se manifeste d’une manière particulièrement sensible par l’expansion des bourgeons, des rameaux et des feuilles, n’oublions pas que cette sève, à laquelle sont dues les opulentes décorations du dehors, est aussi celle qui enveloppe d’une couche nouvelle la partie fixe de l’édifice aérien.

L’élément du développement végétal est le bourgeon. C’est par le bourgeon que s’accomplit l’œuvre de multiplication des rameaux. Les bourgeons, qui sont de véritables embryons fixes, poussent donc sur les branches déjà formées. Là, d’un point microscopique s’élève une plante nouvelle peu différente de celle qui, en contact immédiat avec la terre, lui transmet les sucs nutritifs qu’elle-même y puise au moyen de ses racines. De ce bourgeon du chêne, nue protège pendant l’hiver une enveloppe d’écailles brunes et que constituent pendant la phase appelée préfoliation de petites feuilles pliées en deux moitiés par leur nervure médiane, vont sortir ces feuilles mêmes du milieu desquelles s’élèvera une tigelle qui plus tard s’appellera rameau et plus tard encore s’appellera branche. Ces bourgeons sont axillaires ou terminaux. Dans le premier cas, c’est la bifurcation de la tige qu’ils amènent; dans le second, c’est le prolongement qu’ils effectuent.

La feuille, cet élément essentiel de toute expression végétale, et que certains botanistes ont considérée comme le résumé du végétal tout entier, est l’organe appendiculaire qui naît sur la tige et les rameaux par suite du développement des bourgeons. C’est cet organe plane, vert et membraneux, suspendu à l’extrémité d’une tigelle plus ou moins allongée appelée pétiole, qui donne à l’arbre sa physionomie d’été. Tout le monde peut comprendre ce qu’est le pétiole au point de vue anatomique : c’est le faisceau resserré des nervures mêmes de la feuille qui divergent à sa base et constituent cette charpente de fibres entre les nervures de laquelle s’étale la partie verte du limbe. Démarquons en passant que la matière verte des feuilles contient du fer comme le sang des animaux, qu’une feuille étiolée n’est pas sans analogie avec les chlorotiques, et que, sous l’action des rayons lumineux, elle récupère son fer, qui de nouveau est assimilé par ses tissus.

L’épiderme des feuilles présente un nombre considérable de stomates (petites bouches) qui, particulièrement nombreux chez les grands végétaux à la face inférieure de la feuille, se trouvent en communication directe avec des lacunes ou poches aériennes qui abondent dans les tissus. Ainsi constituées, les feuilles sont les organes de la respiration chez les végétaux. La sève de ceux-ci, analogue à notre sang, a besoin d’être mise en contact avec l’atmosphère pour se convertir en fluide nutritif, et c’est dans les feuilles que s’opère ce contact. Il s’opère ailleurs encore : les jeunes rameaux, les écailles, les sépales du calice, toutes les parties vertes en un mot concourent à l’accomplissement de cette fonction supérieure, dont le double résultat est l’absorption de l’acide carbonique contenu dans l’air en même temps que la décomposition de cet acide sous l’influence de la lumière du soleil. Par suite de cette réduction de l’acide carbonique, le carbone se fixe dans la plante, tandis qu’une partie de l’oxygène est exhalée dans l’atmosphère.

Inspiration d’acide carbonique et expiration d’oxygène, tels seraient donc les deux actes principaux de la respiration végétale. Toutefois ces divers phénomènes ne s’accomplissent pas indifféremment et en toutes circonstances. Il leur faut pour condition indispensable l’action directe des rayons solaires. Dans l’obscurité se manifestent des phénomènes contraires. De là il résulte que la respiration végétale offre avec celle des animaux plus d’analogie qu’on n’était tout d’abord disposé à l’admettre, puisque, comme celle-ci, elle consiste en certains cas dans l’absorption de l’oxygène et dans la formation de l’acide carbonique. Il y a cependant entre ces deux respirations des différences essentielles. D’abord la plante produit de l’acide carbonique, non pour le renvoyer dans l’atmosphère, comme le fait l’animal, mais pour le tenir plutôt en réserve jusqu’à ce qu’intervienne de nouveau l’influence de la lumière; d’un autre côté, il faut faire la part des transitions qui ménagent tant de nuances : entre les deux extrêmes, la lumière directe et l’obscurité profonde, il existe une dégradation proportionnelle dans l’intensité des phénomènes respiratoires. On comprend sans commentaires l’importance de ces divers résultats. L’assainissement de l’atmosphère, la formation du bois[3] sont dus en définitive à ces minces membranes vertes, à ces feuilles qui semblent n’être à la cime du chêne qu’un ornement de luxe, un appendice d’importance secondaire.

Un dernier mot sur la feuille, dont on vient de voir l’action si utile et si complexe. La feuille n’est pas seulement un organe respiratoire; elle a un autre rôle qui, pour n’être pas nettement défini, n’en occupe pas moins sa place dans la série des problèmes si curieux dont s’occupe la philosophie botanique. Il existe entre les deux élémens constitutifs de la plante, la tige et la feuille, une sorte d’antagonisme. Qu’est-ce en effet que la tige, sinon l’expression de l’élancement? Cette force ascensionnelle, qui lui est inhérente dès son apparition, semble augmenter encore d’intensité à mesure qu’elle s’élève, de telle sorte qu’absolument parlant la tige n’a pas d’arrêt nécessaire. Indéfiniment elle monterait vers le zénith et vers la lumière, si un obstacle, un organe de limitation ne venait enrayer ce besoin d’expansion. Cet organe de limitation, ce point d’arrêt, c’est la feuille. Voyez pousser une tige vivace, elle monte verticalement sans doute d’une manière générale; mais en détail elle forme une série d’inflexions. Limitée à droite, limitée à gauche par ces appendices latéraux qui usent sa force et entravent son essor, elle semble fuir de bourgeon en bourgeon, s’échapper de feuille en feuille, jusqu’à ce qu’elle s’arrête enfin, épuisée par cette feuille tenace qui triomphe de sa force d’expansion, forme la cime de l’arbre et couronne enfin de ses vertes membranes le sommet de tous les rameaux vaincus.

Montons maintenant avec la tige jusqu’à ce dernier rameau, ce dernier pédoncule, que termine un ensemble d’organes nouveaux : c’est la fleur. Encore ici on retrouve la feuille. La fleur en effet n’est que l’agrégation de quelques feuilles modifiées; elle est généralement composée de quatre verticilles dont le premier est un anneau de feuilles calicinales (calice), le second une rangée circulaire de feuilles corollines (corolle), le troisième un groupe arrondi de feuilles polliniques (étamines), et le quatrième, le dernier, une agglomération de feuilles carpellaires (pistil). A la base du pistil, dont la partie allongée s’appelle style, s’arrondit l’ovaire ; dans cet ovaire sont contenus les ovules, qui eux-mêmes renferment des germes; ces germes deviennent des embryons lorsqu’ils ont été fécondés par la poussière échappée aux étamines ou feuilles polliniques. Cette poussière, c’est le pollen, qui, à l’heure de la fécondation, s’échappe des anthères (ou têtes d’étamines) et tombe sur le stigmate (ou tête du style), alors particulièrement humide et gommeux. À ce contact, qui provoque un gonflement presque subit dans le grain du pollen, s’opère en celui-ci un phénomène spécial. Des deux membranes qui le composent, l’une, la membrane extérieure, se rompt en un point aminci et livre passage à la membrane interne, qui, plus élastique, franchit la déchirure, s’allonge en un tube filiforme appelé boyau pollinique, et pénètre jusque dans l’ovaire, où se trouve le sac embryonnaire. Dans ce sac sont deux ou trois vésicules formant une petite masse arrondie et visqueuse. C’est vers ces vésicules que s’avance l’extrémité du tube pollinique, qui, par un contact dont personne encore n’a su expliquer la mystérieuse influence fécondante, donne lieu à l’organisation de la première cellule de l’embryon nouveau-né.

Après la fécondation, l’ovaire devient le fruit, et le fruit est ce gland même dont nous avons étudié l’évolution première au milieu des phénomènes de la germination. Voilà le cycle entièrement accompli. Sortie de l’embryon d’une graine, la plante produit de nouvelles semences d’où émergeront des germes nouveaux. Du fruit qui meurt quand sa tâche de maturation est accomplie, ces germes s’échappent en se dépouillant de toutes les enveloppes dont les avait entourés la végétation précédente. C’est bien véritablement une existence qui jaillit d’une sorte de sépulcre, c’est une palingénésie dont les oscillations rentrent dans la loi générale qui fait mourir pour faire aussi renaître. Et c’est ainsi que cheminent la vie et la mort, ces deux sœurs qui, la main dans la main, descendent ensemble le cours des âges, traçant de grands sillons où sur chacune des tombes s’épanouit la fleur de la résurrection.

Voilà donc le chêne formé; mais les évolutions de la nature en quelque sorte fatales que nous venons de raconter ne donnent pas une idée suffisamment complète de la vie d’un grand végétal. Nous ajouterons quelques faits biologiques qui, en achevant de caractériser la puissante physionomie du chêne, ne nous éloigneront pas du domaine de la physiologie végétale.


II.

Un des traits saillans de cette physionomie est une majesté austère, dédaigneuse et un peu sauvage. Ce n’est pas, il faut bien le dire, dans le premier chêne venu que l’on peut trouver cet aspect, cette fière prestance, qui constituent ce que l’on pourrait appeler l’individualité de ce végétal magnifique. Les jeunes chênes, comme tous les jeunes arbres, manquent de caractère, et ce n’est guère qu’à partir de l’âge de cent cinquante ou deux cents ans que l’arbre, véritablement adulte, offre ce groupement de lignes et d’attitudes générales dont l’ensemble caractérise, seul entre tous, le roi de nos forêts. Le chêne n’est pas seulement fort et opiniâtre, il est encore, et ce n’est qu’une conséquence naturelle, l’image de la concentration la plus obstinée. Nulle expansion, nulle révélation de lui-même. Certains végétaux se manifestent de loin et vont comme au-devant du visiteur auquel ils envoient leurs arômes. Chez celui-ci c’est l’écorce, chez tel autre le feuillage, chez un plus grand nombre encore ce sont les fleurs ou les fruits qui, par l’odeur, la couleur ou l’éclat, attirent le regard et subjuguent l’attention. Rien ne transpire de l’impassible tronc du chêne. Son feuillage est terne, ses fleurs de couleur effacée sont à peu près inodores, et son fruit de forme exiguë se dissimule sous une enveloppe luisante et cornée, qui s’enfonce à demi dans une cupule coriace, épaisse et rugueuse. Tout se cache, tout demeure enfoui sous cette écorce impénétrable où s’accumulent avec une lenteur séculaire les fibres de ce bois rigide qui durcit en vieillissant, et dont le cœur noir comme l’ébène repousse le ciseau et fait sauter la hache. C’est bien là l’arbre du mystère et du dogme, l’arbre fatidique dont le prestige universel s’imposa aux imaginations depuis les bois sacrés de Dodone jusqu’aux sombres forêts de l’île de Rügen et du pays des Carnutes.

Cet arbre austère appartient toutefois à la catégorie des végétaux sociables, à la condition de ne donner à ce mot qu’un sens assez étroit. Le chêne est sociable en ce sens que, sur un terrain convenable, il s’associe à ses pareils pour former une forêt; mais que de restrictions à cette sociabilité ! Si le chêne se bornait à se présenter à nous comme l’incarnation végétale de cette force et de cette concentration dont il est la saisissante image, le moraliste le plus rigoureux n’aurait qu’à s’incliner devant son inoffensive majesté; mais il est d’une intolérance extrême. Il s’impose à ses voisins avec une persistance redoutable. Il tyrannise, opprime, étouffe ou repousse; il a l’égoïsme inconscient de la toute-puissance.

Il y a dans l’une des plus jolies parties du bois de Boulogne, tout près de la mare d’Auteuil, une agglomération de quelques-uns des plus vieux représentans de l’antique forêt de Rouvray; on l’appelle le « rond des chênes. » Là, entre autres colosses, il en est deux particulièrement remarquables, non qu’ils se vaillent l’un l’autre, mais précisément à cause du contraste de leurs tailles différentes. Ce contraste résume toute une histoire, plus encore, tout un drame, un de ces drames si communs dans toutes les forêts du monde, une de ces luttes silencieuses, mais incessantes, implacables, qui se prolongent pendant des siècles et ne se terminent que par la mort de l’un des combattans. L’un de ces deux chênes, autocrate par excellence, s’étale avec toute l’insolence d’un végétal qui, dès sa naissance, s’est évidemment considère comme le point central de l’univers. — Cette terre est à moi, semble-t-il dire, et tout ce ciel pareillement, à moi le soleil qui réchauffe et la pluie qui rafraîchit et le vent qui, en passant, chuchote dans mes feuilles! — Favori de la destinée et aussi du terrain natal sans doute, il a grossi plus que tout autre; il étend de toutes parts, dans le diamètre d’une vaste circonférence qu’il a conquise et qu’il remplit, ses branches d’une longueur démesurée, qui, dressées ou horizontales, semblent menacer tout obstacle, c’est-à-dire tout ennemi.

L’un de ces ennemis, c’est l’autre chêne. Le malheureux est pourtant né à une distance respectable; mais il était, encore trop près, paraît-il, pour l’intolérant dominateur qui, sans trêve ni repos, s’acharne à l’infortune de son malencontreux voisin. Il lui prend l’air, la lumière, l’espace, l’affame sans aucun doute sous terre comme il l’asphyxie au-dessus, et semble se faire un cruel plaisir de maintenir sans aucune concession la circonférence de sa ramure, lui qui de tous les autres côtés peut s’étendre sans obstacle. Aussi voit-on l’opprimé se renverser, pour ainsi dire, devant l’incessante persécution, diriger à l’arrière toutes ses grosses branches et n’opposer à l’envahisseur dans cette lutte inégale que de courts tronçons qui, privés des alimens nécessaires, languissent, se tordent et se replient sur eux-mêmes, comme s’ils avaient le sentiment de leur irrémédiable impuissance.

C’est à cette redoutable prépondérance sur tout rival moins vigoureux qu’il faut attribuer ce fait, que les très vieux chênes sont presque toujours solitaires; c’est au plus profond des forêts que l’on trouve encore quelques-uns de ces colosses, véritables amoncellemens de générations végétales, et dont la superposition semblerait pouvoir être indéfinie sans les nombreux agens de destruction dont ils sont perpétuellement entourés. Les siècles toutefois ont marqué leurs traces sur cette rugueuse écorce dont les écailles énormes et les profondes fissures cachent un monde de larves, d’insectes, de lichens et de mousses microscopiques. De larges cicatrices, d’énormes protubérances témoignent d’anciennes blessures faites à ce tronc impassible d’où la vie semble s’être retirée à jamais. Et cependant combien vivante elle se montre encore, cette écorce épaisse et grise, alors qu’une entaille ou qu’une déchirure, traversant les écailles supérieures, pénètre jusqu’aux tissus qu’elle recouvre comme d’une cuirasse! Une sève réparatrice afflue aussitôt sur la blessure, les cellules se multiplient, d’énormes bourrelets convergens travaillent à cicatriser la plaie; une surexcitation anormale se manifeste dans ces tissus désorganisés par la lésion, et l’hypertrophie, exactement comme dans une blessure faite au corps d’un animal, vient accumuler des matières supplémentaires dont l’abondance semble vouloir protester contre toute tentative de destruction et de mort. Il y a sur une place de la Teste trois rangées de platanes, formant triangle, qu’entoure une grosse et longue chaîne de fer. Cette chaîne, d’abord tendue à une certaine distance des troncs, a été rejointe par ceux-ci, qui, ne pouvant repousser l’obstacle, se le sont comme assimilé en l’absorbant. Un double bourrelet s’est formé à chaque arbre, au-dessus et au-dessous de la chaîne, la plaie s’est faite entaille, l’entaille s’est cicatrisée en rapprochant ses bords, et maintenant l’on voit des troncs de quelques-uns de ces platanes sortir de part et d’autre la chaîne, qui, entièrement recouverte par l’écorce, semble faire partie du végétal lui-même. On raconte aussi que sur l’une des côtes de la Provence se trouve un gigantesque pin d’Italie qui reçut il y a près d’un siècle un boulet d’une frégate anglaise; depuis longtemps la cicatrisation s’est faite, et le projectile est resté dans le tronc sous les couches duquel il est profondément enseveli.

Ces phénomènes de vitalité corticale prennent quelquefois des proportions extraordinaires. Contrairement à ce qui se passe chez les animaux d’un ordre élevé, dans l’intérieur desquels se cachent les organes essentiels et où se réfugient pour ainsi dire les dernières manifestations d’une vie qui s’éteint, la vitalité, chez les végétaux, va du centre à la circonférence. Le cœur de l’arbre, l’aubier lui-même, peuvent mourir, tomber en poussière et disparaître entièrement sans que la vie abandonne l’écorce. Tout le monde connaît ces saules à tête globuleuse dont tout le bois a disparu, et qui n’en continuent pas moins à croître par suite de l’intensité de la vie corticale; mais il est des phénomènes d’un aspect plus saisissant encore, et parmi les beaux arbres que j’ai vus il en est un dont le souvenir m’est resté profondément gravé dans la mémoire. C’était un très vieux chêne, tordu, noueux, accroché aux flancs d’un coteau et dominant de sa masse imposante un ravin profond. Un éboulement avait mis à nu deux ou trois grosses racines qui, manquant de vivres, s’étaient desséchées; la mort avait insensiblement gagné le tronc, dont toute la partie centrale, blanchie et rongée par les larves, se dressait, surplombant l’abîme, au-dessus duquel elle étendait ses racines blanches et mortes comme elle. Cependant l’arbre vivait toujours : l’écorce tenace, communiquant avec quelques racines encore vivantes, nourrissait les branches de la tête et entourait à demi comme d’un manteau cet arbre dont l’enveloppe n’avait pas voulu mourir. Le tronc central, dépassant l’écorce de près d’un mètre, paraissait en être enveloppé comme d’un corps complètement étranger. Ils étaient donc là tous deux, le vivant appuyé sur le mort, le mort lui-même planant sur le précipice, groupe étrange en même temps que singulier exemple de l’indépendance presque absolue des organes et des centres vitaux. Cette indépendance des organes occasionne souvent un phénomène qui au premier abord paraît être en contradiction avec une semblable origine, c’est celui de la soudure. Deux végétaux dont les troncs ou les branches sont rapprochés et maintenus en contact d’une façon permanente se soudent fibre à fibre et utricule à utricule, et cela précisément parce que ces organes vivent chacun d’une vie indépendante. Par cela même qu’un arbre n’est que l’agrégation presque artificielle d’organes divers et de plantes superposées, il est aisé de comprendre que ces agrégations puissent tout naturellement s’effectuer en dehors du cercle fort élastique, on le sait, de l’individualité végétale. De là ces associations dont le célèbre châtaignier de l’Etna aurait été, selon certains botanistes, l’un des exemples les plus extraordinaires[4]. C’est ainsi que s’affirme, dans le règne végétal, l’une des plus nouvelles et des plus grandes lois peut-être de la physiologie générale, c’est-à-dire la localisation de la vie, localisation qui se formule par l’existence autonome de la cellule, non-seulement chez les végétaux, mais encore dans les divers organismes du règne supérieur.

Il nous paraît inutile d’insister sur l’importance de cette loi dans son application spéciale au règne végétal. On comprend quel intérêt scientifique s’attache à la puissance créatrice de cette cellule qui, vivant d’une vie indépendante malgré son exiguïté microscopique, accomplit au sein des tissus végétaux les mêmes phénomènes merveilleux qu’elle réalise dans les tissus animaux. Depuis la première cellule que nous avons vue s’organiser après la fécondation, dans le sac embryonnaire, jusqu’à cette autre, la dernière, qui mûrit dans le fruit et ferme le cycle de toute végétation annuelle, partout nous retrouvons ce même organe doué de la plus étonnante fécondité, créant en lui et hors de lui d’inépuisables élémens de reproduction et de vie. Le bois, la feuille, la fleur, le fruit, sont exclusivement fermés par la cellule. Ici dure, ligneuse ou cornée, ailleurs molle, colorée ou parfumée d’essences, multipliant de cent façons ses fonctions et ses produits, partout elle renouvelle l’inconcevable phénomène qui, dans les trois règnes, nous la montre sortant d’abord d’elle-même par segmentation, puis s’organisant sans relâche dans le minéral peut-être, dont elle constitue les molécules inorganiques, dans la plante, où nous avons étudié son rôle de premier ordre, enfin dans l’animal et l’homme, qu’elle a formés et qu’elle nourrit.

Le chêne n’est pas seulement un des plus beaux arbres, c’est encore un des arbres les plus utiles. Indépendamment de son fruit, qui, suivant de nombreux témoignages de la tradition et de l’histoire, a joué un rôle considérable dans l’alimentation des anciens peuples, et qui, même dans les temps modernes, assure-t-on, a sauvé de la famine des populations entières, le chêne nous fournit son bois, l’un des meilleurs et des plus solides que l’on connaisse. En pleine forêt, il nous donne l’occasion d’étudier un des plus remarquables et des plus utiles phénomènes de la vie végétale : nous voulons parler du rôle des massifs boisés dans l’hygiène générale. Considérée de la sorte, la forêt possède une importance essentielle : non-seulement elle est l’officine naturelle d’où sortent tous les élémens de la vie civilisée, mais elle est encore un vaste instrument d’assainissement et d’équilibre atmosphérique. Son influence s’étend à la température, au degré d’humidité de l’air, et jusqu’à la fertilité du sol. Tous les élémens de la nature sont nécessaires les uns aux autres; une dépendance réciproque les associe, les rend solidaires, et fait de cet ensemble une sorte d’engrenage universel dont il est dangereux de suspendre ou de briser l’harmonie.

On sait que le végétal et l’animal se trouvent vis-à-vis l’un de l’autre dans une situation de telle réciprocité qu’un échange perpétuel se fait entre leurs sécrétions ou exhalations respectives. Le végétal présente dans ses parties vertes une surface considérable d’absorption qui s’assimile l’acide carbonique de l’atmosphère, ainsi que d’autres produits gazeux que les animaux exhalent, ou qui se développent par suite des phénomènes naturels de la décomposition. D’un autre côté, il lance dans l’atmosphère de l’oxygène ou plutôt de l’ozone, sorte d’oxygène électrisé, dont la bienfaisante influence sur l’économie animale est aujourd’hui constatée d’une manière définitive. L’on a reconnu que l’air vicié par une cause quelconque de corruption est à peu près complètement dépourvu d’ozone, et que l’air provenant des forêts ou du voisinage des grandes cascades[5] se trouve dans les meilleures conditions d’oxygénation, c’est-à-dire de salubrité. Cette œuvre d’assainissement appartient essentiellement à la plante; elle l’a accomplie dans des proportions énormes pendant les âges lointains de l’histoire géologique, alors que les gigantesques forêts de l’époque houillère absorbaient les torrens d’acide carbonique dont l’atmosphère était saturée; elle la poursuit aujourd’hui sur une échelle moindre sans doute, mais de façon à maintenir l’équilibre de l’atmosphère. Ce n’est pas tout : par suite de la chute annuelle des feuilles, la forêt rend à la terre non-seulement une grande partie des substances minérales que les racines avaient primitivement absorbées, mais encore la matière organique de ces mêmes feuilles. Ainsi se produisent à la longue des couches considérables d’humus dont les sucs, entraînés par les eaux, vont répandre dans les champs limitrophes la richesse et la fécondité, en même temps qu’ils fertilisent la forêt; celle-ci de la sorte féconde son propre sol et se nourrit véritablement d’elle-même. Enfin un phénomène pour le moins aussi important que tous ceux dont il vient d’être question, c’est le mécanisme tout à la fois simple et grandiose par le moyen duquel la forêt se trouve être une sorte de machine hydraulique d’une puissance incomparable. Qu’arrive-t-il en effet? L’évaporation des liquides divers contenus dans le sol même de la forêt et dans les masses végétales qui la constituent produit un refroidissement considérable qui condense les couches d’air humide amenées par les vents. La forêt engendre donc le nuage et soutire ainsi de l’atmosphère toutes les quantités d’eau qui, sous forme de pluie, de neige ou de brumes, viennent périodiquement se déverser sur elle[6]. Là ne se borne pas le rôle bienfaisant de la forêt; elle ne se contente pas d’amasser l’eau et de se transformer en un réservoir inépuisable : elle fait plus et mieux, elle se charge aussi de l’œuvre de répartition; elle divise, filtre, distribue, alimente ici la source, plus loin le ruisseau, là-bas le fleuve, et supprime le torrent surtout, cette redoutable avalanche liquide, cause de tant de désastres[7]. Les siècles ont passé cependant. Obéissant à cette loi qui pousse toute créature à son point culminant d’évolution, le chêne dont nous avons raconté la jeunesse et la formation si lente a peu à peu élargi son tronc, ses branches et le diamètre de sa vaste couronne, où se sont succédé chaque année les bourgeons, les feuilles, les fleurs et les fruits suivant l’alternance des saisons et l’intermittence de vitalité quelle occasionne chez les végétaux de nos zones tempérées. Chaque printemps, un flot montant de sève est venu renouveler la vie de notre chêne; chaque hiver, une suspension de vie, un temps de repos relativement comparable au sommeil des animaux hivernans, a comme supprimé toutes les fonctions du végétal entier. C’est ainsi que les couches annuelles d’aubier se sont superposées, et que la cuirasse extérieure de l’écorce, toujours sollicitée par l’expansion des tissus enveloppés, s’est fendue, remplaçant chaque écaille tombée par une écaille nouvelle; mais toute évolution a sa limite, toute impulsion son point d’arrêt. Après la période d’apogée commence la phase de ralentissement, décadence lente, mais progressive et implacable; chacune des fonctions du vieux chêne est successivement enrayée, amoindrie, enfin paralysée. Cet état morbide peut durer des années, mais va chaque jour s’aggravant de plus en plus; il vient enfin une heure où le colosse se sent défaillir. Par une analyse inverse à celle que nous avons déjà faite, nous pourrions de la cime à la racine, où la vie a débuté, où elle semble chercher un dernier refuge, passer encore en revue ces feuilles, ces tiges, ces fibres, ces vaisseaux et ces cellules que nous connaissons, et nous verrions chacun d’eux trahir sa lassitude par des défaillances particulières. Aussi les symptômes d’une mort imminente sont-ils aisément reconnaissables. La tête du chêne s’arrondit, se couronne; l’extrémité des branches se dessèche; les feuilles de la cime deviennent rares, jaunissent dès le milieu de l’été et tombent aux premiers jours d’automne; elles font même parfois complètement défaut, et l’on voit alors les branches supérieures s’élever dépouillées et à jamais stériles du milieu des dernières touffes de feuilles dont la base de la couronne est encore revêtue. Le tronc de l’arbre paraît encore sain à l’extérieur, mais déjà le cœur est altéré. Les canaux se sont obstrués de proche en proche, la sève a ralenti son cours, et les couches additionnelles, qui d’année en année étaient devenues plus minces, finissent par s’arrêter complètement. Les derniers sucs extravasés se font jour au travers des tissus engorgés qui suintent et parfois se couvrent d’ulcères de mauvais augure. Les fragmens de l’écorce s’enlèvent par lambeaux et montrent au grand jour les galeries tortueuses, les fouilles vermiculées que les larves ont creusées dans l’aubier; au premier vent d’orage, les dernières feuilles sèches se sont envolées: plus rien ne reste, nul vestige de vie... Il est mort, le grand chêne, le roi de la forêt. Toutefois il demeure debout. Sa cime décharnée domine encore les taillis d’alentour; ses longues branches nues, qu’ont brisées les ouragans, qu’ont blanchies les pluies et le grand air, gardent encore malgré leur apparence désolée l’altière attitude d’une majesté foudroyée, et on dirait, à l’aspect du cadavre géant, qu’il proteste jusque dans la mort contre l’audacieuse destinée qui n’a pas craint de le frapper.

Maintenant qu’il est mort, tous ses parasites vont se disperser ou mourir avec lui, car on sait à quelles légions vivantes son écorce et son bois servent habituellement de station ou d’asile. Indépendamment de la superposition des végétaux distincts, mais inhérens à sa vaste et complexe individualité, il est encore certaines plantes et de nombreux insectes qui vivent sur le vieux chêne, se nourrissant des sucs qui suintent de son écorce, de cette écorce elle-même ou des tissus qu’elle recouvre. La mort va donc frapper et ces lichens dont les larges plaques blanches ou fauves forment sur l’épiderme ce que l’on a si bien appelé la « rouille des siècles, » et ces moisissures délicates dont le microscope révèle les merveilleuses ramifications transparentes, et plus bas, dans l’intérieur de l’arbre, ces scolytes, ces cossus, ces larves de cerfs-volans et de grands capricornes, redoutable armée de xylophages qui, silencieusement, mais sans relâche, rongent jusqu’au cœur le tronc, tout sillonné quelquefois de tortueuses et profondes galeries[8]. D’autres hôtes moins redoutables se contentent de fuir quand la ruine se manifeste. Ce sont des chenilles de toute sorte qui abandonnent les branches dépouillées, de petits coléoptères qui habitaient les écailles de l’écorce, de sveltes lézards qui se retiraient dans les crevasses, des frelons qui creusaient leur terrier sous les racines, ou ces gentilles abeilles maçonnes qui accrochaient aux rugosités de l’épiderme leurs maisonnettes de terre glaise. Tous ces petits êtres désertent successivement le vieux chêne suivant la progression de la décrépitude. Aujourd’hui c’est un lambeau qui se détache et met à ciel ouvert toute une famille en désarroi ; demain c’est une branche qui se brise, une autre fois c’est la tête entière qui s’affaisse ; enfin, foudroyé, fendu, pulvérisé, le tronc lui-même s’écroule et couvre au loin de ses tristes débris la vaste circonférence qu’ombragea si longtemps son feuillage.

L’histoire du chêne est maintenant terminée. Ce n’est pas seulement, à vrai dire, l’histoire d’un arbre que nous avons essayé de raconter; nous avons voulu montrer dans ses diverses périodes la vie des grands végétaux, des plantes phanérogames, auxquels le chêne peut servir de type. Toutes ces plantes se ressemblent dans leurs modes généraux de naissance, de développement, de floraison et de fructification. Par leur double appareil de nutrition, par les racines et le feuillage, elles puisent dans le sol et dans l’atmosphère ici l’eau et les élémens terrestres, là-haut les vapeurs et les gaz. Dans cette atmosphère qu’elle purifie en la purgeant d’une forte proportion d’acide carbonique, la plante verse des torrens d’oxygène ou d’ozone. Elle fait plus encore que d’alimenter nos poumons d’air respirable, elle nourrit l’homme en s’incorporant dans ses tissus. La racine, l’herbe, le légume, le fruit, mangés par l’animal, se transforment en nourriture azotée, et viennent, par une assimilation nouvelle, entretenir dans nos organes cette vie qui, de toute façon solidaire de la vie répandue dans la nature, s’y rallume incessamment comme au foyer universel. Considérée dans ses rapports avec l’universalité des êtres, la plante est la manifestation d’une vie relative, elle joue le rôle d’intermédiaire entre les deux autres règnes, rapprochant les différences, rejoignant les anneaux de la grande échelle organique, et confirmant la loi d’unité qui constitue désormais la base de toute philosophie naturelle. Considérée dans ses fonctions générales, elle est encore l’un des élémens les plus féconds dont se serve la nature, cette force plastique toute-puissante qui, à travers les organismes, pousse la vie des limbes les plus obscurs jusqu’aux plus glorieuses sommités.


ED. GRIMARD.

  1. Le règne végétal tout entier se divise en deux vastes embranchemens : les phanérogames et les cryptogames. Les phanérogames, ainsi que le nom l’indique, sont des végétaux à fructification visible, tels que la plupart de ceux qui nous entourent (chêne, rosier, renoncule, etc.). Aux cryptogames (mot qui signifie littéralement « noces cachées») appartiennent des végétaux d’un ordre inférieur et dont la fructification est invisible ou peu apparente, tels que les champignons, les moussais et les algues.
  2. Pour la vie isolée elle-même, nous aurions des réserves à faire. Tous les lecteurs de la Revue se rappellent l’étude si remarquable de M. Claude Bernard sur le Curare, livraison du 1er septembre 1864, où le savant physiologiste établit que « l’organisme animal n’est qu’un agrégat d’élémens organiques, ou mieux d’organismes élémentaires innombrables, véritables infusoires qui vivent, meurent et se renouvellent chacun à sa manière. » Eh bien ! il en est de même, à un plus haut degré encore, dans le règne végétal. Dans la plante la plus simple, il est une foule d’organes qui, juxtaposés, vivent incontestablement d’une vie indépendante.
  3. Grâce à la formation du bois, nous possédons une source de chaleur produite par la chaleur solaire. Surprenante transformation par laquelle la chaleur solaire se trouve pour ainsi dire emmagasinée dans les tissus végétaux !
  4. Cet arbre gigantesque (dont il ne reste plus aujourd’hui que d’informes débris) n’aurait été, d’après le récit de certains voyageurs, que l’agglomération de cinq énormes châtaigniers associés et soudés ensemble d’une telle façon que d’autres botanistes ont pu croire et affirmer que les cinq troncs n’en constituaient réellement qu’un seul.
  5. La pulvérisation de l’eau, par suite de sa chute, produit une quantité considérable d’ozone.
  6. D’anciens historiens racontent qu’un laurier célèbre dans l’île de Hierro (groupe des Canaries) fournissait jadis de l’eau potable aux habitans de l’île. Cette eau, qui s’écoulait goutte à goutte de son feuillage, était recueillie dans des citernes. Chaque matin, la brise de mer poussait un nuage auprès de l’arbre providentiel, qui l’attirait au-dessus de son énorme cime.
  7. En réfléchissant à cette œuvre bienfaisante, l’on ne saurait songer sans regret à l’adoption du projet de loi qui autorise l’aliénation de 80 à 100,000 hectares de forêts. Il faudrait reboiser au contraire et tourner de ce côté tous nos efforts. « Depuis seize ans, dit M. Becquerel, dont nul ne contestera l’autorité en pareille matière, on autorise annuellement le défrichement d’environ 15,000 hectares. On peut évaluer à une contenance de 9,000 hectares le défrichement au-dessous de 10 hectares en plaine et les défrichemens illicites. Si l’on ajoute encore à cette contenance 6,000 hectares de bois domaniaux et 1,000 hectares de bois communaux, on arrive à un total d’environ 31,000 hectares, qui représente très approximativement la surface boisée livrée chaque année au défrichement. On ne sait pas encore officiellement si la totalité est défrichée. Or, si le défrichement n’éprouvait pas un temps d’arrêt et qu’il fût effectué en totalité, on aurait défriché en un siècle 3,000,000 hectares sur 8,804,550 hectares représentant la superficie boisée de la France. » Si l’on considère maintenant qu’à ces défrichemens annuels de 31,000 hectares l’on ne peut opposer qu’un reboisement annuel de 10,000 hectares environ, et d’autre part que, malgré l’usage de plus en plus répandu du fer dans les constructions civiles et navales, la production totale de la France en fer et en fonte ne représente que la centième partie environ du bois employé dans les constructions et dans l’industrie, on comprendra sans peine quelle fâcheuse atteinte va porter à l’équilibre déjà rompu le défrichement des 100,000 hectares qui tout récemment viennent d’être rayés de la surface forestière de notre territoire. Voyez à ce sujet, dans la Revue du 1er mars 1866, une étude de M. Clavé.
  8. Parmi les parasites du chêne, l’on comptait autrefois le gui, presque introuvable aujourd’hui sur cet arbre, et que les druides ont rendu célèbre par l’importance qu’ils lui attribuaient dans les cérémonies de leur culte.